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L’Ève future/Livre 6/05

La bibliothèque libre.
Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 324-326).


V

L’Androsphynge


« En vérité, en vérité, je vous le dis ; s’ils se taisent, les pierres parleront ! »
Nouveau-Testament.


À ce mot, le jeune homme se sentit comme insulté par l’enfer. Certes, si, dans cet instant, Edison se fût trouvé là, lord Ewald, au mépris de toute considération humaine quelconque, l’eût brusquement et froidement assassiné. Le sang reflua dans ses artères. Il vit les choses comme sous un jour rouge sombre. Son existence de vingt-sept années lui apparut en une seconde. Ses prunelles, dilatées par la complexe horreur du fait, se fixaient sur l’Andréïde. Son cœur, serré par une amertume affreuse, lui brûlait la poitrine comme brûle un morceau de glace.

Il assura, machinalement, son lorgnon et la considéra de la tête aux pieds, à droite et à gauche, puis en face.

Il lui prit la main : c’était la main d’Alicia ! Il respira le cou, le sein oppressé de la vision : c’était bien Alicia ! Il regarda les yeux… c’étaient bien les yeux… seulement le regard était sublime ! La toilette, l’allure,… ― et ce mouchoir dont elle essuyait, en silence, deux larmes sur ses joues liliales, ― c’était bien elle encore… mais transfigurée ! devenue, enfin, digne de sa beauté même : l’identité idéalisée.

Hors d’état de se ressaisir, il ferma les yeux : puis, de la paume de sa main fiévreuse, essuya quelques gouttes de sueur froide sur ses tempes.

Il venait de ressentir, à l’improviste, ce qu’éprouve un voyageur qui, perdu dans une ascension au milieu des montagnes, ayant entendu son guide lui dire à voix basse : « Ne regardez pas à votre gauche ! » ― n’a pas tenu compte de l’avertissement, et aperçoit, brusquement, au bord de sa semelle, à pic, l’un de ces gouffres aux profondeurs éblouissantes, voilées de brume, et qui ont l’air de lui rendre son regard en le conviant au précipice.

Il se dressa, maudissant, pâle et dans une angoisse muette. Puis il se rassit, sans proférer une parole et remettant à plus tard toute détermination.

Ainsi, sa première palpitation de tendresse, d’espérance et d’ineffable amour, on la lui avait ravie, extorquée : il la devait à ce vain chef-d’œuvre inanimé, de l’effrayante ressemblance duquel il avait été la dupe.

Son cœur était confondu, humilié, foudroyé.

Il embrassa, d’un coup d’œil, le ciel et la terre, avec un rire vague, sec, outrageant, qui renvoyait à l’Inconnu l’injure imméritée que l’on avait faite à son âme. Et ceci le remit en pleine possession de lui-même.

Alors il vit s’allumer, tout au fond de son intelligence, une pensée soudaine, plus surprenante encore, à elle seule, que le phénomène de tout à l’heure. C’était qu’en définitive la femme que représentait cette mystérieuse poupée assise à côté de lui, n’avait jamais trouvé en elle de quoi lui faire éprouver le doux et sublime instant de passion qu’il venait de ressentir.

Sans cette stupéfiante machine à fabriquer l’Idéal, il n’eût peut-être jamais connu cette joie. Ces paroles émues de Hadaly, la comédienne réelle les avait proférées sans les éprouver, sans les comprendre : ― elle avait cru jouer « un personnage », ― et voici que le personnage était passé au fond de l’invisible scène et avait retenu le rôle. La fausse Alicia semblait donc plus naturelle que la vraie.

Il fut tiré de ces réflexions par une douce voix :

Hadaly lui disait à l’oreille :

― Es-tu bien sûr que je ne sois pas là ?

― Non ! répondit lord Ewald : qui es-tu ?