L’Écho des feuilletons - 1844/Le Prince Formose/Retour à Paris

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Le Prince Formose (L’Artiste, 1839)
L’écho des feuilletonsBoulanger et Legrand4 (p. 212-217).
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Formose était à Blumster depuis une quinzaine de jours environ, attendant avec Berthold l’issue de l’opération des fausses lettres. Cette retraite était en quelque sorte une retraite forcée, puisqu’il avait annoncé son départ à M. de Larcy le père et à Mlle d’Orion, qui croyaient le prince en Italie occupé d’affaires de famille et de la vente de ses propriétés transalpines. Formose et Berthold n’étaient pas sans inquiétude sur le résultat du coup audacieux exécuté par les cinq associés : la moindre hésitation de l’un d’eux pouvait tout compromettre, et alors, en admettant dans cette hypothèse les chances les plus favorables, il faudrait continuer le même genre de vie et reprendre cette longue série de forfaits dont le souvenir commençait à les importuner l’un et l’autre.

Tout-à-coup ils apprirent par les journaux que l’opération avait fait long feu. Cette tentative, qui accusait chez son auteur une audace inouïe et une sorte de génie diabolique, avait causé la plus vive émotion sur les différentes places, et jeté la perturbation dans les opérations de banque et les effets de commerce. Formose avait voulu enlever aux principaux coffres-forts de l’Europe la somme énorme de vingt millions[1]. Ses compagnons étaient parvenus à soustraire trois millions qui, suivant les conventions auraient été expédiés au fur et à mesure à Paris à une adresse pseudonyme. C’était à Bruxelles que la mèche avait été éventée. Lorry, encore inexpérimenté et moins confiant que ses compagnons, s’était troublé chez un banquier qui avait conçu quelque doute sur la réalité du papier. Arrêté sur-le-champ, le jeune homme s’était fait sauter la cervelle, et l’on n’avait rien trouvé sur lui qui pût constater son nom et son identité.

À cette nouvelle, Formose et Berthold restèrent anéantis. Le premier moment de vertige et d’effroi passé, Berthold proposa de fuir et de quitter l’Europe. Mais Formose résolut de payer d’audace, il monta avec Berthold dans une chaise de poste, et ils revinrent immédiatement à Paris.

Bientôt les nouvelles de l’affaire des fausses traites arrivèrent de toutes parts, elles élaient de nature à rassurer Formose : voici ce qui s’était passé. L’éveil donné, l’ordre était parti d’arrêter les aventuriers qui avaient déjà escompté pour trois millions de valeurs fabriquées. Chaulieu, auquel était échue l’Italie, dans la distribution des grands centres, s’était fait passer, dans toutes les villes, pour un spéculateur en tableaux et en objets d’art, et avait fait une rafle complète. Il se trouvait à Civita-Vecchia, lorsqu’il apprit la catastrophe de Lorry, alors il était monté sur un navire faisant voile pour Alexandrie. Mersan, arrêté à Londres, était parvenu à échapper à l’infamie par une mort volontaire, en se précipitant dans la Tamise. Les deux autres s’étaient sauvés en Amérique, en sorte que cette opération avait en définitive entièrement tourné à l’avantage de Formose qui, par le fait, se voyait débarrassé de ses compagnons, et, de plus, restait propriétaire, avec Berthold, des trois millions expédiés sur Paris. Quant à la police de tous les pays exploités, elle était sur les dents pour saisir les coupables, qu’elle croyait très nombreux ; mais il ne lui était resté entre les mains que deux cadavres inconnus, les cinq industriels ayant eu soin de prendre des noms d’emprunt, et des titres et des qualités de contrebande.

Au bout de quelques jours, la sensation produite par celle affaire des traites s’apaisa peu à peu sans que l’on pût connaître ni même soupçonner les coupables. Formose jugea qu’il était sauvé, et Berthold s’applaudit de n’avoir pas exécuté son projet de départ. Sur les trois millions adressés à Paris, un million fut abandonné à Berthold avec les valeurs courantes appartenant à l’association ; Formose se réserva les deux autres, qui devaient représenter, aux yeux de M. de Larcy, le produit de la vente des propriétés d’Italie.

