Aller au contenu

L’Éclaireur/37

La bibliothèque libre.
Amyot (p. 403-415).
◄  XXXVI
XXXVIII  ►

XXXVII.

Complications.

Pendant qu’avaient lieu à Quiepaa-Tani les événements que nous avons rapportés, au camp des gambucinos il s’en passait d’autres que nous allons raconter.

Don Miguel, après s’être séparé de Bon-Affût sur la lisière de la forêt, avait regagné tout pensif l’endroit où ses compagnons l’attendaient.

Il était évident que le hardi aventurier, mécontent intérieurement de la tournure qu’avaient prise les choses, méditait quelque projet désespéré pour se rapprocher des jeunes filles.

Il avait passé plusieurs heures étendu au sommet du monticule isolé qui dominait toute la campagne et dont nous avons parlé précédemment, et de là il avait étudié avec soin la position de la ville.

Il était évident que ce jeune homme, au caractère ardent, aux passions fougueuses, ne consentait qu’à contrecœur à jouer le second rôle dans une expédition dans laquelle jusque-là il avait constamment tenu le premier ; sa fierté se révoltait d’être obligé de s’astreindre à obéir à un autre, bien que cet homme fût son ami dévoué et qu’il pût compter sur lui comme sur soi-même.

Il se reprochait de laisser ainsi Bon-Affût s’exposer seul à des dangers terribles, pour une cause qui était la sienne. Mais la véritable raison, celle qu’il n’osait pas s’avouer à lui-même, celle enfin qui lui aurait fait braver avec joie les plus grands périls et même la mort pour sauver les jeunes filles, celle enfin qui le poussait sourdement à se révolter contre la prudence de Bon-Affût et à prendre à tous risques sa place dans l’exécution du plan concerté entre eux, cette raison était qu’il aimait doña Laura de Real del Monte.

Il l’aimait de cet amour puissant et invincible que les natures d’élite sont seules capables d’éprouver, amour qui grandit avec les obstacles et qui, lorsqu’il a pris possession du cœur d’un homme comme don Leo, lui fait accomplir les actes les plus téméraires et les plus extraordinaires.

Cet amour était d’autant plus fortement enraciné dans le cœur du jeune homme qu’il en ignorait complètement l’existence et ne croyait agir que sous le coup de l’affection qu’il portait aux jeunes filles et de la pitié que lui inspirait leur situation malheureuse. Si, dans le principe, il en avait été ainsi, ce qui est vrai, puisqu’il ne connaissait pas doña Laura, la position avait complètement changé depuis.

Un jeune homme ne voyage pas impunément côte à côte avec une jeune fille pendant plus d’un mois, la voyant sans cesse, causant avec elle à chaque instant du jour, sans s’éprendre d’elle.

Il y a dans les jeunes filles un certain charme dont on ne cherche pas à se rendre compte, qui semble émaner de tout leur être, s’imprégner dans tout ce qui les entoure, qui séduit et subjugue malgré eux les hommes les plus forts.

Le frou-frou soyeux de leur robe, la désinvolture molle et aérienne de leur tournure, les parfums enivrants de leur ondoyante chevelure, la pure limpidité de leur regard rêveur qui se dirige vers le ciel et, se fixant partout sans rien voir, cherche à deviner ce qu’elles ignorent, tout enfin dans ces êtres incompréhensibles et voluptueusement naïfs, semble commander l’adoration et appeler l’amour.

Doña Laura possédait surtout ce magnétisme fascinateur du regard, cette candide douceur un peu enfantine du sourire qui annihilent la volonté.

Lorsque son grand œil bleu, voilé de long cils noirs, s’abaissait complaisamment sur le jeune homme et se fixait sur lui d’un air pensif, il se sentait tressaillir dans tout son être, il avait froid au cœur ; et en proie intérieurement à une sensation d’une volupté immense et inconnue, il souhaitait de mourir ainsi aux pieds de celle qui pour lui n’était plus une créature terrestre, mais presque un ange.

Pendant le cours accidenté de sa vie, l’aventurier n’avait connu de la femme que ce que la civilisation atrophiée du Mexique lui en avait laissé deviner, c’est-à-dire le côté hideux et repoussant. Le hasard, en le mettant tout à coup en contact avec une jeune fille pure et candide comme celle qu’il avait sauvée, avait apporté dans ses idées une révolution complète en lui faisant comprendre que jusque ce jour la femme, telle que Dieu l’avait créée pour l’homme, lui était demeuré complètement inconnue.

