L’Éclaireur/36

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Amyot (p. 390-403).
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XXXVI.

Une Rencontre.

Le chef indien ne put retenir un geste d’effroi et fit quelques pas en arrière à l’apparition imprévue du chasseur. Celui-ci s’arrêta subitement au milieu de la salle, et, baissant la tête sur la poitrine, il sembla se plonger dans une méditation profonde.

Le grand-prêtre, en rejoignant Atoyac, lui dit en peu de mots de quelle façon le médecin était sorti de la chambre des malades, et les deux Indiens, remplis d’une crainte superstitieuse, se tinrent immobiles à quelques pas de lui, attendant respectueusement qu’il leur adressât la parole.

Cependant le chasseur parut peu à peu rentrer en possession de ses facultés, son agitation se calma, il passa la main sur son front et soupira comme un homme enfin soulagé d’une oppression terrible. Les Indiens jugèrent le moment favorable pour se rapprocher de et lui adresser les questions qu’ils brûlaient de lui faire.

— Eh bien, mon père ? lui dirent-ils.

— Parlez, ajouta le grand-prêtre, qu’avez-vous ?

Le chasseur roula des yeux égares auteur de lui, poussa un nouveau soupir et murmura d’une voix basse et entrecoupée :

— L’esprit m’obsède, il fige la moelle de mes os !

Les Indiens échangèrent un coup d’œil épouvanté et reculèrent avec effroi.

— Wacondah ! Wacondah ! reprit le Canadien, pourquoi as-tu doué de cette science funeste ton malheureux serviteur ?

Les deux Peaux-Rouges sentirent réellement leur sang se glacer dans leurs veines à ces paroles sinistres ; un frisson de terreur parcourut leurs membres et leurs dents claquèrent les unes contre les autres à se briser. Bon-Affût marcha lentement vers eux ; ils le regardèrent venir sans oser faire un mouvement pour l’éviter ; le chasseur posa sa main droite sur l’épaule du grand-prêtre, fixa sur lui un regard perçant et dit d’une voix sombre :

— Que les fils de l’Ayolt sacrée s’arment de courage !

— Que veut dire mon père ? murmura en tremblant le vieillard.

— Un esprit méchant, continua lentement le chasseur, s’est emparé de ces filles des visages pâles ; cet esprit méchant frappera de mort, à compter de ce soir, tous ceux qui s’approcheront d’elles, car la science redoutable dont m’a doué le Wacondah m’a permis de m’assurer de la maligne influence qui pèse sur elles.

Les deux Indiens, crédules comme tous ceux de leur race, firent un pas en arrière. Alors le chasseur, afin de mieux corroborer ses paroles, feignit d’être repris d’une nouvelle crise et de se débattre contre l’obsession dé l’esprit qui le tenait.

— Mais que faut-il faire pour les délivrer de ce pouvoir funeste ? demanda timidement Atoyac.

— Toute force et toute sagesse viennent du Wacondah, répondit le Canadien ; je désire demander à mon père l’amantzin, qu’il me permette de passer cette nuit en prière dans le temple du Soleil.

Les Indiens échangèrent entre eux un regard d’admiration.

— Qu’il soit fait selon la volonté de mon père, répondît le grand-prêtre en s’inclinant ; ses désirs sont pour nous des ordres.

— Surtout, reprit le chasseur, que jusqu’à demain personne n’approche des filles des visages pâles ; alors peut-être le Wacondah exaucera mes prières en m’indiquant les remèdes dont je dois me servir.

Le grand-prêtre s’inclina en signe d’assentiment.

— Il sera fait ainsi, dit-il ; que mon père me suive, je le conduirai au temple.

— Non, répondit Bon-Affût, cela ne se peut pas, je dois entrer seul dans le sanctuaire ; que mon père me dise la façon d’ouvrir la porte.

L’amantzin obéit et lui expliqua de quelle manière les barres et les verrous qui fermaient le temple étaient disposés et comment il fallait s’y prendre pour les enlever.

— Bon, fit le chasseur : demain à l’endit-ha — au lever du soleil, — je ferai connaître à mon père la volonté du Wacondah et s’il nous reste espoir de sauver les malades.

