L’Ève future/Livre 6/13

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Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 352-368).


XIII

Explications rapides


Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que n’en contient toute votre philosophie.
Shakespeare, Hamlet.


Après un assez long moment de pensées muettes :

― Voici la seule question que je voudrais vous adresser, reprit lord Ewald, ― Vous m’avez parlé d’un aide féminin, d’une personne nommée mistress Any Sowana… qui, paraît-il, a modelé, en effet, mesuré, calqué, membre à membre, pendant les premiers jours, notre ennuyée vivante.

D’après les dires d’Alicia, ce serait « une femme très pâle, entre deux âges, peu parleuse, toujours en deuil, ayant dû être fort belle : ses yeux sont constamment presque fermés, au point que la couleur en demeure inconnue. Cependant elle y voit clair ! » Et, miss Alica Clary ajoute que, dans l’espace d’une demi-heure, sur cette estrade, la mystérieuse statuaire l’a « comme pétrie des pieds à la tête » silencieusement, ainsi qu’une masseuse de bains russes. Elle ne s’arrêtait, à des instants, que pour « crayonner des chiffres et des lignes sur des feuilles de papier, ― qu’elle vous offrait, très vite. »

Tout ceci tandis qu’un long « rayon de flamme, » dirigé sur la nudité de la patiente, semblait suivre les mains glaciales de l’artiste « comme si celle-ci eût dessiné avec de la lumière ».

― Eh bien ? demanda Edison.

― Eh bien, répondit lord Ewald, si j’en juge par la première et si lointaine voix de Hadaly, ce doit être un être bien merveilleux que cette mistress Any Sowana !

― Allons ! dit Edison, je vois que vous avez réfléchi, tous les soirs, dans votre cottage, et que vous avez essayé de vous expliquer l’œuvre par vous-même. Bien. Vous en devinez quelque peu, j’en suis sûr, l’arcane initial : mais, ― qui pourrait imaginer, jamais, par quelle circonstance, toute adventice et miraculeuse, il me fut donné de m’en rendre maître ! ― Cela prouve que tout arrive à ceux qui cherchent.

Vous vous rappelez, n’est-ce pas, l’histoire que je vous ai contée, en bas, d’un certain Edward Anderson ? Ce que vous me demandez n’est autre que la fin de cette histoire : ― la voici.

Edison, s’étant recueilli un instant, reprit :

― Sous le coup de la triste mort et de la ruine de son mari, mistress Anderson, se voyant dépossédée de sa maison, subitement, ― sans pain même, et vouée, avec ses deux enfants de dix à douze ans, à la très problématique charité de quelques banales connaissances commerciales, fut, tout d’abord, atteinte d’un mal qui la réduisit à l’inaction complète, ― d’une de ces grandes névroses reconnues incurables, celle du Sommeil.

Je vous ai dit combien je tenais en estime la nature de cette femme, et, ― comprenez-moi, milord, ― son intelligence… J’eus donc le bonheur de songer à venir en aide à cette abandonnée, ― comme jadis vous vîntes à mon aide ! ― et au nom de l’ancienne amitié que son malheur ne pouvait qu’augmenter en moi, je plaçai, de mon mieux, les deux enfants et pris des mesures pour que leur mère fût à l’abri de toute détresse.

Un assez long temps se passa.

Souvent, au cours de mes trop rares visites à cette malade, j’eus l’occasion de constater ces étranges ― et persistants accès de sommeil, continus, ― durant lesquels elle parlait et me répondait sans rouvrir les yeux. Il y a nombre d’exemples, classés aujourd’hui, de ces léthargiques somnolences, où plusieurs sujets sont demeurés, des trimestres entiers, sans prendre aucune nourriture. À la longue ― (étant doué, je crois, d’une faculté d’attention assez intense), ― je finis par me préoccuper de guérir, s’il était possible, le mal singulier de mistress Any Anderson.

