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L’Ève future/Livre 6/04

La bibliothèque libre.
Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 313-324).


IV

Par un soir d’éclipse


Mais un soir d’automne, ― comme l’air dormait immobile et bas dans le ciel, ― ma bien-aimée m’appela vers elle. Un voile de brume pesait sur la terre et à voir les splendeurs d’octobre dans le feuillage de la forêt et le chaud embrasement du soir sur les eaux, on eût dit qu’un bel arc-en-ciel s’était laissé choir du firmament.

« Voici le jour des jours ! dit-elle, quand je m’approchai : le plus beau des jours pour vivre et pour mourir ! C’est un beau jour, pour les fils de la terre et de la vie !… Ah ! plus beau, ― plus beau encore, ― pour les filles du Ciel et de la Mort ! »

Edgar Allan Poe, Morella.


L’un des derniers soirs de cette troisième semaine, au tomber de la brune, lord Ewald descendit de cheval devant le portail d’Edison, et, s’étant nommé, pénétra dans l’allée des jardins qui conduisait au laboratoire.

Dix minutes auparavant, comme il attendait, en parcourant les journaux, que rentrât miss Alicia Clary, le jeune homme avait reçu le télégramme suivant :

« Menlo Park : Lord Ewald 7 ― 8 ― 5 h. 22 minutes, Soir : ― Mylord, voulez-vous m’accorder quelques instants ? ― Hadaly. »

Sur quoi lord Ewald avait donné l’ordre qu’on sellât son poney.

C’était au déclin d’une orageuse après-midi ; l’on eût dit que la nature s’accordait avec l’événement attendu : Edison semblait avoir choisi son heure.

C’était le crépuscule d’une journée d’éclipse. À l’Occident, des rais d’une aurore boréale allongeaient sur tout le ciel les branches de leur sinistre éventail. L’horizon donnait la sensation d’un décor ; l’air vibrait, énervant, sous les frissons d’un vent chaud et lourd qui faisait tournoyer des tas de feuilles tombées. Du sud au nord-ouest se roulaient de monstrueux nuages pareils à des monceaux de ouate violette, bordés d’or. Les cieux paraissaient artificiels ; au-dessus des montagnes septentrionales, de longs et fins éclairs, des éparres muets et d’aspect livide, s’entrecroisaient, pareils à des coups d’épée ; le fond des ombres était menaçant.

Le jeune homme ayant jeté un regard sur ce ciel, la voûte lui en sembla revêtue, en cet instant, du reflet de ses pensers. Il traversa l’allée et, arrivé au seuil du laboratoire, il eut une seconde d’hésitation : puis, voyant, à travers la vitre, miss Alicia Clary, dont c’était la dernière séance et qui récitait, sans doute, quelque dernier passage à maître Thomas, il entra.

Edison était fort tranquillement assis dans son fauteuil et vêtu de sa robe de chambre. Il tenait à la main des manuscrits.

Au bruit de la porte qui s’ouvrait, miss Alicia Clary se retourna.

― Tiens, s’écria-t-elle, lord Ewald !

Celui-ci s’était abstenu, en effet, de toute visite depuis la soirée terrible.

À l’aspect de l’élégant jeune homme, qui, en sa froideur sympathique, s’avançait vers lui, Edison se leva. Ils se serrèrent la main.

― Le télégramme que j’ai reçu tout à l’heure était d’une concision si éloquente que j’ai mis mes gants en chemin pour la première fois de ma vie, dit lord Ewald.

Puis, se tournant vers Alicia :

― Votre main, chère miss ! ajouta-t-il. Vous étiez en répétition ?

― Oui, répondit-elle ; mais il paraît que c’est fini. Nous relisons, voilà tout.

Edison et lord Ewald s’éloignèrent de quelques pas.

― Alors, demanda le jeune homme en baissant la voix, le grand-Œuvre, l’Idéal électrique… notre merveille… ou plutôt la vôtre… est venue au monde ?

― Oui, dit simplement Edison ; vous la verrez après le départ de miss Alicia Clary. Éloignez-la, mon cher lord ; faites que nous soyons seuls.

― Déjà ! dit lord Ewald pensif.

― J’ai tenu parole, voilà tout, dit négligemment Edison.

― Et miss Alicia Clary ne se doute de rien ?

― Une simple ébauche de terre lui a donné le change, ainsi que je vous l’avais annoncé. ― Hadaly était cachée derrière l’impénétrable manteau de mes objectifs, et mistress Any Sowana s’est montrée une artiste de génie.

― Et vos mécaniciens ?

