L’Ève future/Livre 6/06

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Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 327-330).


VI

Figures dans la nuit


L’homme est un Dieu tombé qui se souvient des cieux.
Lamartine.


Hadaly se pencha vers le jeune homme et lui dit, avec la voix de la vivante :

― Souvent, là-bas, dans le vieux château, après une journée de chasses et de fatigues, souvent, tu t’es levé de table, Celian, sans avoir touché au souper solitaire ― et, précédé par des flambeaux dont tes yeux ensommeillés ne supportaient les clartés qu’avec ennui, tu es rentré dans ta chambre, ayant soif d’obscurité et d’un profond repos.

Là, bientôt, après une pensée vers Dieu, tu éteignais la lampe et t’endormais.

Et voici que d’inquiétantes visions bouleversaient ton âme en ce sommeil !

Tu te réveillais en sursaut, regardant, pâle, autour de toi, dans les ténèbres.

Alors, c’étaient comme des ombres ou des formes qui t’apparaissaient ; tu distinguais, parfois, une figure ; elle te regardait avec une solennelle fixité. Tu cherchais tout de suite à démentir le témoignage de tes yeux et voulais t’expliquer ce que tu voyais.

Si tu n’y parvenais pas, une anxiété sombre, prolongement du rêve quitté, troublait ton esprit jusqu’à la mort.

Pour en dissiper les suggestions, tu rallumais quelque lumière, et tu reconnaissais, alors, avec ta raison, que ces visages, ces formes ou ces regards n’étaient que le résultat d’un jeu des ombres nocturnes, d’un reflet des nuages lointains sur le rideau, de l’aspect, étrangement animé par la vertu des silencieux mirages de la nuit, de tes vêtements jetés sur un meuble, à la hâte, au hasard du sommeil.

Souriant, alors, de ta première inquiétude, tu éteignais de nouveau la lumière et, le cœur satisfait de cette si absolue explication, tu te rendormais paisiblement.

― Oui, je me rappelle, ― dit lord Ewald.

― Oh ! reprit Hadaly, c’était très raisonnable ! Ainsi, tu oubliais, cependant, que la plus certaine de toutes les réalités, ― celle, tu le sais bien, en qui nous sommes perdus et dont l’inévitable substance, en nous, n’est qu’idéale ― (je parle de l’Infini,) ― n’est pas seulement que raisonnable. Nous en avons une lueur si faible, au contraire, que nulle raison, bien que constatant cette inconditionnelle nécessité, ne saurait en imaginer l’idée autrement que par un pressentiment, un vertige, ― ou dans un désir.

Eh bien ! en ces instants où, voilé par une demi-veille et sur le point d’être ressaisi par les pesanteurs de la Raison et des Sens, l’esprit est encore tout imbu du fluide mixte de ces rares et visionnaires sommeils dont je te parle, ― tout homme en qui fermente, dès ici, le germe d’une ultérieure élection et qui sent bien, déjà, ses actes et ses arrière-pensées tramer la chair et la forme futures de sa renaissance, ou, si tu préfères, de sa continuité, cet homme a conscience, en et autour de lui, tout d’abord de la réalité d’un autre espace inexprimable et dont l’espace apparent, où nous sommes enfermés, n’est que la figure.

Ce vivant éther est une illimitée et libre région où, pour peu qu’il s’attarde, le voyageur privilégié sent comme se projeter, sur l’intime de son être temporel, l’ombre anticipée et avant-courrière de l’être qu’il devient. Une affinité s’établit donc, alors, entre son âme et les êtres, encore futurs pour lui, de ces occultes univers contigus à celui des sens ; et le chemin de relation où le courant se réalise entre ce double monde n’est autre que ce domaine de l’Esprit, que la Raison, ― exultant et riant dans ses lourdes chaînes pour une heure triomphales, ― appelle, avec un dédain vide, l’Imaginaire.

C’est pourquoi l’impression que ton esprit, errant encore sur la frontière de ce sommeil étrange et de la vie, avait subie tout d’abord et en sursaut, c’est pourquoi cette primitive et intuitive impression, ne t’avait pas trompé. Ils étaient bien là, dans la chambre, autour de toi, ceux-là qu’on ne peut nommer, ― ces précurseurs, si inquiétants, qui n’apparaissent, le jour, que dans l’éclair d’un pressentiment, d’une coïncidence ou d’un symbole.

Oh ! lorsqu’à la faveur de cette substance infinie, l’Imaginaire (au dégagement de laquelle, en nous et autour de nous, les ténèbres et leur silence sont si favorables), lorsqu’ils s’aventurent jusqu’en nos limbes et que, par une action réciproque et médiatrice, ils réfléchissent leur présence, non pas en une âme, ― cela ne se peut pas encore — mais sur une âme disposée à leur visitation, ― devenue, pendant l’assoupissement de sa Raison, à proximité de leur monde, ― d’une âme presque échappée et confondue avec leur essence, déjà, ― oh ! si tu savais !

Ici, Hadaly prit, dans l’ombre, la main de lord Ewald :

― Si tu savais comme ils s’efforcent de transparaître, autant que possible, pour l’avertir et augmenter sa foi, fût-ce au moyen des Terreurs de la Nuit ! ― comme ils se vêtent, au hasard, de toutes les opacités illusoires qui peuvent renforcer demain le souvenir de leur passage ! ― Ils n’ont pas d’yeux pour regarder ?… N’importe ; ― ils te regardent par le chaton d’une bague, par le bouton de métal de la lampe, par une lueur d’étoile dans la glace. ― Ils n’ont pas de poumons pour parler ?… Mais ils s’incarnent dans la voix du vent plaintif ; dans le craquement du bois mort d’un meuble ancien, dans le bruit d’une arme qui tombe, soudainement, alors, faute d’équilibre… (car il est une Prescience qui permet éternellement !) Ils n’ont pas de formes ni de visages visibles ? ils s’en figurent un avec les plis d’une étoffe, ils s’accusent dans la tige feuillue d’un arbuste, dans les lignes d’un objet, et se servent ainsi des ombres pour s’incarner, te dis-je, en tout ce qui vous entoure, au mieux de la plus intense sensation qu’ils doivent laisser de leur visite.

Et le premier mouvement-naturel de l’Âme est de les reconnaître, en et par cette même terreur sainte qui les atteste.