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L’Éclat d’obus/1916/II/4

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Pierre Laffite (p. 196-210).


IV

UN CHEF-D’ŒUVRE DE LA KULTUR



Le dimanche matin 10 janvier, le lieutenant Delroze et le sergent d’Andeville débarquaient en gare de Corvigny, allaient voir le commandant de place et, prenant une voiture, se faisaient conduire au château d’Ornequin.

— Tout de même, dit Bernard en s’allongeant dans la calèche, je ne pensais vraiment pas que les choses tourneraient de la sorte, lorsque je fus atteint d’un éclat de shrapnell entre l’Yser et la maison du passeur. Quelle fournaise à ce moment-là ! Tu peux me croire, Paul, si nos renforts n’étaient pas arrivés, cinq minutes de plus et nous étions fichus. C’est une rude veine !

— Oui, dit Paul, une rude veine ! Je m’en suis rendu compte le lendemain, en me réveillant dans une ambulance française.

— Ce qui est vexant, par exemple, reprit Bernard, c’est l’évasion de ce bandit de major Hermann. Ainsi, tu l’avais fait prisonnier ? Et tu l’as vu se dégager de ses liens et s’enfuir ? Il en a du culot, celui-là ! Sois sûr qu’il aura réussi à se défiler sans encombre.

Paul murmura :

— Je n’en doute pas, et je ne doute pas non plus qu’il ne veuille mettre à exécution ses menaces contre Élisabeth.

— Bah ! Nous avons quarante-huit heures, puisqu’il donnait à son complice Karl, le 10 janvier comme date de son arrivée, et qu’il ne doit agir que deux jours après.

— Et s’il agit dès aujourd’hui ? objecta Paul d’une voix altérée.

Malgré son angoisse, cependant, le trajet lui sembla rapide. Il se rapprochait enfin, d’une façon réelle cette fois, du but dont chaque jour l’éloignait depuis quatre mois. Ornequin, c’était la frontière, et à quelques pas de la frontière se trouvait Ébrecourt. Les obstacles qui s’opposeraient à lui avant qu’il n’atteignît Ébrecourt, avant qu’il ne découvrît la retraite d’Élisabeth, et qu’il ne pût sauver sa femme, il n’y voulait pas songer. Il vivait. Élisabeth vivait. Entre elle et lui il n’y avait point d’obstacles.

Le château d’Ornequin, ou plutôt ce qui en restait — car les ruines mêmes du château avaient subi en novembre un nouveau bombardement — servait de cantonnement à des troupes territoriales, dont les tranchées de première ligne longeaient la frontière.

On se battait peu de ce côté, les adversaires, pour des raisons de tactique, n’ayant pas avantage à se porter trop en avant. Les défenses s’équivalaient, et de part et d’autre, la surveillance était très active.

Tels furent les renseignements que Paul obtint du lieutenant de territoriale avec lequel il déjeuna.

— Mon cher camarade, conclut l’officier, après que Paul lui eût confié l’objet de son entreprise, je suis à votre entière disposition ; mais s’il s’agit de passer d’Ornequin à Ébrecourt, soyez-en certain, vous ne passerez pas.

— Je passerai.

— Par la voie des airs, alors ? dit l’officier en riant.

— Non.

— Donc, par une voie souterraine ?

— Peut-être.

— Détrompez-vous. Nous avons voulu exécuter des travaux de sape et de mine. Vainement. Nous sommes ici sur un terrain de vieilles roches dans lequel il est impossible de creuser.

Paul sourit à son tour.

— Mon cher camarade, ayez l’obligeance de me donner, durant une heure seulement, quatre hommes solides, armés de pics et de pelles, et ce soir je serai à Ébrecourt.

— Oh ! oh ! pour creuser dans le roc un tunnel de dix kilomètres, quatre hommes et une heure de temps !