— J’attendrai, mon fils, dit le vieillard.

Les deux Indiens s’inclinèrent respectueusement devant le médecin et se retirèrent ensemble. Le chasseur fut étonné de les voir partir ainsi, il se demanda où ils pouvait aller à pareille heure. Cependant la sortie des Indiens en ce moment n’était que la conséquence des confidences faites par Bon-Affût à Atoyac ; le grand-prêtre et le chef se rendaient en toute hâte auprès du principal sachem de la ville, afin de lui faire part de ce qu’ils avaient appris sur les intentions supposées du Loup-Rouge et d’Addick.

Nous reviendrons ici sur ce que nous avons dit déjà au lecteur, pour bien lui faire comprendre le motif de la confiance avec laquelle les Indiens avaient accueilli les paroles du chasseur. Dans ces contrées, les devins sont comme les favoris de la divinité et jouissent d’un pouvoir surnaturel sans bornes ; comme chez les Peaux-Rouges, la pratique de la médecine n’est, à proprement parler, qu’une affectation de pratiques religieuses mêlées de jongleries ridicules, les médecins sont naturellement considérés comme devins et respectés comme tels. Et qu’on ne pense pas que le vulgaire seul est imbu de cette croyance : les chefs, les guerriers, les prêtres eux-mêmes, ainsi que nous l’avons démontré plus haut, sans leur accorder peut-être une puissance aussi absolue, leur reconnaissent cependant une supériorité marquée sur eux.

Pendant les derniers événements que nous avons rapportés, la nuit était venue, mais une de ces nuits américaines, si calmes et si douces, pleines de parfums enivrants ; une lueur faible et suave pleuvait des étoiles, dont l’innombrable armée plaquait le ciel d’un bleu profond de leur étincelante lumière ; la lune se jouait dans l’éther et dardait sur la ville endormie ses rayons argentés qui donnaient aux objets un aspect fantastique ; un silence religieux planait sur la cité. Le chasseur suivit des yeux les deux individus aussi longtemps qu’il put les apercevoir, puis il se mit en devoir de traverser la place afin de se rendre au temple.

La journée avait été rude pour le Canadien ; il lui avait fallu faire à chaque instant preuve de présence d’esprit, lutter de ruse et de finesse avec des hommes dont les yeux clairvoyants sans cesse fixés sur lui avaient été maintes fois sur le point de découvrir le loup caché sous la peau de l’agneau ; cependant il s’était vaillamment tiré des épreuves qu’il avait eues à soutenir, et de la façon dont les choses avaient tourné, il avait toutes raisons de croire qu’il réussirait à délivrer les jeunes filles ; aussi le digne chasseur riait-il tout seul de la manière dont il avait joué son rôle et se promettait-il de continuer bravement jusqu’au bout. Arrivé au temple, il défit les barres et les verrous et entra dans l’intérieur, se contentant de repousser derrière lui les battants de la porte, se croyant certain que personne n’oserait venir le troubler, à cause de la sainteté du lieu d’abord, et ensuite de la crainte superstitieuse qu’il était parvenu à inspirer aux Indiens.

En demandant au grand-prêtre la permission de passer la nuit dans le sanctuaire, le chasseur n’avait d’autre but que celui de couvrir du manteau de la religion les moyens qu’il comptait employer pour l’évasion des jeunes filles, et en même temps d’avoir devant lui quelques heures de liberté, afin de pouvoir, sans être dérangé par la bienveillance importune et curieuse de la famille et des amis de son hôte, corroborer dans sa pensée les détails de l’exécution du plan qu’il avait formé pour enlever les deux prisonnières.

L’intérieur du temple était sombre : seule, une lampe brûlait devant la table des sacrifices et ne répandait qu’une lueur faible et tremblotante, incapable de dissiper les ténèbres. Bon-Affût se retira dans un angle obscur du temple, s’accroupit sur la terre, sortit ses pistolets de sa poitrine, les plaça auprès de lui en cas d’alerte, et, après avoir d’un regard perçant cherché à sonder les épaisses ténèbres qui l’enveloppaient, rassuré par le silence funèbre qui régnait dans cette enceinte, il se mit à réfléchir profondément. Cependant, peu à peu, soit lassitude, soit influence du lieu où il se trouvait, malgré les violents efforts du chasseur pour rester éveillé, il sentit ses paupières devenir pesantes, se fermer malgré lui, et enfin il finit par se laisser aller au sommeil invincible qui l’obsédait.

