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L’Éclat d’obus/1916/II/5

La bibliothèque libre.
Pierre Laffite (p. 211-229).


V

LE PRINCE CONRAD S’AMUSE



Une table, une table qui s’allonge parallèlement aux trois fenêtres de la pièce. Un incroyable entassement de bouteilles, de carafons et de verres, laissant à peine de place aux assiettes de gâteaux et de fruits. Des pièces montées soutenues par des bouteilles de Champagne. Une corbeille de fleurs dressée sur des bouteilles de liqueur.

Vingt convives, dont une demi-douzaine de femmes en robe de bal. Le reste, des officiers somptueusement chamarrés et décorés.

Au milieu, donc face aux fenêtres, le prince Conrad, présidant le festin, avec une dame à sa droite et une dame à sa gauche. Et c’est la vue de ces trois personnes, réunies par le plus invraisemblable défi à la logique même des choses, qui fut pour Paul un supplice incessamment renouvelé.

Que l’une des deux femmes se trouvât là, à droite du prince impérial, toute rigide en sa robe de laine marron, un fichu de dentelle noire dissimulant à demi ses cheveux courts, cela s’expliquait. Mais l’autre femme, vers qui le prince Conrad se tournait avec une affectation de galanterie si grossière, cette femme que Paul regardait de ses yeux terrifiés et qu’il eût voulu étrangler, à pleines mains, cette femme que faisait-elle là ? Que faisait Élisabeth au milieu d’officiers avinés et d’Allemands plus ou moins équivoques, à côté du prince Conrad, à côté de la monstrueuse créature qui le poursuivait de sa haine ?

La comtesse Hermine d’Andeville ! Élisabeth d’Andeville ! La mère et la fille ! Il n’y avait pas un seul argument plausible qui permît à Paul de donner un autre titre aux deux compagnes du prince. Et, ce titre, un incident lui fournissait toute sa valeur d’affreuse réalité, un moment après, lorsque le prince Conrad se levait, une coupe de Champagne à la main, et hurlait :

— Hoch ! hoch ! hoch ! Je bois à notre amie vigilante ! Hoch ! hoch ! hoch ! à la santé de la comtesse Hermine !

Les mots épouvantables étaient prononcés, et Paul les entendit.

— Hoch ! hoch ! hoch ! vociféra le troupeau des convives. À la comtesse Hermine !

La comtesse saisit une coupe, la vida d’un trait et se mit à dire des paroles que Paul ne put pas percevoir, tandis que les autres s’efforçaient d’écouter avec une ferveur que rendaient plus méritoire les copieuses libations.

Et, elle aussi, Élisabeth écoutait.

Elle était vêtue d’une robe grise que Paul lui connaissait, toute simple, très montante, et dont les manches descendaient jusqu’à ses poignets.

Mais autour du cou pendait, sur le corsage, un merveilleux collier de grosses perles à quatre rangs, et ce collier, Paul ne le connaissait point.

— La misérable ! la misérable ! balbutia-t-il.

Elle souriait. Oui, il vit sur les lèvres de la jeune femme un sourire provoqué par des mots que le prince Conrad lui dit en s’inclinant vers elle.

Et le prince eut un accès de gaîté si bruyant que la comtesse Hermine, qui continuait à parler, le rappela au silence d’un coup d’éventail sur la main.

Toute la scène était effrayante pour Paul, et une telle souffrance le brûlait qu’il n’eut plus qu’une idée : s’en aller, ne plus voir, abandonner la lutte, et chasser de sa vie, comme de son souvenir, l’épouse abominable.

— C’est bien la fille de la comtesse Hermine, pensait-il avec désespoir.

Il allait partir, lorsqu’un petit fait le retint. Élisabeth portait à ses yeux un mouchoir chiffonné dans le creux de sa main, et furtivement essuyait une larme prête à couler.

En même temps il s’aperçut qu’elle était affreusement pâle, non point d’une pâleur factice, qu’il avait attribuée jusqu’ici à la crudité de la lumière, mais de la pâleur même de la mort. Il semblait que tout le sang s’était retiré de son pauvre visage. Et quel triste sourire, au fond, que celui qui tordait ses lèvres en réponse aux plaisanteries du prince !