— Pas davantage. En outre, je demande le secret absolu, et sur la tentative, et sur les découvertes assez curieuses qu’elle ne peut manquer de produire. Seul, le général en chef en aura connaissance par le rapport que je dois lui faire.

— Entendu. Je vais choisir moi-même mes quatre gaillards. Où dois-je vous les amener ?

— Sur la terrasse, près du donjon.

Cette terrasse domine le Liseron d’une hauteur de quarante à cinquante mètres, et, par suite d’un repli de la rivière, s’oriente exactement face à Corvigny, dont on aperçoit au loin le clocher et les collines avoisinantes. Le donjon n’a plus que sa base énorme, que prolongent les murs de fondation, mêlés de roches naturelles, qui soutiennent la terrasse. Un jardin étend jusqu’au parapet ses massifs de lauriers et de fusains.

C’est là que Paul se rendit. Plusieurs fois il arpenta l’esplanade, se penchant au-dessus de la rivière et inspectant, sous leur manteau de lierre, les blocs écroulés du donjon.

— Et alors, dit le lieutenant qui survint avec ses hommes, voilà votre point de départ ? Je vous avertis que nous tournons le dos à la frontière.

— Bah ! répondit Paul sur le même ton de plaisanterie, tous les chemins mènent à Berlin.

Il indiqua un cercle qu’il avait tracé à l’aide de piquets, et, invitant les hommes à l’ouvrage :

— Allez-y, mes amis.

Ils attaquèrent, sur une circonférence de trois mètres environ, un sol végétal où ils creusèrent, en vingt minutes, un trou d’un mètre cinquante. À cette profondeur, ils rencontrèrent une couche de pierres cimentées les unes avec les autres, et l’effort devint beaucoup plus difficile, car le ciment était d’une dureté incroyable, et on ne pouvait le disjoindre qu’à l’aide de pics introduits dans les fissures. Paul suivait le travail avec une attention inquiète.

— Halte ! cria-t-il au bout d’une heure.

Il voulut descendre seul dans l’excavation et continua, dès lors, à creuser, mais lentement, et en examinant pour ainsi dire l’effet de chacun des coups qu’il portait.

— Ça y est, dit-il en se relevant.

— Quoi ? lui demanda Bernard.

— Le terrain où nous sommes n’est qu’un étage des vastes constructions qui avoisinaient autrefois le vieux donjon, constructions rasées depuis des siècles et sur lesquelles on a aménagé ce jardin.

— Alors ?

— Alors, en déblayant le terrain, j’ai percé le plafond d’une des anciennes salles. Tenez.

Il saisit une pierre, l’engagea au centre même de l’orifice plus étroit pratiqué par lui, et la lâcha. La pierre disparut. On entendit presque aussitôt un bruit sourd.

— Il n’y a plus qu’à élargir l’entrée. Pendant ce temps nous allons nous procurer une échelle et de la lumière… le plus possible de lumière.

— Nous avons des torches de résine, dit l’officier.

— Parfait.

Paul ne s’était pas trompé. Lorsque l’échelle fut introduite et qu’il put descendre avec le lieutenant et avec Bernard, ils virent une salle de dimensions très vastes et dont les voûtes étaient soutenues par des piliers massifs qui la divisaient, comme une église irrégulière, en deux nefs principales et en bas côtés plus étroits.

Mais tout de suite Paul attira l’attention de ses compagnons sur le sol même de ces deux nefs.

— Un sol en béton, remarquez-le… Et, tenez, comme je m’y attendais, voici deux rails qui courent dans la longueur d’une des travées !… Et voici deux autres rails dans l’autre travée !

— Mais enfin, quoi, qu’est-ce que cela veut dire ? s’écrièrent Bernard et le lieutenant.

— Cela veut dire tout simplement, déclara Paul, que nous avons devant nous l’explication évidente du grand mystère qui entoure la prise de Corvigny et de ses deux forts.

— Comment ?

