L’Éclaireur/25

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Amyot (p. 258-270).
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XXV.

Un Trio de coquins.


Laissons Addick tout à ses plans de trahison s’éloigner au galop de Quiepaa-Tani, et occupons-nous un peu des deux jeunes filles qu’il avait, avant son départ, confiées au Amanani.

Celui-ci les avait enfermées dans le Ciualt-expan, habité par les vierges du soleil.

Bien que prisonnières, elles étaient traités avec les plus grands égards, d’après l’ordre qu’en avait donné Addick, et elles auraient peut-être supporté les ennuis de leur injuste captivité avec patience, si une inquiétude profonde sur le sort qui leur était réservé et une tristesse invincible, résultant des événements dont elles avaient été victimes et des circonstances terribles qui les avaient amenées au point où elles se trouvaient, en les séparant brusquement de leur dernier défenseur, ne s’étaient emparées d’elles.

Ce fut alors que se dessina nettement la différence de caractères des deux amies.

Doña Laura, habituée aux hommages empressés des brillants cavaliers qui fréquentaient la maison de son père et aux jouissances de la vie molle et luxueuse, qui est celle de toutes les riches familles mexicaines, souffrit en se sentant privée brutalement des joies et des caresses dont son enfance avait été entourée ; oubliant les tortures du couvent pour ne se souvenir que des joies de la maison paternelle, et incapable de résister au chagrin qui la dévorait, elle tomba dans un état de découragement et de torpeur qu’elle n’essaya pas même de combattre.

Doña Luisa, au contraire, qui trouvait dans sa nouvelle condition peu de changement avec son état de novice, tout en déplorant le coup qui la frappait, le subit avec courage et résignation ; son âme fortement trempée accepta l’infortune comme la conséquence de son dévouement à son amie.

À son insu peut-être, depuis quelque temps un autre sentiment s’était glissé dans le cœur de la jeune fille, sentiment qu’elle ne cherchait pas à s’expliquer, de la force duquel elle ne se rendait pas bien compte, mais qui doublait son courage et lui faisait espérer une délivrance, sinon prompte, du moins possible, exécutée par l’homme qui déjà avait tout risqué pour sort amie et pour elle, et ne les abandonnerait pas dans les nouvelles tribulations dont elles avaient été assaillies par suite de l’odieuse trahison de leur guide.

Lorsque les deux amies s’entretenaient ensemble de quelque probabilité de délivrance, Laura n’osait prononcer le nom de don Miguel, et par une retenue dont la raison est facile à deviner, elle feignait de se reposer sur le nom et la puissance de son père ; plus franche, Luisa se contentait de répondre que la bravoure et le dévouement que don Miguel leur avait témoignés lui étaient un sûr garant que celui qui, déjà une fois les avait sauvées, ne tarderait pas à venir à leur secours.

Laura, que sa compagne n’avait pas jugé à propos de mettre au courant des obligations sans nombre qu’elle avait au jeune homme, ne comprenait pas le rapport qui pouvait exister entre lui et l’avenir, et elle interrogeait Luisa. Mais celle-ci restait muette à ce sujet ou éludait la question.

— En vérité, mon amie, lui disait Laura, tu parles sans cesse de don Miguel ; certes nous lui devons une grande reconnaissance pour le service qu’il nous a rendu ; mais maintenant son rôle est à peu près fini ; mon père, averti par lui de la position où nous nous trouvons, viendra avant peu nous délivrer.

Querida de mi corazón[1], lui répondait Luisa en hochant la tête, qui sait où est ton père en ce moment ; moi j’espère dans le secours de don Miguel, parce que lui seul nous a sauvées de son propre mouvement, sans espoir de récompense d’aucune sorte, qu’il est trop loyal et trop homme de cœur pour ne pas terminer une entreprise qu’il a si bien commencée.

Cette dernière phrase fut dite par la jeune fille avec tant de conviction, que Laura en demeura surprise et leva les yeux sur son amie qui se sentit instinctivement rougir sous le poids de ce regard investigateur.

Laura n’ajouta rien, mais elle se demanda en elle-même quelle pouvait être la nature du sentiment qui poussait son amie à prendre la défense d’un homme qu’elle n’attaquait pas et auquel elle, Luisa, n’avait que de médiocres obligations et qu’elle connaissait à peine.

Depuis ce jour, comme par un accord tacite, il ne fut plus parlé de don Miguel, son nom ne fut plus prononcé entre les jeunes filles.

