L’Écho des feuilletons - 1844/Le Prince Formose/La Folle

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Le Prince Formose (L’Artiste, 1839)
L’écho des feuilletonsBoulanger et Legrand4 (p. 217-225).

LA FOLLE.

Aussitôt après le double départ de M. Eugène de Larcy et de Formose, M. de Larcy le père et Mlle d’Orion étaient retournés en Normandie, au château de Blenneville. En revoyant ces lieux, désormais consacrés par sa douleur et son amour, Mlle d’Orion ressentit ce vide et cette vague lassitude que l’on éprouve le lendemain d’une fête ; elle avait été si heureuse pendant ce mois où elle s’était abandonnée à la pente de son rêve, qu’elle n’osait croire à la prolongation de cette calme félicité ; à la vue de ce kiosque où son cœur avait tant de fois battu, de ce sentier perdu qui lui rappelait de si chers souvenirs, elle demeura rêveuse, et une larme glissa le long de ses joues ; il lui semblait qu’avec l’élu de son cœur, se fût envolé l’essaim joyeux de ses espérances, ingrates hirondelles qui souvent ne reviennent plus visiter le nid délaissé.

M. le comte de Larcy suivait d’un œil inquiet les progrès de cet amour : il avait cru que, lorsqu’il se trouverait seul avec sa pupille, il pourrait facilement battre en brèche cetle passion de quelques jours, et faire revenir la jeune Henriette à des idées plus raisonnables, il avait trop présumé de sa volonté. Quand il vit Mlle d’Orion reprendre le cours de sa vie habituelle, sans lui parler de rien, sans faire aucune allusion aux prétentions du prince, il ne sut plus de quel côté aborder ce sujet épineux de conversation, et il se trouva désarmé par le silence et l’apparente résignation de la jeune fille. Quelquefois il voulait se faire illusion et prendre pour de l’indifférence et de l’oubli cetle attitude froide et réservée ; mais une circonstance inattendue, un mouvement de tête, un regard, un geste imperceptible surpris à de certaines paroles prononcées, venaient bientôt lui démontrer son erreur. L’intention évidente de Mlle d’Orion d’échapper à toute interrogation officieuse, sa vie contemplative, les endroits solitaires recherchés par elle comme un refuge ouvert à ses pensées, ne prouvaient que trop que l’amour avait jeté dans celle âme fière et enthousiaste des racines profondes et durables.

À force d’étudier les sentiments secrets de sa pupille, et de suivre pas à pas le développement de sa passion pour le prince, M. de Larcy, qui connaissait d’ailleurs l’inébranlable volonté et le caractère indomptable de la jeune fille, s’habituait tout doucement à ne plus considérer que comme une chimère l’ambition de toute sa vie, le mariage de son fils avec Mlle d’Orion.

Un matin, les hôtes du château, c’est-à-dire la duchesse, sa fille et M. de Larcy, déjeunaient silencieusement, Mlle Henriette était plus triste encore que de coutume, lorsque le comte, qui venait de décacheter une lettre timbrée de Paris, dit à sa pupille avec une indifférence affectée :

— C’est une lettre de la marquise.

— Ah ! fit Mlle Henriette, qu’annonce-t-elle de nouveau ?

— Peu de chose, répliqua le comte, en fixant son regard sur la jeune fille ; pourtant, ajouta-t-il, elle m’apprend le retour du prince Formose.

À cette nouvelle inattendue, Mlle d’Orion, bouleversée jusqu’au fond de l’âme, baissa la tête pour cacher la rougeur qui couvrait son front.

M. de Larcy lui prit paternellement la main, et lui dit en souriant avec amertume :

— Eh bien ! Henriette, vous n’avez donc pas entendu ?

La jeune fille, faisant un violent effort sur elle-même, releva ses beaux yeux rayonnants vers son oncle et sortit de table presque aussitôt, dominée par une émotion qu’elle ne pouvait parvenir à maîtriser.

— Allons, pensa M. de Larcy, le mal est incurable, il n’y a plus à résister.

Quelques jours après cette petite scène, dont l’issue semblait donner la victoire à Mlle d’Orion, Mme de Veyle en personne tombait à Blenneville, jetant au milieu de la famille consternée l’affreuse nouvelle du suicide de M. Eugène de Larcy.

D’abord le comte crut rêver ; il fallut que la marquise, qui venait de prendre tous les ménagements de circonstance, recommençât son triste récit. Mlle Henriette fondait en larmes ; quant au comte, il demeurait immobile comme une statue, l’œil stupide, la figure bouleversée ; on aurait dit d’un homme frappé de la foudre. Il voulut parler, sa voix s’arrêta dans son gosier, le sang se porta à la tête avec violence, et il fut pris d’une attaque d’apoplexie.