― N’ont vu dans tout cela qu’une simple expérience de photosculpture : ― le reste leur est demeuré secret. ― D’ailleurs je n’ai désisolé l’appareil intérieur et fait jaillir l’étincelle respiratoire que ce matin, aux premiers rayons du soleil… qui s’en est éclipsé d’étonnement ! ― ajouta, en riant, Edison.

― Je vous avoue que je ne suis pas sans quelque impatience de contempler, ainsi devenue, Hadaly ! dit, après un instant, lord Ewald.

― Vous la verrez ce soir. Oh ! vous ne la reconnaîtrez pas, dit Edison. ― À propos, ajouta-t-il, vous savez, je dois vous en prévenir, ― c’est, en vérité, plus effrayant encore que je ne croyais.

― Eh bien ! messieurs, leur cria miss Alicia Clary, est-ce que vous conspirez, que vous parlez à voix basse ?

― Chère miss, dit Edison en revenant vers elle, j’exprimais à lord Ewald toute ma satisfaction de votre assidue docilité, du réel talent et de la magnifique voix dont vous êtes douée, ― et j’ajoutais que j’avais le meilleur espoir quant à l’avenir prochain qui vous attend !

― Eh bien ! mais… vous pouviez dire cela tout haut, cher monsieur Thomas, s’écria miss Alicia Clary. Ceci n’a rien qui m’offense. ― Mais, continua-t-elle, en illuminant ses paroles de son sourire et avec une féminine menace du doigt, j’ai quelque chose, aussi, à dire à lord Ewald ― et je ne suis point fâchée qu’il soit venu. ― Oui, oui, il m’est venu des idées, à moi aussi, sur ce qui se passe autour de moi depuis trois semaines ! ― Enfin, j’ai quelque chose sur le cœur ! ― Vous m’avez donné à entendre, aujourd’hui, par un mot très surprenant, je ne sais quelle énigme absurde…

Et elle ajouta, d’un air qui voulait être digne et sec, et que démentait sa grave beauté :

― Permettez que nous fassions un tour de parc, lord Ewald et moi ; je tiens à éclaircir un doute sur certain sujet…

― Soit ! répondit lord Ewald un peu contrarié, après un regard échangé avec Edison : mais j’aurai, ce soir, à causer aussi de vous avec M. Thomas, et son temps est précieux.

― Oh ! ce ne sera pas long ! dit miss Alicia Clary. Venez ; il est plus convenable que je ne vous dise pas cela devant lui.

Miss Alicia Clary prit le bras de son amant : ils entrèrent dans le parc et, l’instant d’après, ils marchaient vers la sombre allée.

Lord Ewald, impatient, songeait aux souterrains enchantés où, dans une heure, il allait se trouver en face d’une Ève nouvelle.

Le visage d’Edison, immédiatement après le départ des deux jeunes gens, prit une expression d’inquiétude et de concentration profondes. L’ingénieur craignait, peut-être, que la folle sottise de miss Alicia Clary ne trahît quelque confidence ; il écarta très vite le rideau de la porte vitrée et les suivit d’un regard brillant à travers les carreaux.

Puis il approcha vivement une petite table sur laquelle se trouvaient une lorgnette marine, un microphone de nouveau système et un manipulateur électrique. Les fils de ces deux instruments traversaient la muraille et allaient invisiblement se perdre au milieu des autres qui s’entrecroisaient au-dessus des arbres de l’allée, se ramifiant, de côté et d’autre.

Sans doute une scène de demi-rupture, qu’il croyait pressentir et qu’il tenait à entendre, avant de donner Hadaly, lui semblait imminente.

― Que vouliez-vous me dire, Alicia ? demanda lord Ewald.

― Oh ! tout à l’heure ! répondit-elle : quand nous serons dans cette allée. Elle est très obscure, mon cher, et l’on ne pourra nous voir. Il s’agit d’un souci fort bizarre, je vous assure, qui m’est venu pour la première fois de ma vie ! Tout à l’heure, je vous dirai cela.

― Comme il vous plaira, répondit lord Ewald.

La soirée était trouble encore ; les longues lignes de feu rose venues du pôle boréal s’atténuaient sur l’horizon ; quelques hâtives étoiles piquaient, entre les nuées, les intervalles bleuis de l’éther ; les feuilles se froissaient avec un bruit plus âpre dans la voûte de feuillage de l’allée ; l’odeur de l’herbe et des fleurs était vivace, mouillée et délicieuse.

― Comme il fait bon, ce soir ! murmura miss Alicia Clary en frissonnant.

Lord Ewald, préoccupé, l’entendit à peine.

― Oui, dit-il, d’une voix un peu gênée où vibrait une nuance amère et presque railleuse ; mais voyons, Alicia, qu’avez-vous à me dire ?

