L’Écho des feuilletons - 1844/Le Prince Formose/Les suppositions

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Le Prince Formose (L’Artiste, 1839)
L’écho des feuilletonsBoulanger et Legrand4 (p. 182-186).

LES SUPPOSITIONS.

Après quelques instants de silence, Formose dit à son compagnon :

— Est-ce que tu persistes à trouver beaucoup d’attraits dans la vie que nous menons ?

— J’aimerais mieux, répondit Berthold, cent mille livres de rentes sur le grand livre ; mais puisque je ne les ai pas…

— Pour ma part, interrompit le prince, je commence à être fatigué de ce métier un peu trop excentrique. Il y a assez longtemps que cela dure.

— Sur quel bourgeois as-tu marché aujourd’hui ? tu es triste comme un as percé.

— Écoute, reprit Formose, nous sommes de vieux amis, ce devrait être une raison pour ne pas te parler franchement ; pourtant je vais te dire toute ma pensée.

— Explique-toi.

— Mon intention n’a jamais été de faire de notre association un but, mais un moyen. Il faut qu’à un moment donné, et ce moment ne saurait être éloigné, notre société soit dissoute.

— Diable ! s’écria Berthold, ceci est sérieux.

— Très sérieux. Avais-tu, par hasard, l’étrange idée que nous étions rivés les uns aux autres à perpétuité !

— Non, mais je croyais que tout ceci finirait par un grand coup heureux ou malheureux !

— Aussi, ai-je bien la volonté d’accomplir une grande chose avant notre dissolution. J’ai toujours su à quoi je m’engageais en m’associant avec six gentilshommes de votre nature ; je ne peux me séparer de vous et détruire la bande que lorsque je vous aurai faits tous riches.

— Bien dit ! cria Berthold ; et toi, tu seras pair et ministre constitutionnel ?

— Moi, répliqua Formose avec un sourire de dédain, je serai mieux que cela ; je serai le roi de l’aristocratie, le Brummel de la France !

— Peut-on te demander par quel moyen tu comptes toucher le but de cette ambition formidable ?

— D’abord je l’ai déjà dit que j’ai là (il montra son front) un plan dont l’exécution prochaine fera de moi l’un des première capitalistes de l’Europe. Ensuite il faut que je me marie, il faut que je m’appuie sur une famille considérable par sa fortune, son rang et sa noblesse. J’ai arrêté dans ma pensée celle qui sera ma femme.

— Et tu épouseras ?…

— Tout simplement la fille du feu duc d’Orion.

Mlle  d’Orion ! s’écria Berthold, la plus riche et la plus noble héritière de France !… Tu es fou, mon cher.

— Pourquoi cela ? répliqua froidement Formose.

— Tu es fou, trois fois fou ! te dis-je… Voyons, continua Berthold en se levant et en marchant à grands pas, pousses-tu l’illusion au point de croire qu’il ne circule pas dans le monde de certains bruits désagréables sur notre compte ? Où la verras-tu, d’ailleurs, cette jeune fille ? Sera-ce aux Bouffes ou à l’Opéra que tu iras jouer de la prunelle comme un collégien ?

— Je la verrai ce soir chez son amie, la marquise de Veyle, à laquelle je dois être présenté par le comte de Pommereux.

— Mlle d’Orion, dit Berthold, a pour tuteur un oncle qui veille sur elle avec une sollicitude paternelle.

— Je le sais.

— On assure qu’elle doit épouser le fils de ce tuteur, M. Eugène de Larcy, attaché à l’ambassade de Vienne.

— Je le sais aussi ; mais tout cela ne me fera pas reculer d’un pas. Plus sera grande la difficulté, plus je ferai d’efforts pour réussir. Il n’est pas de succès sans bataille sérieuse.

— À quand le mariage ? demanda Berthold en riant.

— À trois mois, répondit Formose.

— On dirait qu’il ne s’agit que d’une lettre de change, ajouta Berthold. Quatre-vingt-dix jours de date, ni plus ni moins !… À ton succès, prince ! Et prenant un verre de vin de Champagne, il le vida d’un seul trait.

