L’École de Iasnaïa Poliana/Première étude

La bibliothèque libre.
Traduction par B. Tseytline et E. Jaubert.
Albert Savine (p. 1-160).


PREMIÈRE ÉTUDE


Aperçu général et caractère de l’école.
Lecture mécanique et progressive.
Grammaire et style.


I


Nous n’avons pas de commençants.

La classe inférieure lit, résout des problèmes relatifs aux trois premières règles d’arithmétique et apprend l’Histoire Sainte : de sorte que les matières se distribuent, d’après le tableau de l’emploi du temps, de la façon suivante :

1o La lecture mécanique et progressive ;

2o L’écriture ;

3o La calligraphie ;

4o La Grammaire ;

5o L’Histoire Sainte ;

6o L’Histoire de Russie ;

7o Le dessin ;

8o Le dessin linéaire ;

9o Le chant ;

10o Les mathématiques ;

11o Des conversations sur les sciences naturelles ;

12o L’instruction religieuse.

Avant de parler de l’enseignement, je dois donner un aperçu succinct de l’école de Yasnaïa Poliana[1], de son caractère et de son développement.




II


Comme tout être vivant, l’école non seulement se modifie chaque année, chaque jour et chaque heure, mais elle est exposée à diverses crises, à des malheurs, à des maladies.

L’école de Yasnaïa Poliana a traversé, l’été dernier, une de ces crises maladives, due à des causes multiples.

1o Comme il arrive toujours en été, les meilleurs élèves avaient quitté l’école ; nous ne les rencontrions plus qu’à de rares intervalles, aux champs, aux travaux et dans les pâturages ;

2o Des maîtres nouveaux survinrent, et, partant, de nouvelles influences s’établirent ;

3o Pendant tout l’été, chaque jour amenait de nouveaux visiteurs, des maîtres en vacances ; et rien ne nuit plus que les visites à la bonne marche d’une école : le professeur en est toujours plus ou moins dérangé.

L’école compte quatre maîtres : deux anciens, en fonctions depuis deux ans déjà ; ils sont familiarisés avec leur besogne comme avec leurs élèves, avec la liberté et le désordre extérieur de l’école ; — deux nouveaux, venus tout récemment ; grands amateurs de l’exactitude, de l’emploi du temps, de la cloche, des programmes, etc., ils ne sont point entrés dans la vie de l’école comme les premiers. Ce qui, aux premiers, semblait raisonnable, nécessaire, impossible à concevoir autrement, comme les traits, même sans beauté, d’un enfant qu’on aime et qu’on a vu grandir, — les nouveaux maîtres n’y voyaient que des défauts à corriger.



III


L’école se trouve dans une maison en pierre à deux étages. Deux pièces sont réservées aux enfants, deux aux maîtres ; une autre sert de cabinet de travail. Sur le perron, au-dessous de l’avant-toit, suspendue par un cordon, une petite cloche. Dans le vestibule d’en bas, le gymnase ; dans celui d’en haut, l’établi. Escalier et vestibules portent des marques de neiges ou de boue ; même là, on peut lire sur les murs le tableau de l’emploi du temps.

Voici comment se règle l’enseignement. Vers huit heures, le maître logé dans l’école, l’ami de l’ordre extérieur, chargé d’administrer, envoie sonner l’un des élèves, qui la plupart du temps a passé la nuit là.

Au village on se lève à la clarté des lampes. De l’école, depuis longtemps déjà, on voit des lumières briller aux fenêtres ; une demi-heure après le coup de cloche, dans le brouillard, sous la pluie ou les obliques rayons d’un soleil de printemps, apparaissent sur les hauteurs — le village est séparé de l’école par un ravin — de confuses silhouettes, par deux, par trois, ou solitaires. Cet instinct qui pousse les chevaux à marcher par troupeaux, nos élèves l’ont perdu depuis longtemps. Plus besoin d’attendre, ni de se crier les uns aux autres :

— Hé ! enfants, à l’école !

Il sait déjà, notre écolier, que outchilitché[2] est du genre neutre, il sait encore beaucoup d’autres choses, grâce auxquelles il ne sent plus la nécessité d’aller de compagnie. L’heure est venue, et il se rend. Il me semble qu’ils deviennent d’un jour à l’autre plus francs d’allures, que leur caractère prend plus d’initiative.

Chemin faisant, je ne les ai presque jamais vus s’amuser, sauf peut-être quelqu’un des plus petits, ou un nouveau sortant d’une autre école.

Aucun ne porte rien sur lui, ni livre, ni cahier : on ne donne jamais de devoirs à faire à la maison. Et non-seulement l’enfant ne porte rien dans les mains, il n’a rien non plus à porter dans la tête. Point de leçon : ce qu’il a fait hier, il n’est pas obligé de s’en préoccuper aujourd’hui. Il ne se torture pas l’esprit pour la leçon qui va venir. Il n’apporte que lui-même, sa nature impressionnable, et la certitude que l’école lui sera aujourd’hui aussi joyeuse qu’hier. Il ne songe à la classe qu’au moment où elle commence.

Jamais de reproche pour un retard, et tout le monde arrive à l’heure, hors un grand que son père, parfois, retient pour quelque besogne, un grand que l’on voit alors accourir au galop, hors d’haleine.

En attendant le maître, ils se réunissent, les uns près du perron, à se donner des poussées sur les marches, ou à faire des glissades sur la glace du sentier, les autres dans les salles de l’école, où, quand il fait froid, ils lisent, écrivent ou s’amusent.

Les filles ne se mêlent pas avec les garçons. Lorsque les garçons ont quelque chose à proposer aux filles, ils ne s’adressent jamais à l’une d’elles, en particulier, mais à toutes ensemble.

— Eh ! fillettes ! pourquoi ne glissez-vous pas ?

Ou :

— Voyez, les fillettes sont toutes gelées !

Ou :

— Allons, fillettes, sautez toutes sur moi seul !

L’une d’elles, pourtant, une fille de la cour[3], une enfant d’une dizaine d’années, aux aptitudes remarquables et variées, commence à se détacher du groupe des filles : c’est la seule que nos écoliers traitent comme une égale, comme un garçon, mais avec une légère nuance de politesse, d’indulgence et de retenue.



IV


Supposons que l’ordre des matières appelle, dans la classe inférieure, une leçon de lecture mécanique, dans la seconde, de lecture progressive, dans la troisième, de mathématiques.

Le maître fait son entrée dans la classe. Sur le plancher sont étendus, en tas, les enfants piaillant et criant :

— Vous m’écrasez, enfants !

Ou :

— Assez ! cesse donc de me tirer les cheveux ! etc.

— Piotre Mikhaïlovitch ! crie au maître qui entre une voix partie du fond du tas, commande-leur de me laisser ?

— Bonjour, Piotre Mikhaïlovitch ! crient les autres en continuant leur tapage.

Le maître va prendre des livres, en distribue à ceux qui l’ont suivi jusqu’à l’armoire. Les élèves couchés au sommet du tas en demandent à leur tour. Peu à peu le tas diminue. En voyant les livres entre les mains de la plupart de leurs camarades, les derniers courent à l’armoire en criant :

— Et pour moi ?… Et pour moi ?… Donne-moi le livre d’hier… Moi, je veux le livre de Koltzev… etc…

S’il en reste encore deux qui, dans la chaleur de la lutte, continuent à se rouler sur le plancher, les autres, déjà assis sur le banc, livre en main, leur crient :

— Pourquoi tardez-vous tant ? On n’entend rien… Assez !

Les combattants se soumettent ; tout essoufflés, ils vont prendre leurs livres et s’asseoir, non sans remuer un peu la jambe dans le premier moment, par suite de leur agitation encore inapaisée. L’ardeur de la bataille s’évanouit, et l’ardeur de la lecture commence à régner dans la classe. Avec le même feu qu’il mettait tout à l’heure à tirer les cheveux de la tempe de Michka, il lit maintenant le livre de Koltzev, ses lèvres légèrement entr’ouvertes, ses petits yeux brillants, sans rien voir autour de lui en dehors de son livre. Il faut autant d’efforts pour l’arracher au volume, que tantôt à la lutte.

Ils s’assoient où bon leur semble : sur les bancs, les tables, sur l’appui de la fenêtre, sur le plancher, dans le fauteuil. Les fillettes s’assoient toujours ensemble. Les amis d’un même village, surtout les petits — la camaraderie est plus grande entre eux — se mettent toujours à côté l’un de l’autre. Dès que l’un d’eux a choisi tel ou tel coin, tous ses compagnons, se poussant, se glissant sous les bancs, viennent s’y asseoir côte à côte, et, promenant leurs regards autour d’eux, manifestent par leur physionomie un air de bonheur et de satisfaction, comme s’ils se sentaient heureux pour la vie de se voir là. Le grand fauteuil qui se trouve dans la classe on ne sait comment, est l’objet de l’envie générale. Dès que l’un a l’idée de s’y installer, rien qu’à son regard, l’autre a deviné son intention, et tous deux se précipitent, et c’est à qui l’emportera. Le plus leste s’étend, la tête beaucoup plus basse que le dossier ; mais il lit aussi bien que les autres, tant il prend cœur à sa besogne.

Pendant la classe, je ne les ai jamais vus chuchoter, ni se pincer, ni rire en sourdine, ni s’ébrouer dans leurs doigts, ni se plaindre l’un de l’autre au maître. Lorsqu’un élève, sorti de l’école du sacristain, ou de celle du district, vient faire une plainte, on lui dit :

— Quoi donc ? Ne t’es-tu pas pincé toi-même ?

Les deux classes inférieures se font dans une pièce, la classe supérieure dans une autre. Quand le maître arrive dans la première classe, tout le monde l’entoure près du tableau noir, ou sur les bancs ; on se couche, on s’assoit sur la table autour du maître ou de celui qui lit à haute voix. Si c’est l’écriture, ils se tiennent tranquillement assis sur les bancs, mais ils se lèvent à tout moment pour aller regarder les cahiers les uns des autres, ou montrer les leurs aux maîtres.

L’emploi du temps comporte quatre leçons, mais parfois on se borne à trois ou à deux, et parfois aussi on empiète sur les autres matières. Le maître commence par l’arithmétique et passe à la géométrie, ou bien commence par l’histoire sainte pour finir par la grammaire. Il n’est pas rare que maître et élèves se laissent entraîner et que la classe, au lieu d’une heure, se continue trois heures durant. Il arrive aux enfants de crier eux-mêmes :

— Pas encore !… Encore !…

Et de rabrouer ceux qui s’ennuient :

— Si cela t’ennuie, va donc avec les petits ! disent-ils avec mépris.

Pour la classe d’instruction religieuse, la seule qui s’achève régulièrement, parce que le maître demeure à deux verstes et ne vient que deux fois par semaine, et pour la classe de dessin, les élèves sont réunis tous ensemble. C’est dans les moments qui précèdent ces classes que l’animation, le tapage, les cris, le désordre sont à leur comble : qui traîne les bancs d’une salle dans l’autre, qui se chamaille, qui court à la maison[4] chercher du pain, qui met ce pain à cuire dans la cheminée ; celui-ci arrache quelque chose à celui-là ; un autre fait de la gymnastique.

Là encore, comme dans le tumulte du matin, il est plus aisé de les laisser se calmer d’eux-mêmes, et d’eux-mêmes prendre leurs places naturelles, que de les y contraindre par la force. Dans l’esprit actuel de l’école, les contraindre matériellement est chose impossible. Plus fort crie le maître, — cela est arrivé — plus fort crient les élèves : ses cris ne font que les exciter. Si l’on réussit à les arrêter, à détourner leur attention d’un autre côté, cette petite mer va s’agitant de moins en moins, jusqu’à s’apaiser. Mais, la plupart du temps, il vaut mieux ne rien dire.

La classe de dessin, celle que chacun préfère, commence à midi : quand on a faim, et qu’on est déjà resté assis près de trois heures, on sent, ici encore, le besoin de traîner les bancs et les tables et de mener grand bruit ; néanmoins, dès que le maître est prêt, les élèves sont prêts, et gare à qui veut empêcher la classe de commencer : ils se chargent eux-mêmes de lui imposer silence.




V


Je dois m’expliquer. En décrivant l’école de Yasnaïa Poliana, je ne prétends point la donner comme un modèle utile et bon à imiter, je ne veux que la montrer telle qu’elle est. Je crois que de telles descriptions peuvent avoir leur avantage. Si je réussis, dans les pages suivantes, à retracer avec netteté l’histoire du développement de l’école, il apparaîtra clairement au lecteur comment s’en est formé l’esprit actuel, pourquoi je le trouve bon, pourquoi il me serait absolument impossible de le changer, lors même que je le voudrais.

L’école s’est développée librement par la seule vertu des principes établis et par le maître et par les élèves. Malgré toute l’autorité du maître, l’élève avait toujours le droit de ne pas fréquenter l’école, et, même en fréquentant l’école, de ne pas écouter le maître. Le maître avait le droit de ne point garder l’élève chez lui, et le pouvoir d’agir, avec toute la force de son influence, sur la majorité des enfants, sur la société qu’ils forment toujours entre eux. Plus les enfants avancent dans l’étude, plus l’enseignement s’étend, et plus la nécessité de l’ordre s’impose. Par suite, dans une école qui se développe normalement et sans violence, plus les élèves sont instruits, plus ils deviennent capables d’ordre, plus ils en sentent d’eux-mêmes le besoin, et plus aisément, à cet égard, s’établit l’autorité du maître.

À l’école de Yasnaïa Poliana, dès sa fondation, cette règle a été constamment confirmée. Au début, impossible de distribuer les classes, ni les matières, ni les récréations, ni les devoirs : tout se confondait, tous les essais de répartition demeuraient vains. Aujourd’hui, il y a dans la première classe des élèves qui demandent eux-mêmes à suivre l’emploi du temps, ils se fâchent quand on les arrache à leur leçon et chassent les petits qui se hasardent chez eux.

À mon avis, ce désordre extérieur est chose utile, indispensable, si étrange, si gênant qu’il apparaisse au maître. J’aurai à revenir assez souvent sur les avantages de cette organisation ; quant à ses inconvénients, voici ce que j’ai à dire :

Premièrement, ce désordre, ou ordre libre, ne nous paraît si effroyable que parce que nous sommes habitués à un tout autre système, suivant lequel nous avons été nous-mêmes élevés.

Secondement, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, l’emploi de la violence n’est fondé que sur une interprétation irréfléchie et irrespectueuse de la nature humaine. Il semble que le désordre gagne, croît d’instant en instant, ne connaît plus de limite, il semble que rien ne peut l’arrêter, sinon la contrainte, alors qu’il suffit d’attendre un peu pour voir ce désordre (ou ce feu) s’apaiser de lui-même et produire un ordre bien meilleur et plus stable que celui que nous lui substituerions.

Les écoliers sont des hommes, des êtres soumis, tout petits qu’ils soient, aux mêmes nécessités que nous, des êtres pensants comme nous ; tous ils veulent apprendre, et c’est pourquoi ils vont à l’école, et c’est pourquoi ils arrivent sans effort à cette conclusion, que, pour apprendre, il leur faut se plier à de certaines conditions. Non seulement ils sont des hommes, mais ils constituent une société d’êtres réunis dans une pensée commune. « Et partout où trois s’assemblent à Mon nom, Moi je suis au milieu d’eux. » En cédant aux seules lois naturelles, aux lois dérivées de la nature, ils n’ont ni révolte, ni murmure ; en cédant à votre autorité intempestive, ils n’admettent point la légitimité de vos sonnettes, de vos emplois du temps, de vos règles.