Il est un fait étrange et qui pourtant est d’une vérité incontestable, c’est que, de quelque pays qu’ils soient et à quelque religion qu’ils appartiennent, les prêtres sont continuellement dévorés du désir de faire des prosélytes quand même. Le Amanani de Quiepaa-Tani ressemblait en cela à tous ses confrères. Il n’avait garde de laisser échapper l’occasion qui semblait se présenter à lui de convertir les deux Espagnoles à la religion du Soleil. Doué d’une haute intelligence, foncièrement convaincu de l’excellence du principe religieux qu’il professait, de plus ennemi acharné des Espagnols, il conçut le projet, dès qu’il fut chargé par Addick de veiller sur les jeunes filles, d’en faire des prêtresses du Soleil. En Amérique, il ne manque pas d’exemples de conversions de cette nature, ce qu’elles peuvent avoir de monstrueux pour nous n’a rien qui ne paraisse tout naturel en ce pays.

Le Amanani dressa ses batteries en conséquence. Les jeunes filles ne parlaient pas l’indien ; lui, de son côté, ne savait pas un mot d’espagnol ; mais cette difficulté énorme en apparence fut vite tournée par le grand-prêtre. Il se trouvait allié à un guerrier renommé appelé Atoyac, celui-là même qui faisait sentinelle à la porte de la ville lors de l’arrivée de Addick. Cet homme avait épousé une Indienne manza — civilisée — qui, élevée non loin de Monterey, parlait la langue espagnole assez pour se faire comprendre. C’était une femme d’une trentaine d’années environ, bien qu’elle en parut au moins cinquante. Dans ces régions où la croissance est si prompte, une femme se marie ordinairement à douze ou treize ans. Continuellement astreinte aux durs travaux qui dans d’autres pays sont le partage des hommes, leur fraîcheur disparaît bientôt, arrivées à vingt-cinq ans, elles sont atteintes d’une décrépitude précoce qui, dix ans plus tard, fait des êtres repoussants et hideux de femmes qui dans leur jeunesse étaient en général douées d’une grande beauté et de grâces exquises dont bien des Européennes seraient jalouses à juste titre.

La femme de Àtayac se nommait Huitlotl ou le pigeon : c’était une douce et simple créature qui, ayant beaucoup souffert elle-même, était instinctivement portée à compatir aux douleurs des autres. Or, malgré la loi qui défendait l’introduction des étrangers dans le palais des vierges du Soleil, le grand-prêtre prit sur lui de laisser parvenir le Pigeon auprès des jeunes filles.

Il faut avoir été prisonnier soi-même au milieu d’individus dont on ne comprend pas le langage pour se représenter la satisfaction que durent éprouver les captives en recevant enfin la visite de quelqu’un qui pouvait causer avec elles et les aider à vaincre l’ennui dans lequel elles passaient tout leur temps. L’Indienne fut donc accueillie comme une amie, et sa présence comme une distraction des plus agréables.

Mais, dès la seconde entrevue, les Espagnoles devinèrent dans quel but intéressé ces visites étaient permises, et alors une véritable tyranie succéda aux courtes et joyeuses conversations des premiers jours. Ce fut pour les jeunes filles un supplice permanent. Espagnoles et attachées à la religion de leurs pères, elles ne pouvaient à aucun prix répondre aux espérances du grand-prêtre, cependant la bonne Indienne, incapable de jouer ce rôle de mensonges et de fourberies auquel on la condamnait, ne leur avait pas caché que, malgré les paroles mielleuses et les manières insinuantes du Amanani, elles devaient s’attendre à souffrir les plus affreux tourments si elles refusaient de se consacrer au culte du Soleil. La perspective était loin d’être rassurante.

Les jeunes filles savaient les Indiens capables de mettre sans le moindre remords leurs odieuses menaces à exécution ; aussi, tout en se promettant intérieurement de rester inébranlable dans la foi de leurs pères, les pauvres enfants étaient-elles dévorées de mortelles inquiétudes.

Le temps s’écoulait, le grand-prêtre commençait à s’impatienter de la lenteur de la conversion. Le peu d’espoir que les deux jeunes filles avaient conservé de se soustraire au sacrifice que l’on exigeait d’elles les abandonnait peu à peu.