Alors Formose, débarrassé de ses criminels complices, n’ayant plus rien à redouter, et pouvant désormais continuer à mener un train princier, sans courir le risque d’être compromis, vit que la fortune se déclarait ouvertement pour lui. Rien ne s’opposait plus à son mariage avec Mlle d’Orion, il prouverait d’une manière irréfutable que sa fortune lui permettait d’aspirer à la main de la riche héritière. Une idée l’inquiétait pourtant, c’était la disparition subite du vicomte de Larcy, dont on ne connaissait probablement pas encore la mort, puisque Mme de Veyle ne lui en avait pas parlé, mais qu’on pouvait apprendre d’un jour à l’autre. Si M. de Larcy le père concevait quelques doutes ?… mais sur quelle base se fonderaient ses soupçons ?… D’ailleurs Formose se regardait comme innocent de ce crime, commis en dehors de sa participation et de sa volonté.

Formose, tout-à-fait rassuré, résolut d’aller dans sa propriété de Normandie pour voir Mlle d’Orion ; avant de partir, il alla prendre congé de Mme de Veyle.

En arrivant chez la marquise, qui donnait ce soir-là sa dernière petite réception, Formose y rencontra, à quelques exceptions près, la même société qu’il y avait vue trois mois auparavant. Quand il entra dans le salon, la conversation roulait précisément sur l’affaire des fausses traites, et chacun disait son mot sur cette histoire ; les uns assuraient qu’on était à l’affût d’une bande de malfaiteurs, qui fabriquaient depuis quelque temps de la fausse monnaie et des valeurs illusoires ; d’autres prétendaient que le coup avait été conçu et exécuté par des étrangers. Formose, interrogé à son tour sur ce qu’il savait à cet égard, répondit qu’il ne connaissait de l’affaire que ce qu’il en avait lu dans les journaux, mais qu’il ajoutait volontiers foi à l’opinion du Morning Herald, lequel assurait que cette audacieuse machination était l’œuvre d’aventuriers américains.

Ce sujet de causerie abandonné, on parla du voyage du prince en Italie, Formose fit une description très pittoresque de ce voyage prétendu, raconta quelques particularités gaies et spirituelles, puis faisant allusion, par une adroite transition, à ses nouveaux projets, il termina par une phrase sentimentale, sur le déchirement qu’il avait éprouvé en disant un éternel adieu à cette terre où il était né, et qu’il sacrifiait à sa patrie d’adoption.

Lorsqu’il eut exécuté ses tours de voltige sur la corde raide de la sensibilité, M. de Pommereux s’approcha de lui et ils causèrent un instant à l’écart. M. de Pommereux, qui n’avait pas vu le prince depuis le départ de ce dernier pour la Normandie, lui adressa des compliments sur son futur mariage avec Mlle d’Orion, mariage qui, assurait-il, n’était plus un secret pour personne.

— Je vous félicite d’autant plus de votre bonheur, ajouta-t-il, que vous avez supplanté ce petit de Larcy que je n’ai jamais pu souffrir.

Formose s’inclina en signe de remercîment.

— Concevez-vous, continua M. de Pommereux, la folie de ce jeune homme ? il pouvait épouser l’une des plus belles et des plus riches héritières de France, et il va s’amuser à filer le parfait amour avec une femme de rien qui, depuis trois semaines que le vicomte est parti, a déjà deux fois changé d’amant.

— Ce n’est après tout qu’un écart de jeunesse, répondit Formose qui ne risquait pas beaucoup à faire de la générosité.

Il avait à peine fini de parler, que la porte du salon s’ouvrit à deux battants, et qu’un nouveau personnage entra sans se faire annoncer. À la vue de cet homme, Formose sentit une sueur froide inonder son visage, et il resta comme pétrifié.

Le nouvel arrivant était le vicomte de Larcy.

M. Eugène de Larcy, que nous avons laissé dans le Danube, n’avait été qu’étourdi par le coup que lui avait donné Chaulieu. Le fleuve avait rejeté sur la rive le corps du jeune homme qui, revenu à lui après une heure d’évanouissement, s’était traîné vers la grande route et avait gagné avec beaucoup de peine une mauvaise auberge où il était resté pendant trois ou quatre jours entre la vie et la mort. Peu à peu la nature avait repris le dessus, et le vicomte, échappé miraculeusement, n’avait plus songé qu’à revenir à Paris au plus vite pour tirer une vengeance éclatante de Formose, le déshonorer publiquement et sauver Mlle d’Orion. Tout entier à son idée de terrasser cet homme dont il connaissait enfin la vie, il n’avait pas même pensé à dénoncer les meurtriers de Blumster ; il voulait se réserver le plaisir de frapper lui-même Formose et de le démasquer aux yeux de tous.