Il fut saigné sur-le-champ ; pendant deux jours et deux nuits il resta entre la vie et la mort ; lorsqu’il reprit connaissance, il trouva aux pieds de son lit, comme deux anges consolateurs, la marquise et Mlle d’Orion.

Le premier mot qu’il prononça fut le nom de son fils. Mme de Veyle le conjura d’être calme et de vivre pour sa nièce, qui avait plus que jamais besoin de ses soins et de son amitié ; le comte voulait que la marquise reprît dans ses plus grands détails le récit de la mort d’Eugène, mais elle s’y refusa et mit tous ses soins à le distraire de sa douleur.

Ce ne fut qu’au bout de quelques jours, lorsque M. de Larcy fut remis de cette violente secousse, qu’elle lui apprit comment avait eu lieu ce fatal duel, à la suite duquel le vicomte, emporté sans doute par la fureur de la jalousie, s’était fait sauter la cervelle. La marquise ne faisait que répéter ce qu’elle avait entendu dire à Paris, par les témoins de Formose et du vicomte, lesquels, malgré la terrible issue de cette affaire, n’avaient pu s’empêcher de louer la conduite magnanime tenue par le prince dans cette funeste circonstance.

Le fait de ce jeune homme se tuant par un excès d’honneur, et dans un instant de rage et de folie, pour ne pas devoir la vie à un être dégradé qu’il regardait comme son assassin, avait été interprété dans le même sens par tout le monde ; on pensait que la jalousie et la douleur de voir Formose préféré par Mlle d’Orion avaient poussé le jeune de Larcy à cet acte de désespoir.

Le comte ne pouvait croire que les choses se fussent passées ainsi ; il était convaincu que la marquise lui cachait une partie de la vérité ; M. de Larcy, mu par un sentiment d’égoïsme paternel, souffrait de la prétendue magnanimité de Formose ; il eût voulu le savoir coupable pour élever entre le prince et sa nièce des barrières insurmontables. Aussitôt qu’il fut entré en convalescence, il prit la route de Paris, malgré les remontrances de la marquise, à qui il confia Mlle d’Orion.

A Paris, il entendit partout le même cantique en l’honneur de Formose. Aux compliments de condoléance donnés à la douleur du père, venaient tout naturellement se mêler des éloges sur la conduite loyale et généreuse du prince.

M. de Larcy revint à Blenneville plus triste et plus abattu encore qu’à son départ pour Paris. Le cruel événement qui venait de le frapper était tellement extraordinaire, qu’il le regardait comme une punition du ciel ; il ne voyait quelquefois dans cette catastrophe épouvantable qu’une expiation, et il songeait alors à cet autre fils perdu dans le monde, à cet enfant abandonné à l’âge de deux ans, qu’il avait en vain cherché, et qui, lui aussi manquerait au lit de mort de son père.

En arrivant au château, le comte avait trouvé une lettre de Formose ; elle était ainsi conçue :

« Monsieur le comte,

« L’horrible malheur qui vous accable, et auquel, j’en atteste le ciel, je n’ai pris aucune part, même involontaire, me frappe aussi dans mes plus chères espérances ; je ne me dissimule pas que je serai toujours pour vous l’homme qui a causé la mort de votre fils. Je sais les obligations que m’impose cette fatale position ; je me mets donc tout entier à votre discrétion, Monsieur le comte, et je renonce, si vous l’exigez, à la main de Mlle d’Orion. Je ne parle pas de ma douleur, vous la comprendrez par la grandeur du sacrifice.

« Agréez, Monsieur le comte, etc.

« Prince Formose. »

Comme on le pense bien, cette affliction n’était rien moins que sincère ; malgré le prétendu chevaleresque dévoûment du prince, la mort de M. Eugène de Larcy pouvait ajourner les projets de mariage de Formose, mais elle le délivrait en même temps d’un rival et d’un juge.

Il avait joué son avenir sur une balle de pistolet, et la chance l’avait d’autant plus favorisé, qu’il avait tué son adversaire par l’infamie et le déshonneur, en conservant aux yeux de tous l’apparence de la grandeur, et de la générosité.

