L’École de Iasnaïa Poliana/Deuxième étude

La bibliothèque libre.
Traduction par B. Tseytline et E. Jaubert.
Albert Savine (p. 161-277).


II

Histoire Sainte. — Histoire russe.
Géographie.


I


Dès les premiers temps de l’école et encore aujourd’hui, voici comment s’étudient l’histoire sainte et l’histoire russe. Les enfants se pressent près du maître, qui, sans autre guide que la Bible, et, pour l’histoire russe, la Période Normande de Pogodine et le recueil de Vodorosov, raconte, puis interroge, et tout le monde se met à parler à la fois. Lorsque les voix sont trop nombreuses, le maître y met bon ordre en donnant la parole à un seul ; celui-ci commence-t-il à s’embrouiller, il en appelle d’autres. S’il s’aperçoit que quelques-uns n’ont pas compris, il fait répéter pour ceux-là l’un des meilleurs élèves.

Ce n’est point là une méthode imaginée de toutes pièces ; elle s’est faite d’elle-même et s’applique toujours avec le même succès, que les écoliers soient cinq ou trente. Lorsque le maître les a tous, il ne les laisse pas crier en répétant les phrases déjà dites ; il ne laisse pas le bruit s’exaspérer jusqu’à la rage, il canalise, autant que besoin est, ce torrent d’animation joyeuse et de fougueuse émulation.

En été, les visites fréquentes, le changement des instituteurs, modifièrent cet ordre de choses, et l’enseignement de l’histoire alla périclitant. Le maître nouveau ne comprenait rien à tous ces cris ; il lui semblait que ceux qui racontaient au milieu du bruit ne racontaient que pour eux seuls, et qu’on criait uniquement pour le plaisir de crier ; mais surtout il étouffait dans cette foule d’enfants qui lui grimpaient sur le dos, et tout proche de sa bouche. — Pour mieux comprendre, les enfants ont besoin de se rapprocher de celui qui parle, de saisir le moindre changement de sa physionomie, le moindre de ses gestes. Bien des fois, j’ai observé qu’on se rappelle bien mieux les passages que le conteur avait su marquer d’un geste exact ou d’une exacte intonation.

Le nouveau maître leur imposa de s’asseoir sur les bancs et de répondre chacun à son tour. L’interpellé se taisait, honteux et confus, et l’instituteur, le regard de côté, l’air gracieux et engageant, le sourire bénin, lui disait :

— Eh bien !… et après ?… Bien, très bien !… etc.

Bref, ces façons de pédagogue que tous nous connaissons si bien.

L’expérience m’en a convaincu, rien n’est plus pernicieux pour l’enfant que d’avoir à répondre ainsi seul, rien de plus funeste que les rapports de supérieur à subordonné qui en résultent entre le maître et l’élève ; rien ne me révolte plus que ce spectacle d’un homme qui torture un enfant, sans avoir aucun droit pour cela. L’instituteur sait bien que l’élève souffre de se tenir, rougissant et suant, debout devant lui ; lui-même trouve cela ennuyeux et difficile ; mais il a une règle, il faut accoutumer l’élève à parler seul.

Mais pourquoi l’accoutumer à parler seul ? — Cela, personne ne le sait. Sans doute pour lui faire lire une petite fable devant Son Excellence ? On me dira peut-être qu’on ne saurait sans cela déterminer son degré de savoir. À quoi je riposterai qu’il est en effet impossible à un étranger de déterminer, en une heure de temps, le savoir de l’élève, mais que le maître, lui, pour être édifié, n’a jamais besoin d’examens ni de réponses. Il me semble que ce procédé d’interrogation individuelle est un vestige de l’ancienne superstition. Au bon vieux temps, l’instituteur, en obligeant d’apprendre tout par cœur, n’avait, pour constater le savoir de son élève, d’autre moyen que de le contraindre à répéter mot à mot, d’un bout à l’autre. Ensuite on trouva que répéter par cœur des mots, ce n’est point savoir, et on commença à obliger les élèves de répéter par des mots à eux ; mais la coutume d’interroger un seul élève, de le forcer à répondre au commandement de l’instituteur, — il n’y fut rien changé. On a absolument perdu de vue qu’on peut demander, à qui sait par cœur, la répétition de tels passages rabâchés du psautier, de telle ou telle fable, toujours et dans toutes les conditions ; mais que, pour attraper le sens d’un discours et le rendre originalement, l’élève doit se trouver dans de certaines dispositions appropriées.

Non seulement dans les écoles élémentaires et les gymnases, mais aussi dans les universités, je ne comprends pas les examens par interrogations, autrement qu’en apprenant par cœur, mot à mot ou proposition à proposition. De mon temps (je suis sorti de l’Université en 1845), quand venaient les examens, j’apprenais, non mot à mot, mais proposition par proposition, et je ne recevais la note 5 que des professeurs dont j’avais appris les cahiers par cœur.

Les visiteurs, qui ont d’ailleurs tellement nui à l’enseignement de Yasnaïa Poliana, n’ont pas laissé de me rendre un grand service. Ils m’ont convaincu définitivement que les réponses sur les devoirs, que les examens, étaient des restes de la superstition de l’école au moyen âge, — impossibles et nuisibles dans l’ordre actuel des choses. Souvent, me laissant emporter par un amour-propre puéril, je voulais montrer, en une heure de temps, à un visiteur que j’estimais, le savoir des élèves, et qu’arrivait-il ? Ou bien le visiteur était convaincu que les élèves savaient ce qu’ils ne savaient pas (je l’étonnais par un certain tour de passe-passe), ou bien il pensait qu’ils ne savaient pas ce qu’ils savaient très bien. Et ce fut tout le temps comme un chassé-croisé de malentendus entre moi et le visiteur, un homme intelligent, remarquable, spécialiste en la matière, partisan de la liberté absolue. Alors qu’est-ce qui doit se passer dans les inspections des directeurs, etc. ? — Sans compter le trouble dans la marche des études et la confusion des idées que de tels examens produisent chez les élèves.

Voici quelle est aujourd’hui ma conviction. Résumer toutes les connaissances d’un élève pour le maître est aussi impossible que de résumer les miennes, les vôtres, dans une science quelconque. Conduire un homme instruit de quarante ans à l’examen de géographie serait chose aussi stupide et bizarre que d’y conduire un homme de dix ans. L’un comme l’autre ne peuvent pas répondre autrement que mot à mot ; mais en une heure de temps, impossible de reconnaître leur savoir réel. Il faudrait, pour y arriver, vivre avec eux des mois entiers.

Là où les examens sont introduits (sous le terme d’examens, j’entends toute obligation de répondre sur un point donné) apparaît seulement une nouvelle matière inutile, qui demande une peine particulière, des aptitudes spéciales ; et cette matière s’appelle « préparation aux examens et aux devoirs ». L’élève du gymnase apprend l’histoire, les mathématiques, et, de plus, et surtout, l’art de répondre aux examens. Je ne trouve pas que cet art soit une branche utile de l’enseignement. Moi, instituteur, j’apprécie le degré de savoir de mes élèves aussi exactement que le mien propre, sans que l’élève ou moi nous ayons besoin de devoirs ; mais si un étranger prétend l’apprécier, qu’il vienne alors vivre avec nous, étudier nos résultats et les applications de nos sciences à la vie. Il n’existe point d’autre moyen, et tous les essais d’examens ne sont que tromperies, mensonges, obstacles à l’étude. En matière d’enseignement, un seul juge indépendant, — l’instituteur ; et seuls peuvent le contrôler les élèves eux-mêmes.

Dans l’enseignement de l’histoire, si les élèves répondaient tous ensemble, ce n’était point chez eux désir de faire constater leur savoir, mais besoin de raffermir par la parole les impressions reçues. En été, ni le nouveau maître ni moi nous ne le comprîmes : nous ne vîmes là qu’un moyen de vérifier leurs connaissances, et dès lors nous trouvâmes plus commode de vérifier par interrogation individuelle. Je n’avais pas encore alors discerné pourquoi ce procédé était ennuyeux et inefficace ; mais je fus sauvé par ma confiance dans le principe de la liberté des élèves. La majorité commença bientôt à s’ennuyer : trois ou quatre, les plus hardis, répondaient constamment seuls ; trois ou quatre, les plus timides, gardaient constamment le silence, fondaient en larmes et recevaient la note zéro. Pendant l’été, je négligeai les classes d’histoire sainte, et l’instituteur ami de l’ordre eut toute latitude de faire asseoir les enfants sur les bancs, de les martyriser un à un, de s’indigner de leur endurcissement.

Parfois, assistant à la classe d’histoire, je conseillais de les faire descendre des bancs ; mais l’instituteur accueillait mon conseil comme une jolie et pardonnable originalité (comme je sais d’avance que l’accueilleront la plupart de mes lecteurs), et, jusqu’au retour de l’ancien maître, cet ordre de choses subsista : dans le journal de l’instituteur, on lisait les notes suivantes : « De Savine, je ne peux tirer un seul mot… Grichine n’a rien raconté… L’obstination de Petka me surprend, il n’a pas dit une parole… Savine est encore pire qu’avant, etc. »

Savine, — vermeil, joufflu, avec des yeux très doux sous de longs cils, est le fils d’un valet de ferme ou d’un marchand ; il porte une chouba, des bottes de son père, une chemise serrée à la taille et un caleçon. La jolie et sympathique physionomie de ce garçon me frappa d’autant plus qu’il était le premier dans la classe d’arithmétique, tant par sa puissance de calcul que par sa joyeuse ardeur. Il lit et écrit aussi passablement. Mais, dès que tu l’interroges, il penche sur le côté sa jolie petite tête bouclée, des larmes perlent à ses cils, il voudrait se dérober à tous les regards ; visiblement, il souffre le martyre. Si tu l’y forces, il raconte, mais il a de la peine à former ses mots ; il ne peut pas ou n’ose pas. Est-ce l’effroi que lui inspirait son précédent maître (il a étudié déjà chez un ecclésiastique) ? Est-ce la défiance de soi-même, amour-propre, fierté, la fausseté de sa situation parmi des enfants qu’il juge inférieurs, le dépit de se voir, sur ce point, en arrière de tous les autres et d’avoir, une fois déjà, apparu sous un mauvais jour aux yeux de l’instituteur ? Cette petite âme s’est-elle froissée d’un mot malencontreux échappé au maître ? Est-ce pour toutes ces raisons ensemble ? — Dieu le sait ; mais cette pudeur, si par elle-même elle n’est pas un bon trait, est certes intimement liée avec tout ce qu’il y a de meilleur dans son âme enfantine. L’extirper à coups de férule matérielle ou morale, on le peut, mais en risquant d’extirper, du même coup, les précieuses qualités sans lesquelles l’instituteur ne saurait le mener bien loin.

Le nouveau maître, suivant mon conseil, fit descendre les élèves des bancs ; il leur permit de grimper où bon leur semblait, même sur son dos ; et, dans la même classe, tous se mirent à raconter incomparablement mieux ; le journal de l’instituteur portait que « même le croupissant Savine avait prononcé quelques paroles ».




