L’École de Iasnaïa Poliana/Troisième étude

La bibliothèque libre.
Traduction par B. Tseytline et E. Jaubert.
Albert Savine (p. 279-328).


TROISIÈME ÉTUDE


Le dessin et le chant.


I


Dans ce tableau de l’école de Yasnaïa Poliana pendant les mois de novembre et de décembre, j’ai maintenant à parler de deux matières qui se distinguent absolument de toutes les autres : le dessin et le chant, — les arts.

Est-il utile à des enfants de paysans, placés dans la nécessité de passer leur vie entière dans le souci du pain quotidien, leur est-il utile d’apprendre les arts, et en quoi ? Quatre-vingt-dix-neuf sur cent répondront et répondent à cette question par la négative. Et on ne peut pas répondre autrement. Dès qu’une question pareille se pose, le sens commun exige cette réponse-ci : ce n’est pas son lot à lui, d’être artiste, son lot est de labourer. S’il a des préoccupations d’art, il sera hors d’état de supporter sans faiblir le labeur obstiné qu’il lui faut supporter, faute de quoi l’existence de l’État serait impossible. En disant lui, je veux dire l’enfant du peuple. C’est vrai, c’est une absurdité, mais je suis ravi de cette absurdité, je ne recule point devant elle, j’essaye seulement d’en trouver les causes.

Il y a une autre absurdité plus grande. Cet enfant du peuple, chaque enfant du peuple a les mêmes droits, que dis-je ? a des droits plus grands aux jouissances de l’art que nous autres, enfants d’une classe privilégiée, nous, que n’opprime point la nécessité de ce labeur obstiné, nous, qu’entourent toutes les commodités de la vie. Le priver des jouissances de l’art, me priver, moi, l’instituteur, du droit de l’introduire dans ce domaine des plus vives voluptés qu’il implore de toutes les puissances de son être, — c’est une absurdité autrement grande.

Comment concilier ces deux absurdités ? Toute conciliation est impossible, et c’est vouloir se tromper que de croire le contraire. On dira et on dit : « Si l’on a le besoin d’apprendre le dessin à l’école populaire, ce ne peut être que le dessin d’après nature, le dessin technique, applicable à la vie, le dessin d’une charrue, d’une machine, d’un bâtiment, le dessin considéré seulement comme un art auxiliaire du dessin linéaire. » C’est ainsi que l’entend le professeur de Yasnaïa Poliana. Mais l’expérience nous a démontré l’inanité et l’injustice de ce programme technique. La plupart des élèves, après quatre mois de ce dessin restreint aux seules applications techniques, exempt de toute reproduction de figures, d’animaux, de paysages, finissaient par se dégoûter presque de la copie des objets techniques, et poussaient si loin le sentiment et le besoin du dessin d’art, qu’ils se faisaient des cahiers où ils dessinaient en cachette des hommes, des chevaux avec leurs quatre jambes partant du même point.

De même pour la musique. Le programme ordinaire des écoles populaires n’admet pas le chant en dehors des chœurs et aussi du plain-chant. Ou bien c’est une étude des plus ennuyeuses, des plus douloureuses pour les enfants, que de produire certaines notes ; c’est-à-dire qu’ils deviennent et se considèrent comme des gosiers destinés à remplacer les petits tuyaux de l’orgue ; ou bien ils sentent se développer en eux le sentiment du joli, qui trouve sa satisfaction dans la balalaïka[1], dans l’harmonica, souvent dans quelque chanson dénaturée, toutes choses que le maître ne reconnaît pas, et où il ne trouve pas nécessaire de guider les élèves. De deux choses l’une : ou les arts en général sont inutiles et nuisibles, ce qui est moins étrange qu’il ne semble au premier abord ; ou chacun, sans distinction de classes et d’occupations, a droit à l’art, droit de s’abandonner complètement à lui, en vertu de cet axiome, que l’art ne souffre pas la médiocrité.

L’absurdité n’est pas là, l’absurdité est dans une demande comme celle-ci : « Les enfants du peuple ont-ils droit aux arts ? » C’est comme si on demandait si les enfants du peuple ont le droit de manger de la viande, c’est-à-dire s’ils ont le droit de satisfaire les nécessités de leur nature humaine. La question n’est pas là ; ce qui importe, c’est de savoir si cette viande est bonne, que nous offrons, que nous refusons au peuple. Pareillement, en distribuant au peuple certaines connaissances qui sont en notre pouvoir, et en remarquant leur influence nuisible sur lui, je conclus, non que le peuple est mauvais parce qu’il n’accepte pas ces connaissances, non qu’il est trop peu développé pour les accepter et les utiliser, mais qu’elles sont mauvaises, anormales, et qu’il faut, à l’aide du peuple, élaborer des connaissances nouvelles, qui conviennent à nous tous, gens du monde et gens du peuple. Je conclus que ces connaissances, que les arts vivent parmi nous sans nous sembler nuisibles, mais ne peuvent vivre parmi le peuple et semblent lui nuire, uniquement parce que ces connaissances, ces arts, ne sont pas ceux qu’il faut en général ; nous vivons parmi eux uniquement parce que nous sommes dépravés, tout semblables aux gens qui, demeurant assis impunément, pendant des cinq heures, dans les miasmes de l’usine ou du traktir[2], ne sont pas incommodés par ce même air qui tue un homme fraîchement arrivé.