Dans les jours qui suivirent ce duel Formose affecta une sorte de tenue austère, un extérieur triste, qui répondaient, du reste, à la sourde agitation de cette âme inquiète poursuivie incessamment par le fantôme de ses crimes. Cependant, comme son amour pour Mlle d’Orion le dominait tout entier, et que ce caractère de fer ne savait pas plier sous le joug d’une volonté non satisfaite, et encore moins d’une passion profonde, il poursuivait dans le silence de sa pensée ses projets d’hymen avec la jeune fille de Blenneville, et s’occupait à effacer peu à peu les vestiges de sa vie passée. Il avait renouvelé sa maison après avoir fait une pension à ses anciens domestiques. La Coradini, cet importun complice, cet épervier lancé sur le jeune de Larcy, avait consenti, moyennant une forte somme, à repasser les Alpes. Quant à ses anciens compagnons échappés au naufrage de la dernière tenlative, et signalés à toutes les polices de l’Europe, ils devaient être perdus à tout jamais dans quelque fabuleuse contrée de l’une ou l’autre Amérique, ce rendez-vous de la flibusterie européenne. Berlhold seul, retiré dans une campagne des environs de Paris, réalisait dans le far niente d’une fortune honnête le hoc erat in votis, exprimé par lui au premier chapitre de cette histoire.

A Blenneville, le château présentait l’aspect le plus lugubre. La marquise était revenue à Paris ; Mlle d’Orion, par respect pour la douleur de son oncle, par un dernier sentiment de compassion accordé à la mémoire de son cousin, avait, dans un sublime sacrifice, refoulé tout au fond de son cœur les espérances de son amour, elle luttait à chaque heure contre l’image toujours présente de Formose.

Mlle d’Orion avait trop compté sur ses forces ; le feu de son amour la consumait lentement. Quelquefois M. de Larcy la surprenait rêveuse dans quelque allée solitaire du parc, essuyant à son approche une larme furtive, ou bien se sauvant, biche effarouchée, vers une nouvelle solitude.

Lorsqu’il eut reconnu chez sa nièce, à des symptômes qui ne trompent jamais les yeux les moins exercés, la persistance opiniâtre de cette sourde maladie, M. de Larcy, imposant silence à ses répugnances personnelles, pensa que l’heure du dévoûment avait sonné et qu’il devait consommer un douloureux sacrifice. Il écrivit à Mme de Veyle qu’il ne s’opposait plus au mariage de sa nièce avec le prince, et qu’il attendait au contraire la célébration de cette union avec impatience, afin de se retirer pour toujours loin du monde et de vivre tout entier au souvenir de son fils.

Le premier soin de Mme de Veyle, après la réception de la lettre du comte, fut de prévenir Formose des nouvelles dispositions de M. de Larcy. Le prince, au comble de ses vœux, partit le soir même de ce jour pour son domaine de Normandie.

Mlle d’Orion fut prévenue de l’arrivée de Formose par une lettre de la marquise.

La première entrevue de Formose et du comte fut glaciale de part et d’autre ; M. de Larcy avait éprouvé à l’aspect du prince une émotion pénible qui ravivait sa douleur.

Pourtant il ne revint pas sur sa détermination ; il avait acquis la certitude que la vie de sa pupille était menacée s’il ne donnait pas son consentement à cette union contre son gré ; et, dans la crainte d’un nouveau malheur, il s’était résolu à cet immense sacrifice.

Une fois dans cette disposition d’esprit, M. de Larcy n’eut plus qu’une idée, hâter les préparatifs de ce fatal mariage, afin de pouvoir aller ensuite ensevelir dans le silence de l’oubli une vieillesse solitaire et sombre.

Mlle Henriette avait compris la pensée et la souffrance de son oncle, et malgré le bonheur que lui causaient la vue de Formose et la perspective de son rêve enfin réalisé, elle se sentait inquiète et n’osait croire à la félicité d’une union inaugurée sous de si tristes auspices.

Trois semaines s’étaient écoulées depuis l’arrivée du prince. Chaque jour il avait vu Mlle d’Orion, et chaque jour ils s’étaient dit ces charmantes paroles que le cœur sait trouver quand il aime. Ils allaient enfin être heureux, rien ne s’opposait plus à ce bonheur conquis malgré d’insurmontables obstacles.

Un soir, Formose était assis sur un banc de pierre, dans une allée du parc ; la tête penchée sur sa poitrine, il recommençait ce long et triste pèlerinage de la pensée à travers les accidents de sa vie ; à la veille d’unir pour toujours sa destinée à celle de Mlle d’Orion, il se sentait déchiré par le remords de sa conscience ; le souvenir de ses crimes se dressait devant ses yeux, spectre terrible et menaçant ; il songeait à l’opprobre réservé à cette jeune fille si pure, si digne d’être heureuse, qui venait à lui avec la candeur de son amour et la confiance de ses dix-sept ans, si un jour on découvrait, sous le prince brillant et splendide, le vil aventurier voué au mépris de tous les hommes. Cette idée l’obsédait ; il se voyait insulté publiquement par quelque ancien compagnon rencontré par hasard, qui lui jetait à la face la boue de ses antécédents criminels. Dans ce moment, il eût voulu fuir Blenneville, et échapper à cette infernale vision, mais il était retenu par la force même de son amour. Il se débattait ainsi sous le poids de ses pensées contradictoires, maudissant Dieu, maudissant son amour et se maudissant lui-même. Des larmes brûlantes glissaient lentement le long de ses joues enflammées.