Aussi, sans s’en apercevoir, tout naturellement, s’était-il laissé aller au charme qui agissait sur lui à son insu, et s’était-il mis à aimer doña Laura de toutes les forces agissantes de son âme, sans chercher à se rendre compta du nouveau sentiment qui s’était emparé de lui, heureux du présent, sens vouloir songer à l’avenir, qui n’existerait probablement jamais pour lui.

L’insouciance dans l’avenir est généralement le fond du caractère de tous les amoureux ; ils ne voient et ne peuvent voir au delà du présent par lequel ils sentent, par lequel ils souffrent ou sont heureux, par lequel enfin ils vivent.

Peut-être don Leo, caché au fond des déserts avec la jeune fille qu’il avait si miraculeusement sauvée, avait-il pendant quelques jours caressé intérieurement l’espoir d’un bonheur éternel avec celle qu’il aimait, loin des villes et de leurs enivrements redoutables ; mais cette pensée, s’il l’avait eue, s’était évanouie tout à coup, sans retour, à la rencontre fortuite de don Mariano : l’apparition du père de doña Laura devait anéantir pour toujours les projets formés par le jeune homme.

Le coup fut rude : cependant, grâce à sa volonté de fer, il le supporta bravement, croyant qu’il lui serait facile, dans le tourbillon de la vie accidentée à laquelle il était condamné, d’oublier la jeune fille.

Malheureusement pour don Leo, il lui avait fallu subir la loi commune, c’est-à-dire que son amour s’était accru en raison inverse des obstacles invincibles qui soudain avaient surgi ; ce fut justement lorsqu’il reconnut qu’elle ne pourrait jamais être à lui à cause des raisons de famille et de fortune qui élevaient entre eux une barrière infranchissable, qu’il comprit qu’il lui était impossible de vivre sans elle.

Alors, sans chercher plus longtemps à guérir la plaie incurable qu’il avait au cœur, il se laissa au contraire complètement aller à cet amour qui était sa vie, et ne rêva plus qu’une chose, mourir en sauvant celle qu’il aimait, afin d’attirer sur ses lèvres à sa dernière heure une parole de reconnaissance, et peut-être de lui laisser un doux et triste souvenir au fond de l’âme.

On comprend que, dans de telles dispositions, don Leo voulait absolument, quoi qu’il pût arriver, délivrer lui-même la jeune fille ; aussi, depuis l’instant où il s’était séparé de son ami, rêvait-il au moyen de s’introduire dans la ville et de la voir.

Ce fut dans ces dispositions qu’il rejoignit le camp.

Don Mariano était triste ; Balle-Franche lui-même semblait de mauvaise humeur ; enfin tout conspirait à le plonger de plus en plus dans son humeur noire.

Plusieurs heures s’écoulèrent sans que les aventuriers échangeassent une parole entre eux.

Vers deux heures de l’après-dinée, au moment de la plus forte chaleur, les sentinelles signalèrent l’approche d’une troupe de cavaliers.

Chacun courut aux armes.

Bientôt on reconnut que les nouveaux arrivés étaient Ruperto et sa cuadrilla que les domestiques de don Mariano avaient ralliés et ramenés avec eux.

Juanito avait voulu, suivant les instructions qu’il avait reçues de Bon-Affût, obliger Ruperto à se renfermer avec ses cavaliers dans la caverne de la rivière ; mais le chasseur n’avait voulu rien entendre, disant que ses compagnons se trouvaient engagés plus avant que jamais blancs ne s’étaient hasardés sur le territoire sacré des Peaux-Rouges, qu’ils risquaient à chaque instant d’être accablés par le nombre, massacrés ou faits prisonniers ; que dans une position aussi critique, il ne les abandonnerait pas sans chercher à leur venir en aide ; et, malgré toutes les observations du criado, le digne chasseur, qui était doué d’une assez forte dose d’entêtement, avait poussé en avant, jusqu’à ce qu’enfin il eût rejoint le campement de ses compagnons.

Deux ou trois fois pendant son voyage il avait eu maille à partir avec les Indiens ; mais ces légères escarmouches, loin de modérer son ardeur, n’avaient eu d’autre résultat que celui de l’excitera presser sa marche, car maintenant que l’éveil était donné aux Peaux-Rouge, qu’ils savaient que des détachements de visages pâles erraient aux environs de leurs campements, selon toutes probabilités ils ne manqueraient pas de se réunir en grand nombre, afin de frapper un grand coup et de se débarrasser de tons leurs audacieux ennemis à la fois.