L’entrée de M. Eugène de Larcy avait produit une impression d’étonnement général ; on le croyait à Vienne. La marquise pensait que le vicomte, tourmenté par l’idée du mariage de sa cousine avec le prince, n’était revenu que pour s’opposer de toutes ses forces à cette union. Elle attribuait la pâleur répandue sur le visage de Formose et de M. de Larcy à l’espèce de haine que devait exciter entre ces deux hommes leur rivalité. A l’aspect de M. de Larcy, elle s’empressa de prendre une figure souriante, et lui dit, en forme de plaisanterie, pour détourner l’orage :

— Eh bien, cher diplomate, nous avons donc abandonné notre poste ? Depuis quand êtes-vous ici ?

— J’arrive, Madame ; ma première visite a été pour vous.

— C’est charmant, dit la marquise ; on n’est pas plus, aimable et plus empressé. Nous apportez-vous des nouvelles de votre voyage ?

— Oui, quelques-unes, répondit le vicomte en regardant le prince.

À la vue de M. de Larcy, Formose avait été saisi d’une sorte de tremblement nerveux ; mais rappelant aussitôt à lui tout son sang-froid, il reprit son visage calme et impassible. L’impression qu’il éprouvait ne se manifestait que par un léger mouvement des lèvres presque imperceptible. La manière dont le vicomte venait de le regarder ne lui laissait plus aucun doute ; M. de Larcy devait connaître sa complicité avec les hôtes de Blumster.

— Et quelles sont ces nouvelles ? avait demandé la marquise.

— Monsieur, dit le vicomte en montrant Formose, et en s’accoudant sur le marbre de la cheminée juste en face du prince, nous a fait, il y a quelques mois, le récit d’une ballade fantastique en s’accompagnant au piano ; s’il veut être assez bon pour me servir d’accompagnateur, je vais vous en raconter une qui aura le double mérite du merveilleux et de la vérité.

— Je ne me sens pas disposé ce soir, répondit Formose en tirant de sa poche un petit portefeuille en nacre qu’il fit tourner entre ses doigts.

— C’est fâcheux, reprit M. de Larcy avec un sourire amer. Puisqu’il en est ainsi, je serai forcé de raconter ma ballade tout simplement. Il est vrai, ajouta-t-il, qu’elle est assez intéressante par elle-même pour pouvoir se passer du secours de l’art et de la mise en scène.

— Ne nous faites donc pas languir, dit la marquise.

— Je commence, madame.

Il y a aux portes de France un vieux château de l’aspect le plus romantique.

— Ah ! ceci promet, dit Mme de Veyle.

— Ce château, poursuivit le vicomte, sert de retraite à quelques jeunes gens dégoûtés du monde.

— Un couvent de trappistes, interrompit la marquise.

Formose oppressé pouvait à peine respirer.

— Ce n’est pas cela, continua le vicomte lentement et comme pour savourer plus longtemps la vengeance de ses paroles dont chacune perçait, comme un fer rouge, la poitrine de Formose. Ces jeunes gens, amants de la solitude, occupent leurs loisirs à… assassiner les voyageurs.

— Ah ! mon Dieu, s’écria la marquise.

— Ce sont peut-être les auteurs des fausses traites ? dit M. de Pommereux.

— Cela pourrait bien être, répondit le vicomte.

Formose étouffait ; ses yeux, ordinairement pâles, semblaient en ce moment injectés de sang.

— Je continue, reprit M. de Larcy :

Ces jeunes gens ne sont pas des misérables vulgaires ; ils sont d’autant plus criminels, que tous semblent avoir reçu une certaine éducation, et qu’ils mettent leur intelligence au service du meurtre et de l’assassinat.

Ici le vicomte fit une pause et laissa tomber sur Formose un regard accablant et plein de mépris.

—Ces misérables assassins, continua-t-il, vous les avez peut-être rencontrés sur votre route, vous tous, Messieurs ; ils vous ont peut-être parlé à vous, Mesdames, car ils sont élégants, ont dans le monde d’excellentes manières, et peuvent lutter, par la fortune que leur a faite le crime, avec les gens les plus riches et les mieux placés.