— Mais alors, que fait-elle ici ? se demanda Paul. N’ai-je pas le droit de la croire coupable, et de croire que c’est le remords qui lui arrache des larmes ? Le désir de vivre, la peur, les menaces, l’ont rendue lâche, et aujourd’hui elle pleure. »

Il continuait de l’injurier, mais une grande pitié l’envahissait peu à peu pour celle qui n’avait pas eu la force de supporter les intolérables épreuves.

Cependant la comtesse Hermine achevait son discours. Elle but de nouveau, coup sur coup, en jetant son verre derrière elle après chaque rasade. Les officiers et leurs femmes l’imitaient. Les hoch enthousiastes s’entrecroisaient et, dans un accès d’ivresse patriotique, le prince se leva et entonna le Deutschland über Alles que les autres reprirent avec une sorte de frénésie.

Élisabeth avait posé ses coudes sur la table et ses mains contre sa figure, comme si elle eût voulu s’isoler. Mais le prince, toujours debout et braillant, lui saisit les bras et les écarta brutalement.

— Pas de simagrées, la belle !

Elle eut un geste de répulsion qui le mit hors de lui.

— Quoi ! quoi ! on « rouspète », et puis ne dirait-on pas qu’on pleurniche ! Ah ! madame en a de bien bonnes ! Mais, palsambleu ! que vois-je ? Le verre de madame est encore plein !

Il attrapa le verre et, tout en tremblant, l’approcha des lèvres d’Élisabeth.

— À ma santé, petite. À la santé du seigneur et maître ! Eh bien ! On refuse ?… Je comprends. On ne veut plus de champagne. À bas le Champagne ! C’est du vin du Rhin qu’il te faut, n’est-ce pas, la gosse ? Tu te rappelles la chanson de ton pays : « Nous l’avons eu votre Rhin allemand. Il a tenu dans notre verre… » Le vin du Rhin !

D’un seul mouvement les officiers s’étaient dressés et vociféraient : « Die Wacht am Rhein. » « Ils ne l’auront pas, le Rhin allemand, quoiqu’ils le demandent dans leurs cris, comme des corbeaux avides… »

— Ils ne l’auront pas, repartit le prince exaspéré, mais tu en boiras, toi, la petite !

On avait rempli une autre coupe. De nouveau, il voulut contraindre Élisabeth à la porter à ses lèvres, et, comme elle le repoussait, il lui parla tout bas, à l’oreille, tandis que le liquide éclaboussait la robe de la jeune femme.

Tout le monde s’était tu, dans l’attente de ce qui allait se passer, Élisabeth, plus pâle encore, ne bougeait pas. Penché sur elle, le prince montrait un visage de brute qui, tour à tour, menace, et supplie, et ordonne, et outrage. Vision écœurante ! Paul aurait donné sa vie pour qu’Élisabeth, dans un sursaut de révolte, poignardât l’insulteur. Mais elle renversa la tête, ferma les yeux, et, défaillante, acceptant le calice, elle but quelques gorgées.

Le prince jeta un cri de triomphe en brandissant la coupe, puis, goulûment, il y porta ses lèvres au même endroit et la vida d’un trait.

— Hoch ! Hoch ! proféra-t-il. Debout, les camarades ! Debout sur vos chaises et un pied sur la table ! Debout, les vainqueurs du monde ! Chantons la force allemande ! Chantons la galanterie allemande ! « Ils ne l’auront pas le libre Rhin allemand, aussi longtemps que de hardis jeunes gens feront la cour aux jeunes filles élancées. » Élisabeth, j’ai bu le vin du Rhin dans ton verre. Élisabeth, je connais ta pensée. Pensée d’amour, mes camarades ! Je suis le maître ! Oh ! Parisienne… Petite femme de Paris… C’est Paris qu’il nous faut… Oh ! Paris ! Oh ! Paris…

Il titubait. La coupe s’échappa de ses mains et se brisa contre le goulot d’une bouteille. Il tomba à genoux sur la table, dans un fracas d’assiettes et de verres cassés, empoigna un flacon de liqueur, et s’écroula par terre en balbutiant :

— Il nous faut Paris… Paris et Calais… C’est papa qui l’a dit… L’Arc de Triomphe… Le café Anglais… Le grand Seize… Le Moulin-Rouge !…

Le tumulte cessa d’un coup. La voix impérieuse de la comtesse Hermine commanda :

— Qu’on s’en aille ! Que chacun rentre chez soi ! Plus vite que cela, messieurs, s’il vous plaît.