― Mon cher lord, comme vous êtes pressé ce soir ! ― Voulez-vous venir vous asseoir sur ce banc de mousse, là-bas ?… ajouta-t-elle. Nous serons mieux pour causer et je suis un peu lasse.

Elle s’appuyait sur son bras.

― Vous n’êtes pas indisposée, Alicia ? dit-il.

Elle ne répondit pas.

Chose singulière, elle semblait soucieuse aussi, ce soir-là, miss Alicia Clary !

Était-ce quelque instinct féminin l’avertissant d’un vague danger ?

Il ne savait qu’augurer de l’hésitation de la jeune femme. Elle mordait une brindille de fleur, cueillie au hasard, et tout son être resplendissait d’une beauté souveraine. Sa robe soyeuse courbait les fleurs du gazon : elle inclinait son éblouissant visage sur l’épaule de lord Ewald et le charme de ses beaux cheveux, un peu défaits sous leur mantille de dentelle noire, était d’une enivrante mélancolie.

Arrivés auprès du banc de mousse, elle s’assit la première. Lord Ewald, habitué à l’entendre continuellement ressasser des niaiseries intéressées ou banales, en attendait, avec patience, quelques nouveaux spécimens.

Une idée lui vint, cependant ! Si la puissante parole de ce magicien d’Edison avait trouvé le secret de dissoudre, un peu, le voile de poix qui obscurcissait le maussade esprit de cette si belle créature pensait-il ; elle se taisait, n’était-ce pas déjà beaucoup ?

Il s’assit auprès d’elle.

― Ami, dit-elle tout à coup, tenez, vous êtes triste depuis quelques jours, je trouve ! N’avez-vous rien à m’apprendre vous-même ? Je suis une meilleure amie que vous ne le pensez.

Lord Ewald en ce moment était à mille lieues de miss Alicia Clary : il songeait aux fleurs inquiétantes de ce séjour où Hadaly l’attendait sans doute. Aussi, en écoutant cette question de la jeune femme, tressaillit-il, avec un imperceptible mouvement de contrariété, à l’idée qu’Edison avait trop parlé peut-être !

Mais, ― dès la première réflexion, ― cette éventualité lui parut tout à fait inadmissible. Non : dès le premier soir, Edison l’avait trop puissamment maniée et avec de trop amers sarcasmes, ― et, depuis, avait eu trop le loisir de l’entendre, pour s’être jamais laissé aller à de stériles essais de guérison morale.

Cependant, cette manière douce de s’intéresser à lui le surprenait. C’était le premier bon mouvement d’Alicia ; l’instinct de quelque chose de grave était donc bien averti en elle ?..

Une idée plus raisonnable et plus simple remplaça ces premières suppositions.

Le poète se réveilla dans son esprit. Il se dit que la soirée, autour d’eux, était vraiment de celles où il est bien difficile à deux êtres humains, dans l’épanouissement de la beauté, de la jeunesse et de l’amour, de ne pas se sentir un peu plus que de ce monde ; que les mystères féminins sont plus profonds que la pensée ; que les cœurs les plus obscurs, soumis à des influences sublimes et sereines, peuvent, en un instant, s’éclairer d’une lueur qui leur était inconnue ; que ces douces et salutaires ombres invitaient, du moins, à cette espérance ; et qu’enfin sa malheureuse maîtresse pouvait, elle aussi, sans même se rendre compte d’une telle impression, ressentir cet appel divin dans tout son être. Allons ! Il devait tenter, au nom de la nuit, un suprême effort de résurrection vers l’âme jusque-là sourde et aveugle, mort-née pour ainsi dire, de celle qu’il aimait avec douleur.

C’est pourquoi, l’attirant doucement, plus près encore de sa poitrine :

― Chère Alicia, dit-il, ce que j’aurais à te dire est fait de joie et de silence : mais d’une joie recueillie et d’un silence plus merveilleux que celui même qui nous environne ! Hélas ! ô bien-aimée, je t’aime ! tu le sais ! ― Cela signifie que c’est seulement à travers ta présence que je puis vivre ! Pour être digne de ce bonheur, ensemble, il suffit d’éprouver ce qui est immortel autour de nous et d’en diviniser toutes les sensations. Là, dans cette pensée, plus de désillusions, jamais ! Un seul moment de cet amour est plus qu’un siècle d’autres amours.