— Mais ce que vous nous racontez là est horrible, dit la marquise.

— Oui, Madame, c’est horrible, c’est épouvantable ; mais cela est ainsi. Et qui vous dit que vous-même vous n’ayez pas été exposée à recevoir chez vous, dans votre salon, l’un de ces criminels ? s’écria le vicomte d’une voix stridente.

Formose fit un mouvement.

— Allons, vous êtes fou, mon cher vicomte, dit la marquise, je connais parfaitement toutes les personnes qui me font l’honneur de venir chez moi.

M. de Larcy sourit et continua : — Ces jeunes gens ont un chef. Ce chef, dit-il en élevant la voix et en dirigeant son bras vers le prince…

En ce moment, Formose laissa tomber à terre le portefeuille qu’il tenait à la main depuis quelques minutes, plusieurs papiers en sortirent et s’éparpillèrent sur le tapis ; le prince prit un de ces papiers, puis il s’approcha de M. de Larcy et lui dit avec un sang-froid sublime :

— À propos, M. le vicomte, pouvez-vous me dire si vous connaissez cette écriture ? je vous demande pardon de vous interrompre au milieu de votre intéressante histoire ; mais si je différais, j’oublierais peut-être de vous faire cette interrogation… Et il montrait au jeune homme, de manière à ce que personne autre que le vicomte ne pût s’apercevoir de quoi il s’agissait, la lettre de change fausse souscrite au juif Génins deux mois auparavant.

À cette vue, M. de Larcy devint pâle comme un mort ; il resta immobile, sa langue se sécha à son palais ; il se demandait comment cette terrible pièce, qu’il avait en quelque sorte oubliée, était tombée entre les mains de Formose.

Formose replia le papier, regagna sa place et dit au jeune homme avec un air tranquille et dégagé :

— Maintenant, Monsieur le vicomte, veuillez être assez bon pour achever votre histoire ; pour ma part je prends à votre récit le plus vif intérêt.

M. de Larcy venait de comprendre à l’instant que le nom de son père était déshonoré, que lui-même était perdu s’il disait un mot de plus. Les rôles étaient changés, d’accusateur il devenait accusé, de juge il était criminel.

Il resta anéanti, on ne savait à quoi attribuer cette subite métamorphose ; l’extrême pâleur répandue sur ses traits frappa Mme de Veyle, qui lui demanda aussitôt s’il se trouvait mal.

— Oui, répondit-il, je me sens faible, la fatigue du voyage, la chaleur qu’il fait ici, tout cela me rend malade ; et il s’assit sur un fauteuil.

L’émotion du vicomte, produite par la vue de la lettre présentée par Formose, avait en effet été telle, qu’il perdit réellement connaissance.

La marquise lui fit respirer des sels, on le transporta dans une chambre voisine, et quand il fut sorti, Formose dit à demi-voix, à deux ou trois personnes placées auprès de lui :

— Je ne sais si vous pensez comme moi ; mais il me semble que le cerveau de M. de Larcy a reçu une légère atteinte ; cette histoire étrange, racontée d’une façon plus étrange encore, n’indique pas un esprit très sain.

— C’est ce que je pensais en ce moment, répondit quelqu’un.

—Je suis aussi tout-à-fait de cet avis, dit M. de Pommereux ; avez-vous remarqué l’air égaré qu’il avait en entrant ?

— Et puis, quel singulier regard ? dit Formose.

En ce moment la marquise revint au salon, M. de Larcy allait mieux, et avait chargé la marquise d’exprimer à l’assemblée tout le regret qu’il éprouvait pour le trouble qu’avait causé son accident subit. — Cela ne sera rien, ajouta Mme de Veyle, une faiblesse causée par la fatigue d’une longue route, voilà tout.

— Pauvre jeune homme, murmura Formose avec un air de componction, tant mieux s’il n’a que le corps malade.

— Que voulez-vous dire ? demanda Mme de Veyle ; croiriez-vous que sa raison soit menacée ?

— Je ne sais, mais cette histoire, ces fables incohérentes, ce débit lent et pénible qui ne lui est pas naturel, tout cela indique quelque chose de sinistre.

— O mon Dieu ! s’écria la marquise, vous me faites peur.

