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L’Éclaireur/26

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Amyot (p. 270-285).
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XXVI.

Une Chasse dans la Prairie.


Les personnes réunies sous la tente de don Miguel ne purent réprimer un mouvement de surprise et presque d’effroi à l’apparition imprévue de Balle-Franche pâle, sanglant, les vêtements en désordre.

Le chasseur s’était arrêté à l’entrée de la tente, chancelant et promenant autour de lui des yeux hagards, tandis que peu à peu son visage prenait une expression de douleur et de profond découragement.

Tous ces hommes, habitués à la vie accidentée du désert, dont le courage, incessamment mis aux plus rudes épreuves, ne s’étonnait de rien, se sentirent cependant frémir intérieurement et eurent le pressentiment d’un malheur.

Balle-Franche demeurait toujours immobile et muet.

Don Miguel, le premier, rappela sa présence d’esprit et parvint à reprendre assez de puissance sur lui-même pour interpeler le nouveau venu.

— Qu’avez-vous, Balle-Franche ? lui demanda-t-il d’une voix qu’il cherchait vainement à affermir : de quelle fâcheuse nouvelle vous êtes-vous fait le porteur auprès de nous ?

Le Canadien passa à plusieurs reprises le revers de sa main sur son front inondé de sueur, et, après avoir jeté un dernier regard circulaire et soupçonneux autour de lui, il se décida enfin à répondre d’une voix basse et inarticulée :

— J’ai à vous annoncer une nouvelle terrible !

Le cœur de l’aventurier se serra ; cependant il domina son émotion, et, d’une voix calme avec un soupir résigné :

— Qu’elle soit la bien venue, car nous ne pouvons en apprendre d’autre ; parlez donc, mon ami, nous vous écoutons.

Balle-Franche hésita, une rougeur fébrile envahit son visage ; mais faisant un effort suprême :

— Je vous ai trahi ! dit-il, lâchement trahi !

— Vous ! s’écrièrent les assistants avec un accent de dénégation unanime en haussant les épaules.

— Oui, moi !

Ces deux mots furent prononcés du ton d’un homme dont la résolution est définitivement prise et qui accepte loyalement la responsabilité d’un acte qu’il reconnaît intérieurement blâmable.

Les assistants se regardèrent avec stupeur.

— Hum ! murmura Bon-Affût en secouant tristement la tête, il y a là-dessous quelque chose d’incompréhensible ; laissez-moi le soin de l’apprendre, continua-t-il en s’adressant à don Miguel qui semblait se préparer à adresser de nouvelles questions au chasseur ; je sais comment le faire parler.

L’aventurier y consentit d’un geste muet et se laissa retomber sur sa couche, tout en fixant un regard profondément interrogateur sur le Canadien.

Bon-Affût quitta la place que jusqu’à ce moment il avait occupée, et, s’approchant de Balle-Franche, il lui posa la main sur l’épaule. Le Canadien tressaillit à cet attouchement amical, redressa la tête et jeta un regard triste au vieux chasseur.

— Pardieu ! fit celui-ci avec un sourire, le diable m’emporte si les oreilles ne nous ont pas tinté tout à l’heure ! Voyons, Balle-Franche, mon vieux camarade, que s’est-il passé ? pourquoi cette mine effarée comme si le ciel était sur le point de nous tomber sur la tête ? que signifie cette prétendue trahison dont vous vous accusez et dont je garantis, moi qui vous connais depuis quarante ans, l’impossibilité flagrante.

— Ne vous avancez pas ainsi pour moi, frère, répondit Balle-Franche d’une voix creuse, j’ai manqué à la loi des Prairies, j’ai trahi, vous dis-je.

— Mais, au nom du diable, expliquez-vous alors ! Vous ne pouvez avoir traité à notre préjudice avec ces chiens Apaches nos ennemis ! Une pareille supposition serait ridicule.

— J’ai fait pis.

— Oh ! oh ! Quoi donc alors ?

— J’ai…, hasarda Balle-Franche en hésitant.

— Quoi ?

Don Mariano s’interposa tout à coup.

— Silence, dit-il d’une voix ferme ; je devine ce que vous avez fait, et je vous en remercie ; c’est à moi qu’il appartient de vous justifier devant nos amis, laissez-moi le faire.

Tous les regards se fixèrent curieusement sur le gentilhomme.