Les officiers et les dames s’esquivèrent rapidement. Dehors, sur l’autre façade de la maison, plusieurs coups de sifflet retentirent. Presque aussitôt des automobiles arrivèrent des remises. Le départ général eut lieu.

Cependant la comtesse avait fait un signe aux domestiques, et, montrant le prince Conrad :

— Portez-le dans sa chambre.

En un tour de main, le prince fut enlevé.

Alors, la comtesse Hermine s’approcha d’Élisabeth.

Il ne s’était pas écoulé cinq minutes depuis l’effondrement du prince sous la table, et, après le vacarme de la fête, c’était maintenant le grand silence dans la pièce en désordre où les deux femmes se trouvaient seules.

Élisabeth avait de nouveau enfoui sa tête entre ses mains, et elle pleurait abondamment avec des sanglots qui lui convulsaient les épaules. La comtesse Hermine s’assit auprès d’elle et la toucha légèrement au bras.

Les deux femmes se regardèrent sans un mot. Étrange regard, chez l’une et chez l’autre, chargé d’une haine égale. Paul ne les quittait pas des yeux. À les observer l’une et l’autre, il ne pouvait pas douter qu’elles ne se fussent déjà vues, et que les paroles qui allaient être échangées ne fussent la suite et la conclusion d’explications antérieures. Mais quelles explications ? Et que savait Élisabeth au sujet de la comtesse Hermine ? Acceptait-elle comme sa mère cette femme qu’elle considérait avec tant d’aversion ?

Jamais deux êtres ne s’étaient distingués par une physionomie plus différente et surtout par une expression qui indiquât des natures plus opposées. Et pourtant, combien était fort le faisceau des preuves qui les liait l’une à l’autre ! Ce n’étaient plus des preuves, mais les éléments d’une réalité si vivante que Paul ne songeait même pas à les discuter. Le trouble de M. d’Andeville en présence de la photographie de la comtesse, photographie prise à Berlin quelques années après la mort simulée de la comtesse, ne montrait-il pas d’ailleurs que M. d’Andeville était complice de cette mort simulée, complice peut-être de beaucoup d’autres choses ?

Et alors Paul en revenait à la question que posait l’angoissante rencontre de la mère et de la fille : que savait Élisabeth de tout cela ? Quelles clartés avait-elle réussi à se faire sur cet ensemble monstrueux de hontes, d’infamies, de trahisons et de crimes ? Accusait-elle sa mère ? Et, se sentant écrasée sous le poids des forfaits, la rendait-elle responsable de sa propre lâcheté ?

— Oui, oui, évidemment, se disait Paul, mais pourquoi tant de haine ? Il y a entre elles une haine que la mort seule pourrait assouvir. Et le désir du meurtre est peut-être plus violent dans les yeux d’Élisabeth que dans les yeux mêmes de celle qui est venue pour la tuer.

Paul éprouvait cette impression de façon si aiguë qu’il s’attendait vraiment à ce que l’une ou l’autre agît sur-le-champ, et qu’il cherchait le moyen de secourir Élisabeth. Mais il se produisit une chose tout à fait imprévue. La comtesse Hermine sortit de sa poche une de ces grandes cartes topographiques dont se servent les automobilistes, la déplia, posa son doigt sur un point, suivit le tracé rouge d’une route jusqu’à un autre point, et, là, s’arrêtant, prononça quelques mots qui parurent bouleverser de joie Élisabeth.

Elle agrippa le bras de la comtesse et se mit à parler fiévreusement avec des rires et des sanglots, tandis que la comtesse hochait la tête en ayant l’air de dire :

— C’est entendu… Nous sommes d’accord… tout se passera comme vous le désirez…

Paul crut qu’Élisabeth allait baiser la main de son ennemie, tellement elle semblait déborder d’allégresse et de reconnaissance, et il se demandait anxieusement dans quel nouveau piège tombait la malheureuse, lorsque la comtesse se leva, marcha vers une porte, et l’ouvrit.

Ayant fait un signe, elle revint.

Quelqu’un entra, vêtu d’un uniforme.