— Adieu donc, dit Formose en se levant, je vais me préparer à aller chez la marquise de Veyle.

Et il sortit en fredonnant le final de la Lucia.

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Mme la marquise de Veyle était une jeune femme de vingt-quatre ans au plus, et qui, à cet âge charmant, jouissait de l’inappréciable avantage d’agir à sa guise et selon sa fantaisie ; elle avait eu le malheur ou le bonheur d’être veuve après deux années de mariage.

Elle prétendait qu’elle avait connu du mariage juste ce qu’il fallait pour en conserver le plus tendre souvenir ; elle avait tant aimé son mari, qu’elle désirait le regretter toute sa vie.

C’est pourquoi elle donnait des fêtes de fort bon goût, improvisait des soirées pleines de gaîté et d’entrain, courait les bals, les concerts, les promenades, mettait la grâce la plus délicate à jouer de l’éventail et du regard, et faisait tant et si bien, que tous les jeunes papillons parisiens venaient l’un après l’autre se brûler aux beaux yeux de la ravissante Artémise.

Parmi ses adorateurs, un surtout se faisait remarquer, c’était M. le comte de Larcy, d’un âge déjà mûr et d’un embonpoint respectable ; le comte, en soupirant courageux, affrontait tous les dédains, bravait toutes les épigrammes, et apportait dans la poursuite de son amour moins de constance peut-être que d’obstination.

M. de Larcy, oncle de Mlle d’Orion, avait un fils de vingt-deux ans, lequel aspirait de son côté à la main de sa cousine.

Mme de Veyle n’avait pas été fâchée de recevoir dans son petit comité le prince Formose, malgré le mystère qui entourait la vie de ce dernier. On racontait tant de choses sur cet homme extraordinaire qu’elle désirait même le voir de près. La marquise aimait les monstruosités, surtout lorsqu’elles étaient élégantes, et qu’elles s’offraient sous l’apparence d’un beau jeune homme qui passait pour avoir été le héros de maintes aventures chevaleresques.

Vers onze heures du soir, vingt-cinq personnes à peu près étaient rassemblées dans le petit salon de la marquise, une sorte de boudoir vaste et coquet, tabernacle ouvert aux initiés.

Des conversation particulières s’étaient établies entre les jeunes gens et les femmes qui travaillaient à des ouvrages d’aiguille et de tapisserie pour se donner une contenance, lorsque la marquise, prenant la parole, dit d’une manière générale :

— Je vous donne à deviner en dix qui nous recevrons ce soir ?

Ce défi servit de thème à mille conjectures.

— La sentimentale Mme de Blangy ? dit une jeune femme.

— Non.

— Le schah de Perse ?

— Vous n’y êtes pas.

— Abd-el-Kader peut-être ?

— Ce n’est pas cela.

— L’éléphant Kiouny ? dit une autre.

— Mais non, interrompit une petite voix flûtée ; vous savez bien que Mme d’Heilly ne sort jamais le soir.

— Pourquoi cela ? demanda-t-on.

— Je l’ignore ; elle craint peut-être les ravisseurs.

— Méchante ! dit le comte de Larcy, qui donc aurait la force de commettre ce crime ?

— Vous ne devinez pas ? reprit la marquise. Eh bien, c’est le prince Formose.

— Bah ! s’écria-t-on de toutes parts.

— Lui-même ! c’est M. de Pommereux qui m’a demandé la permission de vous le présenter.

— Pour moi, dit une jeune fille blonde et rieuse qui brodait et qui n’était autre que Mlle d’Orion, je serais ravie de le voir ; mon cousin m’en a dit tant de mal…

— Mais je n’ai dit sur lui, interrompit M. le vicomte de Larcy, que ce que tout le monde sait.

— Et que sait-on ? demanda quelqu’un.

— On sait, reprit M. de Larcy, vivement embarrassé, on sait… Dame ! je ne sais trop ce qu’on sait au juste… On prétend d’abord que c’est un jettatore.