Lord Ewald, à ce prénom souligné d’intonation par l’ingénieur, eut un mouvement de surprise.

― Guérir ? murmura-t-il ; ― transfigurer, plutôt ! n’est-ce pas ?

― Peut-être, reprit Edison. ― Oh ! je me suis aperçu, l’autre soir, ― à votre maintien tranquille devant miss Alicia Clary… frappée, ― en moins d’une heure de Suggestion-fixe, ― d’un effet d’hypnotisme cataleptique, ― oui, je me suis aperçu que vous étiez au fait de ces nouvelles expériences, tentées par les premiers d’entre nos praticiens à ce sujet. Elles ont démontré, vous le savez, que la Science, à la fois ancienne et récente, du Magnétisme-humain, est une science positive, indiscutable, ― et qu’en un mot la réalité de notre fluide nerveux n’est pas moins évidente que celle du fluide électrique.

Eh bien ! je ne sais comment l’idée me vint de recourir, ― en vue du seul soulagement que cette infortunée en pourrait ressentir, ― à l’action magnétique ! Je prétendais combattre, par elle, ce mal d’invincible torpeur corporelle. Je me renseignai sur les plus sûres méthodes : puis, j’essayai, non sans quelque patience et persistai, tout simplement, presque chaque jour, pendant deux mois environ. Soudainement, voici que, d’abord, les phénomènes connus s’étant produits les uns après les autres, d’autres phénomènes, ― encore troubles, à l’estime de la Science, mais qui, demain, cesseront de le paraître, ― des crises de voyance-mentale, absolument énigmatiques, ― se manifestèrent au plus profond de ces longs évanouissements.

Alors, mistress Any Anderson devint mon secret. Grâce à l’état de torpeur vibrante, suraiguë, où se trouvait notre malade, ― cette aptitude, qui m’est, d’ailleurs, naturelle, à la projection de ma volonté, se développa, vite, jusqu’au degré le plus intense, peut-être, ― car je me sens, aujourd’hui, la faculté d’émettre, à distance, une somme d’influx nerveux suffisante pour exercer une domination presque sans limites sur certaines natures, et ceci en fort peu, non de jours, mais d’heures. ― J’en vins donc à établir un courant si subtil entre cette rare dormeuse et moi, qu’ayant pénétré d’une accumulation de fluide-magnétique le métal congénère, et fondu par moi, de deux bagues de fer ― (n’est-ce point du magisme pur ?), ― il suffit à mistress Anderson, ― à Sowana, plutôt, ― de passer l’une d’elles à son doigt (si j’ai l’autre bague, aussi, à mon doigt), pour, non seulement subir, à l’instant même, la transmission, vraiment occulte ! de ma volonté, mais pour se trouver, mentalement, fluidiquement et véritablement, auprès de moi, jusqu’à m’entendre et m’obéir, ― son corps endormi se trouvât-il à vingt lieues. Sa main tenant l’embouchure d’un téléphone, elle me répondra ici, par voie d’électricité, à ce que je me contenterai de prononcer tout bas. ― Que de fois nous avons causé, de la sorte, au mépris positif de l’espace, cette créature, ainsi spiritualisée, et moi !

J’ai dit Sowana, tout à l’heure. Vous n’oubliez pas, sans doute, que la plupart des grandes magnétisées finissent par se désigner à la troisième personne, comme les petits enfants. Elles se voient distantes de leurs organismes, de tout leur système sensoriel, enfin. Pour se dégager davantage en augmentant l’oubli de leur personnalité physique, ― sociale, si vous le voulez, ― plusieurs d’entre elles, parvenues à l’état de voyance, ont la singulière coutume de se baptiser, je puis dire, d’un nom de songe qui leur vient on ne sait d’où, et dont elles veulent être appelées, dans leur lumineux sommeil, au point de ne plus répondre qu’à ce pseudonyme d’outre-monde. C’est ainsi qu’un jour, ― tout à coup ― s’interrompant d’une phrase commencée, mistress Anderson, m’a dit, avec une simplicité d’intonation capable de déconcerter les moins superstitieux, ces seuls mots inoubliables :