Depuis combien de temps dormait-il ? il n’aurait su le dire, lorsqu’un léger bruit qu’il entendit non loin de lui lui fit subitement ouvrir les yeux. De même que tous les hommes habitués à la vie active et périlleuse du désert, où il faut constamment se tenir sur ses gardes, le chasseur avait acquis une telle finesse de sens que, si grande que fût la lassitude qui l’accablait, chez lui le sentiment de sa sûreté veillait toujours et que son sommeil était, lorsqu’il se savait dans une situation périlleuse, aussi et peut-être plus léger que celui d’un enfant. Bon-Affût, à peine réveillé, regarda autour de lui, tout en se gardant bien de faire le moindre mouvement qui indiquât que son sommeil fût interrompu. Il ne put rien voir, la nuit durait toujours, et de plus la lampe était éteinte. Il comprit que quelqu’un s’était introduit dans le temple et qu’il était épié. Mais qui avait osé franchir le seuil sacré ? Deux sortes de gens pouvaient seules se hasarder à le faire. Un ami ou un ennemi. Des amis, il n’en avait qu’un dans la ville, l’Aigle-Volant ; il était évident que le guerrier, s’il avait voulu pénétrer jusqu’à lui, serait venu franchement, et non pas en se cachant, manière de procéder qui aurait pu lui attirer une balle dans la tête. C’était donc un ennemi. Mais lequel ? Ceux qu’il aurait pu soupçonner, c’est-à-dire Addick ou le Loup-Rouge ne le connaissait pas, et puis ils ne l’auraient pas découvert sous son déguisement, puisqu’il avait trompé des yeux aussi clairvoyants que les leurs ; du reste, dans tout le cours de la journée, il ne s’était pas une fois rencontré face à face avec les deux chefs ; ce ne pouvait donc pas être eux. Mais qui était-ce alors ? Voilà ce que, malgré toute sa finesse, le chasseur ne pouvait deviner. Dans le doute, et pour n’être pas pris au dépourvu, par un mouvement presque imperceptible, il allongea ses bras jusqu’à ce que ses mains atteignissent ses pistolets, les saisit, et, la tête droite, les yeux bien ouverts, l’oreille tendue à tous les bruits, il se prépara à faire bravement face à l’ennemi, quel qu’il fût, qui allait se présenter.

Cependant le bruit qui l’avait éveillé ne se renouvelait pas, tout demeurait calme et silencieux. En vain le chasseur cherchait à voir une ombre, si légère qu’elle fut, un bruit presque imperceptible ; rien ne troublait la majesté du sanctuaire.

Cependant, Bon-Affût ne s’était pas trompé, il avait distinctement entendu un pas frôler timidement les dalles du temple. Il faut s’être, une fois dans sa vie, rencontré dans une position identique à celle dans laquelle se trouvait le chasseur pour bien en comprendre les angoisses et les terreurs. Sentir près de soi, à deux pas peut-être, un ennemi qui vous guette, dont l’œil féroce est implacablement fixé sur vous ; savoir qu’il est là, le deviner par cette espèce d’intuition que Dieu a donnée à l’homme pour prévoir un danger, et n’oser bouger, craindre de faire le moindre mouvement qui l’avertisse que vous l’attendez ; cette position, comparée à celle de l’oiseau fasciné par le reptile, est des plus cruelles et, en quelques minutes, devient un supplice tellement intolérable que la mort même lui est préférable.