Les aventuriers accueillirent leurs compagnons avec joie : Ruperto principalement fut fort bien reçu par don Miguel, qui était heureux de ce renfort d’hommes déterminés qui lui arrivaient au moment où il y songeait le moins.

L’apathie qui s’était emparée des gambucinos fit place à la plus vive activité ; lorsque les divers soins dont les nouveaux venus avaient à s’occuper furent accomplis, les groupes se formèrent, et les conversations commencèrent avec cette vivacité et cette loquacité particulières aux races méridionales.

Ruperto se félicita plus que jamais d’avoir en l’heureuse pensée de pousser en avant, lorsqu’il apprit que non-seulement il y avait des campements de Peaux-Rouges aux environs, mais que, à peu de distance dans le voisinage, se trouvait une des cinq villes sacrées des Indiens.

— Canarios ! dit-il, nous ferons bien de veiller sur nous, si nous ne voulons pas avant peu perdre nos chevelures ; ces démons incarnés ne nous laisseront pas longtemps fouler en paix leur territoire.

— Oui, répondit nonchalamment don Leo, je crois que nous aurons raison de pas nous laisser surprendre.

— Hum ! observa Balle-Franche, ce serait une surprise désagréable que celle qui amènerait une nuée de Peaux-Rouges sur notre dos ; on ne se figure pas comme ces diables se battent bien lorsqu’ils sont en nombre. Je me rappelle qu’en 1836, à l’époque où j’étais…

— Et celui qui est le plus aventuré de nous est Bon-Affût, dit don Leo en coupant net la parole à Balle-Franche qui demeura la bouche béante. Je me reproche de l’avoir ainsi laissé partir seul.

— Il n’était pas seul, répondit le Canadien ; vous savez bien, don Miguel, que l’Aigle-Volant et sa cihualt, ainsi qu’ils nomment les femmes, l’accompagnaient.

Don Miguel regarda le chasseur.

— Est-ce que vous vous fiez beaucoup aux Peaux-Rouges, vous, Balle-Franche ? lui demanda-t-il.

— Hum ! reprit celui-ci en se grattant le front, c’est selon, et, s’il me faut avouer la vérité, ma foi ! je vous dirai que je ne m’y fie pas du tout.

— Vous voyez bien qu’il était seul alors. Qui sait ce qui lui sera arrivé dans cette ville maudite, au milieu de ces démons acharnés ? Je vous avoue que mon inquiétude est grande, et que j’ai horriblement peur d’une catastrophe.

— Son déguisement était cependant parfait.

— C’est possible ; Bon-Affût connaît à fond les mœurs des Indiens, il parle leur langue comme sa langue maternelle ; mais qu’importe cela, s’il a été livré par un traître ?

— Hein ? fit Balle-Franche, un traître ! De qui parlez-vous donc ainsi.

— Eh ! de l’Aigle-Volant ! caramba ! ou de sa femme, puisque eux deux seuls le connaissent.

— Écoutez ! don Miguel, répondit sérieusement Balle-Franche, permettez-moi de vous dire carrément ma façon de penser : vous avez tort de parler ainsi que vous le faites en ce moment.

— Moi ! s’écria brusquement le jeune homme. Eh ! pourquoi donc, s’il vous plaît ?

— Parce que vous ne connaissez que très-peu, et seulement sous de bons rapports, les gens que vous voulez flétrir d’une épithète déshonorante. Moi, je connais l’Aigle-Volant depuis longues années ; il était tout enfant lorsque je le vis pour la première fois ; je l’ai toujours trouvé d’une franchise et d’une loyauté à toute épreuve. Tout le temps qu’il a demeuré dans notre compagnie, il nous a rendu des services ou du moins a cherché à nous en rendre, et enfin, pour trancher la question, nous tous en général, et vous surtout en particulier, nous lui avons de grandes obligations. Ce serait plus que de l’ingratitude de l’oublier.

Le digne chasseur avait prononcé cette apologie de son ami avec une ardeur et un ton ferme qui imposèrent à don Miguel.

— Pardonnez-moi, mon viril ami, lui dit-il d’une voix conciliante ; j’ai eu tort, je le reconnais ; mais, entourés d’ennemis comme nous le sommes, menacés à chaque instant d’être victimes d’un traître, l’exemple de Domingo est là pour corroborer mes paroles, j’ai pu me laisser entraîner a supposer…

— Toute supposition attaquant l’honneur de l’Aigle-Volant, interrompit vivement Balle-Franche, est nécessairement fausse. Qui sait si, en ce moment même où nous discutons sa loyauté, il ne risque pas sa vie pour notre service ?