«  ― Ami, je me rappelle Annie Anderson, qui dort là-bas, où vous êtes : mais, ici, je me souviens d’un moi qui se nomme, depuis bien longtemps, ― Sowana. »

― Quelles assombrissantes paroles je devais entendre ce soir ! murmura, comme à lui-même, le jeune lord, après une sorte de stupeur silencieuse.

― Oui : ce serait à croire que nous sommes sur la limite d’un champ d’expériences… confinant vraiment au « Fantastique ! » reprit Edison. ― Enfin, légitime ou frivole, ce vœu bizarre m’a paru mériter d’être satisfait, ― en sorte que, dans nos causeries lointaines, je n’interpelle plus mistress Anderson que sous l’insolite dénomination qu’elle m’a notifiée.

Et ceci d’autant plus volontiers que l’être moral qui m’apparaît en mistress Anderson, à l’état de veille, et celui qui m’apparaît, dans la profondeur magnétique, semblent absolument différents. Au lieu de la femme très simple, si digne, si intelligente, même, ― mais, de vues, après tout, fort limitées, ― que je connais en elle, ― voici qu’au souffle de ce sommeil il s’en révèle une tout autre, multiple et inconnue ! Voici que le vaste savoir, l’éloquence étrange, l’idéalité pénétrante de cette endormie nommée Sowana ― qui, au physique, est la même femme ― sont choses logiquement inexplicables ! Cette dualité n’est-elle pas un phénomène stupéfiant ? Cependant, ― bien qu’à des degrés d’intensité moindre ― ce phénomène est avéré, constaté, reconnu, chez tous les sujets soumis à de sérieux magnétiseurs, et Sowana ne fait exception, grâce à son genre tout particulier de névrose, que comme exemple d’anormale perfection de ce cas physiologique.

Le moment est venu, maintenant, de vous apprendre, milord, qu’après le trépas de la belle Evelyn Habal, l’artificielle fille, je crus devoir faire montre à Sowana des reliques burlesques apportées par moi de Philadelphie, en manière de dépouilles opimes. ― En même temps, je lui communiquai l’esquisse, déjà très nette, de ma conception de Hadaly. Vous ne sauriez croire avec quelle joie sombre, nouvelle et comme vengeresse, elle accueillit et encouragea mon projet ! ― Elle n’eut point de trêve que je ne me fusse mis à l’œuvre ! ― Et je dus commencer, puis m’absorber en cette œuvre, à tel point que mes travaux sur les pouvoirs éclairants et les lampes sans nombre que je devais achever pour l’Humanité en subirent un retard de deux années : ― ce qui m’a fait perdre des millions, soit dit en souriant ! ― Enfin, lorsque toutes les complexités de l’organisme de l’Andréïde furent exécutées, je les assemblai dans leur unité transfigurante et lui présentai l’être d’apparition, la jeune armure inanimée.

À cette vue, Sowana ― comme en proie à je ne sais quelle exaltation concentrée ― me demanda de lui en expliquer les plus secrets arcanes ― afin, l’ayant étudiée en totalité, de pouvoir, à l’occasion, s’y incorporer elle-même et l’animer de son état « surnaturel ».

Frappé de cette confuse idée, je disposai, en peu de temps et avec toute l’ingéniosité dont je puis être capable, un système assez compliqué d’appareils, d’inducteurs absolument invisibles, de condensateurs tout nouveaux : j’y adjoignis un cylindre-moteur exactement correspondant à celui des mouvements de Hadaly. Quand Sowana s’en fut tout à fait rendue maîtresse, elle m’envoya, un jour, sans me prévenir, l’Andréïde, ici même, pendant que j’achevais un travail. Je vous déclare que l’ensemble de cette vision me causa le saisissement le plus terrible que j’aie ressenti dans ma vie. L’œuvre effrayait l’ouvrier.