II


Il y a, dans l’école, quelque chose d’indéfini, qui échappe presque entièrement à l’action du maître, quelque chose d’absolument inconnu à la science pédagogique et qui constitue néanmoins le fond même du succès de l’enseignement : — c’est l’esprit de l’école. Cet esprit est soumis à des lois certaines et à l’influence négative du maître, c’est-à-dire que le maître doit s’abstenir de certaines choses pour ne pas détruire cet esprit… Par exemple, l’esprit de l’école se trouve toujours en raison inverse de l’intervention du maître dans le tour de la pensée, en raison directe du nombre des élèves, en raison inverse de la durée des leçons, etc. Cet esprit de l’école est quelque chose qui se communique rapidement d’un élève à l’autre et jusqu’à l’instituteur lui-même, qui se manifeste visiblement dans le son de la voix, dans les regards, les gestes, les combats de l’émulation, quelque chose de très palpable, nécessaire et précieux, et que, pour cette raison, tout maître doit se proposer pour but. De même que la salive dans la bouche est nécessaire pour la digestion, mais désagréable et inutile entre les repas, de même cet esprit d’excessive ardeur, ennuyeux et désagréable hors de la classe, est la condition indispensable pour recevoir la nourriture intellectuelle. Cette disposition, on ne peut ni l’imposer, ni la préparer artificiellement, et on ne le doit pas, car elle surgit toujours d’elle-même.

Au début de l’école, je tombais dans plus d’une faute. Dès que l’enfant comprenait mal et à contre-cœur, et qu’il lui arrivait, ce qui arrive d’ordinaire, — d’y perdre son latin, je disais :

— Saute ! saute !

L’enfant se mettait à sauter, les autres et lui-même riaient ; après avoir sauté, l’élève devenait tout autre ; mais à force de répéter cet exercice, il sent l’ennui revenir plus lourd encore, et il fond en larmes. Il voit que son état d’âme n’est point ce qu’il devrait être, ce qu’il faudrait qu’il fût ; diriger son âme, il ne le peut pas, et il ne veut le permettre à personne. L’enfant, l’adulte, ne s’y prêtent qu’avec colère ; considérer l’esprit joyeux de l’école comme un ennemi, comme un obstacle, est donc une faute grossière que nous faisons trop souvent.

Mais lorsque cette ardeur, dans une grande classe, s’exagère jusqu’à empêcher le maître de mener sa classe, comment alors ne point crier, semble-t-il, après les enfants, comment ne pas étouffer cet esprit ? Lorsque cette ardeur a pour objet la leçon, rien de mieux à souhaiter. Que si elle se porte sur un autre objet, c’est alors la faute du maître, qui n’a pas su diriger cette ardeur. Son devoir, qu’il remplit chaque jour presque à son insu, consiste à trouver toujours un aliment à cette ardeur, à lui rendre peu à peu la bride. Tu interroges l’un ; l’autre veut raconter, — il sait ; se penchant vers toi, il te regarde de tous ses yeux ; à peine s’il peut retenir ses mots ; il suit avidement le conteur, dont pas une faute ne lui échappe. Interrogeons-le, et il racontera avec passion, et ce qu’il racontera se gravera pour toujours dans sa mémoire. Mais tiens-le dans une pareille tension pendant une demi-heure, sans lui permettre de raconter : il s’occupera de pincer son voisin.

Autre exemple. Quitte la classe, à l’école du district ou dans une école allemande, à un moment où tout est tranquille, en ordonnant de continuer les études ; puis, au bout d’une demi-heure, reviens écouter près de la porte : la classe est animée, mais l’objet de cette ardeur est tout autre : c’est la dissipation. Dans nos classes, nous avons tenté souvent un pareil essai. Au milieu de la classe, lorsque l’on a déjà crié beaucoup, tu sors, puis tu t’approches de la porte, et alors tu entends que les enfants continuent à raconter, se corrigeant, se contrôlant l’un l’autre, et souvent, au lieu de se mettre, toi sorti, à polissonner, ils deviennent, toi sorti, tout à fait tranquilles.

Cette méthode, comme celle de faire asseoir sur les bancs et d’interroger un par un, comporte des procédés particuliers, assez peu difficiles, mais qu’il faut connaître, et sans lesquels le premier essai peut demeurer infructueux. Il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas de criailleurs, répétant les derniers mots uniquement par amour du tapage. Il faut que ce plaisir du bruit ne devienne pas leur but principal, leur principal souci. Il faut mettre à l’épreuve tel ou tel, s’il peut, tout seul, raconter tout, et s’il s’est bien assimilé le sens. Si les élèves sont trop nombreux, il faut les diviser par sections et les obliger de raconter entre eux, d’une section à l’autre.

Il ne faut pas s’inquiéter, si parfois un nouveau reste un mois sans ouvrir la bouche. Il suffit de le surveiller, — s’il est attentif au récit ou à quelque chose d’autre. D’ordinaire, le nouvel arrivant ne saisit d’abord que les détails matériels, et il s’applique tout entier à observer comment on est assis, comment se meuvent les lèvres du maître, comment tous, subitement, se mettent à crier ; si c’est un enfant tranquille, il s’assied exactement comme les autres ; s’il est tapageur, alors, comme les autres, il commence à crier, sans rien retenir, en se bornant à répéter les mots de son voisin. L’instituteur et les camarades l’arrêtent, et il comprend qu’il faut tout autre chose. Quelque temps se passe, et, de lui-même, il se met à raconter. Comment s’épanouit en lui la fleur de la compréhension, et quand ? — C’est difficile à reconnaître.

Cet épanouissement de la compréhension, j’ai réussi naguère à le surprendre chez une fillette comme hébétée par les coups, qui s’était tue un mois durant. M. Ou. racontait, et moi, simple spectateur, j’observais. Quand tous se furent mis à raconter, je remarquai que Marfoutka descendait du banc avec ce geste des conteurs qui les fait passer de l’attitude de quelqu’un qui écoute à l’attitude de quelqu’un qui va parler, et s’approchait. Tandis que tous criaient, je la regardai : elle remuait à peine les lèvres, ses yeux débordaient de pensée et d’ardeur. En rencontrant mon regard, elle baissa les yeux. Une minute après, je la considérai de nouveau ; elle chuchotait toujours à part soi. Je la priai de raconter, elle se troubla tout à fait. Au bout de deux jours, elle raconta parfaitement une histoire entière.




III


Dans notre école, le meilleur moyen d’apprécier ce que les enfants ont retenu de ces récits, nous le trouvons dans les narrations qu’ils écrivent eux-mêmes de mémoire, et dont on corrige seulement les fautes d’orthographe. Voici un extrait du cahier de M***, un enfant de dix ans :

« Dieu ordonna à Avraam[1] de lui offrir son fils Isaac en sacrifice. Avraam prit avec lui deux serviteurs ; Isaac portait le bois et le feu, Avraam portait le couteau. Quand ils furent arrivés au mont Horeb, Avraam laissa là ses deux serviteurs, et lui-même gravit la montagne avec Isaac. Isaac dit :

« — Batia, nous avons tout, mais où est la victime ?

« Avraam dit :

« — Dieu m’a ordonné de te sacrifier.

« Et Avraam éleva un bûcher, et il y fit coucher son fils. Isaac dit :

« — Batia, garrotte-moi, autrement je m’élancerai et je te tuerai.

« Avraam le saisit et le garrotta. Comme il levait le bras, un ange descendit du ciel à tire-d’ailes ; il lui retint le bras et dit :

« — Avraam, ne porte pas la main sur ton enfant ; Dieu voit ta fidélité.

« Ensuite l’ange lui dit :

« — Va vers cet arbuste ; là, un mouton s’est embarrassé, prends-le et le sacrifie à la place de ton fils.

« Et Avraam offrit à Dieu le sacrifice.

« Plus tard, le temps vint pour Avraam de marier son fils. Ils avaient un serviteur nommé Éliézer. Avraam appela le serviteur et lui dit :

« — Jure que tu ne choisiras pas la fiancée dans notre ville, mais tu iras là où je t’enverrai.

« Avraam l’envoya dans la terre de Mésopotamie, auprès de Nachor. Éliézer rassembla des chameaux et partit. Quand il fut arrivé près d’un puits, il se mit à dire :

« — Seigneur, envoyez-moi une jeune fille qui vienne donner à boire à moi et à mes chameaux, et que ce soit la fiancée de mon maître Isaac.

« À peine Éliézer avait-il achevé ces paroles, qu’une jeune fille s’approche. Elle lui donne à boire et dit :

« — Je crois que tes chameaux ont soif.

« Et Éliézer dit :

« — Eh bien ! voudrais-tu leur donner à boire ?

« Elle fit boire aussi les chameaux. Alors Éliézer lui donna un collier et dit :

« — Me serait-il possible de passer la nuit chez vous ?

« Et elle dit :

« — Oui.

« Quand ils arrivèrent à la maison, les parents de la jeune fille soupaient ; et ils prièrent Éliézer de se mettre à table. Éliézer dit :

« — Je ne mangerai pas avant d’avoir dit ce que j’ai à vous dire.

« Il leur parla, et eux dirent :

« — Nous consentons, mais elle ?

« On interrogea la jeune fille ; — elle ? Elle consentit.

« Ensuite le père et la mère bénirent Révecca[2]. Éliézer l’emmena avec lui et ils partirent.

« Et Isaac marchait dans le champ. Révecca aperçut Isaac et se voila d’une serviette. Isaac s’approcha d’elle, la prit par la main, l’amena dans sa maison, et ils se marièrent. »

Du cahier de l’élève L. F***, sur Jakov[3].

« Révecca demeura stérile pendant dix-neuf ans. Au bout de ce temps, elle engendra deux jumeaux : — Issav[4] et Iakov. Issav s’occupait de la chasse, et Iakov aidait à sa mère. Un jour, Issav partit pour la chasse, et, n’ayant rien tué, il revint irrité. Et Iakov mangeait avec sa cuiller une soupe de lentilles. Issav s’avança et dit :

« — Donne-moi cette soupe.

« Iakov dit :

« — Donne-moi ton droit d’aînesse.

« — Prends-le.

« — Jure !

« Issav jura. Alors Iakov donna la soupe à Issav.

« Quand Isaac fut devenu aveugle, il dit :

« — Issav, va me tuer du gibier.

« Issav partit. Révecca, ayant entendu cela, dit à Iakov :

« — Va tuer deux chevreaux.

« Iakov sortit et alla tuer deux chevreaux, qu’il apporta à sa mère. Elle en fit rôtir la chair et revêtit Iakov de la peau. Et Iakov porta la viande à son père, disant :

« — Voici, batia, ton mets préféré.

« Isaac dit :

« — Approche-toi un peu.

« Iakov s’approcha.

« Isaac se mit à lui tâter le corps et dit :

« — C’est la voix d’Iakov, mais c’est le corps d’Issav.

« Puis il bénit Iakov. Comme Iakov sortait, Issav parut sur le seuil, disant :

« — Voici, batia, ton mets préféré.

« Isaac dit :

« — Issav était là tout à l’heure.

« — Non, batia, c’est Iakov qui t’a trompé, c’est lui qui vient de sortir.

« Et Issav se mit à pleurer. Mais il dit :

« — Quand le père mourra, je me vengerai.

« Révecca dit à Iakov :

« — Demande au père sa bénédiction, et va-t-en chez l’oncle Lavan[5].

« Isaac bénit Iakov et s’en fut chez l’oncle Lavan. La nuit surprit Iakov en route. Il s’arrêta dans un champ pour y passer la nuit, trouva une pierre, la mit sous sa tête et s’endormit.

« Tout à coup, il vit dans un rêve une échelle dressée du sol jusqu’au ciel, et, sur cette échelle, des anges montaient et descendaient, et, debout au sommet, le Seigneur solitaire, qui dit :

« — Iakov, la terre sur laquelle tu es couché, je te la donne à toi et à ta postérité.

« lakov se leva et dit :

« — Que ce lieu est terrible ! C’est ici, véritablement, la maison de Dieu. Je retournerai de chez Lavan, et je bâtirai ici une église.

« Puis il alluma une lampe d’icône et partit au loin.