— Oh ! quelle ravissante horreur ! s’écria une femme un peu mûre, il va nous jeter des sorts, ce sera charmant !

— Voici ce qu’on m’a raconté sur lui, dit un jeune homme. Un soir qu’il venait d’entrer au théâtre de la Fenice à Venise, le feu prit immédiatement à la salle. Aussitôt chacun de fuir ; mais lui, installé commodément dans sa loge, dit aux spectateurs effrayés, en jouant sur le nom du théâtre : « Que craignez-vous ? le phénix n’est-il pas immortel ? Il saura bien renaître deses cendres. »

— Au fait, il avait raison, répliqua un auditeur.

— Il y eut, continua le narrateur, des sinistres terribles ; des gens furent tués ou blessés, d’autres furent dévalisés dans la bagarre. Le prince Formose, calme et tranquille, se contenta de dire en allumant son cigare aux flammes de l’incendie : « Ma foi, j’aime mieux le Vésuve. » et il s’en alla.

— Jusque-là je ne vois rien de bien extraordinaire, répliqua la marquise.

— Une autre fois, il entrait dans un bal, lorsque le lustre, se détachant tout-à-coup du plafond, se brisa en mille pièces sur le parquet. On attribua encore ce malheur à sa présence.

—Pour ma part, je lui fais les cornes toutes les fois que je le rencontre, dit le vicomte de Larcy, afin de détourner ses maléfices.

— Vous êtes des enfants, reprit la marquise ; on assure qu’il est aimable et spirituel autant que qui que ce soit.

— C’est vrai, répliqua le comte de Pommereux, qui n’avait pas encore parlé. Je me suis trouvé très souvent avec lui, etje dois avouer que je n’ai jamais entendu de causeur plus agréable, de chroniqueur plus mordant et plus brillant ; il sait tout, il a tout vu.

— C’est le solitaire, interrompit le jeune de Larcy.

— À coup sûr, c’est le comte de Saint-Germain, répliqua M. de Pommereux. Depuis six ans que je le connais, sa figure n’a pas changé.

— Il se teint peut-être la barbe ? demanda Mlle d’Orion en jetant sur son cousin un regard épigrammatique.

—Non, répliqua l’interlocuteur, le prince Formose a trouvé le secret de ne pas vieillir. C’est un éternel printemps.

— Quel homme heureux ! dit la marquise.

— Ah ! reprit M. de Larcy le père, qui voyait jour à un compliment, vous n’avez pas encore le droit d’envier son bonheur.

— On lui prête beaucoup d’aventures étranges qui se contredisent plus ou moins. Ce qu’il y a de certain, c’est que si l’on peut estimer la valeur de sa fortune par ses dépenses, il doit être riche à millions.

— Est-il fat ? demanda la marquise.

— Il ne passe pas pour tel. Cependant il a chez lui quatre volumes de lettres qui lui ont été adressées par des femmes ; il a fait relier ces lettres qu’il appelle sa collection d’autographes.

— Quel don Juan ! s’écria M. de Larcy.

— Croyez-vous, continua le narrateur, que cet homme qui, au premier abord, n’a l’air de croire à rien, porte toujours sur lui un scapulaire, et qu’il a au bras gauche, sous la manche de son habit, un bracelet en cheveux qu’il ne quitte jamais ?

— Comédie d’Italien, répondit un jeune homme.

— Cela sera ce que vous voudrez, mais cela est. En tout cas, c’est un homme extraordinaire que l’on juge sur de fausses apparences. Ce qui prête à la médisance, c’est sa vie excentrique et mystérieuse ; ce sont ses boutades et ses théories quelquefois risquées, mais auxquelles il ne croit pas. Il n’agit que par caprice et selon la disposition du moment. Un jour, sur le boulevard, une vieille femme lui demandait un sou. Il lui répondit avec le plus grand flegme : « Ma brave femme, je ne donne jamais aux malheureux. » Puis deux minutes après, il laissait tomber deux louis dans le chapeau d’un pauvre infirme.

— Avez-vous quelquefois été chez lui ? demanda M. de Larcy.

— Oui, pourquoi cela ?