On dira :

— Qui donc a dit que les connaissances et les arts de notre classe intelligente sont faux ? Pourquoi, de ce que le peuple ne les accepte pas, concluez-vous leur fausseté ?

Toutes ces questions se résolvent très-simplement :

— Parce que nous sommes des mille, et qu’ils sont des millions.

Je poursuis ma comparaison avec un phénomène physiologique reconnu. Un homme vient de l’air frais dans une salle basse, où l’on a beaucoup fumé, beaucoup respiré. Toutes ses fonctions vitales sont encore intactes ; son organisme, par la respiration, se nourrissait d’oxygène puisé largement dans l’air pur. Sous l’action du même fonctionnement machinal de l’organisme, il commence à respirer dans la salle infectée ; les gaz nuisibles se mêlent à son sang en grande quantité ; l’organisme s’affaiblit (souvent arrive la syncope, parfois la mort) ; tandis que des centaines d’hommes continuent à respirer et à vivre dans ce même air vicié, par cette unique raison que toutes leurs fonctions se sont amoindries, en d’autres termes, qu’ils sont plus faibles, vivent moins.

On me dira :

— Ils vivent autant les uns que les autres, et qui décidera quelle vie est plus normale et meilleure, puisque, inversement, il arrive à l’homme qui sort d’une atmosphère viciée pour entrer dans un air pur, il lui arrive souvent de tomber en syncope ?

La réponse est facile : non pas même un physiologiste, mais un homme simple, avec son gros bon sens, dira :

— Où les hommes vivent-ils le mieux, dans l’air pur ou dans les prisons infectées ?

Et il décidera d’après la mortalité comparée. Le physiologiste, lui, analysera les fonctions de l’un et de l’autre, et dira que les fonctions sont plus vivaces et la nutrition plus complète chez celui qui vit dans l’air pur.

Il existe le même rapport entre les arts de la classe prétendue intelligente et les arts que réclame le peuple : je parle de la peinture, de la sculpture, de la musique et de la poésie. Un tableau d’Ivanov provoquera chez le peuple cet étonnement qu’on éprouve devant l’habileté technique, mais pas le moindre sentiment poétique ou religieux, tandis que ce même sentiment surgira devant le tableau mal gravé qui représente Ivan de Novgorod et le diable dans une buire[3]. La Vénus de Milo n’excitera que ce dégoût légitime qu’on sent devant la nudité, devant l’impudeur d’une femme. Le dernier quatuor de Beethoven ne semblera qu’un bruit désagréable, dont le seul intérêt sera que l’un y joue du grand violon, l’autre du petit. La meilleure œuvre de notre poésie, le poème lyrique de Pouchkine, apparaîtra comme une enfilade de mots, et, quant au fond, comme de méprisables bagatelles.

Mais introduisez l’enfant du peuple dans ce monde — vous pouvez le faire et vous le faites constamment par la hiérarchie des établissements d’instruction, des académies, des classes d’art : — alors il sentira, et sentira profondément, et le tableau d’Ivanov, et la Vénus de Milo, et le quatuor de Beethoven, et le poème lyrique de Pouchkine. Mais, en entrant dans ce monde, il cessera de respirer à pleins poumons, et, s’il lui arrive d’en sortir encore, l’air frais qui l’enveloppera lui fera mal. La réponse qu’en matière de respiration feront le sens commun et la physiologie, le même sens commun et la pédagogie (non point celle qui trace des programmes, mais celle qui essaie de trouver les meilleures méthodes de l’enseignement et ses lois) la feront en matière d’art, à savoir que celui-là vit mieux et plus pleinement qui ne vit point dans la sphère des arts de notre classe intelligente, que le besoin de l’art et les jouissances qu’il procure sont bien plus complets, bien plus légitimes dans le peuple que chez nous. Le sens commun répondra cela parce qu’il voit heureuse et puissante, non par le nombre seulement, la majorité qui vit en dehors de cette sphère ; le pédagogue analysera les facultés de l’âme chez ceux qui vivent dans notre milieu et en dehors de ce milieu ; il analysera, lors de l’introduction des hommes dans une salle infectée, c’est-à-dire lors de l’initiation à nos arts des jeunes générations, les causes de ces syncopes, de ces dégoûts qui saisissent les êtres sains et frais lorsqu’on les introduit dans une atmosphère artificielle et les causes de la diminution de leur âme, et il conclura que le droit du peuple à l’art est plus légitime que celui de la minorité dépravée des classes soi-disant intelligentes.