Que de fois il m’est arrivé d’assister à des batailles d’enfants ! Le maître se jette entre eux pour les séparer, et les deux ennemis se regardent de travers ; incapables de se contenir même en présence d’un maître redouté, ils finissent par fondre l’un sur l’autre avec plus d’ardeur encore qu’avant. Que de fois, dans la même journée, je vois un Kiruchka, les dents serrées, tomber sur Tarasska, l’empoigner par les cheveux des tempes, le renverser à terre ; il semble qu’il veuille défigurer son ennemi, le laisser pour mort. Mais il ne s’est pas écoulé une minute que déjà Tarasska rit sous Kiruchka et lui rend la pareille ; avant cinq minutes, les voilà tous deux bons amis, assis côte à côte.

Il y a peu de temps, après la classe, dans un coin, deux garçons en vinrent aux mains : l’un, un remarquable mathématicien de neuf ans environ, élève de la seconde classe ; l’autre, un petit, aux yeux noirs, tondu, intelligent mais vindicatif, nommé Kisska. Kisska empoigna les longues boucles de cheveux du mathématicien, et lui poussa la tête contre le mur, tandis que le mathématicien s’efforçait vainement de saisir les soies de porc tondues de Kisska. Les yeux noirs de Kisska brillaient triomphalement. Quant au mathématicien, il avait peine à retenir ses larmes.

— Eh bien ! Eh bien ! Quoi ? Quoi ? disait-il.

Mais on voyait bien que ça lui faisait mal, et qu’il voulait seulement faire le brave. Cela continua assez longtemps, et j’étais indécis sur le parti à prendre.

— On se bat ! on se bat ! criaient les enfants.

Et ils s’entassaient dans le coin. Les petits riaient, mais les grands, quoique n’essayant point de séparer les combattants, les regardaient d’un air sérieux. Ces regards, ce silence ne furent point perdus pour Kisska. Il comprit que ce qu’il faisait là n’était pas bien ; il se mit à sourire, et à lâcher peu à peu les cheveux du mathématicien. Ce dernier se dégagea, poussa Kisska, qui heurta de la nuque contre le mur, puis, satisfait, s’éloigna. Le petit se prit à pleurer et s’élançant à la poursuite de son ennemi, le battit de toutes ses forces sur la pelisse, mais sans lui faire mal. Le mathématicien allait riposter, mais au même instant retentirent des cris désapprobateurs.

— Voyez, il se commet avec un petit ! s’écriaient les spectateurs. Sauve-toi, Kisska !

L’affaire finit là, sans laisser de trace, sauf, j’imagine, chez l’un et chez l’autre, la confuse conscience, que se battre est désagréable, parce que ça fait mal à tous les deux. On peut remarquer qu’ici le sentiment de la justice a été provoqué par la foule ; mais que d’affaires analogues se terminent, on ne peut comprendre en vertu de quelles lois, de manière à satisfaire les deux parties ! Combien sont arbitraires et injustes, en comparaison, tous les moyens employés en pareil cas !

— Vous êtes tous les deux coupables ; à genoux ! dit l’instituteur.

Et il n’a pas raison, car il n’y a qu’un seul coupable, un coupable qui triomphe en se mettant à genoux et en remâchant sa méchanceté, tandis que l’innocent est doublement puni.

Ou :

— Tu es coupable d’avoir fait ceci et cela, et tu seras puni ! dira l’instituteur.

Et l’enfant puni n’en haïra que davantage son ennemi, à sentir à ses côtés une puissance despotique dont il ne reconnaît pas la légitimité.

Ou :

— Pardonne-lui, ainsi le veut Dieu, et sois meilleur que lui, dira l’instituteur.

Vous lui dites : « Sois meilleur que lui », mais il ne veut qu’être plus fort ; « meilleur… » il ne comprend ni ne peut comprendre :

Ou :

— Vous êtes coupables tous les deux : demandez-vous pardon l’un à l’autre et embrassez-vous, mes enfants.

Voilà le pire de tout, et parce que ce baiser ne sera pas sincère, et parce que le mauvais sentiment, un instant assoupi, risquera de se réveiller.

Laissez-les donc seuls, si vous n’êtes ni le père, ni la mère, qui, tout pitié pour leur fils, ont toujours raison de tirer les cheveux à qui le leur bat ; laissez-les et voyez comme tout s’arrange, tout s’apaise, simplement, naturellement.




VI


Mais peut-être les instituteurs qui n’ont pas tâté de ce désordre, ou ordre libre, penseront-ils que, le maître s’abstenant, ce désordre aura des conséquences physiquement déplorables : des morts, des fractures, etc. À l’école de Yasnaïa Poliana, le printemps passé, il n’y eut que deux cas de contusion avec des marques apparentes : un des garçons fut poussé au bas du perron, et se blessa à la jambe (la plaie guérit en deux semaines) ; un autre, on lui brûla la joue avec de la gomme allumée, et il eut une eschare pendant une quinzaine de jours. Il n’arrive pas plus d’une fois par semaine qu’un des élèves pleure, et ce, non par suite du mal, mais par honte ou dépit. En dehors de ces deux cas, ni coups, ni ecchymoses, ni bosse de tout l’été, avec trente à quarante écoliers entièrement livrés à eux-mêmes.

Je suis convaincu que l’école n’a pas à intervenir dans l’éducation, pure affaire de famille ; que l’école ne doit ni punir, ni récompenser, qu’elle n’en a pas le droit, que sa meilleure police et administration consiste à laisser aux élèves liberté absolue d’apprendre et de s’arranger entre eux comme bon leur semble. J’en suis convaincu, et cependant, les vieilles coutumes des établissements d’éducation demeurent si fortes en nous, qu’à l’école de Yasnaïa Poliana nous nous départons souvent de cette règle. Le semestre passé, notamment au mois de novembre, il y eut deux cas de punition.

Pendant la classe de dessin, le maître, qui venait d’arriver tout dernièrement, remarqua un garçon, qui sans écouter les leçons, criait et battait rageusement ses voisins à tort et à travers. Impuissant à le calmer par des paroles, le maître lui fit quitter sa place et lui retira sa planchette : c’était la punition. L’enfant ne cessa de pleurer pendant toute la leçon.

C’était ce même garçon que j’avais refusé d’admettre dans les premiers temps de l’école de Yasnaïa Poliana, le considérant comme un idiot incurable. Ses traits saillants étaient la stupidité et la douceur. Jamais ses camarades ne l’avaient pris dans leurs jeux, ils en riaient et s’en moquaient :

— Qu’il est drôle, ce Petka, disaient-ils eux-mêmes avec étonnement ; jusqu’aux petits qui le battent, et lui, il se secoue et s’en va.

— Il n’a point de cœur, me disait de lui un élève.

Lorsqu’on a amené un pareil enfant à un état de fureur comme celui qui l’avait fait punir par le maître, le coupable n’est assurément pas celui que l’on punit.

Autre cas. L’été précédent, pendant qu’on reconstruisait la maison, une bouteille de Leyde disparut du cabinet de physique. À plusieurs reprises furent perdus des crayons et des livres, alors que charpentiers et peintres n’étaient plus là. Nous interrogeâmes les garçons : les meilleurs élèves, les plus anciens dans l’école, nos amis de la première heure, rougissaient et balbutiaient tellement, que chacun eût cru voir dans ce trouble une preuve de leur faute. Mais moi je les connaissais, et j’aurais répondu d’eux comme de moi. Je compris que c’était la seule pensée d’un soupçon qui les affectait si profondément, si douloureusement : l’un des élèves, que je nommerai Fedka, une nature délicate et distinguée, tremblait et pleurait, tout pâle.

Ils promirent de nommer le coupable s’ils venaient à le connaître ; quant à le rechercher, ils s’y refusèrent. Quelques jours après, le voleur se découvrit, — un garçon de la cour d’un domaine éloigné. Il avait entraîné le fils d’un paysan, venu avec lui du même village, et tous deux avaient caché les objets volés dans un petit coffre. Cette découverte produisit une singulière impression sur leurs camarades : une espèce de soulagement et même de joie, et avec cela du mépris et du regret pour les voleurs.

Nous leur proposâmes d’indiquer eux-mêmes la punition. Les uns désignèrent le fouet, en demandant de fouetter eux-mêmes les coupables ; les autres émirent l’avis de leur attacher une étiquette avec l’inscription « voleur ». Cette punition, nous l’avions nous-mêmes infligée déjà, à notre honte, et le garçon qui, l’année d’avant, avait porté lui-même une étiquette avec l’inscription « menteur », se montra précisément le plus acharné à en réclamer une pour les voleurs.

Nous tombâmes d’accord sur l’écriteau, et lorsque une fillette fut venue le coudre, tous les élèves regardèrent les punis avec une joie méchante, en se moquant d’eux. Ils demandèrent, pour aggraver encore la punition, « de les mener dans le village, de leur laisser l’étiquette jusqu’à la fête, » disaient-ils.

Les punis pleuraient. Le fils de mougik, celui qui s’était laissé entraîner par son camarade, — conteur remarquable et plaisant, — un crapoussin grassouillet et blanc, pleurait bonnement de toutes ses forces d’enfant ; l’autre, le principal coupable, une bosse sur le nez, les traits secs, la physionomie intelligente, était pâle, ses lèvres tremblaient, ses yeux lançaient des regards mauvais et sauvages sur la joie de ses camarades, et, à de rares intervalles, les pleurs contractaient son visage. Sa casquette à visière déchirée était rejetée en arrière sur l’occiput, ses cheveux en désordre, ses vêtements salis de craie.

Tout cela nous frappa comme si nous l’eussions vu pour la première fois. Chacun le considérait avec une attention malveillante ; et lui, il le sentait douloureusement. Lorsque, sans regarder autour de lui, baissant la tête, et, à ce qu’il me sembla, avec la démarche d’un criminel, il alla à la maison, les enfants, le poursuivant en foule, le harcelèrent d’une manière si peu naturelle, si étrange et barbare, qu’on les eût dits poussés, malgré eux, par l’esprit malin. Quelque chose me disait que ce n’était pas bien : mais l’affaire suivit son cours, et, pendant toute la journée, le voleur garda son étiquette.

Depuis ce temps-là, je crus remarquer qu’il était moins appliqué ; et on ne le vit plus, après la classe, se mêler aux jeux et aux conversations de ses camarades.

Une fois, comme j’arrivai à l’école, tous les enfants m’annoncèrent avec effroi que ce garçon avait de nouveau volé. Il avait emporté de la chambre du maître vingt kopeks en pièces de cuivre qu’on l’avait surpris cachant dans l’escalier.

On lui recousit l’étiquette, et de nouveau la même scène monstrueuse se produisit. Je le sermonnai, comme font les instituteurs ; un grand garçon qui se trouvait là, un bavard, se mit à sermonner aussi, en répétant des paroles qu’il avait sans doute entendu prononcer à son père, un dvornik[5].

— Une première fois il a volé, une seconde fois il a volé, disait-il d’une voix cadencée et grave ; il en prendra l’habitude. Jusqu’où l’amour du gain ne le poussera-t-il pas ?

Cela m’agaçait. Je sentais presque de l’irritation contre le sermonneur. Je regardai la figure du puni. À la voir encore plus pâle, plus souffrante, plus sauvage, je me rappelai, je ne sais pourquoi, les forçats, et la conscience d’une vilenie cria soudain si fort en moi, que j’arrachai l’étiquette en disant au coupable d’aller où il voudrait. Je sentis brusquement, non par l’esprit, mais par tout l’être, que je n’avais pas le droit de torturer cet enfant pauvre, que je ne pouvais faire de lui ce que nous voulions en faire, moi et le fils du dvornik. Je sentis qu’il y a des secrets de l’âme qui nous sont fermés et que la vie peut modifier, non les reproches ni les punitions. Et quelle sottise ! L’enfant a volé un livre ; — par toute une voie longue, complexe, de sentiments, de pensées, de faux syllogismes, il a été amené à dérober un livre : il ne sait pas pourquoi il l’a serré dans son coffre ; — et moi je lui colle un écriteau avec ce mot « voleur » qui signifie tout autre chose ! À quoi bon ? Le punir par la honte ? dira-t-on… Le punir par la honte ? À quoi bon ? Sait-on si la honte détruit la disposition au vol ? Peut-être la stimule-t-elle. Peut-être n’était-ce pas de la honte, ce qu’exprimait son visage. Je le sais même sûrement, que ce n’était pas de la honte, mais quelque autre chose, qui eût peut-être dormi pour toujours dans son âme, et qu’il n’eût point fallu éveiller !

Que dans le monde qu’on appelle pratique, dans le monde des Palmerstons et des Caïns, dans le monde qui tient pour raisonnable, non ce qui est raisonnable, mais ce qui est pratique, que là les gens, punis eux-mêmes, s’arrogent le droit et le devoir de punir. Notre monde d’enfants, d’êtres simples, francs, doit rester pur de mensonge, de cette criminelle croyance en la légitimité du châtiment, d’où il suivrait que la vengeance est juste dès que nous l’appelons punition…



VII


Nous reprenons le détail de l’enseignement quotidien. Vers deux heures de l’après-midi, les enfants affamés courent à la maison. Malgré leur faim, ils demeurent cependant encore quelques minutes pour savoir chacun ses notes.

Ces notes, qui n’assignent aucun rang, les inquiètent fort.

— À moi 5[6], avec la croix, et à Olhuchka quel grand zéro on a administré !

— Et à moi 4 !… crie un autre.

C’est pour eux-mêmes qu’elles sont établies, pour qu’ils y trouvent une appréciation de leur travail ; et ils ne témoignent leur mécontentement que si cette appréciation est injuste. Malheur au maître qui, n’ayant point remarqué les efforts d’un élève, lui donne moins qu’il ne mérite ! L’enfant ne cesse de le harceler, il pleure à chaudes larmes s’il ne réussit pas à obtenir une modification.

Les notes mauvaises, mais méritées, subsistent malgré toute protestation. Les notes sont, d’ailleurs, un vestige de notre organisation primitive, et elles commencent à tomber d’elles-mêmes en désuétude.

Pour la première leçon qui suit la récréation, dans l’après-midi, on se rassemble comme le matin, en attendant de même le maître. La plupart du temps c’est la leçon d’histoire sainte ou russe, et toutes les classes sont réunies.

C’est ordinairement au crépuscule que commence cette leçon. Le maître se tient debout ou assis au milieu de la pièce, et la foule des enfants se place autour de lui en amphithéâtre, qui sur les bancs, qui sur les tables, qui sur les appuis des fenêtres.

Toutes les leçons du soir, et notamment cette première, tranchent sur celles du matin par un cachet spécial de tranquillité et de poésie.

Viens à l’école au crépuscule ; — tu ne vois pas de lumière aux fenêtres, tout est paisible ; la neige sur les marches de l’escalier, un faible et sourd murmure, un mouvement derrière la porte, un gamin qui, se tenant à la rampe, monte deux par deux les degrés, montrent seuls que les écoliers sont là. Entre dans la classe. Il fait presque nuit derrière les vitres gelées ; les aînés, les meilleurs élèves, poussés par leurs camarades tout proche du maître, et levant leurs petites têtes, tiennent leurs regards attachés sur sa bouche. La fillette de la cour, toujours perchée sur une haute table, le visage préoccupé, a l’air d’avaler chaque mot.

Un peu plus loin sont assis les moins bons élèves, puis les petits ; ces derniers écoutent, attentifs et même renfrognés, dans la même attitude que les grands ; mais, malgré toute leur attention, nous savons qu’ils ne répéteront rien, quoique ayant retenu bien des choses dans leur mémoire. Qui s’appuie sur les épaules du voisin, qui se dresse debout sur une table. Parfois l’un d’eux, s’étant glissé dans la foule, derrière un dos, s’occupe à tracer avec l’ongle des figures sur ce dos.

