L’Écho des feuilletons - 1844/Le Prince Formose/Les Sept péchés capitaux

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Le Prince Formose (L’Artiste, 1839)
L’écho des feuilletonsBoulanger et Legrand4 (p. 180-182).

LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.

Vers la fin de l’hiver de 1840, un homme se promenait sur cette partie du boulevard qui côtoie le passage de l’Opéra ; cet homme, vêtu avec une élégance de fort bon goût, avait l’aspect soucieux. Il marchait à grands pas, en murmurant entre ses lèvres quelques paroles sans suite qui trahissaient une assez grave préoccupation. L’inconnu dont il s’agit était grand, mince et d’une figure agréable ; l’aspect pâle et calme de son visage offrait un mélange assez singulier de douceur et d’énergie, de mollesse et de force ; ses yeux avaient surtout une expression indéfinissable. À la première vue son regard semblait éteint, tant il était incertain et vague ; on aurait dit des yeux de faïence ; mais en examinant attentivement cet homme, on voyait aussitôt percer du fond de son orbite une petite lentille noire dont l’attraction magnétique vous fascinait. Du reste, toute sa personne portait le cachet de la plus sévère distinction. Il était distingué dans sa mise, dans ses manières, dans sa démarche et dans sa tournure. Un certain parfum d’aristocratie se trahissait dans le moindre de ses gestes. C’était, en un mot, ce qu’on nomme dans le langage du monde un beau cavalier. Quant à son âge, il était difficile de le dire sur ses traits ; on pouvait lui donner aussi hardiment vingt-six ans que trente-six.

Il y avait à peu près une demi-heure que l’inconnu se promenait en tous sens sur le boulevard, lorsqu’il fut accosté par un jeune homme, qui lui dit d’un air étonné :

— Tu n’es pas encore au rendez-vous ? Moi qui pensais être en retard ; les autres doivent nous attendre.

— Ils attendront, répondit tranquillement l’inconnu.

— Est-ce que tu n’as pas l’intention de te rendre à la réunion des six ?… Tu sais bien qu’on ne peut rien décider sans toi.

— J’irai plus tard.

— Qu’attends-tu donc ?

— J’attends… j’attends… dit l’inconnu d’un air impatienté, une lettre importante…

— Pour nous tous ?

— Non, pour moi. Je te dirai cela dans un autre moment.

Il avait à peine fini de parler, qu’un domestique en riche livrée lui remit un billet dont il rompit aussitôt le cachet. Le billet contenait ce qui suit :

« Mon cher prince,

« Madame la marquise de Veyle a été enchantée de l’honneur que vous avez bien voulu lui faire en sollicitant vos petites entrées chez elle ; elle m’a chargé de vous dire qu’elle vous recevrait toujours avec plaisir, et elle vous attend ce soir. Vous trouverez à votre hôtel une lettre d’invitation.

« Tout à vous, « A. de Pommereux. »

Aussitôt après la rapide lecture de ce billet, la figure du jeune homme prit une expression joyeuse ; il mit la lettre dans la poche de sa redingote, et s’adressant à son domestique :

— Angelo, vous ferez atteler ce soir à onze heures.

Puis, prenant le bras de son ami, ils montèrent le boulevard, et se rendirent au café de Foy.

Ils pénétrèrent dans une salle séparée, au milieu de laquelle se dressait une table de sept couverts. Quatre jeunes gens, couchés sur des divans circulaires, se levèrent à leur arrivée, et vinrent leur donner des poignées de main.

— Messieurs, dit le principal personnage, qui était le prince Formose, je suis désolé de vous avoir fait attendre ; une affaire importante ne m’a pas permis d’être exact au rendez-vous. Puis il ajouta aussitôt d’un ton bref : — Ah çà ! Messieurs, êtes-vous bien sûrs de M. de Lorry, que vous voulez admettre dans notre association ?

— J’en réponds sur ma tête, dit l’un des interlocuteurs.