Cette douloureuse situation, qui s’aggravait encore par l’absence de toute nouvelle du dehors, finit par déterminer chez elles une maladie dont les progrès furent si rapides, que le grand-prêtre jugea prudent de suspendre l’exécution de son ardent projet de prosélytisme.

Laissons pour quelques instants les malheureuses prisonnières se féliciter presque de l’altération survenue à leur santé, et qui pour quelque temps au moins les affranchit des odieuses obsessions dont elles sont l’objet, et reprenons le fil des événements qui survinrent aux autres personnages qui figurent dans cette histoire.

Aussitôt que don Estevan s’était vu libre, il avait enfoncé les éperons dans les flancs du cheval de Balle-Franche, et avait commencé à travers la forêt une course furieuse, dont le but évident était de s’éloigner au plus vite de la clairière qui avait failli lui devenir si épouvantablement fatale.

En proie à une terreur folle que chaque minute qui s’écoulait décuplait encore, le malheureux galoppait à l’aventure, sans but et sans pensée, ne suivant aucune direction, mais fuyant tout droit devant lui, poursuivi par le fantôme hideux de la mort qui, pendant une heure longue comme un siècle, s’était penchée sur son épaule et avait déjà tendu son bras de squelette pour le saisir, lorsqu’un hasard miraculeux lui avait tout à coup, à la dernière et suprême minute de son agonie, envoyé un libérateur.

Don Estevan, au fur et à mesure que la lucidité rentrait dans son cerveau, que le calme renaissait dans sa pensée, redevenait l’homme qu’il avait toujours été, c’est-à-dire le scélérat implacable si justement condamné et exécuté par la loi de Lynch. Au lieu de reconnaître dans sa délivrance le doigt tout-puissant de la Providence qui voulait ainsi lui entr’ouvrir les voies du repentir, il ne vit qu’un fait matériellement accidentel et n’eut plus qu’une pensée, celle de se venger des hommes qui l’avaient abattu et lui avaient posé le pied sur la poitrine.

Combien d’heures galoppa-t-il ainsi dans les ténèbres, roulant dans sa tête des projets de vengeance et jetant au ciel d’ironiques regards de défi, nul ne saurait le dire. La nuit tout entière s’écoula dans cette course furibonde, le lever du soleil le surprit à une longue distance du lieu où il avait subi sa sentence.

Il s’arrêta un instant afin de remettre un peu d’ordre dans ses idées et de jeter un regard autour de lui.

Les arbres assez clairsemés à l’endroit où il se trouvait ; laissaient découvrir entre leurs troncs éloignés les uns des autres, à peu de distance en avant, une campagne nue terminés au loin par de hautes montagnes dont les cimes bleuâtres se confondaient à l’horizon avec le ciel ; une rivière assez large coulait silencieuse entre deux rives escarpées et dénuées de végétation.

Don Estevan poussa un soupir de soulagement ; en supposant, ce qui n’était guère probable, que quelqu’un se fût mis à sa poursuite, la rapidité de sa course et les innombrables crochets qu’il avait faits avaient dû complètement dérober ses traces. Il s’avança au petit pas jusqu’à la lisière de la forêt, résolu à s’arrêter une heure ou deux afin de laisser reposer son cheval haletant, et de prendre lui-même un repos indispensable après tant de fatigues et d’angoisses.

Dès qu’il eut atteint les premiers arbres du couvert, il s’arrêta de nouveau, s’assura par un regard circulaire que nul être humain n’apparaissait aux environs, et, rassuré par le calme et le silence qui régnaient autour de lui, il mit pied à terre, dessella son cheval qu’il entrava de façon à ce que, sans s’éloigner, il pût chercher sa nourriture, et, s’étendant sur le sol, il se mit à réfléchir.

Sa position était loin d’être agréable : il se trouvait seul, presque sans armes, dans un pays inconnu, contraint de fuir les hommes de sa couleur, obligé de ne compter que sur lui-même pour faire face à tous les événements qui surviendraient et aux dangers qui l’environnaient de toutes parts.

Certes, un homme plus résolu que ne l’était don Estevan et doué par la nature d’une organisation plus fortement trempée que celle qu’il possédait, se serait, à sa place, trouvé fort empêché et se serait laissé aller, sinon au désespoir, du moins au découragement. Le Mexicain, vaincu par les atroces émotions et les fatigues inouïes qu’il avait endurées pendant la nuit fatale qui venait de s’écouler, tomba malgré lui dans un état de prostration et d’insensibilité tels, que peu à peu les objets extérieurs disparurent pour ainsi dire à ses yeux, et il n’exista plus que par la pensée, ce phare toujours brillant dans le cerveau humain et que Dieu, dans sa bonté infinie, y fait luire dans les plus épaisses ténèbres, afin de rendre à la créature, dans les situations extrêmes, le sentiment de sa force et la volonté de la lutte.