Tout-à-coup, en relevant la tête, il vit à quelques pas la duchesse d’Orion… la folle, qui le regardait avec ce rire lugubre qui n’appartient qu’à la folie.

Formose surpris la contempla un instant avec effroi, comme s’il eût craint que le regard de cetle femme n’eût pénétré les secrets de sa méditation.

La duchesse, s’asseyant auprès du prince, lui dit presque bas, en répétant deux ou trois fois les mêmes mots, et en regardant autour d’elle pour s’assurer que personne autre que Formose ne pouvait l’entendre :

— Vous ne savez pas… vous ne savez pas… Henriette va se marier.

— Ah ! répondit Formose ; qui vous a dit cela ?

— J’ai vu, reprit froidement la folle, des robes de noces dans le salon, une corbeille de mariée, des fleurs d’oranger. Moi aussi, dit-elle en donnant à sa voix une inflexion mélancolique, j’ai posé autrefois sur ma tête une belle couronne, mais cela m’a porté malheur.

— Que vous est-il arrivé ? demanda Formose, curieux de connaître la cause de cette incurable maladie.

— Ah ! j’étais belle aussi, continua la duchesse ; j’avais une robe blanche et un long voile. Pauvre voile, pauvre robe, où êtes-vous ? Et elle se mit à fredonner les notes plaintives de sa chanson accoutumée.

Formose contemplait avec compassion cette femme qui avait dû être belle, et qui maintenant semblait le spectre de la douleur.

— Écoutez-moi, reprit la pauvre folle ; il ne faut pas qu’Henriette se marie. Oh ! non, dit-elle ; le mariage, c’est la mort ! Et elle demeura rêveuse pendant quelques instants.

— Vous avez donc été bien malheureuse ?

— Oui, répliqua la duchesse. Et elle se prit à rire en faisant claquer ses dents les unes contre les autres.

— Voyons, dit Formose, en pressant les mains de la folle, dites-moi ce qui vous a tant fait souffrir.

— Vous êtes donc un ami, vous ? répliqua la duchesse, en fixant son regard morne sur Formose.

— Oui, je suis votre ami, vous le savez bien.

— Alors promettez-moi de vous opposer au mariage d’Henriette.

— Allons, je vous le promets, répondit le prince en souriant.

— Jurez-le moi sur cette image, dit la folle en tirant un médaillon de son sein.

Formose regarda ce médaillon machinalement, puis il l’examina avec plus d’attention. Tout-à-coup son visage devint blême, il se leva tremblant, les yeux hagards, et il dit à la duchesse :

Ce médaillon, comment l’avez-vous eu ?

Mais la folle ne l’écoutait plus ; elle répétait, en jouant avec le médaillon : — Robes de noces ! fleurs d’oranger ! crêpes de deuil ! couronne de mort !

— Mon Dieu ! s’écria Formose, comment savoir ? comment l’interroger ? Ce médaillon, lui dit-il, n’est-ce pas en Espagne…

— L’Espagne ? répéta la duchesse en devenant rêveuse, et comme si ce mot eût éveillé en elle des souvenirs confus.

— Oui, continua Formose, vous avez trouvé ce médaillon à Irun ?

— Irun… interrompit-elle, en regardant fixement le prince.

—Un jour, continua Formose, vous dormiez dans une chambre, un homme entra tout doucement…

— Oui, oui, dit la duchesse, en passant ses mains sur son front… Je dormais… un homme… mais n’en parlez pas… Henriette, la fille d’un inconnu… Je dormais… L’Espagne… Irun… Et elle poussa un grand cri. Puis elle se remit à rire d’un rire féroce, et recommença à psalmodier sa complainte.

Formose était retombé anéanti sur le banc. Cet inconnu, qu’un homme avait poussé vers l’alcôve où reposait une femme endormie, c’était lui ; le médaillon lui avait été donné par le prêtre qui l’avait élevé ; Mlle d’Orion, qu’il allait épouser, était sa fille !

La découverte de cet horrible mystère l’avait plongé dans une stupeur muette ; il se croyait sous l’influence d’un rêve affreux ; il se palpait pour savoir s’il était bien éveillé. Un bruit étrange bourdonnait à ses oreilles ; il ne voyait plus qu’à travers un nuage. Il resta ainsi immobile et affaissé dans la léthargie du désespoir.