« Voyant des bergers qui gardaient le bétail, il leur demanda où demeurait son oncle Lavan.

« Les bergers dirent :

« — Voici sa fille, qui mène boire ses brebis.

« Iakov s’approcha d’elle ; et elle ne pouvait pas soulever la pierre du puits. Iakov souleva la pierre et fit boire les brebis. Et il dit :

« — De qui es-tu la fille ?

« Elle répondit :

« — De Lavan.

« — Je suis ton cousin.

« Ils s’embrassèrent et s’en furent à la maison.

« L’oncle Lavan l’accueillit à bras ouverts, et lui dit :

« — Iakov, reste chez moi, je te donnerai un salaire.

« Iakov dit :

« — Je ne resterai pas pour un salaire, mais donne-moi ta fille cadette Rachel.

« Lavan dit :

« — Reste chez moi sept ans, et je te donnerai ma fille Rachel.

« Iakov vécut là sept ans ; puis l’oncle Lavan donna à Iakov, au lieu de Rachel, Lia. Et Iakov dit :

« — Oncle Lavan, pourquoi m’as-tu trompé ?

« Lavan dit :

« — Vis chez moi encore sept ans, et je te donnerai ma fille cadette Rachel, car nous ne pouvons marier la cadette avant.

« Iakov demeura encore sept ans, et Lavan lui donna alors Rachel. »

Du cahier de l’élève T. F., un garçon de huit ans, sur Iossif[6] :

« Iakov avait douze fils. Plus que tous les autres, il aimait Iossif, et il lui avait fait coudre un vêtement d’une couleur différente. Iossif eut deux rêves, et il les raconta à ses frères.

« — Nous moissonnions un champ de seigle et nous récoltions douze gerbes. Ma gerbe se tenait debout, et les onze autres adoraient la mienne.

« Et les frères dirent :

« — Est-il possible que nous t’adorions jamais ?

« — Et voici mon autre rêve. Il y avait au ciel onze étoiles ; le soleil et la lune adoraient mon étoile.

« Et le père avec la mère dirent :

« — Est-il possible que nous t’adorions jamais ?

« Les frères s’en furent au loin garder le bétail, et le père envoya Iossif leur porter la nourriture.

« Les frères l’aperçurent et dirent :

« — Voici venir notre songeur ; jetons-le dans un puits sans fond.

« Et Ruben pensait : « Dès qu’ils seront un peu loin, je l’en tirerai. » Mais des marchands vinrent à passer, et Ruben dit :

« — Vendons-le aux marchands d’Egypte.

« Et on vendit Iossif, et les marchands le vendirent au courtisan Pentefri[7]. Pentefri l’aimait, sa femme l’aimait aussi. Pentefri s’absenta, et sa femme dit à Iossif :

« — Iossif, allons tuer mon mari et je t’épouserai.

« Iossif dit :

« — Si tu répètes cela, je le dirai à ton mari.

« Elle le saisit par son vêtement et se mit à pousser des cris. Les serviteurs l’entendirent et arrivèrent. Ensuite arriva Pentefri. La femme lui raconta que Iossif avait voulu le tuer et se marier avec elle. Pentefri le fit jeter en prison. Comme Iossif était un bon homme, il sut, même là, se faire estimer, et on le commit à la surveillance de la prison. Une fois, étant entré dans un cachot, il aperçoit deux hommes assis et tout tristes. Il s’approche et demande :

« — Pourquoi êtes-vous tristes ?

« Et ils disent :

« — Voilà, nous avons eu deux rêves la même nuit, et personne ne peut les expliquer.

« Iossif dit :

« — Mais quels rêves ?

« L’échanson commence à raconter :

« — Je cueillais trois grappes, j’en exprimais le suc, et je le donnais à boire au czar.

« Iossif dit :

« — Dans trois jours, tu seras de nouveau en place.

« Puis, ce fut le tour du panetier à raconter son rêve.

« — Je portais trois corbeilles de farine, et les oiseaux volaient et becquetaient le pain.

« Iossif dit :

« — Dans trois jours, tu seras pendu, et les oiseaux voleront et becqueteront ton corps.

« Ainsi fut fait. Un jour, le czar Faraon eut, dans la même nuit, deux rêves ; il assembla tous ses sages, et personne ne put les lui expliquer. L’échanson se souvint et dit :

« — Je sais quelqu’un qui pourrait expliquer.

« Le czar envoya une calèche le prendre. Quand on l’eut amené, le czar se mit à raconter :

« — J’étais au bord d’une rivière, et j’en vis sortir sept vaches grasses, puis sept maigres ; les maigres se jetèrent sur les grasses et les dévorèrent sans devenir grasses. Et voici mon autre rêve : sur la même tige croissaient sept épis pleins, puis sept épis vides ; les vides se jetèrent sur les pleins et les dévorèrent, sans devenir pleins.

« Iossif dit :

« — Voici l’explication : il y aura sept années fertiles en froment, puis sept années stériles.

« Le czar donna à Iossif une chaîne d’or en sautoir, avec la bague de sa main gauche, et il ordonna de bâtir des greniers d’abondance. »




IV


Tout ce qui a été dit s’applique à l’enseignement de l’histoire tant sainte que russe, à l’histoire naturelle, à la géographie, à la physique, à la chimie, à la zoologie, etc., généralement à toutes les matières, sauf le chant, les mathématiques et le dessin. Mais, en ce qui touche particulièrement l’étude de l’histoire sainte, voici ce que je dois dire :

Premièrement, pourquoi choisir tout d’abord l’Ancien Testament ? — Il ne faut pas oublier que les parents, aussi bien que les élèves eux-mêmes, demandent à connaître l’histoire sainte ; de tous les récits que j’ai essayés pendant trois ans, rien ne répondait mieux à leurs idées, rien n’était plus à la portée de leur esprit que la Bible. Le même fait s’est répété dans toutes les autres écoles qu’il m’a été donné d’observer. J’ai essayé du Nouveau Testament, j’ai essayé de l’histoire russe et de la géographie, j’ai essayé de ces explications des phénomènes de la nature, si goûtées de notre temps : mais tout cela s’oubliait et s’écoutait sans enthousiasme ; tandis que l’Ancien Testament se retenait, se racontait avec passion, avec transport, et dans la classe et à la maison, et il se gravait si profondément que, deux mois après un de ces récits, les enfants l’écrivaient de mémoire dans leurs cahiers, avec des omissions insignifiantes.

Il me semble que le livre de l’enfance du genre humain sera toujours le meilleur livre de l’enfance de chaque homme. Remplacer ce livre me paraît impossible. Modifier, abréger la Bible, comme on fait dans les manuels Zontag et autres, me semble pernicieux. Tout, dans la Bible, chaque mot, est juste comme révélation, juste comme art. Lisez la création du monde dans la Bible, puis dans un abrégé d’histoire sainte, et les modifications subies par la Bible vous apparaîtront incompréhensibles : l’abrégé ne peut que s’apprendre par cœur, tandis que la Bible présente un vivant et majestueux tableau qu’il n’oubliera jamais. Les lacunes de l’histoire sainte sont absolument incompréhensibles, et ne font qu’altérer le caractère et la beauté de l’Écriture-Sainte. Pourquoi, par exemple, avoir retranché de toutes ces histoires saintes que « lorsqu’il n’y avait rien, l’Esprit de Dieu était porté sur les abîmes », et que « Dieu, après avoir créé, vit toutes les choses qu’il avait faites, et elles étaient très bonnes. Et du soir et du matin se fit le sixième jour ». Pourquoi avoir retranché que « Dieu insuffla l’âme dans les narines d’Adam », et que « après avoir tiré une de ses côtes, il mit de la chair à la place », etc. ?

Il faut avoir lu la Bible à des enfants innocents pour comprendre à quel point tout cela est nécessaire et vrai. Peut-être ne peut-on mettre la Bible entre les mains des demoiselles dépravées, mais moi, en la lisant à des enfants de mougiks, je n’ai jamais changé, jamais retranché un mot. Et personne ne souriait derrière le dos de son voisin, et tous écoutaient d’un cœur plein d’effroi et de respect naturel. L’histoire de Loth et de ses filles, l’histoire du fils de Juda, excitaient la terreur et non point le rire…

Comme tout est compréhensible et clair, surtout pour un enfant, et, avec cela, sérieux et sévère ! Je ne puis me figurer comment l’instruction serait possible sans ce livre. — À ce qu’il semble, lorsque tu n’as appris ces récits que dans ton enfance, et que, par la suite, tu les as en partie oubliés, — à quoi te servent-ils ? Et n’en va-t-il pas de même que s’ils n’étaient pas ?

Ainsi semble-t-il jusqu’à ce que, te mettant à enseigner, tu reconnaisses chez les autres enfants tous les éléments de ton propre développement. Il semble que tu puisses apprendre aux enfants à écrire, à lire, à compter, leur donner des notions sur l’histoire, la géographie, les phénomènes de la nature, sans Bible et avant la Bible. Et pourtant il n’en est nulle part ainsi, — partout, avant tout, l’enfant sait la Bible, des récits, des extraits de la Bible. Les premiers rapports de l’écolier avec le maître se fondent sur ce livre. Un phénomène si général n’est pas un accident. Ce phénomène, la libre familiarité de mes relations avec les élèves, au début de l’école de Yasnaïa Poliana, m’a aidé à me l’expliquer.

L’enfant, ou l’homme, qui vient à l’école (je ne fais aucune différence entre un homme de dix ans et un de trente ou soixante-dix) a pris de la vie et apporte avec soi des vues particulières sur les choses. Pour qu’un homme, n’importe son âge, étudie, il lui faut aimer l’étude. Pour aimer l’étude, il lui faut reconnaître la fausseté, l’insuffisance de ses vues sur les choses, et pressentir, par l’intuition, cet horizon nouveau que l’étude va lui découvrir. Pas un homme, pas un enfant, n’aurait la force d’étudier, s’il n’entrevoyait à ses études d’autre but que l’art d’écrire, de lire ou de compter ; pas un maître ne pourrait enseigner, s’il n’avait à dévoiler un horizon plus haut que celui des élèves. Pour que l’élève puisse s’abandonner tout entier à l’instituteur, il faut soulever un coin de ce voile qui lui dérobe tout l’enchantement de ce monde de la pensée, de la connaissance et de la poésie, dans lequel doit l’introduire l’étude. C’est grâce, uniquement, au charme constant de cette lumière qui brille devant lui, que l’élève se sent capable de se façonner lui-même, comme nous le lui demandons.

Mais quels moyens avons-nous pour découvrir à leurs yeux le bord du rideau ?… Je l’ai dit ; je pensais, comme beaucoup d’autres, que, me trouvant moi-même dans ce monde où je dois introduire les élèves, rien ne me serait plus facile ; et j’enseignais à lire et à écrire, j’expliquais les phénomènes de la nature, j’exposais, comme il est dit dans les petits alphabets, que les fruits de l’étude sont doux, mais les élèves ne me croyaient pas, et ils rechignaient. J’essayai de leur lire la Bible, et je m’emparai complètement d’eux. Le bord du rideau était soulevé, et ils s’abandonnaient à moi tout entiers. Ils se mirent à aimer et le livre, et l’étude, et moi. Il ne me restait plus qu’à les guider plus loin. Après l’Ancien Testament, je leur racontai le Nouveau Testament ; de plus en plus, ils s’attachaient à l’étude et à moi. Puis je leur dis l’histoire générale, l’histoire russe, puis l’histoire naturelle : après la Bible, ils entendaient tout, croyaient tout, voulaient aller plus loin, toujours plus loin. Et, plus loin, toujours plus loin s’ouvraient devant eux les perspectives de la pensée, de la science, de la poésie.