II


Je faisais ces observations sur deux branches de nos arts que je connais mieux et que j’ai jadis aimées avec passion, la musique et la poésie. Et il est dur de se dire :

— J’en suis venu à cette conviction, que tout ce que nous avons fait dans ces deux branches est faux, exclusif, sans portée, sans avenir, et nul en comparaison des besoins du peuple, et même des œuvres dont nous trouvons chez lui des échantillons. Je suis convaincu que tel poème lyrique, comme par exemple :


Je me rappelle le moment merveilleux…


que les chefs-d’œuvre de la musique, comme la dernière symphonie de Beethoven, ne sont pas aussi absolument, aussi complètement beaux que la chanson de Vagnka-le-Sommelier et la mélodie En aval de notre fleuve Volga ; que Pouchkine et Beethoven nous plaisent, non parce qu’ils expriment la beauté absolue, mais parce que nous sommes aussi dépravés que Pouchkine et Beethoven, parce que Pouchkine et Beethoven flattent également notre irritabilité anormale et notre faiblesse.

Quant à ce paradoxe usé jusqu’à la banalité que l’intelligence du beau exige une certaine préparation, qui a dit cela, pourquoi, qu’est-ce qui le prouve ? Ce n’est qu’un faux-fuyant pour sortir de l’impasse où nous a acculés la fausseté de notre point de vue, le privilège de l’art exclusif à une seule classe. Pourquoi la beauté du soleil, la beauté d’un visage humain, la beauté d’une chanson populaire, la beauté de l’amour et du sacrifice, sont-elles accessibles à chacun et n’exigent-elles pas de préparation ?

Je sais que la plupart ne verront là qu’un bavardage, le droit de la langue sans os[4], mais la pédagogie, — la pédagogie libre, — par la voie de l’expérience, élucide plusieurs de ces questions, et les transporte, par la répétition innombrable des mêmes phénomènes, du domaine des illusions et des raisonnements dans le domaine des thèses prouvées par les faits. Pendant des années, je me suis évertué vainement à initier les élèves aux beautés poétiques de Pouchkine et de toute notre littérature. La même expérience a été faite par une foule innombrable d’instituteurs, — et non pas dans la Russie seule ; — si tous ces instituteurs s’interrogent sur les résultats de leurs efforts et s’ils veulent être sincères, tous reconnaîtront que leurs tentatives pour développer le sentiment poétique avaient pour principale conséquence d’en inspirer le dégoût, que les natures les plus poétiques manifestaient une invincible répugnance pour toutes ces explications… Pendant des années, dis-je, je m’évertuai sans jamais rien obtenir, — et je n’avais qu’à ouvrir le recueil de chansons de Ribnikov pour que les aspirations poétiques des élèves eussent aussitôt une satisfaction complète, et une satisfaction que moi, en comparant la première venue de ces chansons avec la meilleure œuvre de Pouchkine, je ne pouvais pas ne pas trouver légitime. La même chose m’est arrivée avec la musique, dont je vais m’occuper maintenant.

J’essaierai de résumer tout qui a été dit ci-dessus. Sur la question : « Les beaux-arts[5] sont-ils nécessaires au peuple ? » les pédagogues hésitent d’ordinaire et s’embrouillent (le seul Platon a décidé hardiment et négativement la question).

On dit :

— Il le faut, mais avec de certaines restrictions ; donner à tous la faculté d’être artistes est nuisible à l’ordre social.

On dit :

— Certains arts ne peuvent exister à un certain degré que dans une certaine classe de la société.

On dit :

— Les arts doivent avoir leurs serviteurs exclusifs, adonnés à une tâche unique.

On dit :

— Les grands talents doivent avoir la faculté de sortir du milieu populaire pour s’abandonner tout entiers à l’art.

Ceci est la plus grande concession que fasse la pédagogie au droit que chacun a d’être ce qu’il veut.

C’est à atteindre ces buts que tendent toutes les préoccupations des pédagogues, en ce qui touche l’art. Je trouve tout cela injuste. J’estime que le besoin des jouissances artistiques et le culte de l’art existent dans chaque personne humaine, quelles que soient sa race et sa sphère, que ce besoin est légitime et doit être satisfait. Et, érigeant cette maxime en axiome, je dis que si la jouissance par l’art et son culte universel présentent des inconvénients et des dissonances, la cause en est, non pas dans la méthode de l’initiation, non pas dans la propagation ou la concentration de l’art entre plusieurs ou quelques-uns, mais dans le caractère et les tendances de l’art ; et nous devons, sur ce point, nous montrer circonspects, de peur d’inculquer le faux à la jeune génération, et aussi pour lui donner, à cette jeune génération, les moyens d’élaborer un art nouveau tant par la forme que par le fond.