La douce voix de Mlle d’Orion, qui accourait vers lui en l’appelant, le réveilla de cette insensibilité de statue. À l’aspect de la jeune fille, ses yeux, affreusement dilatés, s’arrêtèrent sur elle. Il se leva machinalement, et obéissant tout-à-coup à un sentiment inconnu, il la prit violemment ses bras, déposa un baiser et une larme sur le front de la jeune fille, et se sauva comme un fou.

Le lendemain de cette scène affreuse, qui lui révélait le secret de son horrible amour, Formose fit prévenir M. de Larcy qu’il désirait lui parler en particulier. Il le suppliait de se rendre auprès de lui au plus tôt. Le prince ajoutait qu’une indisposition subite ne lui permettait pas de quitter sa chambre.

Une heure après la réception du message, M. le comte de Larcy était auprès de Formose.

La révélation de la duchesse avait produit une telle impression sur Formose, que cet homme, hier encore beau et jeune, était devenu vieux tout d’un coup. Ses cheveux noirs avaient blanchi en une nuit ; il ne semblait plus que l’ombre de ce qu’il était naguère. La stupeur causée par la connaissance de cet infernal mystère avait contracté ses traits et chassé de son visage abattu le prestige de la dernière jeunesse. À la première vue, le comte demeura étonné, et put à peine le reconnaître.

— Monsieur, dit Formose, en faisant un violent effort sur lui-même, ce que j’ai à vous annoncer est grave.

— J’écoute, Monsieur, interrompit froidement le comte.

— Je n’ignore pas, continua Formose, que vous ne voyez qu’avec chagrin s’avancer l’instant qui doit faire de moi le mari de votre pupille.

— C’est vrai, répondit M. de Larcy.

— Eh bien, soyez heureux, je renonce à la main de Mlle d’Orion.

— Il n’est plus temps, reprit le comte ; ma nièce vous aime ; de cette union maudite dépend peut-être le salut de sa vie, et, quelles que soient mes répugnances personnelles, j’ai dû les faire taire en face des obligations du devoir. Je ne vous rends pas votre parole ; demain la cérémonie aura lieu.

— C’est impossible.

— Impossible ! murmura le comte qui, aux premiers mots de cette confidence, avait pensé que Formose jouait une comédie de générosité.

— Oui, Monsieur le comte, c’est impossible.

— Ainsi, dit M. de Larcy qui ne voyait plus dans cette rétractation tardive qu’une offense préméditée, vous aurez causé le désespoir d’une famille ; vous aurez allumé la passion dans le cœur d’une jeune fille ; vous l’aurez compromise, en un mot, pour lui faire la plus sanglante injure, pour la dédaigner au dernier moment, après avoir employé toutes les ruses pour arriver jusqu’à elle !… Si telle a été votre pensée, vous n’avez pas espéré sans doute que ma nièce serait sans vengeur. Je suis vieux, ajouta le comte en s’animant ; mais mon bras a encore la force de soutenir une épée, et je saisirai cette occasion de venger l’honneur de ma famille et la mort de mon fils.

— Vous ne pouvez croire à une pareille infamie ! s’écria Formose.

— Je crois tout, Monsieur. Ce refus, à la veille de votre mariage, lorsque les bans sont publiés, lorsque tout Paris sait que vous devez épouser ma ; nièce, me démontre clairement que vous avez voulu vous jouer de nous, et que, pour arriver à votre but infâme, vous n’avez reculé ni devant le désespoir d’un père, ni devant la mort d’un rival honnête et sincère. Il sera si doux et si glorieux pour vous en effet de dire à vos amis : « On me refusait cette jeune fille, j’ai montré que je pouvais l’avoir, et je l’ai tuée… pour me divertir ! »

— Horreur ! s’écria Formose en cachant son visage dans ses mains.

— Quelle autre explication me donnerez-vous : de votre conduite ?

— Regardez-moi comme un misérable, mais ne me prêtez pas cette horrible pensée.

— Un misérable ! répéta le comte en laissant tomber sur Formose un regard sombre et dédaigneux.

— Oui, dit Formose, poussé à bout par les interprétations de M. de Larcy, je suis criminel, je suis infâme ! J’ai abusé de ce qu’il y a au monde de plus saint et de plus sacré ; je me suis introduit comme un malfaiteur au sein d’une famille honnête et heureuse, j’y ai porté le trouble et la désolation ; maudissez-moi, insultez-moi, je supporterai tout sans me plaindre.

— Ainsi, dit gravement le comte, je ne m’étais donc pas trompé.

— Monsieur le comte, vous avez cru, comme tout le monde, que j’étais gentilhomme, que j’étais prince, que je portais un nom honorable…

— Eh bien ? interrompit le comte.

— Je ne suis rien de tout cela ; vous voyez bien que je ne puis épouser votre pupille.