Caballeros, reprit-il, ce digne homme s’accuse devant vous, comme d’une trahison, d’avoir consenti à me rendre un service immense ; en un mot, il a sauvé mon frère !

— Il serait possible ! s’écria don Miguel avec violence.

Balle-Franche baissa affirmativement la tête.

— Oh ! dit l’aventurier ; malheureux, qu’avez-vous fait ?

— Je n’ai pas voulu être fratricide ! répondit noblement don Mariano.

Cette parole éclata comme la foudre au milieu de ces hommes au cœur de lion ; ils baissèrent instinctivement la tête, et se sentirent frissonner malgré eux.

— Ne reprochez pas à ce loyal chasseur, reprit don Mariano, d’avoir sauvé ce misérable. N’a-t-il pas été assez puni ? La leçon a été trop rude pour qu’elle ne lui profite pas. Forcé de se reconnaître vaincu, courbé sous la honte et les remords, il erre maintenant seul et sans appui sous l’œil tout puissant de Dieu, qui, lorsque son heure sera arrivée, saura bien lui infliger le châtiment de ses crimes ! Maintenant, don Estevan n’est plus à redouter pour nous ; jamais nous ne le retrouverons sur notre route.

— Arrêtez ! s’écria Balle-Franche avec véhémence : s’il devait en être ainsi que vous le dites, je ne me reprocherais pas aussi violemment d’avoir consenti à vous obéir. Non, non, don Mariano, j’aurais dû refuser. Morte la bête, mort le venin ! Savez-vous ce qu’a fait cet homme ? Dès qu’il s’est vu libre, grâce à moi, oubliant aussitôt que j’étais son sauveur, il a voulu traîtreusement m’arracher cette vie que je venais de lui rendre. Regardez la plaie béante de mon crâne, ajouta-t-il en enlevant d’un geste brusque le bandeau qui entourait sa tête, voilà la preuve de reconnaissance qu’il m’a laissée en se séparant de moi.

Tous les assistants poussèrent une exclamation d’horreur.

Balle-Franche raconta alors dans les plus grands détails, les événements qui s’étaient passés.

Les chasseurs l’écoutèrent avec attention ; lorsque son récit fut terminé, il y eut un instant de silence.

— Que faire ? murmura don Miguel avec tristesse ; tout est à recommencer à présent ; il ne manque pas dans la Prairie, de misérables avec lesquels cet homme puisse s’entendre.

Don Mariano, accablé par ce qu’il venait d’apprendre, restait sombre et silencieux, sans prendre part à la discussion, reconnaissant intérieurement la faute qu’il avait commise, mais ne se sentant pas le courage de l’avouer et d’assumer ainsi sur lui la responsabilité immense du jugement prononcé par les coureurs des bois.

— Il faut en finir, dit Bon-Affût, les moments sont précieux ; qui sait ce que fait ce scélérat pendant que nous délibérons ? Levons le camp au plus vite, rendons-nous auprès des jeunes filles, elles doivent être sauvées d’abord ; quant à nous, nous saurons bien déjouer les machinations criminelles de ce misérable lorsqu’elles s’adresseront directement à nous.

— Oui ! s’écria don Miguel, en route, en route ! Dieu veuille que nous arrivions à temps !

Et oubliant sa faiblesse et ses blessures, l’aventurier se leva résolument. Balle-Franche l’arrêta ; le vieux chasseur, débarrassé du poids qui pesait si lourdement sur sa conscience, avait repris toute son audace et toute sa liberté d’intelligence.

— Permettez, dit-il, nous avons affaire à forte partie, n’agissons pas à la légère, ne nous laissons pas tromper cette fois ; voici ce que je propose :

— Parlez, répondit don Leo.

— D’après ce que je connais de cette malheureuse histoire, vous avez, don Miguel, aidé par mon vieux camarade Bon-Affût, caché les deux jeunes filles dans un lieu que vous supposez hors des atteintes de votre ennemi.

— Oui, répondit l’aventurier, à moins d’une trahison.

— Il faut toujours soupçonner une trahison possible au désert, reprit brutalement le chasseur, vous en avez la preuve devant vous ; redoublons donc de prudence : don Miguel et sa cuadrilla vont, guidés par moi, se mettre immédiatement à la poursuite de don Stefano ; croyez-moi, le plus important pour nous est de nous assurer de la personne de notre ennemi, et, vive Dieu ! pour l’atteindre, je vous jure que tout ce qui est humainement possible de faire, je le ferai ; j’ai un terrible compte à régler avec lui maintenant, ajouta-t-il avec une expression de haine concentrée à laquelle personne ne se méprit.