III


Lorsque, il y a neuf mois, je me suis mis à l’enseignement du dessin, je n’avais pas encore alors de plan arrêté ; je ne savais ni comment distribuer la matière de cet enseignement, ni comment guider les élèves. Je n’avais ni dessins ni modèles, seulement quelques albums illustrés dont je ne devais pas user d’ailleurs, me contentant des simples moyens auxiliaires qu’on peut toujours se procurer dans chaque école de village. Un tableau en bois peint, de la craie, des ardoises, des règles carrées, de longueurs différentes, déjà employées pour l’étude des mathématiques, voilà tout notre matériel d’enseignement, ce qui, du reste, ne nous empêchait pas de copier tout ce qui nous tombait sous la main. Aucun des élèves n’avait encore appris à dessiner, ils ne m’apportaient que leur jugement, auquel on laissait la pleine liberté de se prononcer, comme et quand ils le voulaient, et qui devait, en me révélant leurs aspirations, me mettre à même de composer un plan précis d’étude.

Pour commencer, je formai un carré de quatre règles, pour voir si les enfants seraient en état de copier ce carré sans une préparation préalable. Quelques-uns seulement dessinèrent des carrés très irréguliers, reproduisant par des lignes droites les règles qui formaient le carré. Je ne fus pas satisfait. Pour les plus faibles, je traçai avec de la craie un carré au tableau. Puis nous composâmes de même une croix, et nous la copiâmes.

Un sentiment inconscient, inné, faisait trouver à la plupart des enfants un rapport assez juste entre les lignes, bien qu’ils dessinassent ces lignes assez mal. Et moi je ne croyais point nécessaire d’arriver à obtenir dans chaque copie la régularité des lignes droites, pour ne pas les tourmenter inutilement ; je désirais seulement que la figure fût copiée. Je préférais leur montrer d’abord les rapports des lignes entre elles, d’après leur longueur et leur direction, plutôt que de les guider dans l’art de tracer ces lignes.

L’enfant comprendra le rapport entre une ligne courte et une longue, la différence entre un angle droit et un angle obtus, avant d’apprendre lui-même à mener passablement une ligne droite.

Peu à peu, dans les leçons suivantes, nous arrivions à reproduire les angles de ces règles carrées, et nous en composions ensuite les figures les plus variées. Les élèves négligeaient absolument l’épaisseur de ces règles, la troisième dimension, et nous ne dessinions jamais que la face antérieure des objets à copier.

La difficulté de reproduire, avec notre matériel insuffisant, la position et les rapports de ces objets, m’obligeait parfois à dessiner les figures au tableau. Souvent je combinais le dessin d’après nature avec le dessin d’après le modèle, en proposant un objet quelconque : si les enfants n’avaient pas pu copier l’objet donné, je le dessinais moi-même au tableau.

Voici comment se faisait la copie des figures d’après le tableau. Je traçais d’abord une ligne horizontale ou verticale, je la divisais par des points en un certain nombre de parties : les élèves copiaient cette ligne. Ensuite je menais une ou plusieurs autres lignes perpendiculaires à la première ou inclinées suivant un certain angle, et je les divisais en parties égales. Ensuite nous joignions les points de division des différentes lignes par des lignes droites ou courbes et nous composions une figure symétrique, qui, à mesure qu’elle avançait, était copiée par les enfants.

Je voyais à cela deux avantages. Le premier, c’est que, de cette manière, les enfants étudient à l’aide de la simple vue tout le mécanisme de la formation de la figure. Secondement, la copie d’après le tableau développe en lui la notion du rapport des lignes bien mieux que la copie des dessins et des originaux. Ce système ôte tout moyen de copier dans les proportions réelles : la figure elle-même, comme l’objet naturel, doit être reproduite à une moindre échelle.

Il est presque toujours inutile de proposer une figure ou un grand tableau entièrement dessinés, parce que l’élève commençant sera au bout de son latin devant ce tableau comme devant un objet naturel. Mais la construction même de la figure sous ses yeux a une grande importance. Il voit alors le squelette du dessin, sur lequel viendra ensuite s’appliquer le corps lui-même. Les élèves étaient toujours invités à faire la critique de mes lignes et de leurs rapports entre elles. J’affectais souvent de dessiner irrégulièrement, pour reconnaître à quel point se formait leur jugement sur la régularité des lignes et sur leurs rapports entre elles. Ensuite je demandais aux enfants, quand j’avais dessiné quelque figure, où il fallait, à leur sens, ajouter une ligne ; même j’obligeais l’un ou l’autre d’entre eux à inventer la composition de la figure.