— Qui donc êtes-vous, infâme, qui avez abusé de notre bonne foi à tous, assassin de mon fils, car c’est la douleur de vous voir préféré par Henriette qui l’a poussé au suicide ? Par quel crime vous êtes-vous haussé jusqu’à cette audace ?

Formose baissa silencieusement la tête.

— Mais maintenant, reprit le comte, le regard rayonnant, vous n’êtes plus dangereux. Quand Mlle d’Orion saura qui vous êtes, elle rougira de cet indigne amour ; elle le rejettera loin d’elle avec mépris, et elle n’aura pas même un souvenir de dédain pour le lâche et l’imposteur.

— Oh ! non, non, jamais ! ne lui dites jamais cela ! dit Formose avec une sorte de fureur concentrée.

— Ne rien dire ? continua lentement le comte ; mais c’est ma vengeance ! Je ne cédais à ce mariage que parce que je craignais que la pauvre enfant ne succombât sous le poids de son amour ; mais aujourd’hui que je peux la guérir d’un mot qui sera votre éternel déshonneur, vous voulez que je me taise ? vous n’y pensez pas, Monsieur.

Cette dernière phrase avait été articulée avec le profond dédain d’un supérieur parlant à un subalterne.

— Ëcoutez-moi, Monsieur le comte, reprit Formose en proie à la plus violente agitation.

— Je n’écoute plus rien, dit M. de Larcy en se levant pour sortir.

— Vous resterez, vous m’entendrez-jusqu’au bout ! s’écria Formose en barrant le passage au comte ; vous verrez alors que vous ne pouvez me déshonorer aux yeux de Mlle d’Orion.

Le comte s’arrêta, subjugué par le geste et le regard étrange de Formose. Celui-ci reprit aussitôt :

— Je vous ai dit tout à l’heure que Formose n’était pas mon nom, que.je n’étais pas prince italien ; cela est vrai, je n’ai ni nom ni patrie, je suis un enfant trouvé.

— Un enfant trouvé ! répéta le comte avec mépris, le fils de quelque bohémienne !

— Qu’importe, je puis être aussi le fils d’un grand seigneur.

— Où tendent tous ces détails, Monsieur ?

— A vous révéler le secret qui m’a forcé de refuser la main dé votre nièce.

— J’écoute.

Formose poursuivit : Un jour, il y a bien longtemps de cela, je venais d’abandonner le presbytère où j’avais vécu pendant quatorze ans.

— Vous avez été élevé par un prêtre ? interrompit vivement M. de Larcy.

— Oui, monsieur, par un prêtre qui ne connaissait ni mon père ni ma mère.

— Et c’est en France que vous avez passé vos premières années ?

— Oui, en France, dans le Languedoc.

— Dans le Languedoc ? répéta le comte dont l’étonnement croissait à chaque parole de Formose.

— Dans le village d’E… à quelques lieues d’Agen. Mais, ajouta Formose, si vous m’interrompez ainsi, Monsieur le comte, il me sera impossible…

— Non, non, s’écria M. de Larcy qui s’était penché vers son interlocuteur, répondez-moi, dites-moi le nom de l’homme qui vous a élevé ?

— Son nom ? répliqua Formose en fouillant dans ses souvenirs.

— Oui, son nom, dit le comte en proie à la plus vive agitation.

— Il s’appelait… attendez… il s’appelait… Sauvin.

— L’abbé Sauvin ! êtes-vous bien sûr de ce que vous dites ?

— Sans doute, répondit Formose ; vous le connaissiez ?

— Oh ! tout cela n’est qu’un songe, se disait le comte suffoqué. Sauvin, le prêtre que j’ai vu il y a dix-sept ans… Mais alors, s’écriait-il en regardant fixement Formose, alors je suis… malheureux !… je suis votre père !

Formose immobile arrêta son regard terne sur M. de Larcy sans pouvoir prononcer une parole.

— Le voilà donc ce fils que j’ai tant pleuré ! répétait lugubrement le comte. Et de grosses larmes s’échappaient de ses yeux.

Formose n’était pas encore revenu de son étonnement ; il se croyait le jouet d’une hallucination ; il doutait de sa raison.

Tout-à-coup il sembla se réveiller, et rompant enfin le silence : — Vous êtes mon père ! dit-il au comte ; c’est vous qui êtes mon père ?… Eh bien, soyez maudit !

— Quoi ! s’écria le vieillard.

— Oui, reprit Formose, soyez maudit, vous qui m’avez éloigné du foyer de la famille, vous qui m’avez privé des conseils de votre amour, cette manne que le père doit à l’enfant ! C’est votre abandon qui fait que, depuis seize ans, je marche, le front levé, dans le sentier de l’infamie. J’aurais pu être honnête, vous avez voulu que je fusse criminel. Vous êtes mon père, vous ! c’est-à-dire mon plus cruel ennemi ; c’est vous qui rendrez compte à Dieu du mal que j’ai fait aux hommes !