— Que doit-on croire de l’intérieur étrange qu’on lui suppose ?

— Ah ! je sais ce que voulez dire. On a parlé, en effet, d’une chambre mystérieuse, sans issue apparente, sans portes ni fenêtres, et où il se livrerait, avec ses amis, à des orgies bruyantes ; on a même été jusqu’à inventer des trappes, des portes invisibles, des fauteuils mécaniques, semblables à ceux d’un illustre misérable. On a fait une description pittoresque et mélodramatique d’une salle basse, une espèce d’étouffoir monstrueux, dans le genre du cachot de la Tour de Nesle, et qui éteint les cris, comprime la voix, et absorbe les sanglots. Mais tout cela est faux, archifaux ; ses appartements ressemblent à tous les appartements qui sont élégants et riches. Voilà tout. Quant à ses orgies, il ne boit jamais que de l’eau.

— Ceci est péremptoire, dit la marquise en riant. Décidément ce pauvre prince a été calomnié comme tous les hommes supérieurs.

— Mais, demanda quelqu’un, ce nom de Formose, qui a toute l’apparence d’un nom de conte des fées, est-il bien le sien ?

— Pourquoi pas ? les Formose sont très connus en Italie. En tout cas, personne n’a jamais été mieux nommé. Je ne sais pas au monde un gentilhomme plus beau, mieux tourné et plus magnifique que le prince.

— Mon cher comte, interrompit Mlle de Veyle, vous défendez parfaitement vos amis. Le prince a en vous un avocat chaleureux. Pour ma part, je vous avoue que je crois sa cause gagnée.

— Tout ce que je dis, reprit M. de Pommereux, est l’expression la plus stricte de ma pensée. Puis, il ajouta après quelques instants de silence :

Cet homme sur lequel s’exerce la médisance du public, est adoré de ses gens, et a le talent de se concilier la bienveillance et l’amitié de tous ceux qui l’approchent. Je ne connais personne de plus séduisant que le prince. On ne parle jamais dans le monde que des anecdotes qui, par leur singularité, peuvent fournir matière aux interprétations malveillantes, et l’on se tait sur ce que l’on sait d’honorable, et même de magnanime. Je ne citerai qu’un exemple.

Un soir, je revenais avec le prince de ses chasses de Picardie. A quatre ou cinq lieues de Paris, nous aperçûmes assise sur le bord de la route une jeune paysanne d’une beauté vraiment rare. La jeune fille effeuillait une marguerite ; elle était si absorbée, que le trot de nos chevaux ne lui fit pas même lever la tête. Séduit, moitié par la poétique préoccupation de la paysanne, moitié par sa gentillesse, le prince s’arrêta et lui demanda, en donnant à sa voix l’inflexion la plus tendre, ce que la fleur lui avait répondu. La jeune fille devint rouge comme une pomme d’apis, et garda le silence. Interrogée de nouveau, elle finit par dire qu’elle avait voulu savoir si elle épouserait Julien. « Qu’est-ce que Julien ? avait demandé le prince. — C’est mon amoureux qui est tombé au sort, et qui va partir bientôt, répondit la jeune fille avec une perle dans les yeux. — Il ne peut donc pas s’acheter un homme ? reprit Formose. — Hélas ! Monsieur, un homme, ça coûte cher, et nous n’avons d’argent ni l’un ni l’autre. » En ce moment je regardais le prince, il était ému. « Eh bien, mon enfant, continua-t-il, dis à Julien de venir me voir à Paris. J’ai des protections ; je parviendrai peut-être à le faire rester. — Est-ce bien vrai, Monsieur ? s’écria la paysanne. — Sans doute, dit le prince ; » et, descendant de cheval, il lui donna son nom et son adresse ; puis nous repartîmes. Le lendemain, Julien se présentait à l’hôtel du prince qui lui remit dix mille francs pour la dot de sa fiancée.

M. de Pommereux en était là de son récit, lorsqu’un domestique annonça le prince Formose.

Aussitôt tous les visages, animés par la curiosité, se tournèrent vers la porte du salon.