En quoi, dis-le-moi, cette manière de s’aimer te semble-t-elle si exaltée ou si déraisonnable ? Alors surtout qu’elle me semble si naturelle, et la seule qui ne laisse ni souci ni remords ? Toutes les plus ardentes caresses de la passion s’y trouvent multipliées, mille fois plus intenses et plus réelles, ennoblies, transfigurées, permises ! ― Quel charme trouves-tu donc à dédaigner toujours le meilleur, l’éternel de ton être ? Ah ! si je ne craignais d’entendre ton jeune rire, hélas ! si désespérant et cependant si doux, je te dirais bien d’autres choses, ou plutôt me taisant, nous en subirions de divines !…

Miss Alicia Clary gardait le silence.

― Mais, reprit lord Ewald, avec un triste sourire, je te parle hébreu, n’est-ce pas ? ― Aussi, pourquoi, me questionnes-tu ? Que puis-je te dire ― et quelles paroles, après tout, valent ton baiser ?

C’était la première fois, depuis longtemps, qu’il lui parlait d’un baiser. Impressionnée, sans doute, par le magnétisme de la nuit tombante et de la jeunesse, la jeune femme paraissait, pour la première fois, s’abandonner, plus grave, à l’enlacement charmant de lord Ewald.

Avait-elle compris le doux et brûlant murmure de ces propos passionnés ? Une larme tout à coup roula du bout de ses cils sur ses joues pâles.

― Ainsi, tu souffres, dit-elle tout bas, et c’est par moi !

À cette émotion, à cette parole, le jeune homme, en son saisissement, se sentit comme transporté d’un ineffable étonnement. Un intense ravissement l’inspira ! Certes, il ne songeait plus à l’autre ! à la terrible : ― cette seule parole humaine avait suffi pour toucher toute son âme, pour y réveiller on ne sait quelle espérance.

― Ô mon amour ! murmura-t-il, presque éperdu.

Et ses lèvres touchèrent les lèvres, réparatrices enfin, qui l’avaient consolé. Il oubliait les longues heures desséchantes qu’il avait subies : son amour ressuscitait. Le délicieux infini des joies pures entrait dans son cœur, et son extase était aussi subite qu’inespérée ! Cette seule parole avait dissipé comme un coup de vent du ciel, ses pensées soucieuses et irritées ! Il renaissait ! Hadaly et ses vains mirages étaient loin maintenant de ses souvenirs.

Ils demeurèrent silencieux et enlacés pendant quelques secondes : le sein de la jeune femme se soulevait et le troublait de ses effluves enivrants : il la pressa dans ses bras.

Au-dessus des deux amants, le ciel était redevenu clair et se chargeait d’étoiles à travers les feuillages de l’allée : l’ombre s’approfondissait et devenait sublime. Oui, l’âme éperdue d’oubli, le jeune homme se sentait renaître dans la beauté du monde.

En cet instant, l’idée obsédante qu’Edison l’attendait en ses caveaux mortels pour lui montrer le noir prodige de l’Andréïde, traversa ses pensées.

― Ah ! murmura-t-il, étais-je donc insensé ? Je rêvais le sacrilège… d’un jouet ― dont l’aspect seul m’eût fait sourire, j’en suis sûr ! ― d’une absurde poupée insensible ! Comme si, devant une jeune femme aussi solitairement belle que toi, ne s’évanouissaient pas toutes ces démences d’électricité, de pressions hydrauliques et de cylindres vivants ! Vraiment, je remercierai tout à l’heure Edison, et sans autre curiosité. ― Il fallait que le désenchantement m’eût bien assombri la pensée pour que j’aie pu concevoir, grâce à la terrible faconde de ce cher et très admirable savant, une possibilité pareille ! ― Ô bien-aimée ! Je te reconnais ! Tu existes, toi ! Tu es de chair et d’os, comme moi ! Je sens ton cœur battre ! Tes yeux ont pleuré ! Tes lèvres se sont émues sous l’étreinte des miennes ! Tu es une femme que l’amour peut rendre idéale comme ta beauté ! ― Ô chère Alicia ! Je t’aime ! Je…

Il n’acheva pas.

Comme il levait ses yeux emparadisés et mouillés d’exquises larmes vers les yeux de celle qu’il tenait frémissante dans ses bras, il s’aperçut qu’elle avait relevé la tête et le regardait fixement. Le baiser dont il effleura ses lèvres, en aspirant leur haleine, s’éteignit tout à coup ; une vague senteur d’ambre et de roses l’avait fait frémir de la tête aux pieds sans qu’il se rendît compte de l’éclair qui venait d’éblouir son entendement d’une façon terrible.

En même temps, miss Alicia Clary se leva ― et, appuyant sur les épaules du jeune homme ses pâles mains chargées de bagues étincelantes, elle lui dit mélancoliquement, ― mais de cette voix inoubliable et surnaturelle qu’il avait une fois entendue :

― Ami, ne me reconnais-tu pas ? Je suis Hadaly.