Quand on entame un nouveau récit, tous écoutent pétrifiés. À la reprise, — on entend par-ci par-là des voix d’enfants qui, dans leur fièvre d’amour-propre, ne peuvent se retenir de souffler au maître. Mais un vieux récit qu’ils aiment, ils prient le maître de le leur répéter mot à mot, et ils ne souffrent pas qu’on l’interrompe :

— Hé ! toi, tu n’as pas de patience ! Tais-toi ! crient-ils à celui qui se met en avant.

Ils voient avec peine qu’une interruption altère le caractère et la beauté du récit du maître. Dans les derniers temps, on leur contait la vie du Christ. À chaque fois, ils la redemandaient dans tous ses détails. Si l’on ne la leur redisait tout entière, ils complétaient eux-mêmes le reniement de Pierre et les souffrances du Sauveur.

Il semble que tout soit mort, rien ne remue : ne dorment-ils pas ? Tu t’avances dans la pénombre, tu regardes le visage de l’un des petits : il est assis, couvant des yeux le maître ; l’attention lui fronce les sourcils ; pour la dixième fois il pousse de l’épaule le bras d’un camarade qui s’y appuie. Tu lui chatouilles le cou, il ne sourit même pas, il secoue la tête comme pour chasser une mouche ; il s’absorbe tout entier dans le récit mystérieux et poétique, quand le grand rideau du temple se fendit de lui-même en deux, et que tout devint noir sur la terre : ce récit lui est pénible et doux.

Mais voici que le maître a fini de conter. Tous se lèvent de leurs places, se pressent autour du maître et, criant plus fort l’un que l’autre, tâchent de répéter tout ce qu’ils ont retenu. Ceux à qui l’on a défendu de parler, en leur assurant qu’ils savent, ne se tiennent pas plus tranquilles pour cela : ils s’approchent de l’autre maître, et, s’il n’est pas là, d’un camarade, d’un étranger, même de l’allumeur des poêles, vont d’un coin à l’autre par groupes de deux ou trois, en suppliant chacun de les écouter. Il est rare qu’un seul raconte. Ils se distribuent par groupes, chacun recherchant ses égaux en intelligence, et ils racontent, s’encourageant, s’interrogeant, se corrigeant l’un l’autre.

— Eh bien, répétons ensemble ! dit un élève à un autre.

Mais celui-ci, sachant qu’il n’est pas de taille, l’adresse à un troisième. Dès qu’ils ont tout dit, ils se calment enfin. On apporte des bougies, et leur pensée se porte sur un autre objet.

Le soir, en général, et dans les classes suivantes, moins de cris, moins de tapage, et plus d’obéissance au maître, une plus grande docilité. On remarque un dégoût particulier pour les mathématiques et l’analyse, et une passion pour le chant, la lecture et surtout les narrations.

— À quoi bon tant de mathématiques ? disent-ils. Raconter est bien mieux, ou bien l’histoire, et nous comprenons.

Vers huit heures, les yeux se troublent ; on bâille fréquemment ; les bougies brûlent moins vives, on mouche moins souvent la mèche. Les aînés tiennent encore ; mais les cadets et les moins bons élèves commencent à s’endormir, les coudes sur la table, à la vague musique des paroles du maître.




VIII


Parfois, quand les classes sont intéressantes et qu’elles se multiplient (il arrive qu’elles prennent jusqu’à sept grandes heures par jour), quand les enfants sont fatigués, ou la veille d’une fête, alors que les poêles chauffent à la maison pour le bain, tout d’un coup, sans dire un mot, à la deuxième ou troisième classe qui suit le dîner, deux ou trois écoliers s’élancent dans la salle et prennent vivement leurs chapeaux.

— Où allez-vous ?

— À la maison.

— Mais la leçon ? Le chant ?

— Les enfants ont dit : « À la maison ! » répond l’élève interpellé en se glissant dehors avec son chapeau.

— Mais qui a dit cela ?

— Les enfants sont partis.

— Comment donc ? demande le maître ennuyé, en préparant sa leçon ; reste, toi.

Mais dans la classe accourt un autre garçon, le visage animé, avec un air d’embarras.

— Pourquoi restes-tu ? dit-il d’un ton bourru à l’enfant retenu, qui, dans son hésitation, tortille entre ses doigts les flocons de son bonnet.

— Les enfants, voilà où ils sont déjà ! À la forge peut-être.

Et tous deux se précipitent au dehors, en criant de la porte :

— Adieu, Ivan Petrovitch !

Et quels sont, parmi les écoliers, ceux qui ont décidé d’aller à la maison ? Comment l’ont-ils décidé ? Dieu le sait. D’où notamment est partie la première idée, c’est ce que tu ne découvriras pas. Ils n’ont point délibéré, ils n’ont point comploté, et néanmoins ils ont pris la résolution d’aller à la maison.

« Les enfants vont à la maison ! » Et les petits pieds de frapper sur les marches ; et les écoliers, dégringolant, bondissant comme des chats, tombant sur la neige, se devançant l’un l’autre à la course, de s’élancer vers la maison avec des cris.

Ces scènes se reproduisent une et deux fois par semaine. C’est humiliant et pénible pour le maître, qui les tolère uniquement parce qu’elles donnent une plus grande signification aux cinq, six et jusqu’à sept leçons librement, volontairement écoutées chaque jour par les élèves. Seulement on peut être sûr, lorsque ces scènes se répètent, que l’enseignement, pour insuffisant, pour exclusif qu’on le suppose, n’est ni mauvais ni inefficace. Si l’alternative se posait en ces termes : que vaut-il mieux, ou qu’il n’advienne aucune de ces scènes dans le courant de l’année entière, ou qu’elles se répètent pour la moitié des leçons ? — c’est ce dernier terme que nous choisirions. Pour ma part, à l’école de Yasnaïa Poliana, j’étais ravi de les voir se renouveler plusieurs fois dans un mois. Malgré la latitude laissée aux enfants de s’en aller quand bon leur semble, l’autorité du maître est néanmoins si grande, qu’en ces derniers temps, je redoutais que la discipline des classes, l’emploi du temps, les notes, si léger qu’en fût le poids, ne finissent par gêner leur liberté, par les prendre tout à fait au filet de l’ordre posé sur eux par notre ruse, par leur ôter la faculté du choix et de la protestation. S’ils ont continué à étudier de bonne grâce, malgré la liberté qu’on leur laissait, je ne pense pas qu’il faille en attribuer le mérite aux seules vertus de l’école de Yasnaïa Poliana ; je crois que, dans la plupart des écoles, on obtiendrait le même résultat, et que le désir d’apprendre est assez fort chez les enfants pour les amener à supporter bien des conditions ennuyeuses, à pardonner bien des défauts. Il est bon, il est nécessaire de leur laisser la faculté d’escapades pareilles, ne fût-ce que pour prévenir des manquements plus grands, des abus plus graves.




IX


Les soirées sont réservées au chant, à la lecture progressive, aux expériences de physique, aux devoirs écrits. Ce qu’on préfère, c’est la lecture et les expériences. Pendant la lecture, les aînés s’installent sur une grande table, en étoile — les têtes rapprochées, les jambes séparées. L’un d’eux lit, et tous échangent leurs impressions. Les cadets se placent deux par deux devant leurs livres, et, si le livre est à la portée de leur intelligence, ils lisent comme nous lisons : bien assis sous la lumière, tranquillement accoudés, ils goûtent un visible plaisir. Quelques-uns, désireux de réunir deux jouissances, viennent se mettre contre le poêle allumé : ils se chauffent et lisent en même temps.

Aux expériences de physique, tous ne sont pas admis, mais seulement les aînés et les meilleurs, les plus raisonnables de la seconde classe. Cette leçon, telle qu’elle est devenue chez nous, la dernière de la soirée, est la plus fantastique, la plus appropriée à la disposition d’esprit qu’engendre la lecture des contes. Et c’est en effet comme un conte. Tout se personnifie pour eux : la baie de genièvre que repousse la cire à cacheter, l’aiguille aimantée qui décline, la limaille qui court sur la feuille de papier sous laquelle on promène un aimant, tout cela leur apparaît comme autant d’êtres vivants. Les plus intelligents, ceux qui comprennent la cause de ces phénomènes, s’extasient, poussent des « ouf ! » sur l’aiguille, sur la baie, sur la limaille.

— Voyez-vous ?… Où ?… Où ?… Arrête !… Ouf !… Roule !… etc.

D’ordinaire, les classes se terminent entre huit et neuf heures, à moins que la menuiserie ne retienne un peu plus longtemps les aînés ; et toute la bande, avec un cri, s’élance pêle-mêle dans la cour, et de là commence à se séparer par groupes, s’interpellant les uns les autres, avant de se répandre aux quatre coins du village. Parfois, ils s’amusent à monter sur les grands traîneaux qu’ils tirent en dehors de la porte cochère, au pied de la montagne, du côté du village ; ils attellent, se mettent entre les brancards, et, dans la poussière de neige, avec des cris, disparaissent aux regards, laissant çà et là, derrière eux, des taches noires, — enfants jetés par-dessus bord.




X


En dehors de l’école, en pleine liberté, en plein air, il s’établit entre les élèves et le maître des rapports nouveaux, où règnent la plus grande franchise d’allures, la plus grande simplicité, la plus grande confiance, les mêmes rapports, qui nous apparaissent, à nous, comme l’idéal où doit tendre l’école.

Dernièrement, on lut à la première classe le « Wiy »[7] de Gogol. Les scènes finales produisirent une vive impression, et mirent en branle leur imagination ; quelques-uns mimaient la sorcière, et sans cesse ils parlaient de la dernière nuit.

Il ne faisait pas froid dehors ; une nuit d’hiver, sans lune, avec des nuages au ciel. Près du carrefour, nous fîmes halte. Les aînés, à l’école depuis trois ans, s’arrêtèrent près de moi, en me priant de les mener plus loin ; les petits se regardèrent un moment, puis se précipitèrent au bas de la montagne. Les cadets étudiaient depuis peu sous un nouveau maître ; entre moi et eux, il ne régnait pas encore la même confiance qu’entre moi et les aînés.

— Eh bien ! nous irons dans la défense (un petit bois à deux cents pieds de l’habitation), dit l’un d’eux.

Plus que tous les autres supplia Fedka, un garçon de dix ans, une nature délicate, impressionnable, poétique et brave. Le danger constitue pour lui, ce me semble, la principale condition du plaisir. En été, cela faisait toujours trembler de le voir, avec deux autres enfants, s’avancer à la nage jusqu’au milieu de l’étang, large de cinquante toises, et disparaître parfois dans l’ardent miroitement du soleil d’été, et plonger au fond, et s’allonger sur le dos en faisant jaillir des filets d’eau et en appelant d’une voix grêle les camarades sur le bord, pour leur montrer comme il était brave. À cette heure, il savait qu’il y avait des loups dans la forêt, et c’est pourquoi il voulait aller dans la défense.

Tous donnèrent leur avis, et, à quatre, nous nous dirigeâmes vers la forêt : un garçon robuste de corps et d’esprit, que j’appellerai Semka ; un garçon d’une douzaine d’années, nommé Vavilo, qui marchait en avant et d’une voix flexible et diversement modulée criait « holà ! » à tout venant ; Prognka, — maladif, doux, plein de talent, le fils d’une pauvre famille, maladif, ce semble, uniquement par défaut de nourriture, — cheminait à mes côtés ; quant à Fedka, il se tenait entre moi et Semka ; il ne cessait de m’entretenir d’une voix singulièrement douce, tantôt racontant qu’il avait gardé ici les chevaux, pendant l’été, tantôt assurant qu’il n’y avait aucun danger, et finissant par demander :

« Qu’arriverait-il, si tout à coup il en surgissait un ? » et par le demander avec assez d’insistance pour m’obliger à répondre quelque chose.

Nous ne pénétrâmes point dans la forêt, — c’eût été trop dangereux ; mais, près de la lisière, l’ombre s’épaississait ; on voyait à grand’peine le petit chemin ; les lumières du village se dérobaient aux regards. Semka s’arrêta et se mit à écouter.

— Arrêtez, enfants !… Qu’est-ce ? dit-il soudain.

Nous nous tûmes ; mais on n’entendait rien. Néanmoins la peur s’y mit.

— Eh bien ! que ferons-nous, s’il en surgit un, — à nos trousses ?… demanda Fedka.

Nous parlâmes des brigands du Caucase. Ils rappelèrent l’histoire du Caucase, que je leur avais racontée longtemps auparavant, et, de nouveau, je leur parlai des Abreks, des Cosaques, de Hadji-Mourad.

Semka tenait la tête, faisant de grandes enjambées avec ses grandes bottes, s’ébranlant en cadence par ses larges épaules. Prognka voulait marcher près de moi ; mais Fedka le poussa hors du chemin, et Prognka, toujours soumis à tout le monde à cause de sa pauvreté, se contentait, aux endroits intéressants de mon récit, de trotter par côté, bien qu’il dût s’enfoncer dans la neige jusqu’aux genoux.

Quiconque a pratiqué un peu les enfants des mougiks a dû remarquer qu’ils ne sont pas accoutumés et qu’ils ne peuvent se prêter aux caresses de toute nature, — mots câlins, baisers, accolades.

Il m’est arrivé de voir, dans une école paysanne, une dame, désireuse de caresser un garçonnet, lui dire : « Allons, je vais t’embrasser, mon bijou ! » et l’embrasser ; et lui, honteux, offensé, ne comprenait point qu’on l’eût ainsi traité.

Un garçon de cinq ans évite ces caresses : c’est déjà un homme.

Aussi fus-je surpris lorsque Fedka, qui marchait à côté de moi, au passage le plus émouvant de l’histoire, me frôla tout à coup avec sa manche, puis, me saisissant deux doigts à pleine main, me les tint serrés. Dès que je me taisais, Fedka me priait de reprendre, avec une voix si suppliante, si émue, qu’il était impossible de refuser.

— Et toi, ôte-toi de devant ! dit-il une fois d’un ton bourru à Prognka, qui trottait en avant.

Il en devenait cruel, tant il était remué terriblement et délicieusement, en tenant toujours mon doigt, — et nul ne devait oser interrompre son plaisir :

— Encore ! encore ! voilà qui est bon !

Nous avions dépassé la forêt et nous commencions à nous rapprocher du village.

— Allons encore, me dirent-ils tous à la fois en apercevant les lumières ; promenons-nous encore.

Nous marchions en silence, glissant parfois sur le sentier friable et mal battu ; l’obscurité blanche — il neigeait — papillotait devant les yeux ; les nuages s’abaissaient, comme si quelque chose les eût poussés sur nous ; point de limite à ce blanc, où nous seuls faisions craquer la neige. Le vent bruissait aux cimes des trembles, mais, abrités par la forêt, il faisait calme autour de nous.

J’achevai mon récit… « L’Abrek, entouré, se mit à chanter, puis se jeta lui-même sur le poignard. »

Tous se taisaient.

— Mais pourquoi s’est-il mis à chanter en se voyant entouré ? — demanda enfin Semka.

— Mais on t’a dit qu’il se préparait à mourir ! répondit Fedka tout affligé.

— Je crois qu’il chantait une prière, ajouta Prognka.

Tous acquiescèrent.

Fedka s’arrêta brusquement.

— Comment donc, avez-vous dit, votre tante a-t-elle eu la gorge coupée ? demanda-t-il — cela l’épouvantait moins. — Racontez ! racontez !

Et je leur redis une fois de plus la terrible histoire de l’assassinat de la comtesse Tolstoï, et ils restaient immobiles et silencieux autour de moi, les yeux fixés sur mon visage.

— On l’a pris, le bandit ! disait Semka.