Et Paul comprit. L’homme que la comtesse Hermine introduisait, c’était l’espion Karl, son complice, l’exécuteur de ses desseins, celui qu’elle chargeait de tuer Élisabeth. L’heure de la jeune femme avait sonné.

Karl s’inclina. La comtesse Hermine le présentait, puis, montrant la route et les deux points de la carte, elle lui expliqua ce qu’on attendait de lui.

Il tira sa montre et eut un mouvement comme pour promettre :

— Ce sera fait à telle heure.

Aussitôt, Élisabeth, sur une invitation de la comtesse, sortit.

Bien que Paul n’eût pas entendu un seul mot de ce qui s’était dit, cette scène rapide prenait pour lui le sens le plus clair et le plus terrifiant. La comtesse, usant de ses pouvoirs illimités, et profitant de ce que le prince Conrad dormait, proposait à Élisabeth un plan de fuite, sans doute en automobile et vers un point des régions voisines désigné d’avance. Élisabeth acceptait cette délivrance inespérée. Et la fuite aurait lieu sous la direction et sous la protection de Karl !

Le piège était si bien tendu et la jeune femme, affolée de souffrance, s’y précipita avec tant de bonne foi que les deux complices, restant seuls, se regardèrent en riant. En vérité, la besogne s’accomplissait trop facilement et il n’y avait point de mérite à réussir dans de pareilles conditions.

Il y eut alors entre eux, avant même toute explication, une courte mimique, deux gestes, pas plus, mais d’un cynisme infernal. Les yeux fixés sur la comtesse, l’espion Karl entr’ouvrit son dolman et tira à demi, hors de la gaine qui le retenait, un poignard. La comtesse fit un signe de désapprobation et tendit au misérable un petit flacon qu’il empocha en répondant d’un haussement d’épaules :

— Comme vous voulez ! Cela m’est égal.

Et, assis l’un près de l’autre, ils s’entretinrent avec animation, la comtesse donnant ses instructions que Karl approuvait ou discutait.

Paul eut la sensation que, s’il ne maîtrisait pas son effroi, s’il n’arrêtait pas les battements désordonnés de son cœur, Élisabeth était perdue. Pour la sauver, il fallait avoir un cerveau d’une lucidité absolue, et prendre, au fur et à mesure des circonstances, sans réfléchir et sans hésiter, d’immédiates résolutions.

Or, ces résolutions, il ne pouvait les prendre qu’au hasard et peut-être à contre-sens, puisqu’il ne connaissait pas réellement les plans de l’ennemi. Néanmoins, il arma son revolver.

Il supposait alors que la jeune femme, une fois prête à partir, rentrerait dans la salle et s’en irait avec l’espion ; mais, au bout d’un moment, la comtesse frappa sur un timbre et dit quelques mots au domestique qui se présenta. Le domestique sortit. Paul entendit deux coups de sifflet, puis le ronflement d’une automobile dont le bruit se rapprochait.

Karl regardait dans le couloir par la porte entr’ouverte. Il se tourna vers la comtesse comme s’il eût dit :

— La voilà… Elle descend…

Paul comprit alors qu’Élisabeth s’en allait directement vers l’automobile où Karl la rejoindrait. En ce cas, il fallait agir et sans retard.

Une seconde, il resta indécis. Profiterait-il de ce que Karl était encore là pour faire irruption dans la salle et pour le tuer à coups de revolver ainsi que la comtesse Hermine ? C’était le salut d’Élisabeth, puisque seuls les deux bandits en voulaient à son existence.

Mais il redouta l’échec d’une tentative aussi audacieuse, et, sautant du balcon, il appela Bernard.

— Élisabeth part en automobile. Karl est avec elle et doit l’empoisonner. Suis-moi… le revolver au poing…

— Que veux-tu faire ?

— Nous verrons.

Ils contournèrent la villa en se glissant parmi les baissons qui bordaient l’allée. D’ailleurs, ces parages étaient déserts.

— Écoute, dit Bernard. Une automobile qui s’en va…

Paul, très inquiet d’abord, protesta :

— Mais non, mais non, c’est le bruit du moteur.

De fait, quand il leur fut possible d’apercevoir la façade principale, ils virent devant le perron une limousine autour de laquelle étaient groupés une douzaine de soldats et de domestiques, et dont les phares illuminaient l’autre partie du jardin, laissant dans l’ombre l’endroit où se trouvaient Paul et Bernard.