— Mais les jeunes filles ? s’écria don Leo.

— Patience, don Miguel ; si vous aviez eu autant de forces que de volonté, c’eût été à vous que j’eusse réservé l’honneur de les aller chercher dans l’asile que vous leur avez si judicieusement choisi ; mais cette tâche serait trop rude pour vous ; laissez donc à Bon-Affût le soin de l’accomplir, soyez certain qu’il vous en rendra bon compte.

Don Leo de Torrès demeura un instant sombre et pensif ; Bon-Affût lui prit la main, et la lui serrant chaleureusement :

— Le conseil de Balle-Franche est bon, lui dit-il ; dans les circonstances présentes, c’est le seul que nous puissions suivre : il nous faut jouter de ruse avec nos adversaires, afin de déjouer leurs fourberies. Laissez-moi ce soin ; ce n’est pas en vain que l’on me nomme l’Éclaireur ; je vous jure, sur ma vie, que je vous ramènerai les jeunes filles.

L’aventurier poussa un soupir.

— Faites donc comme vous l’entendrez, dit-il d’une voix triste, puisque je suis réduit à l’impuissance.

— Bien, don Leo, s’écria don Mariano, je reconnais que vos intentions sont réellement loyales, je vous remercie de votre abnégation ; quant à vous, mon brave ami, ajouta-t-il en se tournant vers Bon-Affût, bien que je sois vieux et peu habitué à la vie de désert, je veux vous accompagner.

— Votre désir est juste, monsieur, je n’ai pas le droit de m’y opposer, puisque c’est votre fille que je vais essayer de sauver ; les fatigues que vous endurerez et les périls que vous courrez pendant cette expédition ajouteront encore au bonheur que vous éprouverez à embrasser votre enfant, lorsque je serai parvenu à vous la rendre.

— Maintenant, dit Balle-Franche, vous, Bon-Affût, qui connaissez la direction que vous allez suivre, indiquez-nous un rendez-vous où nous puissions nous réunir lorsque chacun de nous aura accompli la tâche dont il se charge.

— C’est vrai, répondit le Canadien, ceci est important ; il serait même bon qu’un détachement de la cuadrilla de don Miguel se rendit directement au rendez-vous que nous allons choisir, afin qu’en cas de malheur chaque troupe put y trouver un secours ou une réserve.

— En effet, quinze de mes hommes les plus résolus iront immédiatement camper au lieu que vous désignerez, Bon-Affût, fit don Miguel, afin d’être prêts à se porter partout où leur présence sera nécessaire.

— C’est une guerre en règle que nous faisons, ne l’oublions pas ; ne négligeons donc aucune précaution ; Ruperto, qui est un vieux chasseur de bisons, prendra, sauf votre bon plaisir, don Miguel, le commandement de cette troupe, et il se rendra à Amaxtlan[1].

— Oh ! je connais bien l’endroit, interrompit Ruperto, j’y ai souvent chassé le castor et la loutre.

— Voilà qui est bien, reprit Bon-Affût ; maintenant, quoi qu’il arrive, nous devons nous trouver tous au lieu du rendez-vous, d’aujourd’hui en un mois, à moins d’un empêchement grave, et, dans ce cas, le détachement qui manquerait expédierait un émissaire à Ruperto, afin de l’instruire de la cause de son retard ; est-ce convenu ?

— Oui, répondirent les assistants.

— Mais, ajouta don Miguel, vous ne partez pas seul avec don Mariano, je suppose ?

— Non, je prends encore Domingo, que, pour certaines raisons à moi connues, je ne suis pas fâché d’avoir constamment sous la main ; les deux domestiques de don Mariano me suivront aussi, ils sont braves, dévoués ; je n’ai pas besoin de plus de monde.

— C’est bien peu, observa don Miguel.

Le vieux chasseur eut un sourire d’une expression indéfinissable.

— Moins nous serons, mieux cela vaudra, dit-il, pour l’entreprise périlleuse que nous tentons ; notre petite troupe passera invisible où une plus nombreuse serait arrêtée ; rapportez-vous-en à moi.