— Quelle épouvante pour lui, d’aller la surprendre la nuit et de lui couper la gorge pendant son sommeil ! disait Fedka. Moi, j’aurais pris la fuite.

Et il serrait plus fort mes deux doigts dans sa main.

Nous nous arrêtâmes dans le bosquet, derrière les enclos où sont les meules de blé, tout au bout du village. Semka ramassa une branche sèche dans la neige, et en frappa le tronc glacé d’un tilleul. La gelée blanche tomba des branches sur nos chapeaux, et le son retentit solitairement dans la forêt.

— Léon Nikolaïevitch, me dit Fedka (je pensais qu’il allait me reparler de la comtesse), pourquoi apprendre le chant ? J’y songe souvent, je vous l’avoue, — à quoi sert de chanter ?

Comment, de l’effroi que lui inspirait l’assassinat, avait-il sauté à cette question ? — Dieu le sait. Mais à tous les indices, au son de sa voix, au sérieux avec lequel il attendait la réponse, au silence attentif des deux autres, on sentait que cette question se rattachait fortement, naturellement à la conversation précédente. Répondait-il à l’explication que je leur avais donnée, en attribuant le crime à l’ignorance ? Se transportait-il dans l’âme de l’assassin et, faisant un retour sur lui-même, se rappelait-il son étude de prédilection (il a une voix merveilleuse et de grandes aptitudes pour la musique) ? Ou sentait-il que le moment était propice d’une conversation sincère, et que surgissaient dans son esprit toutes les questions qui appellent une solution ?… Sa demande ne surprit aucun de nous.

— À quoi sert le dessin, à quoi sert le style ? dis-je, absolument hors d’état de lui expliquer à quoi l’art est bon.

— À quoi sert le dessin ?… répéta-t-il d’un air pensif.

Il demanda notamment :

— À quoi sert l’art ?

Je ne pouvais, je ne savais comment le lui expliquer.

— À quoi sert le dessin ! fit Semka. À dessiner tout, à reproduire chaque chose par la ligne.

— Non, cela, c’est le dessin linéaire, répliqua Fedka ; mais pourquoi dessiner des figures ?

La saine nature de Semka ne s’embarrassait guère.

— Pourquoi un bâton ? Pourquoi un tilleul ? dit-il en frappant sur le tilleul.

— Oui, c’est vrai ; à quoi sert un tilleul ? demandai-je.

— Mais à faire des chevrons, répondit Semka.

— Et en été, à quoi sert-il, tant qu’il n’est pas coupé ?

— Mais, à rien !

— Non, non, insista Fedka ; pourquoi donc en effet croît le tilleul ?

Et nous en vînmes à conclure qu’en dehors de l’utile, il y a la beauté, et que l’art, c’est la beauté, et nous comprimes l’un et l’autre, et Fedka comprit tout à fait pourquoi le tilleul croît et pourquoi chanter.

Prognka tomba d’accord avec nous, mais lui comprenait mieux la beauté morale, — le bien.

Semka, grâce à sa grande intelligence, comprenait aussi, mais il ne séparait pas le beau de l’utile. Il doutait, comme il arrive assez souvent aux gens de grande intelligence, qui, reconnaissant que l’art est une force, ne sentent point dans leur âme la nécessité de cette force. Comme eux, il voulait, lui aussi, arriver à l’art par l’intelligence, et allumer en lui cette flamme.

— Nous chanterons demain le psaume : « Je suis… » je sais ma partie.

Il a l’oreille juste, mais il manque de goût et de grâce dans le chant.

Fedka donc trouvait que le tilleul est beau avec ses feuilles, et qu’en été, c’est un plaisir de le regarder, et qu’il n’en faut pas davantage. Prognka estimait qu’il est regrettable de le couper, parce que l’arbre est aussi un être vivant.

— Car c’est comme du sang, quand nous buvons la sève du bouleau.

Semka ne disait rien, mais il pensait visiblement qu’il offre moins d’utilité, une fois pourri. Il me serait difficile de répéter tous les propos que nous échangeâmes alors, mais je me souviens que nous dîmes, à mon sens, tout ce qu’on peut dire sur l’utilité, sur la beauté plastique et morale.

Nous nous dirigeâmes vers le village. Fedka ne lâchait pas ma main, en signe de reconnaissance, me semblait-il maintenant. Depuis longtemps, une pareille intimité n’avait pas régné entre nous. Prognka cheminait à côté de nous, sur le large chemin du village.

— Voyez-vous, il y a encore de la lumière chez Masanov ! dit-il… Aujourd’hui, comme j’allais à l’école, Gavrukcha sortait du cabaret, ajouta-t-il, ivre, absolument i-v-r-e. Son cheval était tout couvert d’écume, et lui, il l’accablait de coups… J’en souffre encore, je vous assure. Pourquoi le battre ?…

— Aujourd’hui, le père, disait Semka, a mené dans un tas de neige son cheval de Toula ; il l’a laissé, et lui, il dort ivre-mort.

— Et Gavrukcha fouettait son cheval sur les yeux… que j’en souffre encore, reprenait Prognka. Pourquoi le battre ? il était descendu pour le fouetter.

Semka s’arrêta brusquement.

— Les nôtres sont déjà couchés, dit-il, en fixant ses regards sur les fenêtres de sa noire isba bossuée.

— Vous ne venez pas plus loin ?

— Non. Au revoir, Léon Nikolaïevitch ! cria-t-il soudain, et s’arrachant, comme avec effort, d’auprès de nous, il courut au trot vers la maison, souleva le loquet, et disparut.

— Veux-tu nous reconduire, d’abord l’un, puis l’autre ? dit Fedka.

Nous reprîmes notre marche. Chez Prognka on voyait de la lumière. Nous regardâmes par la fenêtre. La mère, une femme grande, jolie, les sourcils et les yeux noirs, mais accablée, était assise devant la table et épluchait des pommes de terre ; au milieu, un berceau était suspendu ; le mathématicien de la seconde classe, l’autre frère de Prognka, debout près de la table, mangeait les pommes de terre avec du sel. L’isba était noire, trop petite, sale.

— Il n’y a pas de précipice pour toi ! cria la mère à Prognka ; où étais-tu ?

Prognka sourit doucement et douloureusement en regardant par la fenêtre. Sa mère devina qu’il n’était point seul, et sa physionomie prit aussitôt une autre expression doucereuse et hypocrite.

Il ne restait plus que Fedka.

— Nous avons les tailleurs chez nous, c’est pourquoi il y a de la lumière, dit-il, avec sa voix douce de la soirée ; au revoir, Léon Nikolaïévitch ! ajouta-t-il avec tendresse.

Il se mit à heurter la porte, fermée avec l’anneau.

— Ouvrez ! résonna sa petite voix cristalline, au milieu du grand silence de l’hiver au village.

On tarda quelque temps à lui ouvrir. Je jetai un coup-d’œil à travers la fenêtre. L’isba était grande ; le père jouait aux cartes avec les tailleurs ; — quelques pièces de cuivre étaient sur la table. Une baba, la marâtre, assise près du chenet garni de copeaux de pin allumés, attachait sur l’argent des regards d’avidité. L’un des tailleurs, un jeune mougïk, un luron « percé par le feu en long et en travers »[8], tenait, sur la table, ses cartes retournées, et considérait son adversaire avec un air de triomphe. Le père de Fedka, le col déboutonné, les sourcils froncés par l’attention et le souci, froissait ses cartes d’un air irrésolu, en brandissant au-dessus d’elles son bras de travailleur.

— Ouvrez !

La baba se leva et vint ouvrir.

— Au revoir ! me dit encore une fois Fedka. Nous irons toujours nous promener ainsi.



XI


J’entends des gens honnêtes, bons, libéraux, des membres de sociétés de bienfaisance, qui sont prêts à donner, et qui donnent aux pauvres, une partie de leur fortune, qui ont fondé et fondent des écoles, je les entends me dire, après avoir lu cela : « Ce n’est pas bien ! » Puis, secouant la tête : « Pourquoi les développer à ce point ? ajouteront-ils. Pourquoi leur inculquer des sentiments et des idées qui les brouilleront avec leurs pareils ? Pourquoi les faire sortir de leur sphère ? »

Je ne parle point de ceux qui, trahissant leur arrière-pensée, diront : « Le gouvernement sera bien loti, quand tous voudront être penseurs et artistes, quand nul ne travaillera plus ! » Ceux-là avouent franchement qu’ils n’aiment pas à travailler, et c’est pourquoi il faut qu’il y ait des gens qui, nullement incapables d’un autre genre d’activité, travaillent, comme des esclaves, pour les autres. Est-il bon, est-il mauvais, est-il nécessaire de les faire sortir de leur sphère ? — Qui le sait ? Et qui peut les faire sortir de leur sphère ? C’est absolument comme en matière purement mécanique : est-il bon ou mauvais d’ajouter du sucre dans la farine, ou du poivre dans la bière ? Fedka ne sent point le froid qui le mord à travers les déchirures de son caftan, mais les problèmes nouveaux, les doutes, le tourmentent ; et vous voulez lui donner trois roubles, le catéchisme, et l’historiette comme quoi le travail et l’humilité, dont vous ne voulez à aucun prix pour vous-mêmes, sont seuls utiles à l’homme ! Il n’a pas besoin de trois roubles, il saura bien les trouver et les prendre quand il en sentira la nécessité. Travailler, il l’apprendra sans vous, comme il apprit à respirer. Il a besoin de ce à quoi aboutit votre vie, et celle de vos dix générations que n’écrasa point le travail ; vous avez eu le temps de chercher, de penser, de souffrir ; donnez-lui donc le résultat de vos souffrances ; — de cela seul il a besoin. Mais, vous, comme le sacrificateur d’Egypte, vous vous dérobez à ses regards par un voile mystérieux, vous enfouissez dans le sol le trésor de la science que vous légua l’histoire. N’ayez crainte : à l’homme, rien d’humain ne nuit. Vous en doutez ? Abandonnez-vous au sentiment, le sentiment ne vous trompera pas. Confiez le paysan à la nature, et vous verrez qu’il y puisera ce que l’histoire vous chargea de lui transmettre, ce que vos propres souffrances ont élaboré en vous.



XII


L’école est gratuite. Ses plus anciens élèves sont du village de Yasnaïa Poliana. Plusieurs d’entre eux ont quitté l’école, parce que les parents ne goûtaient point l’enseignement ; plusieurs, après avoir appris à lire et à écrire, cessèrent de venir, pour se louer au relais (c’est là le principal métier de notre village). D’abord, les villages pauvres du voisinage nous envoyèrent leurs enfants ; mais l’ennui de revenir dîner, ou de payer la pension (on ne prend pas chez nous moins de deux roubles par mois), les fit retirer aussitôt. Dans les villages plus éloignés, les mougiks les plus aisés, attirés par la gratuité et par le bruit, au loin répandu, que l’école de Yasnaïa Poliana donnait un bon enseignement, nous confièrent leurs enfants ; mais, cet hiver, à l’ouverture des écoles dans chaque commune, ils les ont repris pour les placer dans les écoles communales payantes. Chez nous sont restés les enfants des mougiks de Yasnaïa Poliana, qui viennent en hiver, mais qui, en été, d’avril à la mi-octobre, vont travailler aux champs, et les enfants des valets de ferme, des gérants, des soldats, des cabaretiers, des sacristains et des mougiks riches, dans un rayon de trente à cinquante verstes.

Nous comptons une quarantaine d’élèves, mais il en vient rarement plus de trente ensemble, dont trois à cinq filles ; nos garçons ont de sept à treize ans, en général. En outre, chaque année, il nous arrive trois ou quatre adultes, pour un mois, parfois pour tout l’hiver ; puis ils nous quittent tout à fait. Pour ces adultes, qui viennent un par un, le régime de l’école est des plus incommodes. Leur âge, leur amour-propre, les empêchent de participer à l’animation de l’école, de se mêler aux enfants, et ils demeurent absolument isolés. Le mouvement de l’école ne fait que les gêner. Ils viennent là, pour la plupart, sachant déjà quelque chose, achever de s’instruire, dans la conviction que l’étude consiste uniquement et toujours dans la lecture des mêmes livres qu’ils ont déjà lus ou entendus lire auparavant. Pour venir à l’école, il lui a fallu surmonter sa crainte, subir les orages des siens et les railleries des camarades :

— Voyez-vous, quel cheval hongre ! il va à l’école !

Et, en outre, il sent que chaque jour passé à l’école est un jour perdu pour le travail, qui forme son unique capital, et c’est pourquoi, pendant tout le temps qu’il y passe, il se trouve dans un état d’irritation, de zèle fiévreux et hâtif, qui nuit le plus souvent à l’étude. Dans la période dont je parle, nous en avions trois de ce genre : l’un d’eux continue à venir encore aujourd’hui.

L’adulte se comporte, à l’école, exactement comme à un incendie : à peine a-t-il fini d’écrire, que, posant la plume d’une main, il attrape de l’autre le livre, et se met à lire debout. Lui retire-t-on le livre, il saisit l’ardoise ; quand on la lui prend, il se voit perdu. Nous eûmes, cet automne, un ouvrier qui allumait les poêles dans l’école, et qui étudiait en même temps. En deux semaines, il apprit à lire et à écrire : ce n’était pas étude chez lui, mais maladie, comme un accès d’ivresse. En traversant la classe avec du bois, il s’arrêtait et, son bois dans les bras, courbé sur la tête des enfants, il épelait : s, k, a, ska, en allant à sa place. Lorsqu’il en était empêché, il promenait sur les élèves des regards d’envie et presque de haine ; mais quand il se trouvait libre, on n’en pouvait rien tirer : il couvait le livre des yeux, en répétant : b, a, ba, r, i, ri, etc., et il était alors hors d’état de comprendre rien autre chose.

Quand il arrivait aux adultes de chanter ou de dessiner, ou d’écouter un récit d’histoire, ou d’assister aux expériences, — on voyait, clairement, qu’ils cédaient à une dure nécessité, et que, comme des affamés à qui l’on arrache le morceau de la bouche, ils n’avaient d’autre désir que de se repaître de nouveau les yeux des lettres du livre. Fidèle à mon principe, je n’imposais pas plus l’alphabet à l’enfant quand il voulait autre chose, que la mécanique ou le dessin linéaire à l’adulte quand il voulait l’alphabet. Chacun prenait ce qu’il lui fallait.

En général, les adultes déjà enseignés antérieurement n’ont pas encore trouvé une place pour eux dans l’école de Yasnaïa Poliana ; ils apprennent mal, il y a quelque chose d’anormal et de maladif dans leur manière d’être. Les écoles du dimanche que j’ai vues présentent le même phénomène, en ce qui touche les adultes ; et c’est pourquoi tous les renseignements sur une méthode vraiment efficace pour l’instruction libre des adultes nous seraient infiniment précieux.



XIII


L’opinion du peuple sur l’école s’est beaucoup modifiée depuis sa fondation. Ce qui s’est dit au début, il nous arrivera de le relater au cours de ce récit. Aujourd’hui on dit qu’à l’école de Yasnaïa Poliana on enseigne tout, toutes les sciences, qu’on y trouve des maîtres… malheur ! On dit qu’ils forgent le tonnerre et la foudre. Cependant, les élèves comprennent à merveille, ayant déjà appris à lire et à écrire.

Ce qui pousse les uns — de riches fermiers — à nous confier leurs enfants, c’est la vanité de les voir faire leurs études complètes, connaître la division (la division symbolise pour eux le plus haut degré de l’instruction) ; d’autres pères estiment le savoir chose très avantageuse ; mais la plupart agissent inconsciemment, pour obéir à l’esprit du temps.