Une femme descendit les marches du perron et disparut dans l’automobile.

— Élisabeth, dit Paul. Et voici Karl…

L’espion s’arrêta sur la dernière marche et donna au soldat qui servait de chauffeur des ordres que Paul entendit par bribes.

Le départ approchait. Encore une minute et, si Paul ne s’y opposait pas, l’automobile emportait l’assassin et sa victime. Minute horrible, car Paul Delroze sentait tout le danger d’une intervention qui n’aurait même point l’avantage d’être efficace, puisque la mort de Karl n’empêcherait pas la comtesse Hermine de poursuivre ses projets.

Bernard murmura :

— Tu n’as cependant pas l’intention d’enlever Élisabeth ? Il y a là tout un poste de factionnaires.

— Je ne veux qu’une chose : abattre Karl.

— Et après ?

— Après ? On s’empare de nous. Il y a interrogatoire, enquête, scandale… Le prince Conrad se mêle de l’affaire.

— Et on nous fusille. Je t’avoue que ton plan…

— Peux-tu m’en proposer un autre ?

Il s’interrompit. L’espion Karl, très en colère, invectivait contre son chauffeur et Paul saisit ces paroles :

— Bougre d’idiot ! Tu n’en fais jamais d’autres ! Pas d’essence. Crois-tu que nous en trouverons cette nuit ? Où y en a-t-il de l’essence ? À la remise ? Cours-y, andouille. Et ma fourrure ? Tu l’as oubliée également ? Au galop ! Rapporte-la. Je vais conduire moi-même. Avec un abruti de ton espèce, on risque trop…

Le soldat se mit à courir. Et, aussitôt. Paul constata que, pour aller lui-même jusqu’à la remise dont on discernait les lumières, il n’aurait pas à s’écarter des ténèbres qui le protégeaient.

— Viens, dit-il à Bernard, j’ai mon idée que tu vas comprendre.

Leur pas assourdis par l’herbe d’une pelouse, ils gagnèrent les communs réservés aux écuries et aux garages d’autos, et où ils purent pénétrer sans que leur silhouette fût aperçue de l’extérieur. Le soldat se trouvait dans un arrière-magasin dont la porte était ouverte. De leur cachette ils le virent qui décrochait d’une patère une énorme peau de bique qu’il jeta sur son épaule, puis qui prenait quatre bidons d’essence. Ainsi chargé, il sortit du magasin et passa devant Paul et Bernard.

Le coup fut vivement exécuté. Avant même qu’il eût le temps de pousser un cri, il était renversé, immobilisé et pourvu d’un bâillon.

— Voilà qui est fait, dit Paul. Maintenant donne-moi son manteau et sa casquette. J’aurais voulu m’épargner ce déguisement. Mais qui veut la fin…

— Alors, demanda Bernard, tu risques l’aventure ? Et si Karl ne reconnaît pas son chauffeur ?

— Il ne pensera même pas à le regarder.

— Mais s’il t’adresse la parole ?

— Je ne répondrai pas. D’ailleurs, dès que nous serons hors de l’enceinte, je n’ai plus rien à redouter de lui.

— Et moi ?

— Toi, attache soigneusement ton prisonnier et enferme-le dans quelque réduit. Ensuite retourne dans les massifs, derrière la fenêtre au balcon. J’espère t’y rejoindre avec Élisabeth vers le milieu de la nuit, et nous n’aurons qu’à prendre tous trois la route du tunnel. Si par hasard tu ne me voyais pas revenir…

— Eh bien ?

— Eh bien va-t’en seul, avant que le jour ne se lève.

— Mais…

Paul s’éloignait déjà. Il était dans cette disposition d’esprit où l’on ne consent même plus à réfléchir aux actes que l’on a décidé d’accomplir. Du reste, les événements semblaient lui donner raison. Karl le reçut avec des injures, mais sans prêter la moindre attention à ce comparse pour lequel il n’avait pas assez de mépris. L’espion enfila sa peau de bique, s’assit au volant, et mania les leviers tandis que Paul s’installait à côté de lui.

La voiture s’ébranlait déjà quand une voix, qui venait du perron, ordonna :

— Karl ! Karl !