— Quels sont, demanda négligemment le prince en se couchant sur le divan, les antécédents de ce jeune homme ?

— Il a commencé, dit celui qui s’était porté caution, par être ce que les gens de province appellent un franc mauvais sujet.

— Ah ! fit le prince en signe d’approbation.

— Il avait, continua le jeune homme, vingt mille livres de rentes, qu’il a absorbées en trois ans.

— Très bien.

— Bref, il a fait de tout temps le désespoir de sa famille.

— Décidément, dit le prince, ce jeune homme a tous les droits exigibles pour faire partie de notre cénacle. En outre des avantages que vous venez d’énumérer, possède-t-il aussi quelques petits talents particuliers ?

— Il manie l’épée mieux que personne, il tire le pistolet comme un maître, et il a une force athlétique. On assure qu’à l’âge de dix-huit ans il assomma d’un coup de poing un honnête bourgeois dont il avait enlevé la fille.

— Que ne me disiez-vous cela tout de suite ! s’écria Formose. Et où est-il maintenant ?

— Il attend dans le passage de l’Opéra la décision des six membres.

— Qu’on le fasse venir sur-le-champ. Berthold, ajouta-t-il en s’adressant au personnage qui l’avait abordé sur le Boulevard, tu lui serviras d’introducteur.

Berthold sortit.

— Eh bien, Messieurs, dit le prince d’un air dégagé aux quatre jeunes gens qui restaient, êtes-vous contents ? Il y a quatre mois que nous ne nous sommes vus ; il est bien juste que nous parlions un peu de nos affaires. Comment s’est passé votre séjour à Londres, Chaulieu ?

Celui auquel s’adressait cette interrogation s’occupait depuis un quart d’heure à remuer un eu de cartes sur le bout de la table ; il ne jouait pas, mais il était tellement absorbé par l’étude de quelque combinaison, qu’il n’entendit pas.

— Toujours le même, dit l’un des jeunes gens ; les cartes ne le quittent plus ; il en a dans toutes poches de ses habits, et jusque dans ses bottes.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Chaulieu, sortant de sa méditation. Ne savez-vous pas que je cherche depuis trois ans le moyen d’avoir brelan à tout coup ? Mais cela me paraît bien difficile. Décidément la bouillotte n’est pas un jeu sûr ; j’aime mieux l’écarté.

— Et vous, Croissy, interrompit le prince, qu’avez-vous fait à Vienne dans votre hiver ?

— Ma foi, peu de chose, quarante mille francs tout au plus ; j’ai été malheureux au creps, et puis les Allemands ont moins de bonhomnie qu’on ne le suppose.

— Pour moi, dit un tout jeune homme de vingt-deux ans, je me suis fort amusé à Florence, où j’ai mené le train d’un prince russe. De là j’ai été retrouver Chaulieu à Londres, et j’ai enlevé quatre-vingt mille francs aux sportsmen de Newmarket.

— Tu as parié ? demanda Croissy.

— Non pas, j’ai fait courir. Il s’agissait d’un grand nombre de paris, dont la somme totale montait à cent dix mille francs ; j’en ai promis trente mille à mon jockey s’il arrivait le premier, le reste le regardait ; il a offert dix mille francs à chacun des deux autres jockeys, ses concurrents, pour qu’ils se laissassent distancer. Tu comprends…

— Parfaitement, répondit Croissy.

— L’année dernière, dit à son tour Chaulieu, j’avais employé à Bruxelles un moyen, analogue et non moins infaillible. La veille de la course je gagnai un palefrenier, qui fit boire le lendemain matin à son cheval de l’ambre distillé dans de l’eau. C’est une potion dont je vous recommande l’emploi lorsque vous voudrez modérer la fougue d’un coureur.

En ce moment, Berthold et M. de Lorry, qui entraient dans la salle, interrompirent cette intéressante conversation. Un siège fut présenté au récipiendaire, qui prit place en face de ses futurs compagnons.