Ces élèves ainsi amenés à l’école, qui forment la majorité, nous offrent le plus heureux phénomène : ils mordent si bien à l’étude que les pères se prêtent bientôt au désir des enfants, et, sentant eux-mêmes, inconsciemment, que leurs enfants ont tout à gagner à l’école, ils se gardent bien de les en retirer. Un père m’a raconté qu’il brûla une fois une bougie entière, en la tenant devant le livre de son fils, et qu’il loua fort et son fils et le livre. C’était l’Évangile.

— Mon père aussi, me disait un autre écolier, mon père, en écoutant un conte, sourit et s’en va ; mais le divin livre, jusqu’à minuit, il reste à l’écouter, en m’éclairant lui-même.

Me trouvant avec un instituteur nouveau en visite chez un élève, je lui donnai, pour le faire briller devant le maître, un problème d’algèbre à résoudre. La mère était occupée près du poêle, et nous l’avions oubliée. En entendant son fils, qui construisait l’équation, dire, d’un air appliqué et assuré : « 2 ab — c = d, divisé par 3, etc. », elle se couvrit, tout le temps, la bouche avec sa main, en se contenant à grand’peine ; puis elle finit par éclater de rire, sans pouvoir nous expliquer de quoi elle riait.

Un autre père, un soldat, étant venu chercher son fils, le trouva dans la classe de dessin. En voyant le talent de son fils, il se mit à lui dire « vous », et il ne put se résoudre à lui remettre, dans la classe, les petites marmites qu’il lui apportait en cadeau.

L’opinion générale est, je crois, celle-ci : on enseigne tout (comme aux enfants des barines), avec excès et en vain, mais on enseigne vite à lire et à écrire ; donc, on peut envoyer ses enfants.

Il circule aussi des bruits malveillants, mais ils rencontrent, aujourd’hui, moins de créance.

Deux excellents élèves ont, naguère, quitté l’école, parce qu’on n’y apprenait censément pas à écrire.

Un autre soldat voulait nous donner son fils, mais après avoir interrogé le meilleur de nos élèves, trouvant qu’il lisait avec trop d’hésitation le livre des psaumes, il décida que l’enseignement était mauvais, et qu’il n’avait de bon que sa réputation.

Maint paysan de Yasnaïa Poliana redoute encore que les fâcheux bruits d’antan ne viennent à se réaliser : ils croient qu’on instruit les élèves en vue de quelque emploi, et qu’on est toujours prêt à les charger sur des camions pour les emmener à Moscou. On ne se plaint presque plus que les enfants ne soient pas battus et que l’ordre manque ; et il m’est arrivé assez souvent de remarquer la perplexité d’un père qui, venu à l’école pour chercher son fils, tombait au milieu du tumulte, du tapage et des batailles. Il trouvait le désordre funeste, et l’enseignement bon ; et, comme tout se combinait, il n’y comprenait plus rien.

La gymnastique soulève encore quelques préventions, et l’on demeure convaincu qu’elle finit par abîmer le ventre. Au sortir du maigre, ou en automne, quand les légumes sont mûrs, — la gymnastique fait du mal, et les babouchkas[9], en mettant des cruchons, expliquent que c’est la faute de la dislocation des membres.

Quelques parents, en petit nombre, il est vrai, vont jusqu’à se formaliser de l’esprit d’égalité qui règne dans l’école. Au mois de novembre dernier, nous eûmes deux fillettes, les filles d’un riche fermier, en manteaux et en bonnets ; toujours seules, d’abord, elles finirent par s’apprivoiser, et, oubliant le thé et la toilette des dents au moyen du tabac à priser, elles se mirent à étudier avec ardeur. Le père, survenant dans une chouba[10] de Crimée déboutonnée, les trouva, un jour, dans la foule des enfants barbouillés, en lapti[11], lesquels, s’appuyant du coude sur les bonnets de ses fillettes, écoutaient le maître. Il en conçut de l’humeur et les retira de l’école, sans vouloir avouer le motif de son mécontentement.

Enfin, des élèves quittent l’école parce que leurs parents, poussés à nous les envoyer par la nécessité de complaire à quelqu’un, les retirent une fois que cette nécessité ne se fait plus sentir.



XIV


En résumé, donc, douze ordres de matières, trois classes, une quarantaine d’élèves, quatre maîtres, de cinq à sept leçons par jour.

Les maîtres tiennent chacun un journal des études, qu’ils se communiquent l’un à l’autre le dimanche. Ils s’en servent pour arrêter le plan de l’enseignement pendant la semaine suivante. Ce plan ne se réalise pas toujours tel quel, il se modifie suivant la demande des élèves.



XV


La lecture mécanique est comprise dans l’enseignement de la langue. Le problème de cet enseignement, à notre avis, consiste à guider l’élève dans l’intelligence des livres écrits en langue littéraire. La connaissance de la langue littéraire est indispensable, car en dehors d’elle point de bons livres.

Avant, dans les débuts de l’école, la division n’existait point entre la lecture mécanique et progressive ; les élèves ne lisaient que ce qu’ils pouvaient comprendre : des œuvres spéciales, des mots et des phrases écrits à la craie sur les murs, puis les contes de Khoudiakov et d’Afanassiev. Je pensais que les enfants devaient, pour apprendre à lire, prendre goût à la lecture, et, pour prendre goût à la lecture, comprendre et aimer ce qu’ils lisaient. Mais cette idée, pour raisonnable et claire qu’elle semblait, n’en était pas moins fausse.

Premièrement, pour passer de la lecture sur les murs à la lecture dans les livres, il fallait apprendre à chaque élève en particulier la lecture mécanique dans un livre quelconque. Tant que les élèves furent peu nombreux et les matières confondues, la chose était encore possible et je réussissais, sans grande difficulté, à les amener de la lecture sur les murs à la lecture dans les livres ; mais, avec des élèves nouveaux, ce devint impossible. Les cadets se trouvaient hors d’état de lire et à la fois de comprendre les contes : cet effort simultané — épeler les mots et saisir le sens — dépassait leur portée.

Autre inconvénient : ces contes interrompaient la lecture progressive, et, quelque livre que nous prissions, — national, militaire, Pouchkine, Gogol, Karamzine, — il apparaissait que les aînés, en lisant Pouchkine, comme les cadets en lisant les contes, ne pouvaient à la fois lire et comprendre, là où ils comprenaient en nous entendant lire.

Attribuant d’abord la difficulté à leur seule ignorance du mécanisme de la lecture, nous inventâmes une méthode mécanique, la lecture pour la lecture, le maître lisant alternativement avec les élèves ; — mais l’affaire ne marcha point, et la même impuissance se manifesta à la lecture de Robinson. En été, dans la morte-saison de l’école, nous crûmes résoudre la difficulté par le moyen le plus simple et le plus usité. Pourquoi ne pas l’avouer ? Nous en fûmes pour notre courte honte vis-à-vis des visiteurs : nos écoliers lisaient bien plus mal que les élèves du sacristain au bout du même temps d’étude. Le nouveau maître proposa d’introduire la lecture à haute voix, et nous y consentîmes. Partant de cette idée fausse que les élèves devaient lire couramment ce même été, nous inscrivîmes dans l’emploi du temps la lecture mécanique et progressive, et nous les obligeâmes à lire deux heures par jour dans les mêmes livres. C’était très commode pour nous ; mais une seule transgression à la règle de la liberté des élèves engendra mensonge sur mensonge, faute sur faute.

On acheta des livres, les petits contes de Pouchkine et de Ierschov ; on faisait asseoir les enfants sur les bancs : l’un devait lire à haute voix, les autres suivre sa lecture ; pour s’assurer si tous suivaient réellement, le maître interrogeait tantôt l’un, tantôt l’autre.

Au commencement, cela nous paraît parfait. Tu viens à l’école, — on est assis comme il faut sur les petits bancs, un d’eux lit, tous suivent. Celui qui lit prononce : « s’ápitoie… souveraine… petit poisson » ; les autres, ou le maître, corrigent « s’apítoie » ; — tous suivent.

— Ivanov, lis, toi !

Ivanov cherche un peu et lit. Tous sont absorbés, on écoute le maître, on prononce régulièrement chaque mot, on lit assez couramment. Cela semble parfait, mais va plus au fond. Celui qui lit lit la même chose pour la trentième ou la quarantième fois. — Une feuille imprimée suffit pour toute une semaine et au delà ; acheter chaque fois de nouveaux livres serait trop onéreux, et les livres compris par les enfants de mougiks se réduisent à deux : les contes de Khoudiakov et d’Afanassiev. En outre, à force de lire et de relire le même livre dans une classe, quelques-uns le savent par cœur, et non seulement tous les écoliers le connaissent, mais il finit par ennuyer toute la famille. — Celui qui lit se décourage à écouter sa voix qui résonne seule dans le silence de la pièce ; toutes ses forces se concentrent dans l’observation des signes et des accents, et il prend l’habitude de lire sans chercher à pénétrer le sens, car il est absorbé par d’autres soucis. Ceux qui écoutent font de même, et, constamment préoccupés de tomber juste au bon endroit quand on leur dira de continuer, ils traînent machinalement leurs doigts sur les lignes, s’ennuient, et se laissent aller à des distractions étrangères. Le sens de ce qu’on leur lit, comme une chose indifférente, tantôt répugne à leur volonté, tantôt n’entre pas dans leur tête. Mais le principal inconvénient, c’est l’éternelle lutte de ruse et d’adresse entre les élèves et le maître, lutte qu’une pareille méthode développe à l’excès, et que notre école ne connaissait point jusqu’alors ; tandis que l’unique avantage de ce système de lecture, la prononciation régulière des mots, échappait complètement à nos écoliers. Ils lisaient sur le mur les phrases qu’ils écrivaient et prononçaient eux-mêmes, et tous savaient qu’on doit écrire « koho[12] » et qu’on prononce « kovo » ; mais leur apprendre à suspendre et à changer la voix selon les signes de ponctuation, je le trouve inutile, car tout enfant de cinq ans observe exactement, en parlant, les signes de ponctuation quand il comprend ce qu’il dit. Par conséquent, il est plus aisé de le dresser à comprendre ce qu’il lit dans le livre (ce à quoi il doit arriver tôt ou tard) que de lui apprendre à chanter d’après ces signes comme d’après les notes. Mais il convient, ce semble, de se demander où est la commodité du maître.

Le maître est toujours porté involontairement à choisir pour lui le procédé d’enseignement le plus commode. — Plus ce procédé est commode pour le maître, plus il est incommode pour les élèves. — Celui-là seul est bon qui satisfait les élèves.

Ces trois lois de l’enseignement se sont réfléchies, de la façon la plus palpable, dans l’école de Yasnaïa Poliana, pour la lecture mécanique.

Grâce au souple esprit de l’école, cette lecture tomba d’elle-même, surtout quand les anciens élèves revinrent des travaux agricoles. Ils s’ennuyaient, polissonnaient, manquaient la leçon. Mais voici le point capital : la lecture de récits, qui devait consacrer le succès de la lecture mécanique, prouva que les progrès étaient nuls, qu’en cinq semaines on n’avait pas avancé d’un pas ; et plusieurs même avaient reculé. Le meilleur mathématicien de la première classe, R…, qui extrait les racines carrées de tête, avait, au bout de ce temps, si bien désappris de lire, qu’on dut lire avec lui en épelant.

Nous laissâmes là la lecture dans les livres, et nous nous rompîmes la tête à imaginer un système de lecture mécanique. Cette idée simple, — que le temps n’était point encore venu d’un bon système, que le besoin ne s’en faisait pas sentir pour le moment, que les enfants trouveraient d’eux-mêmes la meilleure méthode quand la nécessité s’en imposerait, — cette idée ne germa que tout dernièrement dans nos têtes.

Tandis que nous cherchions, la méthode suivante se formait toute seule :

Pendant les classes consacrées à la lecture, qui ne se divise que nominalement en mécanique et en progressive, les moins bons élèves, deux par deux, prenant un livre (parfois les contes, parfois l’Évangile, ou le recueil des chansons, ou un journal de lecture populaire), lisent ensemble, seulement pour le mécanisme de la lecture, machinalement ; mais viennent-ils à tomber sur un conte à leur portée, ils lisent avec une pleine compréhension du sens, et ils demandent que le maître les écoute, — bien que ce soit à la classe de lecture mécanique. Parfois des élèves, pour la plupart les plus mauvais, prennent le même livre plusieurs fois de suite, l’ouvrent à la même page, lisent le même conte et l’apprennent par cœur, non seulement sans en être priés, mais encore malgré la défense du maître ; ils viennent parfois trouver le maître, ou quelqu’un des aînés, pour les prier de lire ensemble avec eux.

Ceux qui lisent le mieux de la seconde classe n’aiment pas beaucoup lire en compagnie ; encore moins lisent-ils mécaniquement, et, s’ils apprennent par cœur, ce sont des vers, et non point de la prose.

Chez les aînés, le même phénomène se reproduit, avec une particularité qui me frappa le mois passé. Dans leur classe de lecture progressive, on leur donne un livre quelconque : ils le lisent alternativement, puis tous ensemble ils s’en racontent le contenu. Parmi eux, cet automne, arriva un élève remarquablement doué, Tch., qui avait étudié deux ans chez le sacristain et pour cela les devançait dans la lecture : il lit aussi bien que nous. Aussi, dans la classe de lecture progressive, les enfants ne comprennent-ils un peu que lorsque Tch. lit, et alors chacun d’eux veut lire lui-même. Mais dès que se met à lire un lecteur malhabile, tous expriment leur mécontentement, surtout quand l’histoire est intéressante : — ils rient, ils s’emportent, le mauvais lecteur rougit de honte, et il s’élève des disputes infinies. Le mois dernier, l’un d’eux déclara que, coûte que coûte, il arriverait à lire comme Tch. ; les autres prirent le même engagement, et tout d’un coup la lecture mécanique devint une étude aimée. Une heure, une heure et demie durant, ils demeuraient assis, sans s’arracher du livre, qu’ils ne comprenaient pas ; ils se mirent à emporter les volumes chez eux, et en trois semaines ils firent des progrès tels qu’on n’eût pu s’y attendre.

Avec eux, il se produisit l’inverse de ce qui arrive ordinairement avec les personnes qui savent lire et écrire. Il arrive le plus souvent, en effet, qu’on apprenne à lire sans avoir rien à lire, rien à comprendre ; et il advint ici que les élèves, s’étant rendu compte qu’ils avaient de quoi lire et de quoi comprendre, et qu’ils manquaient seulement de pratique, trouvèrent d’eux-mêmes la lecture rapide.

Aujourd’hui, nous avons absolument abandonné la lecture mécanique. Les choses se passent comme nous l’avons décrit plus haut. Faculté est laissée à chaque élève d’employer tous les systèmes qui lui plaisent, et il est à marquer que chacun d’eux use de tous les systèmes à moi connus :

1o La lecture avec le maître ;

2o La lecture mécanique ;

3o La lecture en apprenant par cœur ;

4o La lecture commune ;

Et 5o la lecture avec l’intelligence de ce qu’on lit.

Le premier, qu’emploient toutes les mères, est moins une méthode scolaire qu’un enseignement de famille : l’élève vient prier le maître de lire avec lui ; le maître lit, en épelant, en articulant mot par mot. C’est le procédé qui se présente tout d’abord, le plus rationnel, celui que rien ne remplace, celui que l’enfant demande avant tout autre, et que choisit le maître involontairement. Malgré tous les moyens censément destinés à perfectionner l’enseignement, à faciliter la tâche du maître à l’égard d’un plus grand nombre d’élèves, ce procédé restera le meilleur, l’unique, pour apprendre à lire et à écrire couramment.