— Malheur ! manieur ! dit M. de Larcy en joignant les mains.

— Ah ! que n’ai-je été en effet, continua Formose, le fils de la bohémienne dont vous parliez tout à l’heure ! Que ne suis-je né dans quelque crevasse des Alpes, dans quelque grotte des Pyrénées, au milieu d’une troupe de gitanos ! La bohémienne ne laisse pas son enfant sur le chemin ; elle ne l’abandonne pas à des mains étrangères ; mais elle emporte partout avec elle le petit malheureux qui, à défaut du pain qu’il n’a pas toujours, trouve au moins un baiser de sa mère et une caresse de ses frères et de ses amis.

— Mon Dieu ! s’écria le comte, mon Dieu ! ne suis-je donc pas assez puni d’un crime involontaire ?

Et il raconta alors comment sa seconde femme avait éloigné l’enfant du premier lit de la maison paternelle en le faisant passer pour mort.

À mesure qu’il parlait, la figure de Formose perdait peu à peu de son expression farouche. Aux derniers mots du coniie, il lui prit la main, et, s’abandonnant à l’attendrissement provoqué par ce récit, il baissa la tête pour cacher ses larmes.

— Vous pleurez, dit le comte non moins ému que Formose.

— Oui, répondit celui-ci, je pleure sur la honte de ma vie passée.

— Oublions le passé, s’écria tout-à-coup M. de Larcy, subjugué par la force du sentiment paternel, oublions tout. Pardonnez-moi comme je vous pardonne. Pour moi, ajouta-t-il tu ne fais que de naître. Formose est mort, il me reste mon fils, mon Henri, l’enfant dont j’ai pleuré la perte pendant trente années !

Et il se précipita dans les bras de Formose.

— Mon fils, mon enfant !… disait le vieillard. Je l’ai appelé bien souvent ; mais enfin il m’est rendu ! Que le ciel soit béni !

Maintenant, reprit-il d’un air souriant, rien ne s’oppose plus au mariage projeté. Ah ! oui, vous deviez être le fils d’un gentilhomme, vous ! Je ne savais pas ce que je disais tout à l’heure… Merci, mon Dieu ! car c’est toujours mon fils qui épousera Henriette.

Formose était redevenu sombre et pensif.

— Vous ne me répondez pas, Henri ?

— Ne parlons jamais de ce mariage, dit Formose en étouffant un soupir.

— Comment, demanda le comte étonné, vous ne l’aimiez donc pas ? vous voulez donc causer la mort de votre cousine ?

— Ma cousine ! s’écria Formose avec rage ; ma cousine… Henriette est ma fille !  !  !

— Sa fille ! répéta le comte atterré.

— Oui, j’ai appris hier cet horrible mystère ! Et il dévoila à M. de Larcy la scène de l’hôtellerie de la Trinidad à Irun, et la révélation involontaire de la duchesse.

Lorsque Formose eut cessé de parler, le vieillard, qui l’écoutait tremblant et oppressé, poussa un cri et tomba sans connaissance.

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M. de Larcy ne reprit ses sens qu’au bout de quelques heures. Quand il revint à lui, il était dans la grande salle du château de Blenneville. Mlle d’Orion était à ses côtés, pâle et inquiète, et ne sachant rien de ce qui venait de se passer.

Le comte rassembla ses idées comme s’il sortait d’un pénible sommeil ; il resta longtemps immobile, l’œil fixe et hagard, sans répondre aux interrogations de sa pupille. Puis, se souvenant tout-à-coup du mystère dévoilé par Formose, il laissa retomber sa tête dans ses mains, refusant de croire à tant d’horreurs. Il trouva sur une table, auprès de lui, une lettre cachetée de cire noire, à son adresse ; il l’ouvrit aussitôt, et reconnut l’écriture de Formose. Cette lettre contenait les lignes suivantes :

« Lorsque vous lirez ces lignes, j’aurai quitté Blenneville pour toujours.

« Je pars, car je ne me sens pas la force d’affronter, même une dernière fois, la vue de votre nièce, de cette chère Henriette qui est ma fille (ce mot presque effacé par une larme), et, — fatal amour ! — que j’aime comme un amant.

« Tâchez qu’elle soit heureuse ; de loin je veillerai sur elle.

« Surtout, qu’elle ne soupçonne jamais l’horrible secret dévoilé par sa mère. Dites-lui que je suis mort, que je suis allé on ne sait où ; mais, je vous en conjure, faites qu’elle ne me haïsse pas.