Certes, Bon-Affût était un homme d’un courage à toute épreuve : l’entreprise qu’il tentait en ce moment démontrait chez lui une témérité, je ne dirai pas poussée jusqu’à la mort, ce qui ne serait rien, mais jusqu’au mépris de ces tortures atroces que les Peaux-Rouges sont si ingénieux à inventer et à varier pour faire palpiter les chairs de leurs victimes et extraire pour ainsi dire la vie goutte à goutte de leur corps en lambeaux. Eh bien, après un quart d’heure de l’attente terrible dans laquelle il se tenait, il se sentit frissonner malgré lui, ses cheveux se dressèrent sur son crâne, et une sueur froide perla ses tempes.

— Mille millions de démons ! murmura-t-il intérieurement, vais-je donc me laisser égorger ainsi ? Vive Dieu ! je veux savoir à quoi m’en tenir, quoi qu’il arrive.

Au même instant, comme poussé par un ressort, il se dressa sur ses pieds, un pistolet de chaque main.

Tout à coup une ombre se détacha d’un pilier, fit un bond de tigre, et le chasseur saisi à la gorge par une main inconnue roula sur le sol avant d’avoir pu jeter un cri ; un pied s’appuya lourdement sur sa poitrine, et, comme à travers un nuage, il entrevit une face hideuse qui ricanait en le regardant. Bon-Affût était seul, abandonné, sans secours ; c’en était fait de lui, rien ne pouvait le sauver ; il poussa un soupir étouffé et ferma les yeux, résigné au sort qui l’attendait. Mais, au moment où il croyait recevoir le coup mortel, il sentit la main qui lui serrait la gorge se desserrer, et une voix railleuse lui dit :

— Relève-toi, puissant tlacateotzin ; je voulais seulement te prouver que tu étais en ma puissance.

Le chasseur se releva tout contusionné et tout troublé encore de cette brusque attaque. L’autre continua :

— Que donnerais-tu pour échapper au péril qui te menace et pour être libre de regagner paisiblement le calli de ton hôte Atoyac ?

Mais Bon-Affût avait eu le temps de se remettre de cette chaude alerte ; il avait ressaisi ses pistolets, toute crainte avait fui de son cœur, il n’avait à se défendre que contre un ennemi ; cet ennemi après l’avoir un instant tenu abattu sous ses pieds, commettait la faute de lui rendre la liberté de ses mouvements : la position entre eux était subitement devenue égale.

— Je ne vous donnerai rien, Loup-Rouge, répondit-il résolûment ; pourquoi ne m’avez-vous pas tué lorsque j’étais-là, étendu à terre, sans défense ?

Le chef indien, car c’était lui, recula avec étonnement en se voyant si facilement reconnu.

— Pourquoi je ne t’ai pas tué, chien ? répondit-il, parce que j’ai eu pitié de toi.

— Parce que tu as eu peur, sachem ! reprit fermement le chasseur ; autre chose est tuer un ennemi dans un combat qu’assassiner un adepte de la grande médecine dans le temple du Wacondah, lorsqu’il est protégé par sa main toute-puissante ! Tu as eu peur, te dis-je.

Le chasseur avait deviné juste : c’était précisément cette crainte superstitieuse qui avait subitement arrêté le bras du chef, déjà levé pour frapper.

— Je ne discuterai pas avec toi, reprit-il ; mais apprends-moi comment tu as aussi vite deviné mon nom, car je ne te connais pas.

— Mais je te connais, moi ; le Wacondah m’avait annoncé ta présence ; je t’attendais : si je n’ai pas prévenu ton attaque, c’est que je voulais savoir si tu pousserais l’impiété jusqu’à souiller le sanctuaire révéré du temple.

L’Indien ricana.

— Tu vas trop loin, sorcier, dit-il avec ironie ; sans un mouvement de faiblesse que je me reproche, tu serais mort !

— Peut-être ! Que me veux-tu ?

— Ne le sais-tu pas toi, pour qui, dis-tu, rien n’est caché ?

— Je sais quelle raison t’amène, tu chercherais vainement à me la dissimuler ; si je t’adresse cette question, c’est que je veux savoir si tu oses mentir.