Le second procédé, très en faveur aussi, par où passa quiconque apprit à lire couramment, consiste en ceci : on donne à l’élève un livre, et on lui remet à lui-même le soin d’épeler et de comprendre comme il peut. L’enfant, devenu assez instruit pour ne pas sentir le besoin de prier l’oncle[13] de lire avec lui, pour ne compter que sur lui-même, se prend toujours d’une belle passion pour la lecture machinale, de cette passion que Gogol a si vivement raillée dans Pétrouchka ; et cette passion le fait progresser. Comment un tel procédé leur entre-t-il la lecture dans la tête ? — Dieu le sait ; mais ils arrivent ainsi à se familiariser avec le contour des lettres, avec le mécanisme de l’épellation, avec la prononciation des mots et la compréhension du sens ; et plus d’une fois j’ai pu reconnaître, par une expérience personnelle, combien nous avait ramenés en arrière cette idée, — que l’élève doit comprendre pleinement ce qu’il lit. Beaucoup d’autodidactes ont appris à lire parfaitement par cette méthode, bien qu’elle ait évidemment ses défauts comme toutes les autres.

Le troisième procédé consiste à apprendre par cœur les prières, les vers, en général une page entière, et à réciter, en suivant à mesure sur le livre, ce qu’on a appris par cœur.

Le quatrième, si pernicieux d’abord à l’école de Yasnaïa Poliana, c’est, notamment, la lecture en commun. Il s’est amélioré de lui-même dans notre école. D’abord, on n’avait pas assez de livres, et l’on s’assoyait à deux devant le même ; puis cela leur plut ; et quand on dit : « Lecture ! », les enfants égaux en forces se mettent deux par deux, quelquefois trois par trois, devant un livre : l’un lit, les autres suivent et corrigent. Et tu gâteras tout si tu veux les placer toi-même ; eux-mêmes savent qui peut s’apparier, et Tarasska ne manque pas de demander Dougnka.

— Eh bien, viens lire ici, et toi, va trouver les tiens !

Quelques-uns n’aiment pas du tout cette lecture en commun, n’en sentant pas le besoin. Elle offre l’avantage d’une prononciation plus nette, plus espacée, pour être comprise de celui qui ne lit pas et ne fait que suivre. Mais toutes les qualités se tournent en défauts, dès que ce procédé, ou tout autre, se répand dans l’école entière.

Enfin, le cinquième système, que nous goûtons encore beaucoup, c’est la lecture progressive, c’est-à-dire la lecture de livres étudiés avec une ardeur, une compréhension du sens de plus en plus développées.

Tous ces procédés, comme il est dit plus haut, sont entrés d’eux-mêmes dans la pratique de l’école, et les progrès, au bout d’un mois, étaient déjà considérables.

Le maître a, pour seule mission, de proposer au choix de l’élève tous les moyens connus et inconnus qui peuvent lui faciliter l’étude. Une méthode, il est vrai, — la lecture dans les mêmes livres, — facilite l’enseignement ; commode pour le maître, elle semble offrir gravité et régularité ; mais l’emploi n’en est pas seulement malaisé, étant donnée notre organisation, il est encore impossible dans plusieurs cas.

On dira :

— Comment deviner ce qu’il faut, précisément, à tel ou tel élève, et décider si la demande de chacun est fondée ?

On dira :

— Comment se reconnaître dans cette variété, que ne régit aucun principe commun ?

À cela je répondrai :

— La difficulté nous semble telle, uniquement parce que nous n’arrivons pas à nous débarrasser de l’ancien préjugé qui considérait l’école comme une compagnie disciplinée de soldats, que commande, aujourd’hui, un lieutenant, demain, un autre. Pour l’instituteur, familiarisé avec la liberté de l’école, chaque élève a son individualité propre ; chaque élève expose ses goûts particuliers, auxquels la liberté du choix permet seule de satisfaire. Sans cette liberté, sans ce désordre extérieur, que d’aucuns trouvent si étranges, si impossibles, non seulement nous n’aurions jamais trouvé cinq méthodes de lecture, mais nous ne pourrions pas même les employer, les alterner, conformément aux vœux des enfants, et, dès lors, nous n’aurions jamais obtenu les splendides résultats que nous avons obtenus, ces temps derniers, dans la lecture. Que de fois nous avons remarqué la perplexité de nos visiteurs, qui voulaient, en deux heures, apprendre la méthode de l’enseignement, — méthode que nous ne possédons pas, — et nous exposer, par surcroît, leur méthode à eux ! Que de fois nous leur avons entendu former le projet d’introduire, dans leurs écoles, tel système qui, inconnu chez eux, fonctionnait sous leurs yeux à Yasnaïa Poliana, mais non point à titre de règle despotique imposée à tous !



XVI


Bien que, nous l’avons dit, la lecture mécanique et la lecture progressive se soient, en fait, confondues, nous ne laissons pas néanmoins de les distinguer selon leurs buts respectifs. La première a, ce nous semble, pour but de former couramment les mots, d’après certains signes ; la seconde se propose la connaissance de la langue littéraire.

Pour apprendre la langue littéraire, un moyen s’offrait de lui-même à nous, le plus simple, en apparence, mais, en fait, le plus difficile. Il nous semblait qu’après la lecture des phrases écrites par les élèves eux-mêmes sur leurs planchettes, il fallait leur donner les contes de Khoudiakov et d’Afanassiev, puis quelque chose d’un peu plus difficile, d’une langue un peu plus compliquée, et ainsi de suite jusqu’à la langue de Karamsine, de Pouchkine, et du code ; mais, pas plus que la plupart de nos suppositions, celle-ci ne se réalisa. De la langue écrite par eux-mêmes sur leurs planchettes, je réussis bien à les amener à la langue des contes, mais, quant à les amener au degré supérieur, à quelque chose de plus relevé, ce « quelque chose » transitoire n’existait pas dans la littérature. Nous essayâmes de Robinson, l’affaire ne marchait pas : quelques élèves pleuraient de chagrin de ne pouvoir comprendre et raconter. Je me mis à leur traduire en termes plus appropriés ; — ils commencèrent à croire en la possibilité de comprendre ; ils rattrapaient le sens ; pendant un mois, ils lurent Robinson, mais avec ennui, et, à la fin, presque avec dégoût. L’effort était trop grand pour eux. Ils aimaient mieux l’apprendre par cœur ; en racontant, tout de suite, après la lecture, pendant une soirée entière, ils en retenaient des morceaux ; mais aucun ne s’assimila l’ensemble. Ils ne retenaient, par malheur, que des mots incompréhensibles pour eux, qu’ils employaient ensuite à tort et à travers, comme le font les gens qui ne savent écrire et lire qu’à demi. Je voyais bien que cela n’allait pas ; quant à y remédier, je ne savais. Afin de m’édifier, et pour l’acquit de ma conscience, je leur donnai à lire, bien que sachant d’avance qu’elles ne les satisferaient point, différentes rhapsodies populaires, comme « Les Oncles Naoums », et « Les Tantes Nathalies », — et ma prévision se justifia. Ces livres les ennuyaient plus que tout le reste quand on leur demandait de les raconter.

Après Robinson, nous essayâmes de Pouchkine, notamment « Le Fabricant de cercueils », mais, sans aide, ils réussissaient encore moins à le raconter que Robinson, et « Le Fabricant de cercueils » leur sembla encore plus ennuyeux. L’invocation au lecteur, les improbables rapports de l’auteur avec ses personnages, ses réflexions humoristiques, sa concision, — tout cela jurait tellement avec ce qu’ils demandaient, que je dus renoncer définitivement à Pouchkine, dont les nouvelles me semblaient, auparavant, justement construites, simples, et, partant, à la portée du peuple.

J’essayai encore de Gogol : « La Nuit de Noël. » Elle plut d’abord, surtout aux adultes ; mais, dès que je les laissais seuls, ils ne comprenaient plus, et l’ennui les prenait. Même lorsque je leur lisais, ils ne demandaient pas la suite. La richesse du coloris, l’allure fantastique, le caprice de la construction, ne répondaient pas à leurs goûts.

J’essayai aussi de l’ « Iliade » de Gnéditch. Cette lecture ne provoqua rien de plus qu’une étrange perplexité ; ils s’imaginaient que c’était écrit en français, et n’y comprenaient rien, tant que je ne leur en avais pas expliqué le contenu en termes usuels ; et même alors la fable du poème ne leur entrait pas dans la tête. Le sceptique Semka, avec sa saine nature logique, était frappé par le tableau de Phœbus descendant de l’Olympe avec ses flèches sonnant derrière le dos ; mais on voyait qu’il ne savait où placer cette figure.

— Comment a-t-il pu se précipiter du mont sans se rompre les os ? me demandait-il toujours.

— Mais c’est un dieu pour eux !

— Comment, un dieu ! Il y en a donc plusieurs ?… Alors, ce n’est pas un véritable dieu. Descendre ainsi d’un pareil mont, est-ce facile ? Il ne pouvait que se briser, démontrait-il en écartant les bras.

J’essayai de « Gribouille », de George Sand, un récit populaire et militaire, mais sans plus de succès.

Nous essayons de tout ce qui nous tombe sous la main, de tout ce qu’on nous envoie, mais nous essayons vainement. Tu te trouves dans l’école, et tu décachètes un livre pseudo-populaire, que la poste vient d’apporter :

— Oncle, laisse-moi lire un peu ! — crient plusieurs enfants en étendant les bras ; — mais que ce soit un peu plus clair !

Tu ouvres le livre, et tu lis :

« La vie du grand évêque Alexis nous offre un modèle de foi ardente, de piété, d’infatigable activité, de brûlant amour pour la patrie, à laquelle ce saint homme a rendu les plus grands services. »

Ou :

« Depuis longtemps déjà, on a remarqué, en plusieurs points de la Russie, l’apparition d’autodidactes pleins de talents, mais elle ne s’explique point, partout, par les mêmes causes. »

Ou :

« Il y a trois cents ans que la Bohême est tombée sous la dépendance de l’empire allemand. »

Ou :

« Le mir[14] de Karatcharevo, éparpillé sur le flanc d’une montagne, est situé dans le gouvernement le plus fertile en blé de la Russie. »

Ou :

« Il prit sa course, se jeta hors du chemin… »

Ou bien, c’est l’exposition populaire de quelque science naturelle sur une feuille imprimée, remplie jusqu’à la moitié de flatteries à l’adresse du mougitchek[15].

Tu donnes un pareil livre à quelqu’un des enfants, ses yeux perdent leur vivacité, et il se met à bâiller :

— Non, ce n’est pas compréhensible, Léon Nikolaïevitch, dit-il, en rendant le livre.

Pour qui donc, par qui donc sont écrits les livres populaires ? Cela reste pour nous un mystère. De tous les livres de ce genre lus par nous, en dehors du vieux conteur Zolotov, qui eut un grand succès dans l’école et à la maison, il n’est rien resté.

Les uns sont simplement de mauvaises œuvres, écrites d’un mauvais style, et qui, ne trouvant pas de lecteurs dans le public ordinaire, n’en sont que plus sacrés aux yeux du peuple ; d’autres, encore pires, sont écrits dans une langue qui n’a rien de russe, une langue inventée à nouveau, censée populaire, à la manière de la langue adoptée par Krilov, dans ses fables ; d’autres sont des adaptations de livres étrangers, destinés au peuple, mais qui n’ont rien de populaire. Les seuls livres à la portée du peuple, et qui répondent à son goût, sont les livres écrits, non pour le peuple, mais sur le peuple : contes, proverbes, recueils de chansons, légendes, vers, énigmes, le récent recueil de Vodovosov, etc.

On ne saurait croire, avant d’en avoir fait l’expérience, avec quelle ardeur soutenue se lisent les livres de ce genre, sans exception ; tous, même les légendes populaires russes, les histoires véritables, les chansons, les proverbes de Snéghirev, les annales et tous les monuments de l’ancienne littérature. J’ai remarqué que les enfants se passionnent davantage que les adultes pour la lecture de pareils livres ; ils les relisent plusieurs fois, les apprennent par cœur, se plaisent à les emporter chez eux, et, dans leurs jeux, dans leurs conversations, ils se donnent entre eux les sobriquets recueillis dans les vieilles histoires et les chansons.

Quant aux adultes, soit parce qu’ils sont moins près de la nature, ou que leur goût les porte déjà vers l’élégance du style, soit parce qu’ils sentent, inconsciemment, la nécessité de connaître la langue littéraire, — ils se complaisent moins aux livres de ce genre, ils préfèrent ceux dont les mots, les images, les idées, leur sont à moitié incompréhensibles. Mais, comme ces derniers ne sont point goûtés par les enfants, le but n’est pas atteint, qu’à tort ou à raison nous nous sommes fixé : entre les livres précités et la langue littéraire, le même abîme subsiste.

Pour sortir de ce cercle vicieux, nous ne voyons jusqu’ici aucun moyen, malgré tous les essais que nous avons tentés et que nous tentons encore. Vainement, nous avons cherché le remède, et nous prions tous ceux à qui ce souci tient à cœur de nous communiquer leurs idées, leurs essais, leur solution du problème. Voici comment se pose la question insoluble pour nous : pour l’instruction du peuple, il est nécessaire de lui donner la possibilité et le désir de lire de bons livres ; or les bons livres sont écrits dans une langue que le peuple n’entend pas. Pour arriver à comprendre, il faut lire beaucoup, et pour avoir l’envie de lire, il faut comprendre… En quoi consiste le remède, et comment sortir de cette situation ?

Peut-être existe-t-il une littérature de transition, que nous ignorons ; peut-être que l’étude des livres qui circulent dans le peuple, et l’opinion qu’en porte le peuple, nous ouvriront la voie par où les gens du peuple arriveront à l’intelligence de la langue littéraire ?

À une telle étude, nous consacrerons peut-être un chapitre spécial, et nous prions tous ceux qui sentent l’importance de la question de nous communiquer leurs vues sur ce point.


Peut-être cette situation a-t-elle pour cause notre éloignement du peuple, la formation violente de la plus haute classe ; à cela point d’autre remède que le temps : il engendrera, non point une chrestomathie, mais toute une littérature de transition, composée avec les livres d’aujourd’hui, et qui, d’elle-même, normalement, entrera dans le courant de la lecture progressive.

Peut-être encore le peuple ne comprend-il pas et ne veut-il pas comprendre notre langue littéraire, parce qu’il n’y a là rien à comprendre pour lui, que toute notre littérature ne lui vaut rien, et qu’il se forge à lui-même sa propre littérature.

Une dernière hypothèse, celle qui nous semble la plus probable de toutes : le défaut constaté ne tient pas au fond même, mais à notre obstination dans cette idée, que le but de l’enseignement de la langue est de hausser, par degrés, les élèves à la connaissance de la langue littéraire, et que l’essentiel est d’atteindre au plus vite ce but. Sans doute la lecture progressive de nos rêves surgira-t-elle spontanément, et spontanément la connaissance de la langue littéraire viendra-t-elle, en son temps, à chaque élève, comme il arrive tous les jours chez les gens qui lisent à la file, sans comprendre, le psautier, les romans, les papiers juridiques, et par cette voie parviennent, on ne sait comment, à la connaissance de la langue écrite.

Seulement, cette hypothèse n’explique point pourquoi tous nos livres actuels sont si mauvais aux yeux du peuple, si contraires à son goût : et que doivent faire les écoles, en attendant ? Car nous ne pouvons admettre un seul instant qu’après avoir décrété l’utilité de connaître la langue littéraire, on puisse l’apprendre au peuple, contre sa volonté, à force d’explications violentes, à grand renfort de répétitions et de mémoire, comme on apprend la langue française. Nous devons avouer que, plus d’une fois, dans ces deux derniers mois, nous avons essayé de ce procédé ; mais, toujours, nous avons rencontré chez nos écoliers un dégoût invincible qui en démontre la fausseté. Ces divers essais me convainquirent seulement de l’absolue impossibilité, même pour un instituteur intelligent, d’expliquer le sens des mots et des phrases, car, pour expliquer un mot quelconque, le mot « sensation », par exemple, on ne peut que le remplacer par un autre tout aussi obscur, et, pour une série de mots, la liaison n’en est pas moins incompréhensible que les mots eux-mêmes.