Ces paroles produisirent une certaine sensation sur ses auditeurs : il y eut un instant de silence que le Canadien rompit presque aussitôt en reprenant la parole :

— Mais je ne vous en veux pas, dit-il ; vous êtes jeune, et, par cela même, souvent votre langue va plus vite que votre pensée ; mais, je vous en prie, faites-y attention, cela pourrait, une fois ou l’autre, avoir pour vous de graves conséquences. Mais assez là-dessus. Je me souviens, à ce propos, d’une aventure assez singulière qui m’arriva en 1851. C’était à l’époque où je venais de…

— Maintenant en y réfléchissant plus sérieusement, interrompit don Miguel, je vous donne pleine satisfaction ; j’avais réellement tort.

— Je suis heureux que vous le reconnaissiez si loyalement.

— Ainsi n’en parlons plus, voulez-vous ?

— Je ne demande pas mieux ; pour en revenir à notre première conversation, je vous avoue que, moi aussi, je suis inquiet de Bon-Affût.

— Là ! vous le voyez bien.

— Oui, mais pour d’autres raisons que celles que vous avanciez.

— Dites-moi ces raisons.

— Oh ! mon Dieu ! elles sont toutes simples : Bon-Affût est un digne et brave chasseur, passé maître en fait de fourberies indiennes ; mais il n’a personne pour lui donner la réplique ; en cas de danger l’Aigle-Volant lui serait d’un mince secours ; s’il était découvert, le brave chef ne pourrait que se faire tuer auprès de lui, et il n’y manquerait pas, j’en suis convaincu.

— Et moi aussi ; mais à quoi cela les avancerait-il ? Comment, après cette catastrophe, parviendrions-nous à sauver les jeunes filles ?

Balle-Franche hocha la tête.

— Oui, dit-il, voilà où est la difficulté ; c’est justement là le nœud de l’affaire. Malheureusement, il est bien difficile de remédier à cette éventualité, qui, je l’espère, ne se présentera pas.

— Il faut le croire ; mais, si cela arrivait, que ferions-nous ?

— Ce que nous ferions ?

— Oui !

— Hum ! vous m’adressez-là don Miguel, une question à laquelle il ne m’est guère facile de répondre.

— Enfin, supposez que cela soit ; il faudrait cependant trouver un moyen de sortir de la fausse position dans laquelle nous nous trouverions.

— Cela est certain, il le faudrait indubitablement.

— Alors ?

— Alors, ma foi ! je ne sais pas ce que je ferais. Voilà, je ne suis pas un homme qui prévoit d’aussi loin ; lorsqu’un malheur arrive, il est temps d’y remédier, sans se briser la tête à y songer ainsi à l’avance. Tout ce que je puis vous dire, caballero, c’est que, pour le moment, au lieu de demeurer ici, planté bêtement comme un flamant à qui on a coupé une aile, je donnerais beaucoup pour me trouver dans cette ville maudite, à proximité de veiller sur mon vieux compagnon.

— Dites-vous vrai ? Seriez-vous réellement homme à tenter une telle entreprise ? s’écria don Miguel avec joie.

Le chasseur le regarda avec surprise.

— En doutez-vous ? lui dit-il. Quand donc m’avez-vous vu me vanter de choses que je n’étais pas capable de faire ?

— Ne vous fâchez pas, mon vieil ami, reprit vivement don Miguel ; vos paroles me font un si grand plaisir que, dans le premier moment, je n’osais pas y croire.

— Il faut toujours ajouter foi à mes paroles, jeune homme, répondit sentencieusement le chasseur.

— Ne craignez rien, dit en riant don Miguel, a l’avenir, je ne les révoquerai jamais en doute.

— À la bonne heure !

— Écoutez ! si vous le voulez, nous tenterons l’affaire à nous deux.

— Pour entrer dans la ville ?

— Oui !

— Pardieu ! c’est une idée, cela ! s’écria Balle-Franche ravi.

— N’est-ce pas ?

— Oui ; mais comment nous introduirons-nous dans la ville ?

— Laissez-moi faire je m’en charge.

— Bon ! alors je ne m’en occupe plus ; seulement, il y a autre chose.

— Quoi donc ?