Je provoquais ainsi chez les enfants, non seulement un plus vif intérêt, mais leur libre coopération à la composition et au développement de la figure, ce qui empêchait la question « pourquoi ? », question que l’enfant se pose toujours naturellement dans la copie de l’original.

Je réglais la marche et la méthode de l’enseignement d’après le plus ou moins de compréhension, d’après le plus ou moins d’intérêt, et j’ai plus d’une fois laissé de côté telle leçon entièrement préparée uniquement parce qu’elle ennuyait ou déroutait les enfants.

Je commençai par donner à copier des figures symétriques, leur formation étant plus aisée et plus apparente. Ensuite, à titre d’essai, je priai les meilleurs élèves d’imaginer eux-mêmes et de dessiner des figures au tableau. Bien que tous dessinassent des figures du même genre, il n’en était pas moins intéressant d’observer leur émulation, leurs jugements réciproques, la construction originale de leurs figures. Beaucoup de ces dessins correspondaient aux divers caractères des élèves.

Chaque enfant sent en lui un instinct d’indépendance qu’il serait pernicieux d’étouffer dans n’importe quel enseignement, et qui, ici, se manifeste surtout par de l’irritation contre la copie de modèles. Par suite des procédés ci-dessus mentionnés, cet instinct non seulement ne s’étouffait pas, mais allait se développant et s’affermissant encore davantage.

Si l’élève n’apprend pas dès l’école à créer lui-même, il ne fera qu’imiter toujours dans la vie, copier, puisque, après avoir appris à copier, bien peu sont capables de faire une application personnelle de leurs connaissances.

En observant toujours dans le dessin les formes naturelles, en donnant tour à tour les objets les plus variés, comme par exemple les feuilles d’un aspect caractéristique, les fleurs, la vaisselle, les choses usuelles, les outils, je tâchai d’éviter la routine et l’affectation.

Avec les plus grandes précautions je me mis à expliquer les ombres, les demi-teintes, parce que le commençant altère facilement, par des lignes hachées, le caractère et la régularité de la figure et s’accoutume bien vite à barbouiller.

Grâce à cette méthode, plus de trente élèves ont, en quelques mois, appris assez fondamentalement à saisir les rapports des lignes dans les figures et dans les objets les plus divers, et à reproduire ces figures au moyen de lignes nettes et précises.

L’art tout mécanique du dessin linéaire se développe peu à peu comme de lui-même. Le plus difficile pour moi fut d’accoutumer les élèves à la propreté des cahiers et du dessin lui-même. La commodité d’effacer ce qui était tracé sur les ardoises me rendait sur ce point la tâche malaisée. En donnant des cahiers aux meilleurs élèves, aux mieux doués, je réussis à obtenir une plus grande propreté dans le dessin en lui-même ; car la grande difficulté d’effacer les oblige à tâtonner moins, à moins salir ce sur quoi ils dessinent. Au bout d’une courte période les meilleurs élèves étaient arrivés à un si juste, un si pur maniement du crayon, qu’ils pouvaient dessiner proprement et régulièrement non seulement les figures rectilignes, mais aussi les plus fantastiques, toutes en lignes courbes.

J’obligeais quelques-uns des élèves à corriger les figures des autres quand ils avaient fini les leurs, — et cette attention de l’instituteur aiguillonna grandement les élèves, qui pouvaient de la sorte appliquer sur l’heure ce qu’ils venaient d’apprendre.

Dans les derniers temps, je me suis occupé avec les aînés à dessiner les objets dans les positions, les perspectives les plus diverses, sans m’attacher exclusivement à la méthode si connue de Dupuis.



IV


Nous revenions, l’été passé, de la baignade. Tous nous étions fort joyeux. Ce même fils de paysan que le garçon de la cour avait jadis poussé au vol des livres, — un gros joufflu, trapu, le visage taché de son, les jambes torses et cagneuses, avec toutes les façons d’un mougik de la steppe, mais une nature intelligente, robuste, bien douée, — courut en avant et grimpa sur le chariot qui se mettait en marche. Il prit les guides, rejeta son bonnet en arrière, cracha de côté, et se mit à entonner une chanson traînante de mougik ; et comme il chantait ! — avec sentiment, avec extase. Les enfants commencèrent à rire.

— Voyez, Vasska, voyez, Vasska, comme il chante bien !

Vasska gardait son sérieux.

— Eh ! toi, n’interromps pas ma chanson, dit-il en faisant l’enroué, pendant un intervalle, d’un air tout à fait sérieux et grave.

Et il se remit à chanter.