Depuis longtemps déjà don Estevan était assis, le coude sur le genou, la tête dans la main, regardant sans voir, écoutant sans entendre, lorsque tout à coup il tressaillit et se redressa brusquement.

Une main s’était posée doucement sur son épaule.

Si léger qu’eût été cet attouchement, il avait suffi pour réveiller le Mexicain et le rendre au sentiment de sa situation présente.

Il regarda.

Deux hommes, deux Indiens étaient près de lui.

Ces Indiens étaient Addick et le Loup-Rouge.

Un éclair de joie brilla dans l’œil de don Estevan : ces deux hommes, il le pressentait, étaient pour lui deux alliés. Il les désirait sans espérer de les rencontrer jamais.

En effet, dans le désert, peut-on être certain de trouver ceux que l’on cherche ? Addick fixait sur lui un regard sardonique.

— Och ! dit-il, mon frère pâle dort les yeux ouverts ; sa fatigue est grande à ce qu’il paraît.

— Oui, répondit don Estevan.

Il y eut un instant de silence.

— Je n’espérais pas retrouver aussitôt mon frère et surtout dans une position aussi agréable, reprit l’Indien.

— Ah ! fit encore don Estevan.

— Oui, aidé par mon frère le Loup-Rouge et ses guerriers, je m’étais mis en marche afin de porter, s’il était possible, secours au visage pâle.

Le Mexicain le regarda d’un air soupçonneux.

— Merci, dit-il enfin avec une mordante ironie, je n’ai eu besoin du secours de personne.

— Tant mieux, cela ne m’étonne pas ; mon frère est un grand guerrier dans sa nation ; mais peut-être ce secours qui lui a été inutile jusqu’à présent lui servira-t-il plus, tard.

— Écoutez, Peau-Rouge, fit don Estevan, croyez-moi, ne luttons pas de finesse, soyons francs l’un vis-à-vis de l’autre ; vous savez de mes affaires beaucoup plus que je n’aurais voulu vous en laisser deviner ; comment l’avez-vous appris, peu m’importe ; seulement, si je vous connais bien, vous avez une proposition à me faire, proposition que sans doute, d’après la position dans laquelle je me trouve, vous pensez que j’accepterai ; faites donc cette proposition clairement, nettement, ainsi qu’un homme doit le faire, et finissons-en, au lieu de perdre un temps précieux en vains discours et en circonlocutions inutiles.

Addick sourit sournoisement.

— Mon frère parle bien, dit-il d’un ton mielleux, sa sagesse est grande ; je serai franc avec lui ; il a besoin de moi, je veux le servir.

— Voto a brios ! voilà qui est parler en homme ; ceci me plaît ; continuez, chef, si la fin de votre discours ressemble au commencement, je ne doute pas que nous nous entendions.

— Ooah ? j’en suis convaincu ; mais, avant de nous asseoir au foyer du conseil, mon frère a besoin de reprendre ses forces affaiblies par un long jeûne et de grandes fatigues. Les guerriers du Loup-Rouge sont campés ici près sous le couvert ; que mon frère me suive ; lorsqu’il aura pris un peu de nourriture, nous terminerons notre affaire.

— Soit, marchez, je vous suis, répondit don Estevan.

Les trois hommes s’éloignèrent alors dans la direction du camp des Peaux-Rouges, établi en effet à une centaine de pas au plus de l’endroit qu’ils venaient de quitter.

Les Indiens, mieux que tout autre peuple, les Arabes exceptés, entendent les lois de l’hospitalité, cette vertu des races nomades ignorée dans les villes où elle est, à la honte des peuples civilisés, remplacée par un froid égoïsme et une méfiance honteuse.

Don Estevan fut traité par les indiens aussi bien qu’il leur fut possible de le faire. Après qu’il eut bu et mangé autant que l’exigeaient ses besoins, Addick reprit la parole :

— Mon frère pâle veut-il m’entendre à présent ? dit-il ; ses oreilles sont-elles ouvertes ?

— Mes oreilles sont ouvertes, chef, je vous écoute avec toute l’attention dont je suis capable.