Paul eut un instant d’inquiétude. C’était la comtesse Hermine.

Elle s’approcha de l’espion et lui dit tout bas, en français :

— Je te recommande, Karl… Mais ton chauffeur ne comprend pas le français, n’est-ce pas ?

— À peine l’allemand, Excellence. C’est une brute. Vous pouvez parler.

— Voilà. Ne verse que dix gouttes du flacon, sans quoi…

— Convenu, Excellence. Et puis ?

— Tu m’écriras dans huit jours si tout s’est bien passé. Écris-moi à notre adresse de Paris, et pas avant, ce serait inutile.

— Vous retournez donc en France, Excellence ?

— Oui. Mon projet est mûr.

— Toujours le même ?

— Oui. Le temps paraît favorable. Il pleut depuis plusieurs jours, et l’état-major m’a prévenue qu’il allait agir de son côté. Donc je serai là-bas demain soir et il suffira d’un coup de pouce…

— Oh ! ça, d’un coup de pouce, pas davantage. J’y ai travaillé moi-même et tout est au point. Mais vous m’avez parlé d’un autre projet, pour compléter le premier, et j’avoue que celui-là…

— Il le faut, dit-elle. La chance tourne contre nous. Si je réussis, ce sera la fin de la série noire.

— Et vous avez le consentement de l’empereur ?

— Inutile. Ce sont là de ces entreprises dont on ne parle pas.

— Celle-ci est dangereuse et terrible, Excellence.

— Tant pis.

— Pas besoin de moi, là-bas. Excellence ?

— Non. Débarrasse-nous de la petite. Pour l’instant cela suffit. Adieu.

— Adieu, Excellence.

L’espion débraya ; l’auto partit.

L’allée qui encerclait la pelouse centrale conduisait devant un pavillon qui commandait la grille du jardin et qui servait au corps de garde. De chaque côté s’élevaient les hautes murailles de l’enceinte.

Un officier sortit du pavillon. Karl jeta le mot de passe : « Hohenstaufen ». La grille fut ouverte et l’auto s’élança sur une grande route qui traverse d’abord la petite ville d’Ébrecourt et serpente ensuite au milieu de collines basses.

Ainsi Paul Delroze, à onze heures du soir, se trouvait seul, dans la campagne déserte, avec Élisabeth et avec l’espion Karl. Qu’il parvînt à maîtriser l’espion, et de cela il ne doutait point, Élisabeth serait libérée. Il n’y aurait plus alors qu’à revenir, à pénétrer dans la villa du prince Conrad, grâce au mot de passe, et à retrouver Bernard. L’entreprise achevée, et complétée selon les desseins de Paul, le tunnel les ramènerait tous trois au château d’Ornequin.

Paul s’abandonna donc à la joie qui l’envahissait. Élisabeth était là, sous sa protection, Élisabeth dont le courage certes avait fléchi sous le poids des épreuves, mais à laquelle il devait son indulgence puisqu’elle était malheureuse par sa faute à lui. Il oubliait, il voulait oublier toutes les vilaines phases du drame, pour ne songer qu’au dénouement proche, au triomphe, à la délivrance de sa femme.

Il observait attentivement la route, afin de ne pas se perdre au retour, et il combinait le plan de son attaque, la fixant à la première halte qu’on serait obligé de faire. Résolu à ne pas tuer l’espion, il l’étourdirait d’un coup de poing et, après l’avoir terrassé et ligoté, il le jetterait dans quelque taillis.

On rencontra un bourg important, puis deux villages, puis une ville où il fallut s’arrêter et montrer les papiers de la voiture.

Après, ce fut encore la campagne, et une série de petits bois dont les arbres s’illuminaient au passage.

À ce moment, la lumière des phares faiblissant, Karl ralentit l’allure.

Il grogna :

— Double brute, tu ne sais même pas entretenir tes phares ! As-tu remis du carbure ?

Paul ne répondit pas. Karl continua de maugréer. Puis il freina en jurant :

— Tonnerre d’imbécile ! Plus moyen d’avancer… Allons, secoue-toi et rallume.

Paul sauta du siège, tandis que l’auto se rangeait sur le bord de la route. Le moment était venu d’agir.