Deux enfants, les plus musiciens, vinrent s’asseoir à côté de lui, dans le chariot, et accordèrent leurs voix avec la sienne. L’un prenait tantôt l’octave, tantôt la sixte, l’autre la tierce, et c’était très bien. Puis d’autres enfants, prenant parti, entonnèrent : « Comme sous un pommier, » et se mirent à crier ; c’était bruyant, mais peu agréable.

Ce même soir commença le chant. Aujourd’hui, après huit mois, nous chantons : « L’Ange appelle… », deux hymnes séraphiques, les quatrième et septième, toute la messe ordinaire et de petits chœurs. Les meilleurs élèves (seulement deux) écrivent les airs des chansons qu’ils savent et lisent presque les notes. Mais, jusqu’ici, tout ce qu’ils chantent est moins bien que leur chanson, quand nous revenions de la baignade. Je dis tout cela sans arrière-pensée, sans vouloir prouver quoi que ce soit ; je dis seulement ce qui est.

Je vais maintenant exposer comment se fait l’enseignement, dont je suis relativement satisfait.

Dans la première leçon, je les divisai tous en trois voix, et nous chantâmes les accords suivants :

Nous apprîmes cela très vite. Chacun chantait la partie qu’il voulait, essayant le soprano, passant au ténor et du ténor à l’alto, de sorte que les meilleurs apprirent l’accord entier — do - mi - sol, quelques-uns même tous les trois. Ils prononçaient les noms des notes en français. L’un chantait « mi - fa - fa - mi », l’autre « do - do - ré - do », etc.

— Vois, comme c’est harmonieux, Léon Nikolaïevitch, disaient-ils. Ça commence même à caresser l’oreille. Allons, encore, encore !…

Nous chantions ces accords et dans l’école, et dans la cour, et dans le jardin, et en revenant à la maison, jusque bien avant dans la nuit ; nous ne pouvions pas nous en lasser, et notre succès nous comblait de joie.

Le lendemain, nous essayâmes la gamme ; les mieux doués la chantaient toute, les derniers avaient de la peine à monter jusqu’à la tierce. J’écrivais les notes sur la portée dans la clef d’alto, et je les prononçai en français. Les cinq ou six leçons suivantes se passèrent aussi heureusement. Nous chantions de nouveaux accords mineurs, avec des modulations en majeur : « Dieu ait pitié de nous, » — « Gloire au Père et au Fils, » et un chœur à trois voix avec des pianos. La moitié de la leçon y passait ; l’autre était prise par la gamme et des exercices que les élèves inventaient eux-mêmes : « do - mi - ré - fa - mi - ré, » etc., ou « do - ré - ré - mi - mi - fa - fa, » ou « do - mi - ré - do - ré - fa - mi - ré, » etc.

Bientôt, je remarquai que les notes sur la portée sont difficiles à apprendre à simple vue, et je trouvai nécessaire de les remplacer par des chiffres. En outre, pour l’explication des intervalles et de la variabilité de la tonique, les chiffres sont plus commodes. Au bout de six leçons, quelques-uns prenaient déjà la gamme à mon commandement, à n’importe quelle note. Ce qui les amusait le plus, c’était les exercices de quartes : do - fa - ré - sol) etc., en bas et en haut. Fa (la sous-dominante) les frappait tous par sa puissance.

— Qu’est-ce que c’est donc que ce fa si vigoureux ? disait Vasska. Il domine tout.

Les natures non-musicales se découragèrent ; avec les autres, nos classes se prolongeaient trois et quatre heures durant. Sur la mesure, j’essayai de les enseigner d’après la méthode reçue, mais la chose leur sembla tellement ardue, que je dus séparer la mesure de la mélodie ; après avoir écrit les sons sans la mesure, je les lisais ; puis, écrivant la mesure sans les sons, je lisais en battant la mesure, et enfin je combinais les deux procédés.

Après quelques leçons, ayant considéré ce que je faisais, j’en vins à cette conviction que ma méthode se confondait presque avec celle de Chevé, que j’avais étudiée à Paris, et que je n’avais pas appliquée tout d’abord uniquement parce que c’était une méthode. À tous ceux qui s’occupent de l’enseignement du chant, on ne saurait assez recommander son ouvrage, qui porte, sur sa couverture en grosses lettres, cette mention : Repoussé à l’unanimité, et qui est aujourd’hui répandu par dizaines de mille exemplaires dans toute l’Europe.

J’ai vu à Paris des témoignages frappants du succès de cette méthode au cours de Chevé lui-même.

L’auditoire, cinq ou six cents personnes des deux sexes, dont quelques-unes avaient jusqu’à quarante et cinquante ans, chantait, d’une seule voix, à livre ouvert, tout ce que le maître leur indiquait.