Peut-être était-ce un hasard ? Peut-être, en commençant par une autre méthode, dans une autre école, obtient-on les mêmes résultats. Peut-être ; — mais cet accident se répète trop invariablement dans toutes les écoles, dans toutes les familles, l’explication du phénomène est trop claire à mes yeux, pour que je consente à ne voir là qu’un hasard. Pour ouvrir à l’élève un univers nouveau, et, sans science, l’amener à aimer la science, il n’y a qu’un seul livre, — la Bible. Je parle même pour ceux qui ne considèrent pas la Bible comme une révélation. Non ; du moins je ne sache pas une œuvre qui réunisse, au même degré que la Bible, et sous une forme poétique aussi serrée, toutes les faces de la pensée humaine. Tous les phénomènes naturels sont expliqués dans ce livre, tous les rapports primitifs des hommes entre eux, famille, société, religion, c’est dans ce livre qu’ils apparaissent pour la première fois. La généralisation des idées, la sagesse sous une simple forme enfantine, enchante pour la première fois l’esprit de l’élève. Le lyrisme des psaumes de David n’agit pas seulement sur l’esprit des élèves ; chacun, pour la première fois, goûte dans ce livre le charme de l’épouse avec une simplicité et une force inimitables. Qui n’a pas pleuré sur l’histoire de Iossif et de sa rencontre avec ses frères, qui n’a pas pas raconté avec un cœur plein d’effroi l’histoire de Samson enchaîné et rasé, qui, pour se venger de ses ennemis, se perd lui-même avec eux sous les décombres du palais détruit ! Et des centaines d’autres impressions, qui nous ont nourris comme le lait maternel…

Ceux qui nient la puissance éducatrice de la Bible vont disant qu’elle a fini son temps : qu’ils inventent un livre pareil, des récits pareils, qui expliquent les phénomènes de la nature, de l’histoire, de l’imagination, et qui s’imposent comme la Bible, et alors nous conviendrons que la Bible a fini son temps.

Quant à la pédagogie, elle étudie les phénomènes psychologiques, elle traite des questions générales et abstraites.

Le matérialisme aura le droit de chanter victoire alors seulement que sera écrite la bible du matérialisme et que l’enfance sera élevée d’après cette bible. L’essai d’Owen n’est pas plus probant sur ce point, que la croissance d’un citronnier dans une serre chaude de Moscou n’établit la possibilité pour les arbres de croître sans ciel et sans soleil.

Je le répète, ma conviction, déduite peut-être d’une expérience exclusive, c’est que, sans la Bible dans notre société, comme sans Homère dans la société grecque, le développement de l’enfant et de l’homme est impossible. La Bible est le seul livre de lecture élémentaire et enfantine. La Bible, par la forme comme par le fond, doit servir de modèle à tous les manuels enfantins, et aux livres de lecture. Une version vulgaire de Bible serait le meilleur livre populaire. La publication d’une version pareille ferait époque dans l’histoire du peuple russe.




V


Pour en revenir à la méthode d’enseignement de l’histoire sainte, je trouve dans tous les abrégés en langue russe un double crime, et contre la sainteté et contre la poésie. Toutes ces transformations, qui ont pour but de faciliter l’étude de l’histoire sainte, la rendent, en fait, malaisée. On lit la Bible par plaisir, chez soi, la tête abandonnée sur le coude ; on en apprend les abrégés péniblement, mot par mot. Non seulement ces abrégés sont ennuyeux et obscurs, ils oblitèrent la faculté de comprendre la poésie de la Bible. Que de fois j’ai remarqué à quel point une langue mauvaise et peu claire nuit à l’intelligence du sens intrinsèque de la Bible. Les mots obscurs prennent la même importance que les événements, ils distraient, par leur nouveauté, l’attention de l’élève, qui s’en sert comme de balises pour se guider dans le récit.

Très souvent, il ne raconte que pour employer tel mot qui lui plaît ; il n’est pas assez simple pour ne s’attacher qu’au sens. J’ai encore remarqué, et plus d’une fois, que les élèves venus d’autres écoles sentaient toujours beaucoup moins, et parfois ne sentaient pas du tout, le charme des récits bibliques, charme aboli en eux par la nécessité d’apprendre par cœur et par les procédés grossiers que cette méthode imposait au maître. Ces élèves gâtaient même leurs cadets qui, dans leurs récits, s’assimilaient les tournures triviales des abrégés d’histoire sainte. Les livres nuisibles répandent jusque dans le peuple des histoires déformées, et souvent les élèves nous apportent de la maison de singulières légendes sur la création du monde, sur Adam et sur Iossif. De tels élèves n’éprouvent point les mêmes impressions que les débutants, qui, en écoutant la Bible, le cœur pénétré de saisissement, boivent chaque mot, et pensent que va s’ouvrir enfin pour eux toute la sagesse du monde.

J’ai enseigné et j’enseigne l’histoire sainte uniquement d’après la Bible, et je trouve pernicieux tout autre enseignement.

Le Nouveau Testament se raconte de même d’après l’Évangile, et s’écrit ensuite dans les cahiers. Il se retient moins aisément et exige de fréquentes répétitions.

Voici des modèles de récits sur le Nouveau Testament.

Du cahier de l’élève J. M. sur la sainte Cène :

« Une fois, Jésus-Christ envoya quelques-uns de ses disciples dans Jérusalem-la-Ville, en leur disant :

« — Le premier homme que vous rencontrerez portant de l’eau, suivez-le et lui demandez : « Maître, indique-nous une salle où nous puissions préparer la Pâque. Il vous l’indiquera, et vous préparerez tout là. »

« Ils partirent, trouvèrent ce qu’Il leur avait dit et préparèrent tout. Le soir, Jésus arriva lui-même avec ses disciples. Pendant le souper, Jésus-Christ retira son vêtement et prit une serviette avec une aiguière qu’il remplit d’eau, puis, s’approchant de chacun de ses disciples, il leur lava les pieds. Quand il fut près de Pierre pour lui laver les pieds, Pierre dit :

« — Seigneur ! Tu ne me laveras jamais les pieds.

« Et Jésus-Christ lui dit :

« — Si je ne te lave pas les pieds, tu ne seras jamais avec moi dans le royaume du ciel.

« Et Pierre s’effraya, et il dit :

« — Seigneur, non seulement mes pieds, mais aussi ma tête et tout le corps.

« Et Jésus lui dit :

« — À un homme propre, il suffit de laver les pieds.

« Ensuite Jésus-Christ se vêtit ; il se mit à table, prit le pain, le bénit, le rompit et le distribua à ses disciples, en disant :

« — Prenez et mangez, ceci est Mon corps.

« Ils prirent et mangèrent.

« Puis Jésus prit une tasse avec du vin, la bénit et la tendit à ses disciples, en disant :

« — Prenez et buvez, ceci est Mon sang du Nouveau Testament.

« Ils prirent et burent.

« Ensuite Jésus-Christ dit :

« — L’un de vous Me trahira.

« Et les disciples se mirent à dire :

« — Seigneur ! peut-être moi ?

« Mais Jésus dit :

« — Non.

« Puis Judas dit :

« — Seigneur, sera-ce moi ?

« Et Jésus-Christ dit à demi-voix :

« — Ce sera toi.

« Ensuite Jésus-Christ dit à ses disciples :

« — Celui-là Me trahira, auquel je donnerai un morceau de pain.

« Et Jésus donna du pain à Judas. Et Satan entra alors dans l’âme de Judas, qui se troubla et sortit de la salle. »

Du cahier de l’élève T. B.

«… Ensuite Jésus-Christ se rendit, avec ses disciples, dans le jardin de Ghephsimanski[8], pour prier Dieu, et il dit à ses disciples :

« — Attendez-moi et ne dormez pas.

« Lorsque Jésus revint, Il vit que ses disciples dormaient ; Il les réveilla et dit :

« — Ne pouviez-vous M’attendre une heure ?

« Puis il s’en fut prier Dieu. Il pria Dieu et dit :

« — Seigneur, ne détournerez-vous pas de Moi ce calice ?

« Et Il pria jusqu’à ce qu’une sueur de sang se montrât. Un ange descendit du ciel et vint fortifier Jésus. Ensuite Jésus retourna vers ses disciples, et Il leur dit :

« — Pourquoi dormez-vous ? L’heure approche, où le Fils de l’Homme sera livré aux mains de ses ennemis.

« Et Judas dit au grand-prêtre :

« — Celui que j’embrasserai, saisissez-le.

« Puis les disciples sortirent à la suite de Jésus, et ils aperçurent la foule du peuple. Judas s’approcha de Jésus, et il voulait l’embrasser. Jésus dit alors :

« — Est-ce par un baiser que tu me trahis ?

« Et il dit au peuple :

« — Qui cherchez-vous ?

« Et le peuple dit :

« — Jésus Nazaranine.

« Jésus dit :

« — C’est Moi.

« À ce mot, tous tombèrent. »




VI


Après l’Ancien Testament, il me vint naturellement à l’idée de passer à l’enseignement de l’histoire et de la géographie, et parce que cet enseignement s’est donné jusqu’ici partout dans les écoles enfantines et que je l’avais donné moi-même, et parce que l’histoire des Juifs, dans l’Ancien Testament, me semblait amener tout naturellement les enfants à se demander où, quand, dans quelles conditions s’étaient passés tels et tels événements déjà connus ? ce que c’était que l’Égypte ? Pharaon ? le roi d’Assyrie ?

Je commençai l’histoire comme on la commence toujours, par l’ancienne. Mais ni Momsen, ni Dounker, ni tous mes efforts ne réussirent à la rendre attrayante. Ils ne se souciaient ni de Sésostris, ni des Pyramides d’Égypte, ni des Phéniciens… Je pensais que des questions comme celles-ci, par exemple : « Quels sont les peuples qui ont eu des rapports avec les Juifs ? » et « Où habitaient les Juifs, quels pays ont-ils parcourus ? » devaient les intéresser ; mais ils n’éprouvaient pas du tout le besoin de savoir tout cela. Les rois, les Pharaons, les Égypte, les Palestine, où, quand, ils n’en avaient cure. Les Juifs, voilà leurs héros ; les autres, des étrangers inutiles à connaître. Quant à leur faire prendre pour héros les Égyptiens et les Phéniciens, je n’y réussis point, faute de documents. Du moment que nous ne savons point par le détail comment les Pyramides se sont bâties, ni quelle était la situation des castes et leurs rapports entre elles, à quoi cela nous sert-il, à nous ? — À nous, c’est-à-dire aux enfants. Dans ces histoires-là, pas d’Avraam, d’Isaac, de Jakov, de Jossif, de Samson. — De l’histoire ancienne il leur arrivait bien de retenir et de goûter quelque passage, Sémiramis, etc., mais accidentellement, et non parce qu’il leur expliquait quelque chose, mais parce qu’il était conté avec art. Mais de telles pages étaient rares, le reste leur semblait ennuyeux et oiseux, et je dus planter là l’enseignement de l’histoire générale.

La géographie avait le même insuccès que l’histoire. Parfois je me mettais à raconter tout ce qui me passait par la tête, touchant l’histoire grecque, anglaise, helvétique, sans aucune suite, et seulement comme un conte instructif et artistique.

