L’Écho des jeunes, novembre 1891/Cœur de fille

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Sous la direction de Alex. Gerbée (p. 1-4).

CŒUR DE FILLE



La salle trépignait d’enthousiasme et rappelait sa première chanteuse avec des bravos, des épithètes de plus en plus élogieuses à mesure que les minutes s’écoulaient sans qu’elle reparût. C’était une surenchère de frénésie et de délire.

Puis, l’actrice s’obstinant à demeurer invisible, le rideau descendit, un calme triste envahit les banquettes. Ne l’avait-on pas assez fêtée, gâtée, adorée ? Était-elle indifférente à l’admiration ? Peut-être poussait-elle la modestie bien loin ? Qui sait même si un accident… mais le régisseur n’aurait pas ainsi laissé dans l’inquiétude la foule idolâtre.

Madame Héléna, tout simplement fatiguée par le poids de son rôle au troisième acte n’avait pas attendu les rappels et s’était précipitée dans sa loge pour délacer son corset qui l’étouffait.

Elle entrait, rouge, soufflant, laissant sa nature puissante la dominer un instant, lorsqu’elle aperçut, debout devant la fenêtre, un de ses poursuivants timides, un tout jeune homme de vingt-deux ans, qui pour la première fois, avait l’audace de se trouver là, près d’elle, présent. Il était humble, tremblant, beau, grand et fort.

Elle sourit.

— Monsieur Victor de Ridel, n’est-ce pas ?

— Oui, madame.

Elle lui indiqua le canapé.

Il s’assit pour se mettre à l’aise, mais, comme elle ne l’interrogeait plus, il garda le silence, la gorge oppressée.

Héléna, rayonnante de santé dans sa chair longtemps prodiguée aux baisers des abonnés, avait la coquetterie de se refuser à certains hommes pour le plaisir de les voir souffrir. Elle les choisissait beaux et riches et se plantait avec orgueil devant eux dans sa toute puissance de tentatrice, certaine de leur résister, se vengeant ainsi de froissements ignorés, de mépris endurés avec une rage soumise.

La première fois qu’elle avait remarqué les désirs assidus de Victor de Ridel, elle s’était dit :

— Encore un qui n’aura pas la timbale.

Elle tenait parole. Il lui avait écrit cent fois, l’avait comblée de cadeaux délicats et flatteurs, lui avait envoyé des bouquets de fleurs rares qui coûtaient des sommes fantastiques et des diamants fabuleux dont toutes les dames de la ville parlaient à voix basse d’admiration respectueuse.

Il avait en vain attendu une invitation.

Amoureux jusqu’au paroxysme, il osa se glisser dans la loge, et attendre en victime l’entrée de celle qu’il n’avait jamais contemplée que des fauteuils d’orchestre. Presque repentant de son audace, il restait maintenant muet d’adoration devant cette beauté d’actrice qui supportait d’être détaillée et regardée de près sans rien perdre de sa splendeur.

Elle se posait, sans gestes communs, devant une petite glace et se maquillait pour le cinquième acte avec une habileté gracieuse, vue de dos par Victor qui pâlissait de honte en constatant ce dédain.

Devant lui, elle se déshabilla lentement, et daigna dire en ajustant un autre costume orné de pierreries qu’il avait payées.

— Vous savez, je ne suis pas pressée, je ne parais pas au quatre.

— Me permettez vous de vous tenir compagnie jusqu’à votre entrée en scène, hasarda Victor, qui sentait monter à son cerveau le courage factice des timides.

— Si vous voulez, fit-elle, indifférente.

— Si je le veux ! En douteriez-vous ?

— Pourquoi donc croirais-je ma compagnie agréable ?

— Parce que tout le monde vous le dit, Héléna.

— Oh ! tout le monde ? Vous n’êtes pas poli. C’est donc pour dire comme les autres…

— Non, moi, je vous aime. Vous m’entendez bien… je vous aime… et vraiment… vraiment.

— Vous paraissez sincère, dit-elle en mêlant à son rire railleur un peu d’étonnement.

— Je vous aime, madame, au point de faire des folies de romans.

— Vous en faites les phrases.

— Je vous aime au point de me tuer à cause de vous.

— Voilà qui est bien inutile.

— Voilà ce que vous pouvez éviter, Héléna.

— Je ne vous demande pas comment, répliqua-t-elle en le dévisageant avec un regard de pitié hautaine.

Il comprit le refus formel, catégorique, sans réticence ni correctif, le refus de la femme qui est heureuse de faire souffrir un homme !

— C’est bien, murmura-t-il en se levant. J’ai vingt-deux ans. Je m’ennuie. Je vous désirais. Je ne suis plus bon à rien qu’à vous faire un instant battre le cœur par ma dernière bêtise. Dans une seconde, je ne vous aimerai plus.

Elle pâlit, quitta sa glace pour l’arrêter, mais déjà, il s’était troué le front d’une balle.

Héléna, éclaboussée de sang, bondit vers la porte pour fuir.

Une pensée traversa son cerveau, une pensée de panique et de charité : « J’aurais bien pu me laisser aller, puisque tant d’autres… » Mais ce remords de fille facile n’eut pas même le temps de prendre consistance en son esprit. Elle poussa un cri de terreur en arrivant au fond du corridor.

— Le feu ! cria-t-elle.

La fumée, âcre et noire, l’avait prise à la gorge.

Elle recula, râlant avec terreur :

— Le feu ! Au feu ! Au secours !

Le corridor s’embrasait, rougeoyait. La fumée tourbillonnante repoussait Héléna dans sa loge.

Elle n’articulait plus ses cris. Les cheveux dénoués, elle courut à sa fenêtre et ne la trouva pas. Affolée, elle tournait comme une bête en cage dans la petite pièce carrée qu’éclaira tout à coup un jet de flamme. La chaleur qui lui brûla le visage la rejeta en arrière. Elle trébucha sur le corps de Victor de Ridel et tomba.

Le jeune homme avait encore les yeux ouverts. Héléna vit son regard.

Elle eut la lâcheté d’espérer, et se cramponnant à cette tête sanglante, elle jeta, mais vainement, dans les flammes, ce cri tragique d’ignoble terreur :

— Je t’aime, sauvez moi ! sauvez-moi !


Fernand Lafargue