— Je n’ai plus qu’un mot à ajouter.

— Dites.

— Réussissez !

Le Canadien sourit encore, mais cette fois avec une expression de tendre pitié.

— Je réussirai ! répondit-il simplement, en serrant avec force la main que lui tendait son ami.

Les deux hommes s’étaient entendus.

Don Leo sortit alors de la tente.

Bientôt tout fut en mouvement dans le camp. Les gambucinos s’occupaient activement à détruire les retranchements, charger les wagons, seller les chevaux, etc., enfin chacun faisait les préparatifs d’un départ précipité.

— Ne m’avez-vous pas dit, demanda Bon-Affût à Balle-Franche, que vous aviez été relevé par l’Aigle-Volant ?

— En effet, répondit celui-ci.

— Le chef s’est-il donc déjà séparé de vous ?

— Aucunement ; il m’a suivi au camp ainsi que l’Églantine.

— Dieu soit loué ! il m’accompagnera dans mon expédition ; c’est un guerrier brave et expérimenté ; son aide sera, je le crois, fort nécessaire à la réussite de mes projets. Où est-il resté ?

— Ici, à quelques pas ; allons le trouver, j’ai certaines chose à lui dire, moi aussi.

Les deux chasseurs quittèrent la tente de compagnie ; ils aperçurent bientôt l’Aigle-Volant accroupi devant un feu et fumant impassiblement son calumet indien ; sa femme se tenait immobile à ses côtés, attentive à satisfaire ses moindres désirs.

À la vue des chasseurs, le chef ôta sa pipe de sa bouche et les salua courtoisement.

Balle-Franche savait que le Comanche avait pris plusieurs mesures sur les empreintes laissées dans sa fuite par don Estevan ; c’étaient ces mesures, dont il espérait se servir plus tard afin de retrouver la piste de son ennemi, qu’il désirait demander au chef.

Celui-ci les lui remit sans faire la moindre difficulté ; le chasseur les serra précieusement dans sa poitrine avec un geste de satisfaction.

— Eh ! murmura-t-il à part lui, voilà qui me fera trouver, un bout de la piste ; avec l’aide de Dieu, j’espère que je ne tarderai pas à atteindre l’autre.

Cependant Bon-Affût s’était assis auprès de l’Aigle-Volant.

— Mon frère rouge compte-t-il toujours retourner dans sa tribu ? lui demanda-t-il.

— Il y a longtemps que le sachem est absent, répondit l’Indien ; ses fils ont hâte de le voir.

— Bon ! fit le chasseur, cela doit être ainsi : l’Aigle-Volant est un chef renommé, ses fils ont besoin de lui.

— Les Comanches sont trop sages pour qu’un guerrier leur fasse faute et que son absence soit remarquée.

— Mon frère est modeste, mais son cœur vole vers le village de ses pères.

— Tous les hommes ne sont-il pas de même ?

— C’est vrai, le sentiment de la patrie est inné au cœur de l’homme.

— Les visages pâles lèvent leur camp ?

— Oui.

— Retournent-ils du côté du grand lac salé, dans leurs villages en pierre ?

— Non, ils partent pour une grande chasse au bison, dans les prairies au bas de la grande rivière sans fin aux lames d’or.

Ooah ! fit le chef avec une certaine émotion ; alors bien des lunes se passeront avant que je revoie mon frère.

— Pourquoi cela, chef ?

— Le grand chasseur pâle n’accompagne-t-il pas ses frères ?

— Non, fit laconiquement Bon-Affût.

Och ! mon frère veut rire ; que feront les visages pâles s’il ne les accompagne pas ?

— Je vais du côté du soleil.

L’Indien tressaillit ; il fixa un regard perçant sur son interlocuteur.

— Du côté du soleil, dit-il, comme se parlant à lui-même.

— Oui, reprit Bon-Affût, dans les prairies toujours vertes du pays d’Acatlan[2], sur les bords de la belle rivière d’Atonatiuh[3].

Un frémissement soudain agita le corps du chef ; Bon-Affût était impassible, indifférent en apparence, bien qu’il suivît attentivement les diverses émotions qui malgré le masque que le chef cherchait à plaquer sur son visage, contractaient ses traits.

— Mon frère a tort, répondit-il au bout d’un instant.

— Pourquoi donc ?

— Mon frère ignore que la terre dont il parle est sacrée ; jamais le pied d’un blanc ne l’a impunément foulée.