— Nous ne sommes guère présentables ainsi, fit le chasseur en montrant en riant leurs costumes réciproques ; moi, à la rigueur, en me peignant un peu la figure et les mains, je pourrai passer ; mais vous c’est impossible !

— C’est vrai. Eh bien, laissez-moi faire ; je vais me confectionner un costume indien auquel vous n’aurez rien à reprocher. Vous, pendant ce temps-là, déguisez-vous comme vous l’entendrez.

— Ce sera bientôt fait.

— Et moi aussi.

Les deux hommes se levèrent tout joyeux, mais probablement pour des causes différentes. Balle-Franche était heureux d’aller au secours de son ami, tandis que don Miguel ne songeait qu’à doña Laura qu’il espérait revoir.

Au moment où ils se levaient, don Mariano les arrêta.

— Est-ce sérieusement que vous parlez ainsi, caballeros, leur demanda-t-il.

— Certes, répondirent-ils, on ne peut plus sérieusement.

— Alors, c’est fort bien ; je vais avec vous.

— Hein ! s’écria don Miguel en reculant avec stupéfaction ; êtes-vous fou, don Mariano ? vous qui ne connaissez pas les Indiens, qui ne savez pas un mot de leur langue, vous risquer dans ce guêpier ! C’est vouloir mourir !

— Non, répondit résolument le vieillard ; je veux revoir mon enfant !

Don Miguel n’eut pas le courage de combattre une résolution si nettement formulée, il baissa la tête sans répondre. Balle-Franche, lut, ne prit pas l’affaire à ce point de vue : parfaitement de sang-froid et par conséquent voyant loin et juste, il comprit les conséquences désastreuses qu’aurait pour eux la présence de don Mariano.

— Pardon, lui dit-il, mais, avec votre permission, caballero, il me semble que vous n’avez pas bien réfléchi à la résolution que vous prenez en ce moment.

— Caballero, un père ne réfléchit pas quand il s’agit de revoir son enfant qu’il croyait morte et qu’il n’espérait plus serrer dans ses bras.

— C’est juste ; seulement je vous ferai observer que ce que vous voulez faire, loin de vous aider à revoir votre fille, pourra au contraire vous l’enlever à jamais !

— Que voulez-vous dire ?

— Une chose bien simple : nous allons, don Miguel et moi, nous mêler au milieu des Indiens que nous espérons à peine parvenir à tromper, nous qui les connaissons ; si vous nous accompagnez, il arrivera inévitablement ceci : que du premier coup les Peaux-Rouges verront que vous êtes un blanc, et alors, vous comprenez, rien ne pourra vous sauver, ni nous non plus. Maintenant, si vous le voulez absolument, partez, je suis prêt à vous suivre ; on ne meurt qu’une fois, autant aujourd’hui que demain.

Don Mariano poussa un soupir.

— J’étais fou, murmura-t-il, je ne savais ce que je disais : pardonnez-moi ; j’ai tant de hâte de revoir mon enfant !

— Ayez foi en nous, pauvre père, répondit noblement don Miguel ; par ce que nous avons fait déjà, jugez de ce que nous pouvons faire encore ; nous allons tenter l’impossible pour vous rendre celle qui vous est si chère.

Don Mariano, succombant à l’émotion qui l’accablait, n’eut pas la force de répondre ; les yeux pleins de larmes, il serra la main du jeune homme et se laissa tomber sur le sol.

Les deux aventuriers se préparèrent alors à la hardie expédition qu’ils méditaient et se mirent en devoir de se déguiser.

Grâce à leurs connaissances des coutumes indiennes, ils parvinrent à se composer des costumes en harmonie avec le rôle qu’ils voulaient jouer et à se donner assez bien l’apparence indienne.

Lorsque ces divers préparatifs furent terminés, don Miguel confia à Ruperto le commandement de la cuadrilla, lui recommanda la plus grande vigilance, afin de ne pas se laisser surprendre, lui fit part du signal convenu avec Bon-Affût, et après avoir une dernière fois serré la main de don Mariano, toujours plongé dans la plus profonde douleur, les deux téméraires aventuriers prirent congé de leurs compagnons, jetèrent sur leur épaule leur rifle, dont ils n’avaient pas voulu se séparer, et se mirent en marche dans la direction de Quiepaa-Tani, accompagnés de quelques gambucinos qui voulaient les escorter jusqu’à la lisière de la forêt, et de Ruperto, qui n’était pas fâché de se rendre compte de la situation de la ville, afin de savoir comment il pourrait placer ses hommes de façon à accourir au premier signal qu’il entendrait.