Après l’histoire générale, je dus essayer de l’histoire russe, notre histoire nationale acceptée partout et par tous, et je commençai cette triste Histoire de Russie que nous connaissons, sans art comme sans utilité, et qui, de Tchimov à Vodovozov, a subi tant de transformations. Je la commençai deux fois : la première fois avant la lecture de la Bible, la seconde après. Avant la Bible, les élèves se refusaient absolument à retenir l’existence d’Igor et d’Olegh. Le même cas se reproduit maintenant avec les plus jeunes élèves. Ceux qui n’ont pas encore appris, grâce à la Bible, à approfondir et à garder dans leur mémoire ce qu’ils racontent, ceux-là écoutent cinq fois sans retenir rien de Rurik et d’Iaroslav. Les aînés retiennent maintenant l’histoire russe et l’écrivent, mais avec un succès incomparablement moindre que pour la Bible, et ils ont besoin qu’on la leur répète fréquemment.

Nous la leur racontons d’après Vodovozov et la « Période Normande » de Pogodine. L’un des instituteurs, cédant à je ne sais quel entraînement, et malgré mon conseil, ne voulut point sauter la période féodale, et s’embrouilla dans les Mstislav, les Vriatschislav, et les Boleslav[9]. Je rentrai dans la classe au moment où les élèves allaient raconter. Ce qui se passa alors, il est difficile de le décrire. Longtemps tous se turent. Quelques-uns, interpellés par l’instituteur, se mirent enfin à parler, les plus hardis, et qui avaient le plus de mémoire. Toutes les puissances intellectuelles entrèrent en jeu pour retenir ces noms « merveilleux » ; ce qu’avaient fait ces personnages, c’était pour les élèves une affaire secondaire.

— Voilà lui… — Comment l’appelle-t-on ? — Barikav, ou quoi ? commença un élève, — marcha contre… comment l’appelle-t-on ?

— Mouslav, Léon Nikolaïevitch ? murmura une fillette.

— Mstislav, répondis-je.

— … Et il tailla l’ennemi en pièces, dit fièrement l’un.

— Attends, toi ! Il y avait là une rivière.

— Et son fils qui rassembla ses troupes et le tailla en pièces, comment l’appelle-t-on ? …

— Mais tu n’y comprends donc rien ? dit une fillette douée d’une mémoire d’aveugle.

— L’étrange histoire ! dit Semka.

— Au diable soit-elle !… Mislav, Tchislav ?… À quoi sert-elle ? Le diable la comprenne !

— Dis, n’empêche pas, au moins, si tu ne sais pas !

— Toi, tu sais, tu es si fin !

— Mais quoi, tu me pousses ?…

Ceux qui ont bonne mémoire essayaient de tenir encore, et disaient, il est vrai, des choses justes, pour peu qu’on les soufflât. Mais tout cela était tellement monstrueux, et ces enfants faisaient tellement peine à voir (ils étaient tous comme des poules à qui l’on jette d’abord du grain, puis tout à coup du sable, et qui se voient perdues, et gloussent, et se démènent, prêtes à se plumer l’une l’autre), que nous décidâmes avec l’instituteur de ne plus retomber dans des fautes pareilles. Omettant la période féodale, nous continuâmes l’histoire russe, et voici quelques résultats de cet enseignement recueillis dans les cahiers des aînés.

Du cahier de l’élève W. R.

« Nos ancêtres s’appelaient Slaves. Ils n’avaient ni czars, ni princes. Ils se divisaient par familles, s’attaquaient les uns les autres et s’en allaient guerroyer. Une fois ils furent assaillis par les Normands, vaincus et condamnés à payer tribut. Ils finirent par se dire :

« — Pourquoi vivre de la sorte ? Allons choisir un prince pour le mettre à notre tête. Ils choisirent Rurik avec ses deux frères, Sinéouss et Trouvor. Rurik s’établit à Ladoga, Sinéouss à Izborsk chez les Krivitchi, Trouvor à Beloozer. Ses frères moururent, Rurik prit leurs places.

« Ensuite deux des Slaves partirent pour la Grèce, — Askold et Dir. Ils entrèrent dans Kiev et dirent :

« — Qui règne ici ?

Les habitants de Kiev dirent :

« — Ils étaient trois ici : Kiy, Stcheck et Khoriv. Aujourd’hui ils sont morts.

Askold et Dir leur dirent :

« — Nous régnerons sur vous, voulez-vous ?

« Le peuple consentit et leur paya l’impôt.

« Ensuite Rurik bâtit des villes avec des forteresses et envoya des boyards recueillir les impôts, pour les lui apporter. Puis il résolut d’aller attaquer Constantinople avec deux cents barques. Lorsqu’il arriva devant cette ville, l’empereur était absent. Les Grecs l’envoyèrent chercher. Le peuple ne cessait d’implorer Dieu. L’évêque prit le manteau de la mère de Dieu ; il le trempa dans la mer, et une grande tempête s’éleva, et les barques de Rurik furent dispersées, plusieurs même furent perdues.

« Ensuite Rurik retourna chez lui, et là il mourut.

« Il laissait un fils, Igor. Comme il était encore petit, Olegh régna à sa place. Il voulut conquérir Kiev ; il prit avec lui Igor et s’embarqua sur le Dniepr. Chemin faisant, il conquit les villes de Lubitch et de Smolensk. Quand ils furent arrivés devant Kiev, Olegh envoya des ambassadeurs dire à Askold et à Dir que des marchands étaient venus les voir ; il cacha la moitié de ses troupes au fond des barques, et laissa l’autre moitié en arrière.

« Lorsque Askold et Dir furent sortis avec une suite peu nombreuse, l’armée d’Olegh s’élança hors des barques et fondit sur eux. Élevant dans ses bras Igor, Olegh disait :

« — Vous n’êtes pas des princes, ni de race princière : le prince, le voici.

« Olegh les fit mettre à mort et s’empara de Kiev. Il s’établit à Kiev, en fit sa capitale, et la surnomma la mère de toutes les villes russes.

« Ensuite il bâtit des villes avec des forteresses et envoya des boyards recueillir les impôts, pour les lui apporter. Puis il s’en alla en guerre contre les peuplades voisines, et il en soumit beaucoup. Il ne voulait point combattre des hommes paisibles, mais des braves. Il se prépara à partir pour la Grèce et s’embarqua sur le Dniepr. Quand il fut arrivé au bout du Dniepr, il entra dans la mer Noire et arriva en Grèce. Là, son armée débarqua sur le rivage et mit tout à feu et à sang. Olegh dit aux Grecs :

« — Payez-nous une contribution, dix kopeks par chaque barque.

« Ils se réjouirent et payèrent la contribution. Olegh recueillit trois cents pouds[10] et s’en retourna chez lui. »

Du cahier de l’élève W. M.

« Quand Olegh mourut, le fils de Rurik, Igor, lui succéda. Il voulait se marier. Un jour qu’il se promenait avec sa suite, il eut à passer le Dniepr. Tout à coup, il aperçut une jeune fille qui voguait dans un bateau. Quand elle fut près du rivage, Igor lui dit :

« — Passe-moi.

« Elle le passa.

« Ensuite Igor l’épousa. Il voulut se couvrir de gloire, réunit son armée et s’embarqua sur le Dniepr pour aller guerroyer. Il passa du Dniepr dans la mer Noire, non à droite, mais à gauche, et de la mer Noire à la mer Caspienne. Igor envoya des ambassadeurs dire au Khan de le laisser passer par son territoire : en revenant de la guerre, il lui abandonnerait la moitié du butin. Le Khan le laissa passer.

« Quand il fut arrivé auprès d’une ville, Igor donna l’ordre aux siens de descendre sur le rivage, de tout mettre à feu et à sang et de réduire le peuple en esclavage. Quand tout fut terminé, ils se reposèrent. Une fois reposés, ils s’en revinrent chez eux avec une grande joie. Quand ils furent près de la ville du Khan, Igor envoya au khan ce qu’il lui avait promis. Les gens du pays, ayant ouï-dire qu’Igor revenait de la guerre, prièrent le khan de leur laisser venger, sur Igor, le sang des leurs. Le khan refusa, mais le peuple refusa d’obéir et prit les armes, et il y eut une grande bataille. Les Russes furent vaincus et dépouillés de tout ce qu’ils avaient conquis. »




VII


Comme le lecteur peut en juger d’après les extraits ci-dessus, l’histoire russe n’excite pas un bien vif intérêt. Si elle s’étudie mieux que l’histoire générale, c’est seulement parce que les élèves ont accoutumé d’accepter et d’écrire les récits qu’on leur en fait, et aussi parce que la question : « À quoi cela sert-il ? » se pose moins souvent. Le peuple russe est leur héros, comme l’était le peuple juif : le peuple juif, c’est le peuple élu de Dieu, et son histoire est une œuvre d’art ; le peuple russe n’a aucune prétention artistique, mais le sentiment national plaide pour lui. Mais sec, froid, ennuyeux est cet enseignement : cette histoire, par malheur, donne au sentiment national de très rares occasions de se satisfaire.

Hier, je suis sorti de ma classe dans la classe d’histoire pour reconnaître la cause de l’animation dont le bruit arrivait jusqu’à moi. C’était la bataille de Koulikovo[11]. Tous étaient transportés.

— Voilà une belle histoire ! Écoute, Léon Nikolaïévitch, comme il a épouvanté, dispersé les Tatars ! Laisse-moi te raconter !

— Non, moi ! criaient des voix. Comme le sang y coula à torrents !

Presque tous se sentaient en état de raconter, tous étaient dans le ravissement. Mais s’il faut satisfaire au seul sentiment national, que restera-t-il de l’histoire entière ? — 1612, 1812[12], et c’est tout. Pour répondre au sentiment national, tu n’étudieras pas toute l’histoire. Je comprends qu’on applique les traditions historiques à développer et à satisfaire le goût de l’art, inné chez les enfants, mais ce ne sera pas une histoire. Pour l’enseignement de l’histoire, il est nécessaire de développer chez eux au préalable le goût de l’histoire. Mais comment y arriver ?

J’ai souvent ouï dire qu’il faudrait commencer l’étude de l’histoire, non par le commencement, mais par la fin, c’est-à-dire, non par l’histoire ancienne, mais par l’histoire contemporaine. Cette idée est, au fond, absolument juste. Comment intéresser l’enfant aux origines du royaume de Russie, alors qu’il ignore ce que c’est que le royaume de Russie, et ce que c’est en général qu’un royaume ? Quiconque a pratiqué les enfants doit savoir que, dans l’esprit de tout petit Russe, l’univers entier est une Russie comme celle qu’il habite ; de même pour l’enfant français ou allemand. Pourquoi tous les enfants, et certains adultes aussi naïfs que les enfants, s’émerveillent-ils toujours que les enfants allemands parlent allemand ?…

Le goût de l’histoire se manifeste chez la plupart après le goût de l’art. Nous autres, la fondation de Rome nous intéresse, parce que nous savons ce que c’était que l’empire de Rome dans ses beaux jours, comme nous intéresse l’enfance d’un homme que nous avons connu grand. Le contraste de cette puissance avec la tourbe des premiers colons, voilà où réside pour nous cet intérêt. Nous suivons le développement de Rome sans cesser d’avoir à l’esprit le tableau de son apogée. La fondation du royaume moscovite nous intéresse, parce que nous savons ce que c’est que l’empire de Russie. D’après mes observations et mes essais, le goût de l’histoire prend racine dans la connaissance de l’histoire contemporaine que donnent la participation aux événements actuels, la passion politique, les opinions politiques, les discussions, la lecture des journaux, et c’est pourquoi l’idée de commencer l’histoire par l’histoire contemporaine doit venir naturellement à tout instituteur réfléchi.

Encore cet été, j’ai fait là-dessus des expériences que j’ai notées. En voici une.