― Que serait donc ce fantôme une fois devenu le double d’une femme ! pensai-je.

Dès lors toutes mes mesures furent calculées et minutieusement prises pour me trouver à même, un jour, de tenter, pour quelque cœur intrépide, ce que nous avons réalisé. Car, ― il faut bien remarquer ceci ! ― tout n’est point chimérique en cette créature ! Et c’est bien un être inconnu, c’est bien l’Idéal, c’est bien Hadaly qui, ― sous les voiles de l’électricité, ― en cette armure d’argent simulant l’Humanité féminine, ― vous est apparu : puisque, si je connais mistress Anderson, je vous atteste que je ne connais pas Sowana !

Lord Ewald tressaillit à cette parole grave de l’électricien ; celui-ci continua pensif :

― Étendue à l’abri des feuillées ombreuses et des mille lueurs fleuries du souterrain, Sowana, les yeux fermés, perdue hors de la pesanteur du tout organisme, s’incorporait, vision fluide, en Hadaly ! En ses mains solitaires, comme en celles d’une morte, elle tenait les correspondances métalliques de l’andréïde ; elle marchait, en vérité, dans la marche de Hadaly, parlait en elle, ― de cette voix si étrangement lointaine qui, durant son espèce de sommeil sacré, vibre sur ses lèvres ! Et il me suffisait de redire, de lèvres aussi, mais en silence, tout ce que vous disiez, pour que cette Inconnue de nous deux, vous entendant par moi, répondît en ce fantôme.

D’ parlait-elle ? entendait-elle ? Qui se trouvait-elle devenue ? Qu’est-ce que ce fluide incontestable, qui confère, pareil au légendaire anneau de Gigès, l’ubiquité, l’invisibilité, la transfiguration intellectuelle ? À qui avions-nous affaire, enfin ?

Questions.

Rappelez-vous le mouvement ― si naturel ! ― de Hadaly vers la réfraction photographique de la belle Alicia, dans ce cadre ? Et, en bas, celui vers l’appareil thermométrique propre à peser le calorique des rayons planétaires ? l’explication, tout improvisée, de cet appareil ? la scène, si singulière, de la bourse ? Rappelez-vous la netteté avec laquelle Hadaly décrivait la toilette exacte de miss Alicia Clary, lisant, sous la lampe, la dépêche du premier soir, dans le wagon ? Savez-vous par quel subtil, par quel incroyable moyen, ce fait de voyance extra-secrète a pu se produire ? Voici : ― Vous étiez imbu, pénétré, vous, du fluide nerveux de votre détestée et chère vivante ! Or, à certain moment, si vous vous en rappelez, Hadaly vous a pris par la main pour vous conduire vers le hideux tiroir où reposent les restes de l’étoile théâtrale. Eh bien, le fluide nerveux de Sowana se trouvait, par l’intime transmission de l’autre fluide, en communion avec le vôtre, grâce à cette pression de la main de Hadaly. À l’instant même il s’envola sur ces invisibles réseaux demeurés, malgré sa distance apparente, entre vous et votre belle maîtresse : il s’en alla donc aboutir à leur centre effusif, c’est-à-dire à miss Alicia Clary, dans le wagon qui l’amenait à Menlo Park.

― Est-ce possible ! songea lord Ewald à voix basse.

― Non : mais cela est, répondit l’électricien. Tant d’autres choses, d’apparence impossible, se réalisent autour de nous, que celle-ci, de plus ou de moins, n’a pas le pouvoir de me surprendre outre mesure, attendu que je suis de ceux qui ne peuvent jamais oublier la quantité de néant qu’il a fallu pour créer l’Univers.