— Corvigny et ses deux forts furent démolis en quelques minutes, n’est-ce pas ? D’où venaient ces coups de canon, alors que Corvigny se trouve à six lieues de la frontière, et qu’aucun canon ennemi n’avait franchi la frontière ? Ils venaient d’ici, de cette forteresse souterraine.

— Impossible !

— Voici les rails sur lesquels on manœuvra les deux pièces géantes qui effectuèrent le bombardement.

— Voyons ! On ne peut pas bombarder du fond d’une caverne ! Où sont les ouvertures ?

— Les rails vont nous y conduire. Éclaire-nous bien, Bernard. Tenez, voici une plateforme montée sur pivots. Elle est de taille, qu’en dites-vous ? Et voici l’autre plate-forme.

— Mais les ouvertures ?

— Devant toi, Bernard.

— C’est un mur…

— C’est le mur qui, avec le roc même de la colline, soutient la terrasse au-dessus du Liseron, face à Corvigny. Et dans ce mur deux brèches circulaires ont été pratiquées, puis rebouchées par la suite. On distingue très nettement la trace encore visible, presque fraîche, des remaniements exécutés.

Bernard et le lieutenant n’en revenaient pas.

— Mais c’est un travail énorme ! prononça l’officier.

— Colossal ! répondit Paul ; mais n’en soyez pas trop surpris, mon cher camarade. Voilà seize ou dix-sept ans, à ma connaissance, qu’il est commencé. En outre, comme je vous l’ai dit, une partie de l’ouvrage était faite, puisque nous nous trouvons dans les salles inférieures des anciennes constructions d’Ornequin et qu’il a suffi de les retrouver et de les arranger selon le but auquel on le destinait. Il y a quelque chose de bien plus colossal.

— Qui est ?

— Qui est le tunnel qu’il leur a fallu construire pour amener ici leurs deux pièces.

— Un tunnel ?

— Dame ! par où voulez-vous qu’elles soient venues ? Suivons les rails en sens inverse et nous allons y arriver.

De fait, un peu en arrière, les deux voies ferrées se rejoignaient et ils aperçurent l’orifice béant d’un tunnel, large de deux mètres cinquante environ et d’une hauteur égale. Il s’enfonçait sous terre, en pente très douce. Les parois étaient en briques. Aucune humidité ne suintait des murs et le sol lui-même était absolument sec.

— Ligne d’Ébrecourt, dit Paul en riant. Onze kilomètres à l’abri du soleil. Et voilà comment fut escamotée la place forte de Corvigny. Tout d’abord quelques milliers d’hommes ont passé, qui ont égorgé la petite garnison d’Ornequin et les postes de la frontière, puis qui ont continué leur chemin vers la ville. En même temps les deux canons monstrueux étaient amenés, montés et pointés sur des emplacements repérés d’avance. Leur besogne accomplie, ils s’en allaient et l’on rebouchait les trous. Tout cela n’avait pas duré deux heures.

— Mais pour ces deux heures décisives, dit Bernard, le roi de Prusse a travaillé dix-sept ans !

— Et il arrive, conclut Paul, qu’en réalité c’est pour nous qu’il a travaillé, le roi de Prusse.

— Bénissons-le, et en route !

— Voulez-vous que mes hommes vous accompagnent ? proposa le lieutenant.

— Merci. Il est préférable que nous allions seuls, mon beau-frère et moi. Si cependant l’ennemi avait démoli son tunnel, nous reviendrions chercher du secours. Mais cela m’étonnerait. Outre qu’il avait pris toutes ses précautions pour que l’on ne pût en découvrir l’existence, il l’aura conservé pour le cas où lui-même devrait s’en servir de nouveau.

Ainsi donc, à trois heures de l’après-midi, les deux beaux-frères s’engageaient dans le tunnel impérial, selon le mot de Bernard. Ils étaient bien armés, pourvus de provisions et de munitions, et résolus à mener l’aventure jusqu’au bout.