VIII


J’avais l’intention d’expliquer, dans cette première leçon, en quoi la Russie se distingue des autres pays, ses limites, le caractère de son gouvernement, qui est-ce qui règne actuellement, comment et quand l’empereur est monté sur le trône.

Le maître. — Où vivez-vous, dans quelle terre ?

Un élève. — À Yasnaïa Poliana.

Un autre. — Dans les champs.

Le maître. — Non, dans quelle terre se trouve et Yasnaïa Poliana, et le gouvernement de Toula ?

Un élève. — Le gouvernement de Toula est à dix-sept verstes d’ici : où est-il donc alors ? Le gouvernement… gouvernement reste.

Le maître. — Non, cela, c’est le chef-lieu du gouvernement ; mais le gouvernement, c’est autre chose. Eh bien ! dans quelle terre ?

Un élève (qui a étudié auparavant la géographie). — La terre est ronde comme une boule…

Au moyen de questions comme celle-ci : « dans quelle terre vivait auparavant tel allemand qu’ils connaissent ? » et « en marchant toujours dans le même sens, où arrivera-t-on ? » les élèves étaient amenés à répondre qu’ils vivaient en Russie. Les uns cependant, à la question : « en marchant toujours en avant, dans la même direction, où arrivera-t-on ? » répondirent : « On n’arrivera nulle part. » Les autres dirent qu’on arriverait au bout de l’univers.

Le maître (répétant la réponse de l’élève). — Tu as dit que tu arriverais dans d’autres terres ; où finira donc la Russie, où commenceront d’autres terres ?

L’élève. — Là où commenceront les Allemands.

Le maître. — Alors, si tu rencontres à Toula Gustav Ivanovitch et Karl Fedorovitch, tu diras donc que les Allemands commencent, et que, par suite, commence une autre terre ?

L’élève. — Non, seulement lorsque les Allemands commenceront à se rencontrer en nombre.

Le maître. — Non ; en Russie, il y a telles terres où les Allemands se rencontrent en nombre ; voilà Ivan Fornitch qui est de là, et ces terres sont cependant en Russie. Pourquoi donc cela ?

Silence.

Le maître. — Parce qu’ils reconnaissent la même loi que les Russes.

L’élève. — Comment, la même loi ? Les Allemands ne viennent pas à notre église, et ils ne mangent pas gras.

Le maître. — Pas cette loi, mais ils reconnaissent le même czar.

Un élève (le sceptique Semka). — Étrange ! Mais pourquoi suivent-ils une autre loi, et reconnaissent-ils notre czar ?

Le maître sent la nécessité d’expliquer ce que c’est que la loi, et il demande ce que signifie : « reconnaître la loi, être soumis à une loi. »

Une écolière (une fillette de la cour, vite et timidement). — Reconnaître la loi signifie : se marier.

Les élèves (jetant au maître des regards d’interrogation). — Est-ce bien cela ?

Le maître commence à expliquer que la loi consiste en ceci, que si quelqu’un vole ou tue, alors on le met en prison et on le punit.

Le sceptique Semka. — Mais est-ce que chez les Allemands, il n’y a pas cela ?

Le maître. — La loi consiste encore en ceci que, chez vous, il y a des barines, des mougiks, des marchands, un clergé (ce mot de « clergé » les rend perplexes).

Le sceptique Semka. — Et là-bas, il n’y en a pas ?

Le maître. — Dans certains pays, il y en a, dans d’autres il n’y en a pas. Nous avons le czar russe, et les pays allemands en ont un autre, le czar allemand.

Cette réponse satisfait tous les élèves, et même le sceptique Semka.

Le maître, sentant la nécessité de passer à l’explication des classes, leur demande quelles classes ils connaissent. Ils se mettent à les énumérer : les barines, les mougiks, les popes, les soldats.

— Et puis encore ? demanda le maître.

— Les serviteurs, les bourgeois, les samovarstchiki[13] !

Le maître interroge sur les différences de ces classes.

Les élèves. — Les mougiks labourent, les serviteurs servent les barines, les marchands trafiquent, les soldats se battent, les samovarstchiki fabriquent des samovars, les popes officient, les barines ne font rien.

Le maître expose les véritables différences d’une classe à l’autre, mais il essaie en vain d’expliquer la nécessité des soldats quand on n’est pas en guerre, — seulement pour la sûreté du gouvernement, — et les charges des barines à la cour. Il essaye ensuite d’expliquer ce qui, géographiquement, distingue la Russie des autres pays, il expose que toute la terre est divisée en différents pays, que les Russes, les Français, les Allemands ont partagé la terre, et disent : « Jusqu’ici c’est mien, jusqu’ici c’est tien, » de sorte que la Russie, comme les autres nations, a ses limites.

Le maître. — Comprenez-vous ce que c’est que des limites ? Que l’un de vous me cite un exemple de limite.

Un élève (un garçon intelligent). — Voici. Derrière la butte de Tourkine il y a une limite. (Cette limite, c’est une colonne en pierre qui se trouve sur la route de Toula à Yasnaïa Poliana, et qui marque le commencement du district de Toula.)

Tous les élèves tombent d’accord sur cette définition. Le maître sent la nécessité de leur expliquer les limites en prenant pour exemple un pays qui leur soit familier. Il dessine le plan de deux chambres et montre la limite qui les sépare ; il apporte le plan du village, et les élèves reconnaissent d’eux-mêmes quelques limites. Il leur explique, c’est-à-dire qu’il croit leur expliquer, que, comme le territoire de Yasnaïa Poliana, la Russie a de même ses limites. Il se flatte de l’espoir que tous l’ont compris ; mais lorsqu’il demande comment reconnaître quelle distance sépare notre endroit des frontières de la Russie, les élèves, sans hésiter, répondent que cela est très facile ; il n’y a qu’à mesurer avec un archine, de chez nous jusqu’à la frontière.

Le maître. — De quel côté ?

Un élève. — Mesurer directement d’ici jusqu’à la frontière, et inscrire le nombre d’archines trouvé.

Nous revenons aux dessins, plans et cartes. Apparaît la nécesité de la notion — absente — de l’échelle. Le maître propose de tracer le plan du village par rues. Nous commençons à dessiner sur le tableau noir, mais le village entier n’y entre pas, l’échelle ayant été prise trop grande. Nous effaçons, et nous nous remettons à dessiner à une petite échelle, sur une ardoise. L’échelle, le plan, les frontières s’expliquent peu à peu. Le maître répète tout ce qu’il a dit, demande ce que c’est que la Russie, et où est sa limite.

Un élève. — La terre où nous vivons et où vivent les Allemands et les Tatars.

Un autre. — La terre soumise au czar russe.

Le maître. — Mais où est sa limite ?

Une fillette. — Là où les païens allemands commencent.

Le maître. — Les Allemands ne sont pas des païens ; les Allemands croient aussi en le Christ.

(Ici, explication des religions et des cultes.)

Un élève (avec empressement, tout joyeux, on le voit, de se souvenir). — En Russie il y a des lois : quiconque tue est mis en prison ; et il y a encore différents peuples, les ecclésiastiques, les soldats, les barines.

Semka. — Qui nourrit les soldats ?

Le maître. — Le Czar. Pour cela on recueille l’argent de tout le monde, parce qu’ils servent à tout le monde.

Le maître explique encore ce que c’est que le Trésor, et tant bien que mal il leur fait répéter ce qui s’est dit sur les frontières.

La leçon se prolonge à peu près deux heures ; le maître est persuadé que les enfants ont retenu beaucoup de ce qui a été dit, et il maintient dans la même voie les leçons suivantes. Ce n’est qu’à la longue qu’il reconnaît la fausseté de ce système, — et l’absolue absurdité de tout ce qu’il faisait.

J’étais tombé involontairement dans la perpétuelle faute de la méthode abréviative, qui, dans l’Aushauungsunterricht[14], a atteint le dernier degré de la monstruosité. Je n’avais donné aux élèves aucune de ces notions nouvelles que je prétendais leur donner ; je n’avais réussi, par mon autorité morale, qu’à les obliger de répondre comme je le voulais. Russie, russe, demeuraient les mêmes symboles obscurs du mien, du nôtre, quelque chose de vague et d’indéfini. La loi demeurait le même mot incompréhensible.




IX


Ces essais, voilà à peu près six mois que je les tentais, et, dans les premiers temps, j’en étais extrêmement fier et joyeux : ceux à qui je les soumettais les trouvaient très remarquables et intéressants. Mais après une interruption de trois semaines pendant lesquelles je ne pus m’occuper moi-même de l’école, je voulus reprendre ce que j’avais commencé, et je me convainquis alors que tout cela n’était que bagatelle et trompe-l’œil. Pas un élève ne put me dire ce que c’était que la Russie, ce que c’était que la frontière, ce que c’était que la loi, et quelles étaient les limites du district de Krapivenski. Tout ce qu’ils avaient appris, ils l’avaient oublié, mais ils ne laissaient pas de savoir tout cela à leur façon.

Je reconnaissais ma faute ; mais cette faute consistait-elle dans la méthode d’enseignement, qui était mauvaise, ou dans l’idée même de l’enseignement ? ce point restait encore douteux pour moi. Peut-être est-il impossible, jusqu’à une certaine période du développement général et sans le secours des journaux et des voyages, d’éveiller chez l’enfant le goût de l’histoire et de la géographie, peut-être trouvera-t-on (j’essaie toujours et je cherche) le moyen d’atteindre ce but. Je sais seulement une chose, c’est qu’on ne l’atteindra point par l’étude des prétendues histoires et géographies, c’est-à-dire par l’étude d’après des livres, laquelle tue l’intérêt au lieu de le faire naître.

J’ai fait encore d’autres essais d’enseignement de l’histoire en commençant par notre époque, et trouvé des procédés fort satisfaisants. Je leur disais la campagne de Crimée, le règne de l’empereur Nikolaï, l’histoire de 1812, tout cela dans le ton du conte, faux historiquement, et en groupant les événements autour d’un seul personnage. Le plus grand succès, comme il fallait s’y attendre, fut pour le récit de la guerre avec Napoléon.

Cette classe est restée l’un des moments mémorables de notre vie. Jamais je ne l’oublierai. Depuis longtemps déjà, j’avais promis aux enfants que je raconterais l’histoire par la fin, et l’autre instituteur par le commencement, — qu’ainsi nous nous rencontrerions. Mes élèves du soir s’étant dispersés de côté et d’autre, je vins dans la classe d’histoire Russe : on parlait de Sviatoslav. Cela les ennuyait. Sur un haut banc, comme toujours, trois fillettes s’étaient perchées côte à côte, trois filles de mougiks enveloppées dans leurs fichus. L’une d’elles s’endormit. Michka me poussa :

— Regarde donc, nos coucous sont perchés, l’un s’est endormi.

On eût dit absolument un coucou.

— Raconte mieux par la fin, dit quelqu’un.

Et tous se levèrent.

Je m’assis et commençai à raconter. Comme toujours se continuèrent, pendant deux ou trois minutes, le tapage, les plaintes, les poussées. Qui se glissait sous la table, qui sous les bancs, qui grimpait sur la table, qui sur les épaules ou les jambes des autres ; puis tout s’apaisa. Je commençai par Alexandre Ier ; je racontai la Révolution française, les succès de Napoléon, son usurpation, et la guerre qui se termina par la paix de Tilsitt. Dès que j’eus montré le théâtre de la lutte reporté chez nous, de tous les côtés partirent des exclamations, des paroles de vif intérêt.

— Quoi donc ! il va nous conquérir aussi ?

— N’aie pas peur, Alexandre lui rendra la pareille, dit un autre qui savait l’histoire d’Alexandre.