— Je le sais, répondit négligemment le chasseur.

— Mon frère le sait, et il persiste à s’y rendre ?

— Oui.

Il y eut entre les deux hommes un silence de quelques minutes ; l’Indien aspirait précipitamment la fumée de son calumet, en proie à une émotion qu’il ne pouvait maîtriser. Enfin il reprit la parole :

— Chacun a sa destinée, dit-il de ce ton sentencieux particulier aux Indiens : mon frère attache sans doute une grande importance à ce voyage.

— Une immense ; je me rends sur cette terre, bien que je connaisse parfaitement les périls qui m’y attendent, pour des intérêts d’une grande importance, et poussé par une volonté plus forte que la mienne.

— Bon ! je ne demande pas les secrets de mon frère : le cœur d’un homme est à lui, seul il doit y lire ; L’Aigle-Volant est un puissant sachem, il suit aussi cette route ; il protégera son frère pâle, si les intentions du chasseur sont pures.

— Elles le sont.

— Ooah ! mon frère a la parole d’un chef. J’ai dit.

Après avoir prononcé ces paroles, l’Indien reprit son calumet et recommença à fumer silencieusement. Bon-Affût était trop au fait des mœurs indiennes pour insister davantage ; il se leva la joie au cœur d’avoir réussi à s’assurer un allié aussi puissant que le chef comanche, et il alla en toute hâte faire ses préparatifs de départ.

De leur côté, pendant la conversation que nous avons rapportée, les gambucinos n’étaient pas demeurés inactifs ; don Miguel ou don Leo, ainsi qu’il plaira au lecteur de le nommer, avait si bien pressé ses gens, que déjà tout était prêt, les waggons chargés et attelés, les cavaliers en selle, le rifle sur la cuisse droite, n’attendaient plus que le signal de la marche.

Don Miguel choisit dans sa troupe quinze vieux gambucinos aguerris contre les ruses indiennes, et sur lesquels il croyait pouvoir compter ; il leur dit quelques mots afin de les mettre au fait de ses intentions, et les plaça sous les ordres de Ruperto avec injonction de lui obéir en tout, ainsi qu’ils le feraient à lui-même ; les gambucinos le lui jurèrent.

Ce devoir accompli, il appela Domingo. Le gambucino arriva auprès de son chef avec cette démarche sournoisement indolente qui lui était particulière, et attendit respectueusement que celui-ci lui expliquât ses ordres.

Quand Domingo sut ce que l’on attendait de lui, il ne fut nullement flatté de la mission de confiance que son chef lui donnait, d’autant plus qu’il se souciait fort peu d’être sous la surveillance immédiate de Bon-Affût, dont le regard perçant avait le privilège de lui occasionner incessamment des tressaillements nerveux, et dont la surveillance assidue lui était des plus désagréables ; cependant, comme il était impossible de désobéir ostensiblement à don Miguel, le digne gambucino fit contre fortune bon cœur, se promettant in petto de se tenir sur ses gardes et de redoubler de prudence.

Lorsque don Miguel se fut acquitté de tous les devoirs d’un chef sage et intelligent, il monta à cheval, bien qu’avec une certaine difficulté, à cause de la faiblesse occasionnée par ses blessures. Il se plaça en tête de sa troupe, à la droite de Balle-Franche, et après avoir fait un dernier signe d’adieu à don Mariano et à Bon-Affût, il donna le signal du départ.

Les deux troupes se mirent immédiatement en marche : celle conduite par Ruperto appuyant sur la gauche, et se dirigeant vers les montagnes, et celle de Balle-Franche suivant provisoirement le cours du Rubio.

Il ne restait plus au camp abandonné que Bon-Affût, don Mariano, l’Aigle-Volant, l’Églantine, les deux domestiques et le gambucino Domingo, qui suivait d’un regard d’envie ses compagnons qui s’éloignaient de plus en plus et qui finirent bientôt par disparaître.

Cette dernière troupe se composait donc de six hommes et d’une femme, en tout sept personnes.

Le vieux chasseur, pour des raisons qu’il gardait secrètes, ne voulait pas se mettre en route avant le coucher du soleil.

À peine cet astre eut-il disparu l’horizon dans des flots de vapeurs, que la nuit fut profonde et le paysage plongé presque immédiatement dans d’épaisses ténèbres.