— Mon frère veut se venger de ses ennemis ?

— Oui, s’écria don Estevan avec violence.

— Mais ces ennemis sont forts, ils sont nombreux ; déjà mon frère a succombé dans la lutte qu’il a voulu soutenir contre eux ; un homme, quand il est seul, est plus faible qu’un enfant.

— C’est vrai, murmura le Mexicain.

— Si mon frère consent à accorder au Loup-Rouge et à Addick ce qu’ils lui demanderont, les chefs rouges aideront mon frère dans sa vengeance et s’engagent à la faire réussir.

Une rougeur fébrile empourpra le visage de don Estevan : un mouvement convulsif agita ses membres.

— Voto a brios ! murmura-t-il d’une voix sombre : quelle que soit la condition que vous me posiez, je l’accepte, si vous me servez comme vous me le dites.

— Que mon frère ne s’engage pas légèrement, reprit en ricanant l’Indien : cette condition, il ne la connaît pas encore ; peut-être regretterait-il de s’être trop avancé.

— Je vous répète, répondit fermement don Estevan, que je souscris à cette condition, quelle qu’elle soit ; faites-la moi donc connaître sans plus tarder.

Le cauteleux Indien hésita ou parut hésiter trois ou quatre minutes qui durèrent un siècle pour le Mexicain ; enfin, il reprit d’une voix perfidement doucereuse :

— Je sais où sont les deux jeunes filles pales que mon frère cherche vainement.

Don Estevan, à cette parole, bondit comme s’il avait été soudainement piqué par un serpent.

— Vous le savez ! s’écria-t-il en lui serrant le bras avec force et en le regardant fixement.

— Je le sais, répondit Addick, toujours impassible.

— Ce n’est pas possible.

L’Indien sourit avec mépris.

— C’est sous ma garde, dit-il, guidées par moi, qu’elles ont été conduites où elles se trouvent maintenant.

— Et vous pouvez m’y conduire ?

— Je le puis.

— À l’instant ?

— Oui, si vous acceptez mes conditions.

— C’est vrai, dites-les donc.

— Que préfère mon frère : ces jeunes filles ou la vengeance ?

— La vengeance !

— Bon, les jeunes filles pâles demeureront où elles sont ; Addick et le Loup-Rouge sont seuls, leurs callis sont solitaires, ils ont besoin chacun d’une femme ; les guerriers chassent ; les ciuatl préparent la nourriture et soignent les papous. Mon frère me comprend-il ?

Ces paroles furent prononcées avec une si étrange accentuation que, malgré lui, le Mexicain frissonna ; mais se remettant presque aussitôt :

— Et si j’accepte ? dit-il.

— Le Loup-Rouge a deux cents guerriers : ils sont à la disposition de mon frère pour l’aider à accomplir sa vengeance.

Don Estevan laissa tomber sa tête dans ses mains : pendant plusieurs minutes, il demeura immobile ; cet homme, qui, de sang-froid, avait résolu la mort de sa nièce, hésita à l’odieuse proposition qui lui était faite ; cette condition lui semblait plus horrible que la mort.

Les Indiens attendirent, témoins impassibles en apparence du combat qui se livrait dans le cœur de l’homme qu’ils voulaient séduire ; ils assistaient à cette lutte des bons et des mauvais penchants, calculant froidement dans leur for intérieur les chances de réussite que leur offraient les mauvais instincts du misérable qu’ils tenaient palpitant sous leur regard. Du reste, la lutte ne fut pas longue : don Estevan releva la tête, et, la voix calme, le visage froid et sans traces d’émotion d’aucune sorte :

— Eh bien, soit, dit-il, le sort en est jeté ; j’accepte, je tiendrai ma parole ; mais d’abord tenez la vôtre.

— Nous la tiendrons, répondirent les Indiens.

— Avant le huitième soleil, ajouta Addick, les ennemis de mon frère seront en sa puissance ; il en disposera comme bon lui semblera.

— Et maintenant que dois-je faire ? reprit don Estevan.

— Voici notre projet, fit Addick :

Les trois hommes discutèrent alors le plan de campagne qu’ils voulaient suivre, afin d’atteindre le but qu’ils se proposaient. Mais, comme nous verrons bientôt se dérouler ce plan, nous les laisserons, afin de nous occuper d’autres personnages de cette histoire, vers lesquels il nous faut revenir.

  1. Chérie de mon cœur.