Après quelques phrases sur ce sujet, chacun prit congé de Mme de Veyle.

Formose revenait à pied à son hôtel, sous l’impression de cette horrible soirée qui lui avait paru d’une longueur mortelle. Il était encore sous le poids du supplice que lui avait fait éprouver le récit du vicomte, et il se demandait comment M. de Larcy, qu’il croyait à tout jamais englouti dans les flots, lui était apparu tout-à-coup comme un fantôme accusateur, lorsqu’en traversant la place de la Concorde, il fut accosté par un jeune homme, c’était encore M. de Larcy.

Formose, craignant une attaque nocturne, se mit aussitôt sur la défensive.

— Ne craignez rien, Monsieur, lui dit le jeune homme, je ne suis ni un assassin ni un lâche, moi.

Formose, honteux d’avoir manifesté un mouvement de crainte, reprit aussitôt son assurance ordinaire et dit au vicomte :

— Que voulez-vous de moi, Monsieur ?

— Comment, reprit le vicomte, vous êtes-vous procuré le papier que j’ai vu ce soir entre vos mains ?

— Il est inutile de vous le dire, l’important est que vous sachiez qu’il est en mon pouvoir, et qu’au premier mot sorti de votre bouche…

— Infâme ! interrompit le vicomte.

— Où tendent cette démarche et ces injures, Monsieur ? interrompit superbement Formose.

— Ne savez-vous pas, répondit le vicomte, que je suis maître de vous, que je n’ai qu’un mot à dire pour qu’on ne voie en vous qu’un misérable ? vos compagnons n’ont-ils pas voulu m’assassiner ?

— De quels compagnons voulez-vous parler ?

— De vos amis d’Allemagne, Monsieur ; j’ai tout su, j’ai entendu leur conversation pendant qu’ils étaient à ma poursuite ; votre nom, plusieurs fois prononcé, m’a prouvé que vous étiez le chef d’une bande d’assassins.

— Que m’importe, répondit Formose avec un magnifique dédain, que des misérables se servent de mon nom pour cacher le leur ; tout ce que vous dites là sort d’un cerveau malade, vous avez fait un mauvais rêve. Prouvez que je vous ai personnellement causé le moindre dommage, comme je peux prouver, moi, pièces en main, que vous avez déshonoré votre nom et votre famille.

Tant d’assurance, d’effronterie et de perversité confondait le vicomte ; il ne savait plus en effet s’il n’était pas le jouet de quelque hallucination.

— Rendez-moi ce papier contre tout l’argent que vous voudrez, reprit le vicomte après quelques instants de silence, renoncez à vos projets sur ma cousine, et je vous promets de ne jamais prononcer un mot qui ait rapport à vous et à l’événement qui m’est arrivé.

— Le grand mot est lâché, répondit imperturbablement Formose, qui prenait de plus en plus d’assurance. Ainsi, vous avez voulu bâtir je ne sais quelle histoire ridicule, dans l’espérance de me faire renoncer à des prétentions légitimes ; vous vous êtes grossièrement trompé, Monsieur, et je vous prouverai que j’ai plus de force de caractère que vous ne l’avez pensé.

— Puisqu’il en est ainsi, s’écria le jeune de Larcy pâle de fureur, je m’en rapporte au jugement de Dieu. Je consens à me battre avec vous, avec vous, infâme et assassin.

— Assassin et faussaire, répondit Formose, ne sont pas déplacés sur le même terrain.

— Demain, Monsieur, à six heures du matin, au bois de Vincennes, dit M. de Larcy les dents serrées et le visage contracté par la colère. Au rond-point de la grande allée, j’aurai mes témoins ; amenez les vôtres, et tâchez de m’épargner la vue de vos amis, de mes assassins.

— J’y serai, Monsieur, dit Formose en s’inclinant. Quant au motif du duel, ajouta-t-il, comme vous ne seriez sans doute pas bien aise qu’on le connût, choisissez celui qui vous conviendra, et croyez que je serai assez galant homme pour ne vous contredire en rien.

— Oh ! mon Dieu, s’écria le vicomte avec l’accent du plus violent désespoir, être à la merci de cet homme !… quelle honte !

— C’est vous qui l’avez voulu, répondit doucement Formose, qui croyait voir jour à un accommodement.