Presque aussitôt, c’est-à-dire deux cents mètres plus loin, la lumière de leur lanterne de poche leur montra les marches d’un escalier qui remontait à leur droite.

— Bifurcation numéro 1, nota Paul. D’après mon calcul il y en a pour le moins trois.

— Et cet escalier mène… ?

— Évidemment au château. Et si tu me demandes dans quelle partie du château, je te répondrai : dans la chambre du portrait. C’est incontestablement par là que le major Hermann est venu au château le soir de l’attaque. Son complice Karl l’accompagnait. Voyant nos noms inscrits sur le mur, ils ont poignardé ceux qui dormaient dans cette chambre. C’était le soldat Gériflour et son camarade.

Bernard d’Andeville s’arrêta.

— Écoute, Paul, depuis tantôt tu me stupéfies. Tu agis avec une divination et une clairvoyance ! allant droit à sa place où il faut creuser, racontant ce qui s’est produit comme si tu en avais été le témoin, sachant tout et prévoyant tout. En vérité je ne te connaissais pas de pareils dons ! As-tu fréquenté Sherlock Holmes ?

— Pas même Arsène Lupin, dit Paul, se remettant en marche. Seulement j’ai été malade et j’ai réfléchi. Certains passages du journal d’Élisabeth, où elle parle de ses découvertes troublantes, m’ont donné l’éveil. Je me suis demandé pourquoi les Allemands avaient accumulé tant de mesures destinées à faire le vide autour du château. Et ainsi, de fil en aiguille, de déduction en déduction, interrogeant le passé et le présent, me souvenant de ma rencontre avec l’empereur d’Allemagne et de beaucoup de choses qui se relient d’elles-mêmes les unes aux autres, j’en suis arrivé à me dire qu’il devait y avoir, entre les deux côtés de la frontière, une communication secrète aboutissant exactement à l’endroit d’où l’on pouvait tirer sur Corvigny. A priori, cet endroit me sembla devoir être la terrasse, et j’en fus tout à fait sûr quand je vis tantôt, sur cette terrasse, un arbre mort, enveloppé de lierre, auprès duquel Élisabeth crut entendre des bruits souterrains. Dès lors je n’avais plus qu’à me mettre à l’ouvrage.

— Et ton but ? demanda Bernard.

— Je n’en ai qu’un, la délivrance d’Élisabeth.

— Ton plan ?

— Je n’en ai pas. Tout dépendra des circonstances, mais j’ai la conviction que je suis dans la bonne voie.

De fait toutes ses hypothèses se vérifiaient. Au bout de dix minutes ils parvinrent à un carrefour où s’embranchait, vers la droite, un autre tunnel muni également de rails.

— Seconde bifurcation, dit Paul, route de Corvigny. C’est par là que les Allemands ont marché vers la ville pour surprendre nos troupes avant même qu’elles se fussent rassemblées, et c’est par là que passa la paysanne qui t’aborda le soir. L’issue doit se trouver à quelque distance de la ville, dans une ferme peut-être appartenant à cette soi-disant paysanne.

— Et la troisième bifurcation ? dit Bernard.

— La voici, répliqua Paul.

— C’est encore un escalier.

— Oui, et je ne doute pas qu’il ne conduise à la chapelle. Comment ne pas supposer, en effet, que, le jour où mon père a été assassiné, l’empereur d’Allemagne venait examiner les travaux commandés par lui et exécutés sous les ordres de la femme qui l’accompagnait ? Cette chapelle, que les murs du parc n’entouraient pas alors, est évidemment l’un des débouchés du réseau clandestin dont nous suivons l’artère principale.

De ces ramifications Paul en avisa deux autres encore qui, d’après leur emplacement et leur direction, devaient aboutir aux environs de la frontière, complétant ainsi un merveilleux système d’espionnage et d’envahissement.