Nous avons déjà fait plusieurs fois observer que dans les hautes latitudes américaines le crépuscule n’existe pas, ou du moins est tellement faible, que la nuit arrive pour ainsi dire sans transition.

Bon-Affût, depuis le départ des deux premiers détachements, n’avait pas prononcé un mot, pas fait un mouvement ; ses compagnons, pour des motifs sans doute analogues aux siens, avaient respecté cette disposition silencieuse de leur chef ; mais à peine la nuit fut-elle venue que le chasseur se redressa.

— En route, dit-il d’une voix brève.

Tous se levèrent.

Bon-Affût jeta autour de lui un regard investigateur.

— Laissez vos chevaux, dit-il, ils nous sont inutiles ; ce n’est pas un voyage que nous entreprenons, nous commençons une chasse à l’homme ; il nous faut être libres de nos mouvements ; la piste que nous suivons est difficile. Juanito, vous resterez ici avec les animaux jusqu’à ce que vous receviez de nos nouvelles.

Le criado fit un geste de mécontentement.

— J’aurais préféré vous suivre et ne pas abandonner mon maître, dit-il.

— Je le comprends, mais j’ai besoin qu’un homme courageux et résolu surveille nos animaux, je ne pouvais mieux m’adresser qu’à vous ; du reste, j’espère que vous ne demeurerez pas longtemps seul ; cependant comme nous ne savons quels chemins nous aurons à suivre ni les empêchements qui se dresseront sur notre route, construisez-vous une hutte. Chassez, faites ce que bon vous semblera, mais souvenez-vous que vous ne devez pas bouger d’ici sans mon ordre.

— C’est convenu, compadre, répondit Juanito ; vous pouvez partir quand vous voudrez ; votre voyage durerait-il six mois que vous seriez certain de me retrouver à votre retour.

— Bon, fit Bon-Affût, je compte sur vous.

Puis il siffla son mustang, qui accourut à son appel, et vint appuyer sa tête intelligente sur l’épaule de son maître qui le flatta. C’était une noble bête, d’une assez grande taille, à la tête petite, mais dont les yeux pétillaient d’ardeur ; son large poitrail, ses jambes fines et nerveuses, tout dénotait en lui le cheval de race. Bon Affût saisit la réata qui pendait par un anneau fixé à la selle de l’animal, la détacha, l’enroula autour de son corps, puis, frappant légèrement la croupe du mustang, il le regarda s’éloigner avec un soupir de regret.

Les compagnons du chasseur s’étaient munis de leurs armes et de vivres, consistant en pennekann, viande de bison séchée et pulvérisée, et en tortillas de maïs.

— Allons, en route ! s’écria le Canadien en jetant son rifle sur son épaule.

— En route ! firent les autres.

— Bon voyage et heureuse réussite, leur dit Juanito, ne pouvant s’empêcher d’accompagner cet adieu d’un soupir qui laissait deviner combien il était fâché d’être ainsi laissé en arrière.

— Merci, répondirent les aventuriers.

Aussitôt qu’il eurent quitté le camp, ils prirent la file indienne, c’est-à-dire qu’ils marchèrent l’un derrière l’autre, le second posant ses pieds sur l’empreinte exacte des pas du premier, le troisième sur celle des pas du second, et ainsi de suite jusqu’au sixième et dernier. Seulement celui-ci, comme fermant la marche prenait le soin d’effacer autant que possible les traces laissées par lui et ceux qui le précédaient.

Juanito, après les avoir suivis quelques instants du regard pendant qu’ils descendaient le monticule au sommet duquel se trouvât le camp, vint nonchalamment se rasseoir auprès du feu.

— Hum ! murmura-t-il, je vais avoir bien peu d’agrément ici ; enfin, puisqu’il le faut !

Et sur cette réflexion philosophique, le digne Mexicain alluma sa cigarette et se mit à fumer paisiblement, en suivant avec intérêt les spirales bleuâtres, fantastiquement contournées par la brise du soir, produites par la fumée de son tabac, pur havane, dont il humait le parfum avec tout le flegme méthodique d’un véritable sagamore indien.


  1. D’Aman, endroit où une rivière se divise en plusieurs branches.
  2. Littéralement pays des roseaux ; d’acatl, roseau.
  3. Soleil d’eau ; de atl, eau, et tonatiuh, soleil.