Oui : l’inquiétante songeuse, étendue sur des coussins jetés sur une large planche de verre aux supports isolants, tenait le clavier d’induction dont les touches l’électrisaient doucement et entretenaient un courant entre elle et l’Andréide. Et j’ajouterai qu’il est de telles affinités entre les deux fluides auxquels elle était soumise, qu’il ne me semble pas très surprenant, surtout dans la situation ambiante où nous nous trouvions, que le phénomène d’extra-voyance se soit accompli.

― Un instant, répondit lord Ewald ; certes, il est déjà fort admirable que l’électricité seule puisse, aujourd’hui, transmettre à des distances et des hauteurs sans limites bien précises ― par exemple toutes forces-motrices connues : à tel point que, ― si je dois en croire les rapports qui se publient de toutes parts, ― demain, sans doute, elle fera rayonner sur cent mille réseaux, dans les usines terrestres, l’aveugle, la formidable énergie, jusqu’à nos jours perdue, des cataractes, des torrents, ― que sais-je ! du reflux même, peut-être. ― Mais ce prestige est, à la rigueur, intelligible, étant donnés les conducteurs palpables, ― magiques véhicules, ― en lesquels vibre la puissance du fluide ! Tandis que le fait de translation semi-substantielle de ma pensée vive… comment l’admettre, à distance, sans inducteurs, si ténus qu’ils puissent être ?

― D’abord, répondit l’électricien, la distance, en vérité, n’est plus ici, qu’une sorte d’illusion. Et puis ! vous oubliez bon nombre de faits officiellement acquis, depuis peu de temps, à la Science expérimentale : savoir, par exemple, que ― non plus seulement le fluide nerveux d’un être vivant, mais la simple vertu de certaines substances se transmettent à « distance » dans l’organisme humain, sans ingestion, suggestion ni induction. Les faits suivants ne sont-ils pas avérés aux yeux des plus positifs médecins actuels : ― voici tel nombre de flacons de cristal, hermétiquement scellés et enveloppés, contenant, chacun, telle drogue dont j’ignore le nom. Je me saisis, au hasard, de l’un d’entre eux ; je l’approche, à dix ou douze centimètres, de la base crânienne d’un ― hystérique, par exemple : ― en quelques minutes, voici que le sujet se convulse, vomit, éternue, clame ou s’endort selon les vertus propres au spécifique présenté derrière sa tête à cette distance. ― Quoi ! si c’est un acide mortel, ce malade offrira les symptômes ― pouvant entraîner son décès ― de l’intoxication par cet acide ? Si c’est tel électuaire, il tombera dans une ponctuelle extase, revêtue, constamment, d’un précis caractère de religiosité, — en des hallucinations toujours sacrées ? fût-il le fidèle d’un culte différent de celui dont il éprouvera les mystiques visions ? Si je tiens, par hasard, un chlorure, ― du chlorure d’or, ― voici que ce voisinage le brûle jusqu’à lui arracher des cris de souffrance ? ― Où sont les conducteurs de ces phénomènes ? Et, devant ces incontestables faits, qui pénètrent la Science expérimentale d’une si légitime stupéfaction, pourquoi ne supposerais-je pas la possibilité d’un fluide-nouveau, mixte, synthèse de l’électrique et du nerveux, tenant, à la fois, de celui qui fait mouvoir, vers le pôle nord, la pointe de toute aiguille aimantée et de celui qui fascine l’oiseau placé sous le battement d’ailes de l’épervier ?

Si, dans l’état de sursensibilité hystérique, une affinité-inductrice peut, ainsi, relier l’organisme du malade aux propriétés-intimes de ces substances et attirer leur vibrante influence à travers les pores du verre et du parchemin, ― comme l’aimant impressionne, à travers le verre et les étoffes, les molécules de fer, ― s’il est indiscutable enfin, qu’une sorte d’obscur magnétisme se dégage même des choses végétales et minérales et peut franchir, ― sans inducteurs, ― obstacles et distances jusqu’à impressionner de leur vertu spéciale un être vivant, comment pourrais-je être surpris, outre mesure, qu’entre trois individus d’espèce congénère, mis en relation par un centre commun électro-magnétisé, les fluides, en un certain instant, soient devenus corrélatifs au point que le phénomène en question se soit produit ?