Il s’occupa d’abord du phare, tout en surveillant les mouvements de l’espion et en ayant soin de se tenir en dehors des projections lumineuses. Karl descendit, ouvrit la portière de la limousine, engagea une conversation que Paul n’entendit pas. Puis il remonta ensuite le long de la voiture.

— Eh bien, l’abruti, en finiras-tu ?

Paul lui tournait le dos, très attentif à son ouvrage et guettant la seconde propice où l’espion, avançant de deux pas, serait à sa portée.

Une minute s’écoula. Il serra les poings. Il prévit exactement le geste nécessaire, et il allait l’exécuter, lorsque soudain il fut saisi par derrière, à bras-le-corps, et renversé sans avoir pu offrir la moindre résistance.

— Ah ! tonnerre ! s’écria l’espion en le maintenant sous son genou, c’est donc pour ça que tu ne répondais pas ?… Il me semblait aussi que tu avais une drôle d’attitude à côté de moi… Et puis je n’y pensais pas… C’est à l’instant, la lanterne qui t’a éclairé de profil. Ah çà ! mais qu’est-ce que c’est que ce gaillard ? Un chien de Français, peut-être ?

Paul s’était raidi, et il crut un moment qu’il lui serait possible d’échapper à l’étreinte. L’effort de l’adversaire fléchissait, il le dominait peu à peu, et il s’exclama :

— Oui, un Français, Paul Delroze, celui que tu as voulu tuer autrefois, le mari d’Élisabeth, de ta victime… Oui, c’est moi, et je sais qui tu es… le faux Belge Laschen, l’espion Karl.

Il se tut. L’espion, qui n’avait faibli que pour tirer un poignard de sa ceinture, levait l’arme sur lui.

— Ah ! Paul Delroze… Tonnerre de Dieu, l’expédition sera fructueuse… Les deux l’un après l’autre… le mari… la femme… Ah ! tu es venu te fourrer entre mes griffes… Tiens ! attrape, mon garçon…

Paul vit au-dessus de son visage l’éclair d’une lame qui brillait : il ferma les yeux en prononçant le nom d’Élisabeth…

Une seconde encore, et puis, coup sur coup, il y eut trois détonations. En arrière du groupe formé par les deux adversaires, quelqu’un tirait.

L’espion poussa un juron abominable. Son étreinte se desserra. L’arme tomba, et il s’abattit à plat ventre en gémissant :

— Ah ! la sacrée femme… la sacrée femme… J’aurais dû l’étrangler dans l’auto… je me doutais bien que ça arriverait…

Plus bas il bégaya :

— J’y suis en plein ! Ah ! la sacrée femme, ce que je souffre !…

Il se tut. Quelques convulsions. Un hoquet d’agonie, et ce fut tout.

D’un bond, Paul s’était dressé. Il courut vers celle qui l’avait sauvé, et qui tenait encore à la main son revolver.

— Élisabeth ! dit-il, éperdu de joie.

Mais il s’arrêta, les bras tendus. Dans l’ombre, la silhouette de cette femme ne lui semblait pas être celle d’Élisabeth, mais une silhouette plus haute et plus forte.

Il balbutia avec une angoisse infinie :

— Élisabeth… Est-ce toi ?… Est-ce bien toi ?…

Et, en même temps, il avait l’intuition profonde de la réponse qu’il allait entendre.

— Non, dit la femme, Mme Delroze est partie un peu avant nous, dans une autre automobile. Karl et moi nous devions la rejoindre.

Paul se souvint de cette automobile dont il avait bien cru en effet percevoir le ronflement lorsqu’il contournait la villa avec Bernard. Cependant, comme les deux départs avaient eu lieu à quelques minutes d’intervalle tout au plus, il ne perdit pas courage et s’écria :

— Alors, vite, dépêchons-nous. En accélérant l’allure, il est certain qu’on les rattrapera…

Mais la femme objecta aussitôt :

— Les rattraper ? C’est impossible, les deux automobiles suivent des routes différentes.

— Qu’importe, si elles se dirigent vers le même but. Où conduit-on Mme Delroze ?

— Dans un château qui appartient à la comtesse Hermine.

— Et ce château se trouve ?…

— Je ne sais pas.

— Vous ne savez pas ? Mais c’est effrayant. Vous savez son nom tout au moins ?

— Karl ne me l’a pas dit. Je l’ignore.