— C’est admirable, disait Bernard. Voilà de la « kultur », ou je ne m’y connais pas. On voit que ces gens-là ont le sens de la guerre. L’idée de creuser pendant vingt ans un tunnel destiné au bombardement possible d’une petite place forte ne viendrait jamais à un Français. Il faut pour cela un degré de civilisation auquel nous ne pouvons prétendre. Ah ! les bougres !

Son enthousiasme s’accrut encore lorsqu’il eut remarqué que le tunnel était muni à sa partie supérieure de cheminées d’aération. Mais à la fin Paul lui recommanda de se taire ou de parler à voix basse.

— Tu penses bien que, s’ils ont jugé utile de conserver leurs lignes de communication, ils ont dû faire en sorte que cette ligne ne pût servir aux Français, Ébrecourt n’est pas loin. Peut-être y a-t-il des postes d’écoute, des sentinelles placées aux bons endroits. Ces gens-là ne laissent rien au hasard.

Ce qui donnait du poids à l’observation de Paul, c’était la présence, entre les rails, de ces plaques de fonte qui recouvrent les fourneaux de mine préparés d’avance et qu’une étincelle électrique peut faire exploser. La première portait le numéro 5, la seconde le numéro 4, et ainsi de suite. Ils les évitaient soigneusement, et leur marche en était ralentie, car ils n’osaient plus allumer leurs lanternes que par brèves saccades.

Vers 7 heures, ils entendirent, ou plutôt il leur sembla entendre, les rumeurs confuses que propagent à la surface du sol la vie et le mouvement. Ils en éprouvèrent une grande émotion. La terre allemande s’étendait au-dessus d’eux, et l’écho leur apportait des bruits provoqués par la vie allemande.

— C’est tout de même curieux, observa Paul, que ce tunnel ne soit pas mieux surveillé et qu’il nous soit possible d’aller aussi loin sans encombre.

— Un mauvais point pour eux, dit Bernard ; la « kultur » est en défaut.

Cependant des souffles plus vifs couraient le long des parois. L’air du dehors pénétrait par bouffées fraîches, et ils aperçurent soudain dans l’ombre une lumière lointaine. Elle ne bougeait pas. Tout paraissait calme autour d’elle, comme si c’eût été un de ces signaux fixes que l’on plante aux abords des voies ferrées.

En s’approchant ils se rendirent compte que c’était la lumière d’une ampoule électrique, qu’elle se trouvait à l’intérieur d’une baraque établie à la sortie même du tunnel, et que la clarté se projetait sur de grandes falaises blanches et sur des montagnes de sable et de cailloux.

Paul murmura :

— Ce sont des carrières. En plaçant ici l’entrée de leur tunnel, cela leur permettait de poursuivre les travaux en temps de paix sans éveiller l’attention. Sois sûr que l’exploitation de ces soi-disant carrières se faisait discrètement, dans une enceinte fermée où l’on parquait les ouvriers.

— Quelle « kultur » ! répéta Bernard.

Il sentit la main de Paul qui lui serrait violemment le bras. Quelque chose avait passé devant la lumière, comme une silhouette qui se dresse et qui s’abat aussitôt.

Avec d’infinies précautions ils rampèrent jusqu’à la baraque et se relevèrent à moitié de façon que leurs yeux atteignissent la hauteur des vitres.

Il y avait là une demi-douzaine de soldats, tous couchés, et pour mieux dire vautrés les uns sur les autres, parmi les bouteilles vides, les assiettes sales, les papiers gras et les détritus de charcuterie.

C’étaient les gardiens du tunnel. Ils étaient ivres-morts.

— Toujours la « kultur », dit Bernard.

— Nous avons de la chance, répliqua Paul, et je m’explique maintenant le manque de surveillance : c’est dimanche aujourd’hui.