Pour conclure, du moment où la sensibilité occulte de Sowana n’est point réfractaire à l’action secrète du fluide électrique, ― à telle légère secousse, par exemple, donnée, ici-bas, à mistress Anderson, ― alors que, dans l’état cataleptique, aucune autre influence du dehors ne parvient jusqu’à elle et qu’on pourrait brûler vive la seconde sans réveiller la première, ― je trouve démontré que le fluide nerveux n’est pas dans un état d’indifférence totale à l’égard du fluide électrique et que, par conséquent, à tel ou tel degré, quelques-unes de leurs propriétés peuvent se fusionner en une synthèse d’une nature et d’un pouvoir inconnus. Celui qui, ayant découvert ce fluide nouveau, pourrait en disposer comme des deux autres, serait capable d’opérer des prodiges à confondre ceux des yoghis de l’Inde, des bonzes thibétains, des fakirs-charmeurs du Coromandel et des derviches de l’Égypte centrale.

Lord Ewald répondit, après un moment de songerie singulière :

― Bien qu’il soit de toute intellectuelle convenance que je ne voie jamais mistress Anderson, Sowana me semble mériter d’être une amie, ― et, si, en toute cette magie environnante, elle peut m’entendre, ― que ce vœu lui parvienne, qu’elle soit !… Mais, une dernière question : est-ce que les paroles que Hadaly, tout à l’heure, a prononcées dans votre parc, furent dites et « déclamées » par miss Alicia Clary ?

― Certes, répondit Edison, ― puisque vous avez reconnaître la voix et les mouvements de cette vivante : celle-ci ne les a si merveilleusement récités (d’ailleurs, sans y rien comprendre), que sous la patiente et puissante suggestion de Sowana.

Lord Ewald, à cette réponse, demeura dans une suprême stupeur. Cette fois, en effet, l’explication ne portait plus. Le fait d’avoir prévu les différentes phases de cette scène (et la voix attestait qu’elles avaient été prévues), n’était plus concevable.

Il allait donc simplement déclarer et prouver, à son tour, à l’ingénieur, la radicale et absolue impossibilité de ce fait, nonobstant toute solution ; mais au moment de lui notifier cette évidence, il se rappela, tout à coup, l’étrange prière que Hadaly lui avait adressée, tout bas, avant de s’enfermer en l’obscurité de son artificiel cercueil.

C’est pourquoi, gardant au secret de ses pensées la sensation de vertige qu’il éprouvait, il ne répliqua rien. Seulement, il jeta vers le cercueil un coup d’œil étrange : il venait d’entrevoir très distinctement la présence d’un être d’outre-monde dans l’Andréïde.

Edison donc poursuivit sans prendre attention à ce regard.

― L’état de spiritualité constante et de souveraine clairvoyance où se réalise la vie réelle de Sowana lui confère un pouvoir de suggestion des plus intenses, et surtout sur des sujets hypnotisés à demi déjà par moi. Les effets de sa volonté, même sur leur intelligence, sont immédiats.