Dans la méthode de Chevé, beaucoup de règles, d’exercices, de procédés, sont prescrits, qui n’ont aucune importance ; tout instituteur en inventera cent et mille analogues, sur le champ de bataille, c’est-à-dire pendant sa classe. Il s’y trouve un procédé très amusant et peut-être commode pour lire la mesure sans les sons ; par exemple, en 4/4, l’élève dit : « ta - fa - te - fe ; » en 3/4, il dit : « ta - te - ti ; » en 8/8 : « ta - fa - te - fe - te - re - ci - ri. » Tout cela est intéressant comme méthode d’enseignement de la musique, intéressant comme histoire d’une certaine école musicale ; mais ces règles ne sont pas absolues et ne peuvent pas former un système. C’est toujours par là que pèchent les méthodes.

Mais on rencontre chez Chevé des idées remarquables par leur simplicité, trois desquelles constituent le fond de sa doctrine.

La première, bien qu’ancienne, énoncée déjà par Jean-Jacques Rousseau dans son Dictionnaire de musique, c’est l’expression des sons par des chiffres. Quoi qu’en disent les adversaires de cette théorie, tout instituteur peut l’expérimenter ; toujours il constatera la grande supériorité des chiffres sur les notes, tant pour la lecture que pour l’écriture. J’ai enseigné pendant près de dix leçons au moyen des notes, et une seule fois au moyen des chiffres, en disant que c’était la même chose, et, depuis, les élèves me demandaient toujours d’écrire en chiffres ; toujours ils écrivaient eux-mêmes en chiffres.

La seconde de ces idées remarquables, qui appartient en propre à Chevé, c’est d’enseigner les sons en les séparant de la mesure et réciproquement. En appliquant cette idée à l’étude, ne fût-ce qu’une fois, chacun verra que ce qui se présentait d’abord comme une difficulté invincible devient tout à coup aisé, si aisé qu’on admire comment une idée aussi simple n’ait pas été trouvée plus tôt. Combien de tourments auraient été épargnés aux enfants qui étudient le chant aux maîtrises et ailleurs, si les maîtres de chapelle avaient essayé cette simple chose : forcer l’élève à frapper, sans chanter, avec un bâtonnet ou avec le doigt, sur les notes d’une phrase qu’il doit chanter : quatre fois sur une ronde, une fois sur une noire, une fois sur deux croches, etc. ; puis à chanter la même phrase en négligeant la mesure, puis à battre de nouveau la mesure et enfin à chanter en mesure.

Par exemple, s’il voit écrit :

L’élève chante d’abord (en négligeant la mesure) : « do-ré-mi-fa-sol-mi-ré-do ; » puis, sans chanter, mais en frappant quatre fois sur la note de la première mesure, il dit : « un-deux-trois-quatre ; » puis il frappe une fois sur chacune des notes de la seconde classe, en disant : « un-deux-trois-quatre ; » puis, sur la première note de la troisième mesure, il frappe deux fois en disant : « un-deux, » deux fois sur la seconde note en disant : « trois-quatre, » etc. Ensuite il chante en mesure tout en frappant, et les autres élèves lisent à haute voix.

C’est là ma méthode, qui, pas plus que la méthode de Chevé, ne peut être prescrite ; si commode qu’elle puisse être, de plus commodes se peuvent trouver encore. Le tout est de séparer l’étude de la mesure de celle des sons ; quant aux procédés, ils peuvent être innombrables.

Enfin la troisième et grande idée de Chevé, c’est de rendre populaires la musique et son enseignement. Sa méthode atteint complètement ce but. Et ce n’est pas là un simple désir de Chevé, une simple supposition que je fais : c’est un fait. J’ai vu à Paris des centaines d’ouvriers aux mains calleuses, assis sur des bancs, leurs outils de travail (ils sortaient de l’atelier) entre leurs pieds, des centaines d’ouvriers qui chantaient d’après les notes, qui comprenaient, qui s’intéressaient aux lois de la musique. En les regardant, je me représentais aisément à leur place des mougiks russes, si Chevé eût parlé russe ; ils auraient, eux aussi, chanté, eux aussi, compris tout ce qu’il disait sur les principes généraux et les lois de la musique. Nous espérons revenir un jour plus en détail sur Chevé et surtout sur l’importance de la musique popularisée, sur le rôle du chant dans le relèvement de l’art en décadence.