Mais je dus les désenchanter ; le temps n’était pas encore arrivé. Ce qui les indignait, c’est qu’on voulût donner à Napoléon la sœur du czar en mariage, et que le czar s’entretînt avec lui d’égal à égal sur le pont.

— Attends ! disait Petka avec un geste de menace.

— Allons ! allons ! raconte !…

Lorsque Alexandre refusa de se soumettre, c’est-à-dire déclara la guerre, tous les élèves exprimèrent leur approbation. Lorsque Napoléon, avec douze nations, marcha sur nous, soulevant l’Allemagne, la Pologne, tous furent bouleversés.

L’Allemand, mon ami, se trouvait dans la pièce.

— Ah ! vous aussi, contre nous ? lui dit Petka (le meilleur conteur).

— Allons, tais-toi ! crièrent les autres.

La retraite de nos troupes fit souffrir nos auditeurs ; de tous côtés partaient des : pourquoi ? des : comment ? On injuriait Koutouzov et Barklaï.

— Ton Koutouzov est pitoyable !

— Attends un peu ! disait un autre.

— Mais pourquoi s’est-il sauvé ? demanda un troisième.

Lorsque nous en fûmes à la bataille de Borodino, et que je dus finalement leur dire que nous n’avions pas vaincu, ils me firent de la peine : on voyait que je leur portais à tous un coup terrible.

— Si nous n’avons pas vaincu, eux non plus !

Lorsque Napoléon vint à Moscou, attendant les clefs et les hommages, ce fut un long cri de révolte. L’incendie de Moscou fut approuvé, cela va sans dire. Enfin arriva le triomphe, — la retraite…

« — Dès que Napoléon eût quitté Moscou, Koutouzov lui donna la chasse et commença à le battre, » disai-je.

— Il le lui a fait voir ! dit Petka qui, tout rouge, assis tout contre moi, crispait dans son agitation, ses minces doigts noirs. C’est son geste habituel.

Dès qu’il eût dit cela, un frémissement d’enthousiasme fier secoua la classe entière. Un petit manqua d’être écrasé sans qu’on s’en aperçût :

— À la bonne heure !

— Tiens ! les voilà, les clefs ! etc.

Je continuai par raconter comment nous chassâmes les Français. Ce leur fut douloureux d’apprendre que l’un des nôtres arriva trop tard sur la Bérésina ; il fut conspué ; Petka grommela même :

— Moi je l’aurais fusillé pour ce retard !

Ensuite la pitié nous prit pour les Français gelés. Puis nous passons la frontière, les Allemands, jusqu’alors contre nous, se déclarent pour nous. De nouveau les élèves tombent sur l’Allemand qui se trouvait là.

— C’est donc ainsi que vous vous conduisez ? D’abord contre nous, et, quand nous sommes les plus forts, avec nous ?

Et soudain tous se lèvent, en poussant des « ouf ! » dont l’écho va retentir jusque dans la rue. Quand ils sont un peu calmés, je continue ; je leur conte comment nous avons reconduit Napoléon jusqu’à Paris, comment nous avons rétabli le vrai roi sur son trône, et triomphé, et banqueté. Mais les souvenirs de la guerre de Crimée nous gâtent notre joie.

— Attends un peu, dit Petka en frappant du poing, attends, quand je serai grand je leur rendrai la pareille ! Si nous nous retrouvions à la redoute de Schevardinski ou au mamelon de Malakof, nous les reprendrions !

Il était déjà tard lorsque je terminai. À cette heure-là, les enfants ont l’habitude de dormir. Personne ne dormait ; jusqu’aux petits yeux des coucous qui brillaient. Comme je me levai, de dessous mon fauteuil à l’étonnement général, sortit Taraska ; il me jetait des regards à la fois sérieux et animés.

— Comment t’es-tu fourré là ?

— Il y est depuis le commencement, dit quelqu’un.

Pas besoin de lui demander s’il avait compris ; on le voyait à sa physionomie.

— Tu vas raconter ? demandai-je.

— Moi ?

Il réfléchit.

— … Je raconterai tout.

— Je raconterai à la maison.

— Et moi aussi.

— Et moi…

— N’y en a-t-il plus ?

— Non.

Et tous de s’élancer dans l’escalier, qui jurant de rendre la pareille aux Français, qui invectivant l’Allemand, qui répétant comment Koutouzov s’était revanché.

— Vous avez raconté absolument à la russe, me disait le soir l’Allemand contre lequel on avait poussé des « ouf ! » Si vous l’entendiez raconter chez nous, cette histoire ! Vous n’avez rien dit des batailles allemandes pour la liberté.

Je tombai d’accord que mon récit n’était pas de l’histoire, mais un conte propre à éveiller le sentiment national.

Donc, en tant qu’enseignement de l’histoire, cet essai n’est pas plus heureux que le premier.




X


Je m’y pris de même pour enseigner la géographie. Avant tout, je commençai par la géographie physique. Je me rappelle la première leçon. Je ne tardai pas à m’embrouiller. J’obtenais des résultats qui n’étaient point ceux que je recherchais ; je ne savais pas, notamment, ce que je voulais qu’apprissent de petits mougiks de dix ans. Je sus expliquer le jour et la nuit, mais je me perdis dans l’explication de l’hiver et de l’été. En rougissant de mon ignorance, je recommençai ; ensuite j’interrogeai nombre de mes connaissances, des personnes intelligentes, et nul, en dehors des jeunes gens frais émoulus de l’école et des instituteurs, nul ne put s’en tirer sans sphère. Je prie tous ceux qui me lisent de vérifier cette observation. J’affirme que, sur cent personnes, une seule sait cela, bien que tous les enfants l’apprennent.

De nouveau je répétai l’explication, et, à l’aide d’une bougie et d’une sphère, je me fis comprendre parfaitement, à ce qu’il me semblait. On m’écoutait avec beaucoup d’attention et d’intérêt (ce qui les intéressait le plus, c’était de savoir ce que leurs pères se refusaient à croire, et de se vanter de leur science).

À la fin de mon explication sur l’hiver et l’été, le sceptique Semka, le plus intelligent de tous, m’arrêta par cette demande :

— Mais comment donc, la terre marche, et notre isba est toujours à la même place ? Elle devrait se déplacer !

Et je fis cette réflexion : si mon explication dépasse de mille verstes la portée du plus intelligent, qu’est-ce que les plus obtus y doivent comprendre ?

Je repris la question, j’expliquai, je dessinai, je citai toutes les preuves de la rondeur du globe : les voyages autour du monde, l’apparition du mât avant le tillac d’un navire, et les autres ; puis me berçant de la pensée qu’on m’avait compris, je leur fis écrire la leçon. Tous écrivirent :

« La terre est comme une boule… » Ici la première preuve, puis la seconde.

La troisième preuve, ils l’avaient oubliée, et vinrent me la demander. On voyait que leur principal souci était de se rappeler les preuves. Non pas une fois, non pas dix fois, mais des centaines de fois je revins sur mes explications, et toujours sans succès. À un examen, tous les élèves répondraient et répondront maintenant d’une manière satisfaisante, mais je sens qu’ils ne comprennent pas, et me rappelant que moi-même j’étais arrivé à trente ans sans comprendre, je les excuse. Comme moi dans mon enfance, eux croient maintenant sur parole que la terre est ronde, etc., et ne comprennent pas. Moi, jadis, je comprenais encore moins, car, dans ma première enfance, ma niania[15] me contait qu’au bout de l’univers le ciel se rencontre avec la terre, et que là les babas, au bord de la terre, lavent leur linge dans la mer et l’étendent sur le ciel. Nos élèves ont grandi et maintenant encore persévèrent dans les idées absolument inverses de celles que je veux leur inculquer. Il faudra encore un long temps pour effacer ces explications, et l’image qu’ils se forment de l’univers, avant qu’ils puissent comprendre. Les lois de la physique, de la mécanique, commenceront seules à détruire ces primitives images. Et eux, comme moi, comme tout le monde, avant la physique ont attaqué la géographie physique.

Dans l’enseignement de la géographie, comme de toutes les autres matières, la faute la plus habituelle, la plus grossière, la plus nuisible, c’est le trop de hâte. Nous avons été si joyeux d’apprendre que la terre est ronde et tourne autour du soleil, que nous nous empressons de le transmettre le plus vite possible à l’élève. Mais ce qui est précieux, ce n’est point de savoir que la terre est ronde, c’est de savoir comment on y est arrivé. Très souvent on raconte aux enfants que le soleil est à tant de trillions de verstes de la terre ; mais cela ne les intéresse pas du tout, ni ne les émerveille ; ce qui les intéresse, c’est de savoir comment on est arrivé à ce calcul. Qui veut parler de cela ferait mieux de s’occuper de parallaxes. C’est bien possible.

Je me suis arrêté longtemps sur la rondeur de la terre parce que ce que je dis sur ce point s’applique à la géographie tout entière. Sur mille personnes intelligentes, en dehors des instituteurs et des écoliers, une au moins sait bien ce qui produit l’hiver et l’été, et sait bien où se trouve la Guadeloupe ; sur mille enfants, pas un ne comprend, dans son enfance, l’explication de la rondeur de la terre, pas un ne croit à l’existence véritable de la Guadeloupe ; et l’on continue à apprendre ceci et cela, dès l’enfance, à tout le monde.

Après la géographie physique, je commençai les parties du monde avec leurs différents caractères et il n’en restait rien. Seulement, quand tu interroges, on crie à qui mieux mieux : « Asie, Afrique, Australie ; » et si brusquement, tu demandes : « dans quelle partie du monde se trouve la France ? (après avoir dit, une minute auparavant, que l’Angleterre, la France, se trouvent en Europe), — quelqu’un s’écriera que la France est en Afrique. La question : « pourquoi ? » apparaît dans chaque regard éteint, dans chaque son de la voix, quand on commence la géographie ; et point de réponse à cette triste question : « pourquoi ? »

De même que dans l’histoire, l’idée de commencer par la fin, de même dans la géographie l’idée a germé et grandi de commencer par la classe de l’école, par notre village. J’ai vu ces essais en Allemagne, et moi-même, découragé par l’insuccès de la géographie ordinaire, je me suis mis à décrire la classe, la maison, le village. Comme le tracé des plans, de pareils exercices ne sont pas sans utilité, mais savoir quelle terre vient après notre village ne les intéresse guère, parce qu’ils savent tous que c’est Téliatinkis, et savoir qu’est-ce qui vient après Téliatinkis ne les intéresse guère, parce que c’est, sans aucun doute, un village du genre de Téliatinkis, et Téliatinkis avec ses champs ne les intéresse pas du tout. — J’ai essayé de prendre des points de repère, comme Moscou, Kiev, mais tout cela se brouillait si bien dans leur tête qu’ils étaient obligés de l’apprendre par cœur. — J’ai essayé de dessiner des cartes, et cela les amusait, aidait la mémoire ; mais de nouveau apparaissait la question : « Pourquoi aider la mémoire ? » — J’ai encore essayé de leur parler des terres polaires et équatoriales ; ils écoutaient avec plaisir, et racontaient ensuite, mais ils retenaient tout de ces récits, sauf ce qu’il y avait de géographique en eux. En fait, le tracé des plans du village était le tracé des plans, mais pas la géographie ; le dessin des cartes était le dessin des cartes, mais pas la géographie ; les récits d’animaux, de forêts, de glaces et de villes, étaient des récits, mais pas la géographie. La géographie était uniquement ce qui s’apprenait par cœur. De tous les livres nouveaux, Groubé, Biernodski, — pas un n’était intéressant. Un livre oublié de tous, qui ressemble à la géographie, se lisait mieux que les autres ; le meilleur modèle, à mon sens, de ce qu’il faut faire pour préparer les enfants à l’étude de la géographie, c’est-à-dire pour éveiller en eux le goût de la géographie. Ce livre c’est Parley, traduction russe de 1837. Il peut se lire, mais c’est plutôt un guide pour l’instituteur qui raconte, d’après ce livre, ce qu’il sait sur chaque pays et sur chaque ville. Les enfants racontent, mais ils retiennent rarement le nom et la position sur la carte du pays où se passe l’événement raconté ; l’événement seul leur reste dans l’esprit la plupart du temps.