Ce n’est que soumise à la suprématie de cette influence que la comédienne, durant des jours entiers, récita patiemment, sur cette estrade, et environnée de mes objectifs invisibles, chaque phrase des scènes que possède Hadaly et qui la personnalisent. Et ceci jusqu’aux intonations, mouvements et regards désirés, lesquels étaient appelés, inspirés, en cette belle innocente, par Sowana. Les fidèles poumons d’or de Hadaly n’enregistraient, sous le doigt de l’inspiratrice que la parfaite nuance vocale enfin proférée entre vingt autres, quelquefois. ― Moi, le micromètre en main et ma plus forte loupe sous la paupière, je ne ciselais, qu’au degré correspondant à leur instantanée photographie, sur les aspérités du cylindre-moteur de l’Andréide, les seuls ensembles parfaits des mouvements, unis aux regards ainsi qu’aux expressions radieuses ou graves d’Alicia. Durant les onze journées que ce travail a demandé, le reste physique du fantôme s’accomplissait ― moins la poitrine, enfin, ― sur mes scrupuleuses indications. ― Voulez-vous voir les quelques douzaines de spéciales épreuves photochromiques sur lesquelles sont piqués les points (précis à des millièmes de millimètre près), où les grains de poudre métalliques ont été disséminés, en la carnation, pour l’exacte aimantalisation des cinq ou six sourires fondamentaux de miss Alicia Clary ? Je les ai là, dans ces cartons. L’expression de ces jeux de physionomie se nuance toute seule de la valeur des paroles, ― de même que juste cinq jeux de sourcils modifient les regards ordinaires de cette si intéressante jeune femme.

Au fond, ce labeur, dont l’ensemble doit vous paraître si complexe et les détails d’un rendu si difficile, se réduit, sous l’analyse, l’attention, la persévérance, à si peu de chose, que, sûr de mes formules générales, dues à quelque peu d’intégral, et qui, seules, m’ont coûté de longues fatigues, tout ce curieux et minutieux travail de réfraction n’est ni ardu ni malaisé ; cela va tout seul ! Au moment de forclore l’armure, il y a quelques jours, et d’appliquer, peu à peu, d’abord par poudre, puis couche par couche, l’illusionnelle carnation, sur les mille si capillaires inducteurs dont l’étincelant duvet métallique traversait les jours imperceptibles de cette armure, à ce moment, dis-je, Hadaly, ― perdue encore en ces limbes, ― avait répété, devant moi, d’une manière irréprochable, toutes les scènes qui constituent le mirage de son être mental.

Mais aujourd’hui, toute la journée, tantôt ici même, tantôt dans le parc, la répétition définitive ― que j’ai contemplée entre elle, vêtue comme son modèle et Sowana, m’a confondu !

C’était l’Humanité idéale, ― moins ce qui est innommable en nous, moins ce dont il est impossible, en ces instants-là, de contrôler l’absence en Hadaly. J’étais, je l’avoue, enthousiasmé comme un poète. Quelles paroles de mélancolie, réalisant la volupté du rêve ! Quelle voix, quelle profondeur pénétrante en ces yeux ! quels chants ! quelle beauté de déesse oubliée ! quels enivrants lointains d’âme féminine ! quels appels inconnus vers un impossible amour ! Sowana, d’un frôlis de bagues, transfigurait cette évocatrice de songes enchantés. ― Oui, ce sont bien, je vous l’ai dit, les premiers, parmi les plus lumineux esprits entre les grands poètes et les penseurs de ce siècle, qui ont écrit ces étonnantes et admirables scènes.

Là-bas, lorsque vous l’éveillerez en votre vieux château, vous verrez, ― dès la première coupe d’eau pure et le premier festin de pastilles, ― vous verrez quel fantôme accompli vous apparaîtra ! Dès que les usages et la présence de Hadaly vous seront devenus familiers, je vous dis que vous en deviendrez le sincère interlocuteur, car si j’ai fourni physiquement ce qu’elle a de terrestre et d’illusoire, une Âme qui m’est inconnue s’est superposée à mon œuvre et, s’y incorporant à jamais, a réglé, croyez-moi, les moindres détails de ces scènes effrayantes et douces avec un art si subtil qu’il passe, en vérité, l’imagination de l’homme.

Un être d’outre-Humanité s’est suggéré en cette nouvelle œuvre d’art où se centralise, irrévocable, un mystère inimaginé jusqu’à nous.