— Vous connaissez, Monsieur, lui dit Formose, le but de notre association ?

M. de Berthold vient de me donner à ce sujet les plus grands détails.

— Vous promettez, continua le prince, d’être fidèle aux statuts de la société ?

— Je le promets.

— De vous conformer en tous points aux ordres qui vous seront donnés ?

— Je le promets.

— De ne jamais trahir ni les intérêts ni les membres de l’association ?

— Je le promets.

— Très bien. Je n’exige pas le serment, parce que, entre nous, ce mot n’a aucune signification sérieuse. Seulement je vous préviens, dans le cas où la fantaisie vous prendrait de faire quelques révélations, touchant la société ou l’un de ses membres, de ne point vous étonner si vous vous réveillez un beau matin avec un poignard planté dans la poitrine.

En prononçant ces derniers mots, les yeux pâles de Formose prirent une expression froide et sombre.

Un léger sourire de dédain glissa sur les lèvres du récipiendaire, qui dit au prince :

— Le serment me semble aussi inutile qu’à vous. Dès que je fais partie de l’association, j’ai intérêt à me taire, et je me tairai.

— Vous êtes reçu, dit Formose, dont le regard était redevenu terne et éteint. — Messieurs, ajouta-t-il en s’adressant à ses amis, nous n’étions que six, nous sommes sept. C’est un chiffre plus convenable. Rien ne nous empêche maintenant de représenter avec avantage les sept péchés capitaux.

— C’est ma foi vrai ! s’écria Berthold.

— Toi, Berthold, tu représenteras la gourmandise ; vous Croissy, la luxure ; Chaulieu la paresse ; Mersan, la colère ; quant à l’orgueil….

— Cela te regarde, dit Berthold.

— Allons, soit, répondit Formose. Je ne vois guère que l’envie et l’avarice qui n’aient pas de députés à ce congrès, à moins que M. de Lorry ne choisisse l’une des deux.

— Si vous le voulez, dit Lorry, je me réserverai l’envie… surtout l’envie d’avoir de l’argent.

— C’est juste, reprit le prince : Berthold, tu compteras demain dix mille francs à notre nouvel ami ; cela lui servira à ne pas payer ses dettes. Allons, Messieurs, sonnons les garçons et à table.

— À table ! répéta la bande en chœur. Chacun prit place, en effet. Alors la scène changea ; la présence des garçons de service ne permettant plus les confidences compromettantes, la conversation prit un cours plus ordinaire. Il fut question de chevaux, de chiens, de femmes, et de ces mille riens importants qui tiennent tant de place dans l’existence d’un dandy.

— Le dîner fini, les cigares rallumés, Formose prit la parole : — Messieurs, dit-il, vous n’avez plus que dix jours à passer à Paris ; profitez-en et amusez-vous. Il faut qu’à la fin du mois tout le monde se trouve à Blumster. Je n’y serai probablement pas en même temps que vous, parce que j’ai encore beaucoup à faire ici, et que je mûris un plan de la réussite duquel dépend notre fortune à tous. Berthold recevra mes ordres et me remplacera pendant quelques jours. Je vous recommande la plus grande prudence et la plus grande modération. Nous avons un coup hardi à tenter, ne l’oubliez pas.

— On s’en souviendra, interrompit Croissy.

— Les recommandations sont-elles terminées ? demanda Chaulieu.

— À peu près, répondit Formose.

— Alors, dit Chaulieu, permettez-moi de me retirer. Je crois que j’ai résolu le problème de ma combinaison ; je cours sur-le-champ en faire l’application.

— Et moi, je vais à l’Opéra, dit l’un.

— Et moi au Cirque, dit l’autre.

— Allez au diable ! s’écria Formose, et que le bonheur soit avec vous.

— Ainsi soit-il, répondit Lorry, en prenant congé du prince.

Au bout de quelques minutes, Formose et Berthold se trouvèrent seuls dans la salle.