Presque toujours, ce n’est pas tant le mot qui est obscur, c’est l’idée exprimée par ce mot qui échappe à l’élève. Il trouve presque toujours le mot quand il a trouvé l’idée. En outre, le rapport juste du mot avec l’idée et la formation de nouvelles idées constituent pour une âme d’enfant des phénomènes si complexes, si mystérieux, si délicats, que la moindre intervention apparaît comme une force rude, incohérente, qui arrête le progrès du développement.

« Comprendre », c’est bientôt dit ; mais tous ne comprennent pas, et que de choses différentes on peut comprendre dans le même temps, en lisant le même livre ! Tel écolier qui ne comprendra pas deux ou trois mots d’une phrase saisira la plus fine nuance d’une idée, et sa liaison avec les précédentes. Vous, le maître, vous appuyez sur un certain point de vue, mais, ce que vous prétendez expliquer à l’élève, l’élève n’en a pas besoin. Parfois il vous a compris, sans pouvoir vous montrer qu’il vous a compris, mais, dans le même temps il cherche, il devine, il s’assimile absolument une tout autre chose, qu’il sent plus utile et plus importante pour lui. Vous, cependant, vous le pressez de s’expliquer ; il lui faut donc exprimer par des mots l’impression que des mots ont produite sur lui ; alors il se tait, ou il se met à débiter des absurdités ; il ment, il trompe, il cherche à trouver ce qu’il vous faut, à satisfaire votre désir ; ou bien il se forge quelque difficulté qui n’existe pas, et il se débat contre elle, mais pendant ce temps l’impression générale produite par le livre, le flair poétique qui l’a aidé à pénétrer le sens, lui sortent de l’esprit et se dérobent.

Nous avons lu « le Wiy », de Gogol, en répétant chaque phrase en termes usuels. Tout alla bien jusqu’à la troisième page, où se trouve la phrase suivante : « Tous ces gens d’étude, tant au séminaire qu’au collège, qui nourrissaient entre eux une haine héréditaire, étaient absolument dénués de ressources, et avec cela si goulus, que c’eût été chose impossible de compter les boulettes que chacun d’eux engloutissait pendant le souper, de sorte que les généreuses offrandes de bienfaiteurs opulents n’y pouvaient suffire. »

Le maître. — Eh bien, avez-vous lu ?

(Presque tous les élèves sont des enfants très développés.)

Le meilleur élève. — Au collège, on était toujours goulu, pauvre, et pendant le souper, on engloutissait des boulettes.

Le maître. — Et quoi encore ?

Un élève. (C’est un espiègle, il a une bonne mémoire, il dit ce qui lui vient en tête.) — Chose impossible… bienfaiteurs généreux…

Le maître, mécontent. — Il faut réfléchir. Ce n’est pas cela. Quelle est donc cette « chose impossible » ?

Silence.

Le maître. — Lisez encore une fois.

On lit. Un des élèves, doué d’une excellente mémoire, ajoute encore quelques mots qu’il a retenus : « séminaire… les généreuses offrandes de bienfaiteurs opulents n’y pouvaient suffire… » Personne n’a compris. Ils en arrivent à dire des absurdités inouïes. Le maître les serre de plus près.

Le maître. — Quelle est donc cette chose impossible ?

Il voudrait leur faire dire que c’eût été chose impossible de compter.

Un élève. — Le collège… chose impossible…

Un autre. — Très pauvre… chose impossible…

On relit de nouveau. On se met à chercher comme une aiguille le mot que réclame le maître ; on tombe sur tous, excepté sur le mot « compter » ; et un désespoir les prend finalement.

Moi — ce maître — je ne renonce pas, et je réussis à leur faire développer toute la période ; mais alors ils y voient beaucoup moins clair qu’au moment où le premier élève a répété.

Du reste, il n’y avait rien à comprendre. De cette période négligemment liée, délayée, sans intérêt pour le lecteur, le fond avait été compris du premier coup : « des gens pauvres et goulus engloutissant des boulettes, » l’auteur n’avait rien voulu dire de plus. Je m’étais obstiné uniquement sur la forme, laquelle était mauvaise, et, pour cela, j’avais gâté toute la classe pendant une après-dîner entière, j’avais flétri et broyé toutes ces fleurs d’intelligence, naguère épanouies dans tous les sens.

Une autre fois, j’eus le tort d’insister hors de propos sur le sens du mot instrument, et sans plus de succès. Le même jour, dans la classe de dessin, l’élève Tch. protestait contre l’instituteur, qui avait ordonné d’écrire « dessins de Romachka » sur le cahier de celui-ci ; il disait :

— Nous autres, nous avons dessiné sur les cahiers, d’après des modèles ; mais Romachka seul ayant imaginé ses dessins, il faut écrire, non point « dessins », mais « œuvre » de Romachka.

Comment la distinction de ces idées lui entrait dans la tête, cela demeure pour moi un mystère qu’il vaut mieux ne pas approfondir ; — comme aussi l’emploi, bien que ménagé, des participes et des incises dans leurs compositions.

Il faut mettre l’élève en état de comprendre de nouvelles idées et des mots nouveaux d’après le sens général du discours. Il entendra ou lira un mot incompréhensible, une fois dans une phrase compréhensible, une autre fois dans une autre ; l’idée qu’il exprime commencera à s’offrir à lui, à le hanter, et il finira par sentir le besoin d’employer ce mot de temps à autre ; il l’emploiera une fois, et le mot avec l’idée deviendront siens. Et ainsi de suite à l’infini. Mais vouloir inculquer à l’élève, par la démonstration, des idées et des formes nouvelles est aussi impossible, aussi inutile que de vouloir apprendre à un enfant à marcher suivant les lois de l’équilibre.

Chacune de ces tentatives, loin de développer l’enfant, l’éloigne du but proposé, comme la main rude d’un homme qui, pour aider la fleur à s’épanouir, en déroulerait violemment les pétales.




XVII


Voici comment on procédait pour l’écriture. Les élèves apprenaient simultanément à reconnaître et à former les lettres, à composer et à écrire les mots, à comprendre ce qu’on avait lu et à l’écrire. Ils se mettaient près du mur, traçaient avec la craie des séparations ; l’un d’eux dictait ce qui lui venait dans la tête, les autres écrivaient. Étaient-ils trop nombreux, ils se divisaient en plusieurs groupes. Puis les autres dictaient à leur tour, et tous se relisaient l’un l’autre. On écrivait en lettres moulées ; on corrigeait d’abord les fautes de prononciation, les inexactitudes, les sections défectueuses des mots, puis les fautes o-a, yate[16]-e, etc.

Cette classe se formait d’elle-même. Tout élève qui vient d’apprendre à tracer ses lettres est pris d’une rage d’écrire, et, dans les premiers temps, les portes, les murs extérieurs de l’école, des isbas habitées par les enfants, se couvrent de lettres et de mots. Mais écrire une phrase entière, par exemple : « Aujourd’hui, Marfoutka s’est battu avec Oleghouchka, » lui cause encore plus de plaisir. Pour organiser cette classe, il suffisait au maître de montrer aux enfants à travailler ensemble, comme un adulte leur apprend un jeu. Et, de fait, cette classe est menée, depuis deux ans, aussi vivement, aussi gaîment, chaque fois, que le jeu le plus amusant ; — ici la lecture, là la prononciation, ailleurs l’écriture ou la grammaire.

Dans la troisième classe, c’est-à-dire la classe inférieure, chacun écrit à son gré, qui en lettres cursives, qui en lettres moulées. Non seulement nous n’imposons point l’écriture cursive, mais si nous nous permettions de défendre quelque chose aux élèves, ce serait l’écriture cursive, qui abîme la main et n’est pas lisible. Les lettres cursives entrent d’elles-mêmes dans leur écriture : l’un apprend d’un aîné une, deux lettres ; l’autre s’essaye souvent à écrire les mots ainsi : « DIaDeNKa[17] », et une semaine ne s’est point passée, que tous écrivent en cursive.

Avec la calligraphie se produisit, cet été, absolument le même phénomène qu’avec la lecture mécanique. Les élèves écrivaient fort mal. Le nouveau maître introduisit l’enseignement de l’écriture d’après des modèles (un procédé également séduisant et commode pour le maître). Les élèves se dégoûtèrent ; nous dûmes laisser là la calligraphie, sans pouvoir imaginer un moyen de leur redresser la main. Ce moyen, la classe supérieure le trouva d’elle-même. En finissant d’écrire la leçon d’histoire sainte, les aînés voulurent emporter leurs cahiers à la maison. Ils étaient tout sales, déchirés, abominablement écrits. Le méthodique mathématicien R… demanda une feuille de papier et se mit à recopier son histoire.

Cela sourit à tous :

— À moi aussi, une feuille de papier ! À moi aussi, un cahier !

Et ainsi se répandit le goût de la calligraphie, qui s’est maintenu jusqu’à présent dans la classe supérieure. Ils prennent leur cahier, posent devant eux l’alphabet du modèle d’écriture, et copient lettre par lettre, en se vantant les uns aux autres : en deux semaines, les progrès étaient remarquables.

Presque tous, quand nous étions petits, on nous a forcés à manger à table avec du pain : on ne l’aimait guère alors, sans savoir pourquoi ; aujourd’hui, on ne mange volontiers qu’avec du pain. Presque tous, on nous a forcés à tenir la plume avec les deux doigts étendus, et tous nous la tenions en ployant les doigts, parce qu’ils étaient trop courts : aujourd’hui, nous étendons les doigts. On se demande : pourquoi nous avoir martyrisés ainsi pour une chose qui s’est faite d’elle-même quand le besoin en a surgi ? Est-ce qu’en toutes choses le goût, le besoin de la science, ne surgiront pas semblablement d’eux-mêmes ?

Dans la seconde classe, on écrit sur les ardoises, d’après un récit d’histoire sainte, un résumé qu’on reporte ensuite sur le papier. Dans la classe inférieure, on écrit ce qu’on veut. En outre, les cadets, pendant les soirées, écrivent chacun les phrases qu’ils composent tous ensemble. L’un écrit, les autres chuchotent entre eux, notant ses fautes, attendant seulement la fin pour le reprendre sur un « yate », sur une préposition mal placée, et, parfois, sur quelque absurdité. Écrire eux-mêmes correctement et corriger les fautes d’autrui, c’est pour eux un grand plaisir. Les aînés s’arrêtent sur chaque lettre rencontrée, s’exercent à corriger les fautes, tendent de toutes leurs forces à bien écrire. Mais la grammaire et l’analyse de la langue, ils ne peuvent les souffrir ; et, malgré notre prédilection pour l’analyse, ils ne l’admettent que dans des proportions minimes ; ils s’endorment ou quittent la classe.

Nous avons essayé de diverses méthodes d’enseignement de la grammaire, et nous devons avouer que pas une d’elles n’a atteint le but : rendre cet enseignement attrayant. Dans la première et la seconde classe, cet été, le nouvel instituteur commença l’explication des parties du discours, et les enfants — en petit nombre d’abord — s’y intéressaient comme à des charades et à des énigmes. Souvent, après la leçon, leur pensée tombait sur les énigmes, et ils s’amusaient à s’en proposer les uns aux autres, comme : « Où est l’attribut ? » ou : « Qui est assis dans la cuiller en laissant pendre ses jambes ? » Mais aucune application à l’écriture correcte, ou des applications inexactes. Ainsi, par exemple, à propos de la lettre a, tu diras qu’elle se prononce o, mais qu’il faut écrire a, et lui d’écrire « robota, molina[18] » ; tu diras que deux attributs doivent être séparés par une virgule, et lui d’écrire : « Je veux, dire, » etc. Lui demander de se rendre toujours compte que chaque proposition renferme un complément, un attribut, — impossible. Mais, s’il arrive à s’en rendre compte, le souci de les chercher lui fera perdre tout le flair dont il a besoin pour écrire correctement le reste ; sans compter que le maître est toujours forcé de ruser avec les élèves et de les tromper, ce qu’ils sentent fort bien. Nous tombons par exemple sur cette proposition : « Sur la terre, il n’y avait pas de montagnes. » L’un dit que le sujet, c’est la terre ; l’autre, que c’est montagnes ; nous disons, nous, que c’est une proposition impersonnelle : nous voyions bien que les élèves se taisaient uniquement par convenance ; mais ils comprenaient très bien que notre réponse était plus stupide que la leur, à quoi nous souscrivîmes dans notre for intérieur.

Ayant reconnu les inconvénients de l’analyse syntaxique, nous essayâmes de l’analyse logique, — parties du discours, déclinaisons, conjugaisons ; ils se proposaient aussi, l’un à l’autre, des énigmes sur le datif, l’infinitif, les adverbes : le résultat fut le même, — même ennui, même abus de notre autorité, même inapplication.

Dans la classe supérieure, on écrit toujours le datif avec la lettre yate ; mais, quand ils ont à corriger les cadets sur ce point, ils ne peuvent jamais expliquer pourquoi, et ils ont besoin de s’en référer aux énigmes sur les cas, pour se rappeler la règle : « le datif prend une yate ». Les plus petits, qui n’ont jamais entendu parler des parties du discours, crient assez souvent un mot avec la lettre yate, en en indiquant la place ; mais ils ne savent pas eux-mêmes pourquoi, comme on le voit à leur joie d’avoir deviné.

À la seconde classe, dans ces derniers temps, j’essayai d’un système de mon invention, lequel semblait extrêmement commode et rationnel jusqu’à ce que la pratique m’en eût découvert l’inefficacité. Sans nommer aux élèves les parties du discours, je leur faisais écrire quelque chose, parfois sur un sujet que je leur indiquais, et, de question en question, je les obligeai d’élargir la proposition, en y introduisant des adjectifs, des attributs nouveaux, des sujets, des circonstances et le complément… « Les loups courent. » Quand ? Où ? Comment ? Quels loups courent ? Et qui encore court ? Ils courent, et que font-ils encore ?… Il me semblait qu’en s’accoutumant à répondre aux questions relatives à telle ou telle partie du discours, ils saisiraient la différence des parties de la proposition et du discours. Ils la saisissaient en effet, mais cela les ennuyait, et ils se demandaient à part soi : « À quoi bon ? » — Ce que je dus me demander aussi, sans arriver à trouver la réponse.

Jamais l’homme et l’enfant ne donnent sans lutte leur verbe vivant à décomposer mécaniquement, à déformer. Ce verbe vivant participe à l’instinct même de la conservation. S’il doit se développer, il tend à se développer librement et conformément aux seules conditions normales de la vie. Dès que vous prétendez le saisir, le serrer dans un étau, l’équarrir, lui imposer les ornements que vous jugez nécessaires, ce verbe, avec l’idée vivante qu’il contient, se contracte, se dérobe, et il ne vous reste entre les mains qu’une écale que vous pouvez soumettre à vos artifices, sans nuire ni servir à ce verbe que vous vouliez former.

Jusqu’à présent, dans la deuxième classe, s’est continué l’enseignement de l’analyse syntaxique et grammaticale par l’élargissement gradué des propositions ; mais il va languissant sans cesse, et je crois qu’il ne tardera pas à tomber de lui-même. Nous usons encore d’un autre système, comme dans l’étude de la langue, si peu grammatical qu’il soit. Le voici :

1o Sur des mots donnés, nous faisons composer des phrases ; par exemple, nous écrivons : « Nikolaï, les bois, apprendre ; » et les élèves écrivent, l’un : « Si Nikolaï n’était pas à couper le bois, il viendrait apprendre ; » et un autre : « Nikolaï coupe bien le bois, on peut apprendre avec lui ; » etc.