Le Loup-Rouge réfléchit un instant, puis il reprit d’un accent résolu :

— Écoute, sorcier, dit-il : ou tu es un fourbe, et je le crois, ou tu es réellement ce que tu prétends être, c’est-à-dire un grand médecin, aimé du Wacondah et inspiré par lui ; dans l’un ou l’autre cas, je veux éclaircir mes doutes. Malheur à toi si tu cherches à me tromper, je te tuerai comme un chien, et de ta peau maudite, découpée en lanières sur ton corps palpitant, je ferai des harnais pour mon cheval ; si, au contraire, ta dis vrai, tu n’auras pas d’ami plus dévoué que moi ni de serviteur plus sûr.

— Je méprise ta haine et je ne veux pas de ton amitié, Loup-Rouge, répondit le chasseur d’un ton imposant ; tes menaces impuissantes ne m’effraient pas ; mais, pour bien te faire comprendre l’étendue de ma science, je consens à faire ce que tu me demandes et à te dire quelle raison t’a poussé à venir me trouver ici.

— Fais cela, sorcier, et, quoi qu’il arrive, le Loup-Rouge sera à toi.

Le chasseur sourit avec dédain et haussa les épaules.

— Est-il donc difficile de deviner ce que veut un homme de sang ? Toi et Addick, ton digne complice, vous vous êtes ligués avec un misérable chien, rebut des faces pâles, pour enlever d’ici deux pauvres jeunes filles confiées à la loyauté de ton complice ; aujourd’hui, tu voudrais tromper ceux avec lesquels tu t’es allié, conserver pour toi seul les prisonnières ; dénoncé au grand sachem par Atoyac, à qui toutes tes menées sont connues et qui sait en sus que tu médites de t’emparer du pouvoir et de te faire nommer gouverneur et chef suprême de Quiepaa-Tani, tu t’es senti perdu ; alors tu es venu vers moi, dans l’intention de me corrompre et d’obtenir qu’au moyen du pouvoir dont je dispose, je t’aide à t’emparer des captives que tu convoites, afin que tu puisses fuir avec elles avant que l’on ait eu le temps de prendre des mesures pour se saisir de toi. Est-ce bien tout ? ai-je oublié quelque léger détail ? ou bien ai-je en effet deviné ta pensée tout entière ? Réponds, chef, donne-moi un démenti si tu l’oses !

Le sachem avait écouté la longue tirade du chasseur avec un trouble croissant ; les changements successifs de sa physionomie, tandis qu’il écoutait le sorcier, auraient été une étude curieuse pour celui qui aurait pu les observer ; lorsque enfin Bon-Affût eut terminé, le Loup-Rouge baissa la tête avec confusion, et d’une voix presque Indistincte, il balbutia :

— Mon père est réellement un tlacateotzin, le Wacondah l’inspire, sa science est immense ! Quel est l’homme qui oserait prétendre lui cacher quelque chose ? son œil, plus perçant que celui de l’aigle, sonde les cœurs.

— Maintenant, tu as ma réponse, Loup-Rouge, reprit le chasseur ; retire-toi en paix et ne trouble pas plus longtemps le recueillement dans lequel je suis plongé.

— Ainsi, demanda en hésitant le chef, mon père ne veut rien faire pour moi ?

— Si, je fais beaucoup ?

— Que fait donc mon père ?

— Je te laisse te retirer en paix, lorsque d’un geste il me serait facile de te renverser mort à mes pieds.

L’Indien fit deux ou trois pas afin de se rapprocher du chasseur que de cette façon il toucha presque ; celui-ci, dont l’oreille toujours au guet venait de percevoir un bruit de pas contenus et qui venaient de son côté, ne remarqua pas ce mouvement, car toute son attention était dirigée d’un autre côté.

Mais soudain ses sourcils, qui s’étaient froncés, se détendirent, et un sourire plissa ses lèvres : il avait découvert la cause de ce nouveau mystère.

— Eh bien, dit-il au chef, pourquoi le Loup-Rouge reste-t-il ici, lorsque je lui ai intimé l’ordre de se retirer ?

— Parce que j’ai l’espoir de ramener mon père à avoir pour moi de meilleurs sentiments.

— Mes sentiments pour le chef sont ce qu’ils doivent être ; je ne puis en changer.

— Si, mon père est bon, il viendra en aide au Loup-Rouge.