V


Je reviens à la marche de l’enseignement dans l’école de Yasnaïa Poliana. Au bout de six leçons, les chèvres se trouvèrent séparées des brebis ; il ne resta que les natures douées, musiciennes, — et nous passâmes à la gamme mineure et à l’explication des intervalles. La seule difficulté était de reconnaître les secondes et de distinguer la mineure de la majeure. Fa était déjà qualifié de vigoureux, do leur sembla tout aussi sonore, et je n’avais pas besoin d’intervenir ; ils sentaient d’eux-mêmes cette note, qui précède la seconde mineure, et, par suite, cette seconde mineure elle-même. Nous trouvâmes sans peine que la gamme majeure se compose d’une série de deux secondes majeures, d’une seconde mineure, de trois secondes majeures et d’une seconde mineure. Puis nous chantâmes « Gloire au Père… » en mineur, et nous arrivâmes, guidés par l’oreille, à la gamme mineure, et dans cette gamme, nous trouvâmes une seconde majeure, une seconde mineure, deux secondes majeures, une seconde mineure, une seconde augmentée et une seconde mineure. Ensuite je montrai qu’on peut chanter et écrire la gamme sur la note qu’on veut, et que, s’il ne vient pas une seconde majeure ou mineure là où il faut, on n’a qu’à mettre un dièze ou un bémol. Pour plus de commodité, j’imaginai pour eux une échelle chromatique ainsi disposée :

Grâce à cette échelle, je leur faisais écrire toutes les gammes possibles, majeures et mineures, en commençant par la note qu’ils voulaient.

Ces exercices les intéressaient grandement, et les progrès furent tellement frappants que deux élèves s’amusaient, dans l’intervalle des classes, à noter les airs qu’ils savaient. Ces élèves fredonnent souvent des motifs de chansons apprises à l’aventure ; ils chantent avec expression et finesse, font volontiers la seconde partie et se fâchent quand on crie tous ensemble une chanson à contretemps.

Il n’y eut pas plus de douze leçons dans tout l’hiver. Notre étude fut troublée par la vanité. Les parents, nous, les maîtres, et jusqu’aux élèves, nous voulûmes émerveiller tout le village, chanter à l’église. Nous commençâmes par la messe et les hymnes séraphiques de Bartianski. Il semblait que cela dût amuser davantage les enfants, mais ce fut tout le contraire. Malgré leur joie de partir pour le chœur et leur amour de la musique, malgré les soins apportés par nous, les maîtres, à cette étude que nous rendions plus attrayante que les autres, il m’était souvent pénible de les voir, de voir un petit Kiruchka en onoutchi[6] déchiré, apprendre sa partie ; dix fois on le forçait à répéter et l’enfant, hors de lui, protestait, en frappant du doigt sur les notes, qu’il chantait juste.

Nous chantâmes une fois à l’église, et notre succès fut grand, mais l’enseignement en souffrit. On commençait à s’ennuyer aux leçons, à manquer la classe ; ce ne fut qu’à grand’peine que, pour la Pâque, nous pûmes réunir un nouveau chœur. Nos chanteurs finissaient par ressembler à ceux des maîtrises, qui chantent souvent bien, mais en qui leur métier tue le goût du chant, et qui ne savent pas leurs notes, tout en s’imaginant les savoir. J’en ai vu souvent, au sortir d’une pareille école, se mettre eux-mêmes à enseigner, sans avoir la moindre idée des notes, et demeurer court dès que l’on commence à chanter quelque chose qu’on ne leur a pas corné dans l’oreille.

De la brève expérience que j’ai faite pour l’enseignement de la musique au peuple, j’ai dégagé les conclusions suivantes :

1o La notation par chiffres est la plus commode méthode.

2o L’étude séparée de la mesure et des sons est la plus commode méthode.

3o Pour que l’enseignement de la musique laisse des traces, pour qu’il soit goûté, il faut enseigner cet art dès son commencement, mais non point la mécanique du chant ou de la musique. On peut apprendre aux demoiselles à jouer les exercices de Burgmuner, mais, pour les enfants du peuple, il vaut mieux ne rien leur apprendre du tout que de leur apprendre mécaniquement.

4o Rien ne nuit plus à l’enseignement de la musique que ce qui ressemble à la connaissance de la musique : — l’exécution de chœurs aux examens, aux cérémonies, dans les églises.

5o L’enseignement de la musique au peuple doit se proposer pour but unique de lui inculquer les connaissances que nous possédons sur les lois générales de la musique, et nullement ce goût faux que nous portons en nous.


1862.

FIN
  1. Espèce de guitare à trois cordes.
  2. Auberge.
  3. Nous attirons l’attention du lecteur sur ce tableau étrange, remarquable par l’intensité du sentiment religieux et poétique, et qui est à la peinture russe contemporaine ce qu’est la peinture de Fra Beato Angelico à celle de l’école de Michel-Ange. (Note de l’auteur.)
  4. Traduction littérale. Locution russe, pour exprimer que la langue, n’ayant pas d’os, peut se mouvoir à sa guise, et, par suite, dire ce qu’elle veut, parler à tort et à travers.
  5. En français dans le texte.
  6. Bandes de toile que les mougiks s’enroulent autour des pieds en guise de chaussettes.