Une table portait un appareil de télégraphie. Un téléphone s’accrochait au mur, et Paul remarqua, sous une plaque de verre épaisse, un tableau qui contenait cinq manettes de cuivre, lesquelles correspondaient évidemment par des fils électriques avec les cinq fourneaux de mine préparés dans le tunnel.

En s’éloignant, Bernard et Paul continuèrent de suivre les rails au creux d’un étroit défilé taillé dans le roc, qui les conduisit à un espace découvert où brillaient une multitude de lumières. Tout un village s’étendait devant eux, composé de casernes et habité par des soldats dont ils voyaient les allées et venues. Ils le contournèrent. Un bruit d’automobile et les clartés violentes de deux phares les attiraient, et ils aperçurent, après avoir franchi une palissade et traversé des fourrés d’arbustes, une grande villa tout illuminée.

L’automobile s’arrêta devant un perron où se trouvaient des laquais et un poste de soldats. Deux officiers et une dame vêtue de fourrures en descendirent. Au retour, la lueur des phares éclaira un vaste jardin clos par des murailles très hautes.

— C’est bien ce que je supposais, dit Paul. Nous avons ici la contre-partie du château d’Ornequin. Au point de départ comme au point d’arrivée, une enceinte solide qui permet de travailler à l’abri des regards indiscrets. Si la station est en plein air ici, au lieu d’être en sous-sol comme là-bas, du moins les carrières, les chantiers, les casernes, les troupes de garnison, la villa de l’état-major, le jardin, les remises, tout cet organisme militaire se trouve enveloppé par des murailles et gardé sans aucun doute par des postes extérieurs. C’est ce qui explique que l’on puisse circuler à l’intérieur aussi facilement.

À ce moment, une seconde automobile amena trois officiers et rejoignit la première du côté des remises.

— Il y a fête, remarqua Bernard.

Ils résolurent d’avancer le plus possible, ce à quoi les aida l’épaisseur des massifs plantés le long de l’allée qui entourait la maison.

Ils attendirent assez longtemps, puis, des clameurs et des rires venant du rez-de-chaussée, par derrière, ils en conclurent que la salle du festin se trouvait là et que les convives se mettaient à table. Il y eut des chants, des éclats de voix. Dehors, aucun mouvement. Le jardin était désert.

— L’endroit est tranquille, dit Paul. Tu vas me donner un coup de main et rester caché.

— Tu veux monter au rebord d’une des fenêtres ? Mais les volets ?

— Ils ne doivent pas être bien solides. La lumière filtre au milieu.

— Enfin, quel est ton but ? Il n’y a aucune raison pour s’occuper de cette maison plutôt que d’une autre.

— Si. Tu m’as rapporté toi-même, d’après les dires d’un blessé, que le prince Conrad s’est installé dans une villa aux environs d’Ébrecourt. Or, la situation de celle-ci au milieu d’une sorte de camp retranché et à l’entrée du tunnel me paraît tout au moins une indication…

— Sans compter cette fête qui a des allures vraiment princières, dit Bernard en riant. Tu as raison. Escalade.

Ils traversèrent l’allée. Avec l’aide de Bernard, Paul put aisément saisir la corniche qui formait le soubassement de l’étage et se hisser jusqu’au balcon de pierre.

— Ça y est, dit-il. Retourne là-bas, et, en cas d’alerte, un coup de sifflet.

Ayant enjambé le balcon, il ébranla peu à peu l’un des volets en passant les doigts, puis la main, par la fente qui les séparait, et il réussit à tirer l’anneau de fermeture.

Les rideaux croisés à l’intérieur lui permettaient d’agir sans être vu, mais, mal croisés dans le haut, ils laissaient un triangle par lequel lui, il pourrait voir à condition de monter sur le balcon.

C’est ce qu’il fit. Alors il se pencha et regarda.

Et le spectacle qui s’offrit à ses yeux fut tel et le frappa d’un coup si horrible que ses jambes se mirent à trembler sous lui…