— Non, te dis-je.

— Mon père ne veut pas me servir ?

— Je ne le veux pas.

— C’est le dernier mot de mon père ?

— Mon dernier mot.

— Eh bien, meurs comme un chien que tu es ! s’écria le Peau-Rouge avec rage en se précipitant, le couteau levé sur le chasseur.

Celui-ci, depuis quelques instants, suivait d’un œil attentif tous les mouvements du chef. Connaissant à fond le caractère fourbe et traître des Apaches, en voyant le Loup-Rouge prendre des manière félines et affecter un ton patelin, il prévoyait parfaitement ce que celui-ci méditait et quel était le dénoûment qu’il prétendait donner à cette scène ; cependant, malgré cela, il ne fit pas un geste pour éviter le coup qui lui était destiné ; il regarda son assassin bien en face, les bras croisés sur la poitrine, la tête haute et le visage impassible.

Cependant le bras levé contre le chasseur ne se baissa pas ; un homme sortit tout à coup de l’ombre qui le cachait, apparut derrière le Loup-Rouge, lui saisit vivement la bras, le lui tordit avec une force peu commune, l’obligea à lâcher le couteau, et disparut si prestement que le chef atterré n’eut même pas le temps de reconnaître s’il avait eu affaire à un homme ou à un esprit.

Le Loup-Rouge ne jeta pas un cri, ne chercha pas à se venger ; mais ses traits se décomposèrent, ses yeux roulèrent égarés dans leurs orbites ; un mouvement convulsif agita tout à coup son corps, et il tomba agenouillé sur le sol, en murmurant avec épouvante :

— Pardon ! pardon ! mon père !

Le chasseur recula d’un pas, comme pour éviter le contact immonde du misérable prosterné devant lui, et poussant le couteau du pied avec dégoût :

— Ramasse ton arme, assassin ! lui dit-il d’un ton de mépris suprême.

Pour toute réponse, le chef lui montra son bras disloqué qui pendait inerte le long de son corps.

— C’est toi qui l’as voulu, reprit le chasseur ; ne t’avais-je pas averti que la protection du Wacondah était sur moi ? Va, retire-toi dans ton calli, garde le silence sur ce qui s’est passé ici ; au coucher du soleil, trouves-toi dans ta pirogue sur le bord de la rivière, en aval du pont ; j’irai t’y rejoindre, peut-être te guérirai-je si tu as suivi strictement l’ordre que je te donne ; surtout n’oublie pas que tu dois être seul ; va.

— J’obéirai à mon père ; ma bouche ne proférera pas une parole sans son ordre. Mais comment pourrais-je sans son secours sortir d’ici ? les esprits qui veillent sur mon père me frapperont de mort dès que je ne serai plus en sa présence.

— C’est vrai. Tu as été assez puni ; relève-toi et appuie-toi sur mon épaule ; je t’aiderai à marcher jusqu’à l’entrée du temple.

Le Loup-Rouge se releva sans répliquer ; son esprit rebelle était dompté désormais, la rude leçon qu’il avait reçue lui inspirait enfin pour le médecin une terreur superstitieuse que rien ne pouvait vaincre.

Le chasseur le conduisit doucement jusqu’à la porte du temple. Arrivé là, il examina minutieusement le bras du blessé, s’assura qu’il n’était pas brisé, et le congédia en lui disant d’un ton où la bonté se mêlait à la sévérité :

— Remercie le Wacondah qui a eu pitié de toi ; dans quelques jours ta blessure sera guérie ; mais que cette leçon te profite, misérable ; ce soir, tu me reverras ; va ; maintenant mon secours ne t’est plus nécessaire, tu peux seul regagner ton calli.

— J’essaierai, répondit humblement le chef.

Sur un nouveau geste du chasseur, il se mit lentement en marche.

Bon-Affût le suivit quelque temps des yeux, puis il rentra dans le temple, dont il ferma cette fois soigneusement la porte derrière lui.

Au moment où le chasseur disparaissait dans le temple, le cri du hibou s’élevait dans l’air, annonçant que le soleil n’allait pas tarder à paraître.