2o Nous composons des vers sur un mètre donné, et cet exercice amuse plus que tout les élèves aînés. Voici un échantillon des vers ainsi composés :

Près de la fenêtre est assis le vieillard
Dans une chouba[19] déchirée ;
Tandis que, dans la rue, un mougik
Écale des œufs rouges.

3o Un exercice qui a un grand succès dans la classe inférieure : on donne un mot quelconque, d’abord un substantif, puis un adjectif, un adverbe, une préposition. Un enfant se retire derrière la porte, et chacun de ceux qui restent doit composer une phrase renfermant le mot donné. L’enfant rentre et doit le deviner.

Tous ces exercices, — composition de phrases sur des mots donnés, versification, divination d’un mot, — ont pour but commun de convaincre l’élève que les mots ont leurs lois immuables, leurs modifications, leurs désinences[20] réglées par certains rapports, — conviction qu’ils mettent longtemps à s’entrer dans la tête, et qui doit précéder l’étude de la grammaire. Tous ces exercices amusent ; tous les exercices de grammaire ennuient.

Le plus curieux, le plus singulier, c’est que la grammaire est ennuyeuse, encore que rien ne soit plus facile. Dès que vous cessez de l’enseigner d’après le livre, en commençant par l’adjectif, — un enfant de six ans sait, au bout d’une demi-heure, décliner, conjuguer, distinguer les genres, les nombres, les temps, les sujets, les attributs, le tout aussi bien que toi-même. Mais alors, te demandes-tu, qu’est-ce que je leur enseigne, lorsqu’ils savent tout cela aussi bien que moi ? Si je leur demande comment s’écrit « grand » au génitif féminin pluriel ; — si je leur demande quel est l’attribut, quel est le complément ; — si je leur demande de quel mot vient « raspakchnoutsia[21] », — il n’y a de difficile pour lui que la nomenclature, mais l’adjectif, au cas et nombre que vous voudrez, il l’emploiera sans faute : par conséquent, il sait la déclinaison. Il n’oubliera jamais, dans le discours, l’attribut et le complément ; il ne confondra point ces mots. Il sent que « Raspakchnoutsia » est parent du mot « pakch[22] », et il devine mieux que vous les lois de la formation des mots, car personne n’invente autant de mots nouveaux que les enfants. Alors à quoi bon cette nomenclature et ces considérations philosophiques qui dépassent leur portée ? En dehors des examens, l’unique raison d’être de la grammaire pourrait se trouver dans son application à l’exacte expression des pensées. Mon expérience personnelle ne m’a jamais rien montré de pareil, non plus que maints exemples de gens, qui, sans savoir la grammaire, écrivent correctement, et de candidats en philologie qui écrivent incorrectement ; et je n’entrevois guère que les écoliers de Yasnaïa Poliana puissent jamais appliquer les sciences de la grammaire à quoi que ce soit.

Il me semble que la grammaire n’a point d’objet en dehors d’elle, c’est comme une gymnastique de l’esprit, non sans utilité ; — de même pour la langue, l’art de lire, d’écrire, de comprendre. La géométrie et les mathématiques en général apparaissent aussi tout d’abord comme une gymnastique intellectuelle, mais avec cette différence que chaque théorème de géométrie, chaque démonstration mathématique entraîne des déductions et des corollaires ; tandis que dans la grammaire, même en admettant la théorie qui voit en elle l’application de la logique à la langue, le champ est extrêmement borné de ces déductions et de ces corollaires. Dès que l’élève est arrivé, par une voie ou par l’autre, à posséder sa langue, toutes les applications de la grammaire se détachent et tombent, comme quelque chose de mort, dont la vie est finie.

Personnellement, nous ne pouvons pas rompre tout à fait avec cette tradition, que la grammaire, en tant que science des lois de la langue, est nécessaire pour l’expression juste des pensées ; il nous semble même que la nécessité s’impose aux écoliers de connaître les règles de la grammaire ; mais nous sommes convaincu que la grammaire que nous savons n’est pas du tout celle qu’il faut aux écoliers, et que cette façon traditionnelle d’enseigner la grammaire découle d’un grand, d’un long malentendu.

À l’école de Yasnaïa Poliana, nous admettons, pour enseigner la langue, comme la lecture et l’écriture, tous les procédés reconnus pour efficaces, et nous les employons à mesure que les élèves s’en éprennent, et que nous avançons dans l’étude ; mais nous n’en employons aucun à titre exclusif, — toujours en quête de nouveaux. Nous sommes aussi peu inféodé à la méthode de M. Perevlevsky, laquelle n’a pas tenu plus de deux jours à l’école de Yasnaïa Poliana, qu’à l’opinion courante « que l’unique procédé d’enseignement de la langue est la composition », encore que la composition soit chez nous le principal procédé de cet enseignement. Nous cherchons et espérons trouver.



XVIII


Dans les première et seconde classes le choix des compositions est laissé aux élèves. Le sujet qu’ils préfèrent, c’est une histoire de l’Ancien-Testament, qu’ils écrivent deux mois après que le maître la leur a contée. La première classe s’est mise naguère au Nouveau-Testament, mais avec un succès bien moindre : ils faisaient même plus de fautes d’orthographe, ils comprenaient plus mal.

Dans la seconde classe, nous essayâmes de compositions sur des thèmes donnés. Les premiers qui nous vinrent le plus naturellement en tête roulaient sur les descriptions les plus simples : le blé, l’isba, le bois, etc. Mais, à notre grande surprise, ces demandes les affectaient jusqu’aux larmes, et, malgré l’aide du maître, qui distinguait dans l’histoire du blé sa croissance, ses transformations, son usage, ils rechignaient absolument à écrire sur des thèmes pareils et, s’ils écrivaient, ils commettaient des fautes incompréhensibles, scandaleuses d’orthographe, de style et de sens.

Nous essayâmes de leur donner à raconter des événements quelconques, et tous devinrent joyeux, comme si on leur eût fait un cadeau. La description si goûtée dans les écoles d’objets soi-disant simples, d’un porc, d’un pot, d’une table, leur apparaissait incomparablement plus difficile qu’une histoire entière prise dans leurs souvenirs. Le même phénomène se reproduisit là, comme dans toutes les autres branches de l’enseignement : ce que le maître trouve facile, c’est le plus simple, le plus commun ; tandis qu’à l’enfant, le complexe seul et le vivant apparaissent aisés. Tous les manuels de sciences débutent par des idées générales, ceux de la langue par les adjectifs, ceux de l’histoire par la division en périodes ; la géométrie elle-même commence par déterminer la notion de l’espace et du point mathématique. Presque tous les instituteurs, obéissant à des préoccupations analogues, donnent, pour première composition, à décrire une table ou un banc, sans vouloir se rendre compte que, pour décrire une table ou un banc, il faut déjà avoir atteint un haut degré de développement philosophique et dialectique, et que le même enfant, qui pleure pour un banc à décrire, exprimera fort bien un sentiment d’amour ou de haine, ou la rencontre de Joseph avec ses frères, ou une rixe avec ses camarades. Les thèmes qu’ils choisissaient eux-mêmes roulaient sur tel ou tel événement, sur leurs rapports avec telle ou telle personne, sur les récits qu’ils avaient entendus.

Écrire des compositions est leur besogne préférée. Hors de l’école, dès qu’il leur tombe entre les mains une feuille de papier avec un crayon, ils écrivent, non point « Mons. Monsieur », mais quelque histoire de leur façon. Dans les premiers temps, je voyais avec peine l’incohérence, l’inégale construction de leurs compositions : je leur suggérai ce qui me semblait nécessaire, mais ils me comprenaient à contre-sens et l’affaire allait mal ; ils n’admettaient point, on le voyait, d’autre règle que d’écrire sans fautes. Maintenant, le moment est arrivé de lui-même, et l’on entend souvent des cris de colère, quand la composition va traînant, ou qu’il s’y trouve des répétitions fréquentes ou des sauts d’une idée à l’autre. En quoi consistent leurs goûts ? c’est ce qu’il est difficile de préciser, mais ces goûts sont légitimes. « Incohérent ! » s’écrient quelques-uns, en écoutant la composition d’un camarade. Il en est qui refusent de lire la leur, trouvant celle du camarade meilleure ; d’autres arrachent le cahier des mains du maître, mécontents que les choses ne se passent pas selon leur gré, et ils lisent eux-mêmes. Les personnalités commencent à s’accuser d’une manière si tranchée, que nous leur faisons deviner de qui est la composition que nous venons de lire, et, dans la première classe, ils devinent parfaitement.

Faute de place, nous remettons le détail de l’enseignement de la langue et des autres matières, et les extraits des journaux des instituteurs ; mais nous citerons ici, à titre de spécimen, les compositions de deux élèves de la première classe, sans rien changer à leur orthographe et à leur ponctuation.

Les compositions de B. (un fort mauvais élève, mais un enfant original et éveillé) roulent sur Toula et sur l’enseignement. Celle-ci eut un grand succès auprès de nos écoliers. B. a onze ans ; c’est le troisième hiver qu’il étudie à Yasnaïa Poliana, mais il avait déjà appris auparavant.

Sur Toula.

— « … L’autre dimanche je repartis pour Toula. Quand nous fûmes arrivés, Vladimir Alexandrovitch nous propose, à moi et à Vasska Jdanov, d’aller à l’école du dimanche. Nous allons, nous marchons, marchons ; nous trouvons à grand’peine, nous arrivons et voyons tous les instituteurs assis. Et je vois là celui qui nous enseignait la botanique. Je dis : « Bonjour, Messieurs ! » Ils disent bonjour. Puis j’entre dans la classe, je me place près de la table ; mais bientôt je m’ennuie tellement que je prends le parti d’aller me promener dans Toula.

« Je marche, marche, et aperçois une baba vendant des kalatchi[23]. Je me mets à prendre de l’argent dans ma poche ; quand je l’ai dans la main, je me mets à acheter des kalatchi ; j’en achète et je m’en vais. J’ai encore remarqué un homme qui marchait au sommet d’une tour et qui regardait s’il n’y avait pas un incendie quelque part. J’ai fini de Toula. »

COMMENT J’AI APPRIS.

— « Quand j’eus huit ans, on m’envoya chez la vachère. Là j’apprenais bien. Mais ensuite l’ennui me prit, et je me mis à pleurer. Et la baba prit un bâton et me battit. Et je criais encore plus fort. Et au bout de quelques jours je revins à la maison et je racontai tout. On me retira de là et on m’envoya chez la mère de Dougnka. Là j’apprenais bien, là on ne me battait jamais, là j’appris tout l’alphabet. Après, on m’envoya chez Foka Demidovitch. Il me battait beaucoup. Une fois je me sauvai d’auprès de lui, et il ordonna de m’attraper. Quand on m’eut attrapé, on me ramena chez lui. Il me prit, m’étendit sur le banc, et saisissant dans sa main une poignée de verges, il se mit à me battre. Et moi je hurlais ; et quand il m’eut fouetté il me força de lire. Et lui il écouta et dit : — « Ah ! fils de chienne ! Comme il lit mal ! Voyez quel porc il est ! »


Voici deux modèles des compositions de Fedka : l’une, sur un thème donné, — le blé, comment il croît ; l’autre, de son choix, sur un voyage à Toula. Fedka en est à son troisième hiver d’étude, il a dix ans.

LE BLÉ.

— « Le blé germe du sol. D’abord c’est le blé vert. Mais quand il a grandi un peu, il produit des épis, et les babas les moissonnent. Il y a encore du blé pareil à l’herbe, et le bétail le mange volontiers. »

Et tout finissait là. Il sentait que ce n’était pas bon, il en était tout malheureux. Mais, sur Toula, voici ce qu’il écrivit, sans correction.


SUR TOULA.

— « Quand j’étais encore petit, vers l’âge de cinq ans, j’ouïs dire que les gens s’en allaient dans une certaine Toula, et je ne savais pas ce que c’était. Et voilà que j’interrogeai batia[24]. — « Batia ! dans quelle Toula allez-vous ? Est-elle jolie ? » Batia dit : — « Jolie. » Voilà que je dis : « Batia, prends-moi avec toi, je verrai Toula. » Batia dit : « Soit ! vienne dimanche, je te prendrai. » J’étais content, je me mis à courir sur le banc et à sauter. Les jours se passèrent, le dimanche arriva. De bonne heure je me levai ; batia attelait déjà les chevaux dans la cour, et je me chaussai et habillai bien vite. Quand je sortis dans la cour, batia avait fini d’atteler. Je m’installai dans le traîneau et je partis.

« Nous allons, allons, nous franchissons quatorze verstes. J’aperçois une grande église et je crie : — « Batia ? vois, quelle grande église ! » Batia dit : — « Il y a une autre église plus petite, mais plus jolie. » Je me mets à le supplier : — « Batia, allons-y, je prierai Dieu. » Batia m’y conduit. Comme nous arrivons, voilà qu’on commence à sonner tout à coup ; j’ai peur, et je demande à batia ce que c’est, si on joue du tambour de basque. Batia dit : — « Non, c’est la messe qui commence. » Puis nous entrons dans l’église prier Dieu. Notre prière finie, nous nous rendons au marché. Voilà que je marche, marche, je trébuche, je regarde dans tous les sens. Nous arrivons au marché, je vois qu’on vend des kalatchi, et je veux en prendre sans payer. Et batia me dit : — « N’en prends pas, ou on te prendra ton chapeau. » Je demande pourquoi on me le prendrait, et batia dit : — « Ne prends rien sans payer. » Je dis : — « Donne-moi dix kopeks, j’en achèterai un kalatch. » Batia m’en donne, j’achète trois kalatchi, je les mange et je dis : — « Batia, quels bons kalatchi ! » Quand nous avons acheté tout ce qu’il faut, nous retournons vers nos chevaux, nous les faisons boire, nous leur donnons du foin ; quand ils ont fini de manger, nous attelons et revenons à la maison. Je rentre dans l’isba, je me déshabille, et je commence à raconter à chacun comment j’ai été à Toula, comment, moi et batia, nous avons été à l’église et prié Dieu. Puis je m’endors, et je vois en rêve batia repartir pour Toula. Je me réveille aussitôt, et je vois que tous dorment ; et je me remets à dormir moi aussi. »


1862.



  1. École établie par le comte Léon Tolstoï dans son domaine de Yasnaïa Poliana, aux environs de Toula.
  2. École.
  3. Il s’agit de la cour où vivent les gens d’un domaine.
  4. C’est la maison du comte Tolstoï, près de laquelle est située l’école.
  5. Concierge.
  6. En Russie, 5 représente la meilleure note.
  7. En dialecte petit-russien, wiy signifie sorcier. C’est le titre d’une nouvelle de Gogol.
  8. Traduction littérale. Proverbe ; se dit de quelqu’un qui a passé par les piques, comme on dit en français, qui en a vu de toutes les couleurs.
  9. Grand’mères.
  10. Pelisse de mouton.
  11. Chaussures de mougik.
  12. Qui.
  13. Appellation familière que les enfants des mougiks prodiguent même aux inconnus.
  14. Commune.
  15. Diminutif de mougik.
  16. Voyelle, trentième lettre de l’alphabet russe.
  17. Oncle.
  18. Au lieu de : rabota (travail), malina (framboise).
  19. Pelisse de mouton.
  20. En russe, comme en latin et en grec, les noms, les adjectifs et les pronoms se déclinent, et leurs désinences se modifient suivant les différents cas.
  21. S’ouvrir.
  22. Ouvert.
  23. Pluriel de kalatch, espèce de pain blanc.
  24. Papa.