« Je m’éloigne avec le nom impur que j’ai porté jusqu’à ce jour ; je ne dois pas déshonorer le vôtre qui est sans tache.

« Adieu, monsieur, adieu, mon père ; permettez-moi de vous appeler ainsi pour la première et la dernière fois.

« Je signe ce billet du prénom que m’a donné ma mère.

« Henri. »

Après la lecture de cette lettre. le comte regarda à travers ses larmes Mlle d’Orion qui attendait, en tremblant, l’explication de tout ce qu’elle voyait depuis une heure.

— Mon enfant, lui dit M. de Larcy en la pressant dans ses bras, il te faut du courage.

— Quoi ! mon oncle, dit la jeune fille qui craignait de comprendre.

— Le prince, poursuivit le comte, a reçu ce matin une lettre qui lui annonçait la perte de sa fortune.

— N’est-ce que cela ? interrompit Mllc d’Orion avec un sublime sourire.

— Et… continua M. de Larcy qui n’osait achever.

— Parlez, parlez.

— Il a douté de nous, il est parti sans dire où il allait.

— Peut-être s’est-il tué ? s’écria la jeune fille.

— Peut-être ! répondit lugubrement le comte en comprimant ses sanglots.

Mlle d’Orion devint pâle comme une morte ; ses jambes fléchirent, elle s’évanouit dans les bras du comte.

En ce moment, la folle entrait dans le salon en chantant son refrain.

— Robes de noces !… fleurs d’oranger !… crêpes de deuil !… couronne de mort !…

Cinq mois après ce qui vient de se passer, une jeune fille était mourante dans une chambre de ce sombre et lugubre château de Blenneville ; c’était Mlle Henriette d’Orion.

La fuite subite de Formose avait plongé Mlle d’Orion dans une douleur muette et résignée. Sans soupçonner le vrai motif de ce brusque départ, elle pensait bien qu’il devait se rattacher à quelque profond mystère dont elle ne voulait pas soulever le voile ; elle ne fit aucune interrogation, ne laissa pas échapper une plainte et courba la tête sous sa destinée ; elle se savait frappée au cœur.

M. de Larcy voulut la distraire ; il lui proposa les voyages, ce remède des légères afflictions. Mais la jeune fille opposa une résistance opiniâtre à toutes les instances du comte et de la marquise de Veyle ; elle resta à Blenneville tout entière à sa douleur et à la torture des anciens souvenirs.

Elle vécut ainsi seule avec ses pensées, comparant le bonheur rêvé à la triste destinée qui lui était échue en partage ; son esprit ne parcourait plus l’idéal horizon de ses naïves espérances ; il était en quelque sorte rivé au souvenir de Formose par la double chaîne de la souffrance et de l’amour.

Chaque jour elle allait se promener sur cette limite du parc qui lui rappelait les premiers battements de son cœur ; elle contemplait d’un œil triste et voilé l’allée où elle l’avait vu tant de fois au premier éveil de son amour ; elle restait ainsi rêveuse et immobile jusqu’à ce que la voix de son oncle vînt l’arracher à cette vision de son bonheur passé.

Après cinq mois de cette vie affreuse, elle tomba mortellement malade. L’heure de la délivrance était arrivée.

M. de Larcy, courbé sous sa propre souffrance, Mme de Veyle, pâlie par des veilles, étaient auprès du lit de la jeune fille dont le visage portait déjà l’empreinte de la mort ; elle venait de recevoir les derniers sacrements.

La marquise se tenait agenouillée ; le comte comprimait les sanglots qui débordaient de son cœur oppressé. Le délire s’était emparé de Mlle d’Orion ; elle appelait Formose.

En ce moment, un homme entrait dans la chambre, et se précipitait vers le lit de la mourante qu’il tenait embrassée.

La jeune fille le regarda longtemps en silence, puis elle s’écria, la figure illuminée d’un reflet céleste et en se relevant par un dernier effort convulsif :

— Formose !… c’est lui !… Ah ! je savais bien que nous nous reverrions dans le ciel !

Elle expira avec un sourire d’ange sur les lèvres.

Formose, car c’était lui, ne pouvait s’arracher du cadavre de sa fille.

Lorsqu’il détourna les yeux de ce lit de douleur, il se précipita dans les bras de M. de Larcy. Après la mort de son amie, la marquise reprit la route de Paris, tourmentée elle-même par une secrète amertume.

Il ne reste plus à Blenneville que le comte et la duchesse, une ruine en face d’une autre ruine.

Quant à Formose, le jour même de la mort de Mlle d’Orion, il avait sans doute repris le chemin, de la solitude éternelle.

Edm. Texier d’Arnout.
Engraving for the 1844 edition of Prince Formose
Engraving for the 1844 edition of Prince Formose