Cependant, dans ces derniers temps, malgré tout l’art avec lequel ce livre déguise l’étude de noms inutiles, malgré toute notre discrétion à en faire usage, les enfants eurent vent qu’on voulait les leurrer avec de petites historiettes, et ils prirent un dégoût absolu de cette classe.




XI


Je finis par en venir à cette conviction que, en ce qui touche l’histoire, non seulement il n’y a pas besoin de connaître la période ennuyeuse de l’histoire russe, mais que Cyrus, César, Alexandre de Macédoine ne sont pas plus nécessaires pour le développement de l’enfant. Tous ces personnages, tous ces événements intéressent l’écolier non pas en raison de leur signification historique, mais en raison de leur attrait dramatique, en raison de l’art déployé par l’historien, ou, plus souvent, par la tradition populaire.

L’histoire de Romulus et Rémus l’intéresse non point parce que ces deux frères ont fondé le plus puissant empire de l’univers, mais parce qu’elle est attrayante, jolie, merveilleuse…, la louve qui les allaitait, etc. L’histoire de Gracchus l’intéresse parce qu’elle est aussi dramatique que celle de Grégoire VII et de l’empereur humilié, à laquelle il est possible de l’intéresser. Mais l’histoire des migrations des peuples lui semblera ennuyeuse et sans but, parce que l’art y manque, de même que l’histoire de l’invention de l’imprimerie, si vous n’essayez pas de lui suggérer que cette invention marque dans l’histoire, et que Gutenberg est un grand homme. Dites-lui bien comment on inventa les allumettes et il n’admettra jamais que l’inventeur des allumettes ait été moins grand que Gutenberg : en un mot, pour l’enfant et en général pour quiconque apprend et n’a pas encore vécu, le goût de l’histoire en soi n’existe pas ; il n’y a que le goût de l’art.

On dit que le perfectionnement des méthodes rendra possible l’étude artistique de toutes les périodes de l’histoire : je ne le vois pas. Macaulay et Thiers peuvent encore moins se mettre dans les mains de l’enfant que Tacite et Xénophon.

Pour rendre l’histoire populaire il faut, non la revêtir d’une forme artistique, mais personnifier les événements historiques, comme font parfois la légende, parfois les grands penseurs et les grands artistes. Les enfants n’aiment l’histoire que vivifiée par l’art. Pour eux l’intérêt historique n’existe pas, ne saurait exister ; il ne peut donc y avoir d’histoire enfantine. L’histoire ne fait que prêter, parfois, matière au développement artistique, et tant que le goût de l’histoire n’est pas éveillé, elle n’est point l’histoire. Berté, Kaïdanov demeurent les seuls manuels, — le vieux jeu : « L’histoire des Mèdes est obscure et fabuleuse. » Pas d’histoire possible pour des enfants auxquels échappe l’intérêt de l’histoire. Les essais contraires tendant à revêtir d’art et d’agrément l’histoire et la géographie, les esquisses biographiques de Groubé, de Biernodski, ne satisfont ni aux exigences de l’art, ni aux exigences de l’histoire, et, de plus, elles se chargent de détails jusqu’à prendre des proportions impossibles.




XII


Il en va de même pour la géographie. Quand Mitrofanouchka[16] étudie la géographie, sa mère lui dit :

— À quoi bon apprendre toutes les terres ? Le cocher te mènera bien où il te faudra aller.

Jamais rien de plus fort n’a été dit contre la géographie, et tous les savants de l’univers ne sauraient rien répondre à un argument aussi invincible. Je parle très sérieusement. À quoi bon connaître la situation de Barcelone, du moment que je suis arrivé à l’âge de trente-trois ans sans avoir jamais éprouvé une seule fois le besoin de cette connaissance ? La description la plus pittoresque de Barcelone et de ses habitants ne pouvait, ce me semble, contribuer à développer mes facultés intellectuelles. Que sert à Semka et à Fedka d’apprendre le canal Mariine et sa navigation, si, comme tout porte à le supposer, ils n’auront jamais à y venir ? Et s’il arrive à Semka d’y venir jamais, il est indifférent qu’il l’ait appris ou non : il connaîtra cette navigation par la pratique, et la connaîtra bien. Mais en quoi contribue au développement de ses facultés intellectuelles de savoir que la filasse s’expédie en aval, et le goudron, au contraire, en amont de la Volga, qu’il y a un port appelé Doubovka, que telle couche souterraine se prolonge jusqu’à tel point, et que les Samoïèdes se font traîner par des rennes, etc. ? C’est ce que je ne puis imaginer.

Je sens en moi tout un monde de connaissances, — sciences mathématiques et naturelles, langue, poésie, — que je ne puis transmettre, faute de temps ; il y a une innombrable masse de questions sur les phénomènes de la vie ambiante qui sollicitent la curiosité de l’élève et auxquelles je dois répondre, avant que de lui dépeindre les glaces polaires, les terres du tropique, les montagnes d’Australie et les fleuves d’Amérique.

En histoire, comme en géographie, l’expérience dit partout la même chose, confirme partout nos idées. Partout leur enseignement va mal. En vue des examens, on apprend par cœur les montagnes, les villes, les fleuves, les czars et les rois : les seuls manuels possibles demeurent ceux d’Arsenyev et d’Obodovski, de Kaïdanov, de Smaragdov et de Berté, et partout on se plaint ; on cherche quelque chose de nouveau, et l’on ne trouve pas. Le plus singulier, c’est que tous avouent l’incompatibilité de la géographie avec l’esprit des élèves du monde entier ; et c’est pourquoi ils imaginent mille moyens ingénieux (comme la méthode Sidov) pour forcer les enfants à retenir les noms ; mais l’idée la plus simple, qu’il ne faut pas de géographie du tout, qu’il ne faut pas apprendre ces noms, ne leur vient nullement à l’esprit.

Toutes les tentatives pour combiner la géographie avec la géologie, la zoologie, la botanique, l’ethnographie et je ne sais quoi encore, comme l’histoire avec les biographies, demeurent de vaines chimères, suscitant de mauvais livres dans le genre de Groubé, qui ne conviennent ni aux enfants ni aux adolescents, ni aux instituteurs, ni au public en général. Si les auteurs de ces manuels soi-disant nouveaux de géographie et d’histoire pensaient à ce qu’ils demandent et essayaient eux-mêmes d’appliquer leurs livres à l’enseignement, ils se convaincraient alors de l’impossibilité de l’entreprise.

D’abord la géographie combinée avec les sciences naturelles et l’ethnographie constituerait la plus vaste des sciences, pour laquelle la vie humaine ne suffirait pas, et une science encore moins enfantine et plus sèche que la géographie seule. En second lieu, il faudrait au moins mille ans pour recueillir les matériaux d’un pareil manuel. Pour enseigner la géographie du district de Krapivenski, je serais forcé de donner aux élèves des notions détaillées sur la flore, sur la faune, sur la construction géologique de la terre au pôle nord, sur les habitants et le commerce de la Bavière, parce que j’aurais des données sur ces points de connaissance, et je ne pourrais presque rien dire sur les districts de Bielevski et d’Efremovski, parce que je n’aurais pas de données là-dessus. Mais les enfants et le sens commun exigent de moi une certaine harmonie, une certaine symétrie dans l’enseignement.

Il ne reste qu’une chose à faire : ou apprendre par cœur, d’après la géographie d’Obodovski, ou ne pas apprendre du tout. De même que, pour enseigner l’histoire, il faut éveiller le goût de l’histoire ; de même, pour enseigner la géographie, il faut éveiller le goût de la géographie. Or ce goût, d’après mes observations et d’après l’expérience, est suscité soit par l’étude des sciences naturelles, soit, surtout, et dans la proportion de quatre-vingt-dix-neuf pour cent, par les voyages. Comme, pour l’histoire, la lecture des journaux et des biographies, et principalement l’intérêt que l’on prend à la vie politique de son pays, ainsi, pour la géographie, les voyages aident les premiers pas dans la science. Tous ces moyens d’étude sont aujourd’hui à la portée de chacun, et d’autant moins devons-nous hésiter à répudier l’antique superstition de l’histoire et de la géographie. La vie elle-même est, de notre temps, tellement instructive sur ce point, que si les connaissances géographiques et historiques étaient en effet nécessaires au développement général, comme nous le croyons, la vie se chargerait toujours de combler la lacune.

Et vraiment, l’antique superstition abolie, il n’y a rien de bien terrible à penser que des gens grandiront sans apprendre dans leur enfance ce que c’était que Iaroslav, Othon, et qu’il y a une Estrémadure, etc. On a cessé d’apprendre l’astrologie, on a cessé d’apprendre la rhétorique, la poétique, on cesse d’apprendre le latin, et le genre humain n’en devient pas plus sot. Des sciences nouvelles surgissent, les naturelles commencent, de notre temps, à se populariser. Il faut se détacher des anciennes, et les mettre au rebut, non pas toutes, mais celles que la naissance des sciences nouvelles a rendues impossibles.

Inspirer le désir de savoir comment vit, a vécu, s’est transformé et développé le genre humain dans les différents royaumes, de savoir les lois suivant lesquelles l’humanité évolue éternellement, inspirer d’autre part le désir de comprendre les lois des phénomènes naturels dans l’univers entier et de la distribution du genre humain sur la surface du globe, — cela, c’est une autre chose. Peut-être est-il utile d’inspirer de pareils désirs, mais ce ne seront ni les Ségur, ni les Thiers, ni les Obodovski, ni les Groubé, qui permettront d’atteindre ce but. Je ne vois pour cela que deux éléments : le sentiment de l’art et le patriotisme. Pour développer l’un et l’autre, il n’existe pas encore de manuel ; mais tant que nous ne les aurons pas, il nous faudra chercher ou perdre inutilement le temps et les forces, estropier la jeune génération en la forçant d’apprendre l’histoire et la géographie uniquement parce qu’on nous a appris l’histoire et la géographie.

Avant l’université, non seulement je ne vois pas du tout la nécessité de l’enseignement de l’histoire et de la géographie, mais j’y vois des inconvénients graves. Après, je ne sais pas.



  1. Orthographe russe du mot Abraham.
  2. Orthographe russe du mot Rébecca.
  3. Orthographe russe du mot Jacob.
  4. Ésaü.
  5. Laban.
  6. Joseph.
  7. Putiphar.
  8. Gethsémani. Le Jardin des Oliviers.
  9. Miecislas, Vratislas, Boleslas.
  10. Un poud pèse un peu plus de 15 kilos.
  11. Vaste plaine de la Russie (Toula) entre le Don et la Népéïadva. Dmitri, grand duc de Moscovie, y remporta sur les Tatars, en 1378, une grande victoire qui détermina l’expulsion définitive des Tatars du nord de l’Europe.
  12. 1612, avènement des Romanov ; 1812, campagne de Russie.
  13. Fabricants de samovars.
  14. Mot allemand. Enseignement abrégé.
  15. Bonne d’enfant.
  16. L’enfant mineur, dans la comédie « l’Enfant mineur » de Von Wiésin.