— Qu’importe, reprit M. de Larcy avec feu, j’ai le bon droit pour moi ; Dieu jugera du reste. Et il s’éloigna rapidement.

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Le lendemain, à six heures du matin, une calèche traversait la grande avenue de Saint-Mandé, entrait dans le bois de Vincennes et s’arrêtait au rond-point désigné. Trois hommes en descendirent ; c’étaient Formose, M. de Pommereux et un Italien de distinction.

— Il paraît, dit Formose, que nous sommes les premiers au rendez-vous.

— Ainsi, demanda M. de Pommereux, il n’y a pas de raison apparente qui justifie votre duel ?

— Pas la moindre que je sache, répondit Formose ; M. de Larcy m’a insulté sans motif : voilà tout.

— Mais alors ce combat ne peut pas avoir lieu.

— Y pensez-vous ? dit Formose, il n’y a que les affaires vraiment sérieuses qui se dénouent d’une manière pacifique. M. de Larcy sait que j’aime sa cousine ; nous nous la disputons l’un et l’autre. Jamais il ne voudra entendre parler d’un accommodement ; tout prétexte lui sera bon. Ce ne serait qu’une partie remise.

— Quelles armes choisissez-vous ?

— Je me mets entièrement à la discrétion du vicomte à cet égard.

En ce moment une seconde voiture pénétrait dans l’allée.

— Les voilà, dit Formose.

M. de Larcy et ses deux témoins, dont l’un était un attaché d’ambassade et l’autre un capitaine d’élat-major, descendirent et saluèrent les témoins de Formose, qui se tenait à l’écart.

M. de Larcy était d’une pâleur de marbre. Les tortures affreuses que ce jeune homme éprouvait depuis douze heures avaient imprimé leurs traces sur ses traits amaigris. Ses yeux, animés par le désir de la vengeance, lançaient par intervalles des éclairs de fureur. Formose, calme, impassible, avait sur son adversaire l’avantage du sang-froid, de la force et de l’habitude. Aussi les quatre témoins commencèrent par convenir que, dans le cas où le duel aurait lieu, l’épée serait abandonnée comme n’offrant pas des chances égales pour les deux adversaires. Ensuite ils tâchèrent d’arranger l’affaire pacifiquement ; mais, à la première proposition d’accommodement, le vicomte se récria, et déclara tout d’abord qu’il ne voulait se battre qu’à trois pas avec un seul pistolet chargé.

Toutes les remontrances de ses amis furent inutiles, il demeura inébranlable dans sa résolution.

— Quand les témoins virent qu’il fallait renoncer à toute proposition raisonnable, ils commencèrent leur œuvre de dévoûment, et réglèrent toutes les dispositions du combat.

Les sinistres apprêts du duel se firent en face des deux adversaires : on chargea un seul pistolet, puis on le plaça dans un chapeau avec un pistolet vide.

Formose et le vicomte prirent chacun son arme au hasard.

Ils se mirent à trois pas en face l’un de l’autre.

Ils tendirent les bras et croisèrent leurs pistolets.

— Il est encore temps, Monsieur, dit Formose au vicomte ; C’est vous qui voulez ce duel.

— Misérable ! s’écria M. de Larcy, et il lâcha la détente.

La capsule seule brûla ; il avait le pistolet vide. Formose ne sourcilla pas.

— Tuez-moi, Monsieur ! s’écria le vicomte.

— Jamais, répondit Formose ; allez, je vous donne la vie. Puis il ajouta plus bas : — Vous ne direz plus maintenant que je suis un assassin. Et il jeta son pistolet à terre.

— Infamie et malheur ! cria le jeune homme, emporté par un accès de rage, et que la fureur avait rendu pourpre ; je vous dois déjà la honte, je ne veux pas de votre grâce. Et se précipitant sur le pistolet du prince : — Cet homme, dit-il en montrant Formose, est mon assassin. Dieu me vengera un jour. Et il se fit sauter la cervelle.

Les témoins s’élancèrent vers lui pour arrêter son bras ; mais il était trop tard, il ne restait plus qu’un cadavre.

  1. Les détails de ces affaires des fausses traites sont vrais. — On se rappelle qu’en 1841 une société d’élégants industriels conçut le projet d’enlever aux principaux banquiers d’Europe une somme énorme. — Voir la Gazette des Tribunaux de 1843.