L’École de la médisance/Notice sur Sheridan

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Traduction par Hégésippe Cler.
Maurice Dreyfous (p. 3-8).


NOTICE SUR SHERIDAN


Richard Brinsley Sheridan naquit à Dublin, en septembre 1751, de Thomas et de Françoise Sheridan. Comme Swift, l’immortel auteur de Gulliver, il fit des études peu sérieuses, qui ne semblaient guère promettre ce qu’il devait tenir plus tard. À peine sorti du collége d’Harrow-on-the-Hill, à l’âge de 18 ans, il rencontra la jeune cantatrice Elisabeth Linley, dont le cœur lui fut un instant disputé par son frère aîné et par un de ses amis nommé Halhed. Sheridan se battit deux fois pour elle. Il l’épousa enfin, après que miss Linley eût repoussé en sa faveur divers partis fort avantageux.

Comme les deux amants étaient mineurs (ils n’avaient pas ensemble 40 ans), le mariage eut lieu secrètement, sans le consentement de leurs familles, qui y étaient opposées. M. Linley seul donna le sien en 1773. Sheridan ne voulant pas que sa femme continuât son métier de chanteuse, celle-ci, pour dédommager son père des ressources dont le privait cette résolution, lui fit abandon d’une partie de sa petite fortune.

Après avoir essayé du droit, puis des études politico-littéraires, mais sans goût et sans succès, Sheridan, pressé par la nécessité de soutenir sa femme, qu’il eût été honteux de voir reparaître sur le théâtre, se fit écrivain dramatique. Sa pièce de début, les Rivaux, tombée à la première représentation, se releva aux représentations suivantes et décida de sa vocation. Il donna ensuite la Saint-Patrice ou les Projets du Lieutenant, pièce bouffe, ainsi que la Duègne, le meilleur opéra anglais, dont son beau-père composa ou arrangea la musique, et qui fut jouée 75 fois, presque sans interruption.

En 1775, Sheridan obtient la direction du théâtre de Drury-Lane, laissée libre par la retraite de Garrick, et il y fait représenter avec un grand succès l’Excursion à Scarborough, pastiche de la Rechute de Vanburgh. L’apparition de l’École de la Médisance sur cette scène, le 8 mai 1777, porte à son comble la réputation du jeune auteur-directeur, qui voit ratifier par les plus illustres critiques le jugement enthousiaste du public. Johnson et Lord Byron déclarent que cette œuvre est la meilleure comédie moderne du théâtre anglais, et Moore la caractérise d’un mot : « C’est un riche musée d’esprit. »

L’École de la Médisance, une fois la première vogue épuisée, eut encore pendant trois ans de suite une série de trois représentations par semaine, avec de magnifiques recettes, jusqu’à nuire aux pièces nouvelles qui se hasardaient sur les autres scènes de Londres. Le Camp, puis, en 1779, le Critique ou la Répétition d’une Tragédie, enfin Pizarre, drame imité de Kotzebue, couronnèrent la carrière dramatique de Sheridan.

Il nous reste à retracer sa carrière politique, non moins brillante et non moins remplie. Entré à la Chambre des communes au mois de novembre 1780, comme représentant du bourg de Strafford, Sheridan siégea sur les bancs de l’opposition, à côté des illustrations du parti whig, Burke et Fox, dont il partagea la fortune gouvernementale. Sous-secrétaire d’État de la guerre en 1782 et secrétaire de la Trésorerie l’année suivante, il donna sa démission quand ses amis quittèrent le pouvoir.

En 1787, le procès du gouverneur des Indes, Hastings, dont il combattit énergiquement l’administration cruelle et despotique, plaça Sheridan au premier rang des orateurs du parlement. Dans les questions de la régence du prince de Galles, de la suspension du bill de l’habeas corpus, etc., et surtout dans la défense de la Révolution française, il rivalisa de talent avec Fox et atteignit la plus haute éloquence. Ses adversaires mêmes ne purent lui refuser le témoignage de leur admiration.

Mais, à partir de 1809, commença sous de tristes auspices la troisième période d’une vie jusque-là si heureuse. Sheridan perdit sa femme, qu’il n’avait jamais cessé d’aimer avec toute l’ardeur de ses jeunes années. Le théâtre de Drury-Lane fut incendié et, quand on l’eut reconstruit, Sheridan ruiné dut en abandonner la direction. En 1812, lors des élections générales, il ne fut pas renommé, et ses amis les whigs qui, revenus au pouvoir, auraient pu lui donner une charge pour vivre, l’oublièrent ou le dédaignèrent.

Ainsi frappé dans ses affections, sa fortune et ses espérances, Sheridan ne traîna plus qu’une existence misérable. Contraint d’engager sa bibliothèque et de vendre jusqu’au portrait de sa femme, dernier et précieux souvenir, il lui fallut subir tous les déboires, toutes les tortures, jusqu’à l’humiliation de la prison pour dettes. Ce fut le coup suprême. Il en était à peine sorti, grâce à la compassion de son médecin, que, malade, abreuvé de dégoûts, il mourut dans le plus complet dénûment le 7 juin 1816, à l’âge de 65 ans.

Triste ironie du sort ! On lui fit des funérailles princières. Les altesses royales, les grands dignitaires et les plus illustres hommes d’État du royaume, qui s’étaient fait gloire autrefois de son amitié, et qui pouvaient, quelques jours avant, le tirer du besoin ou tout au moins adoucir son agonie, ne se souvinrent de Sheridan que pour l’accompagner au tombeau. Il fut enterré en grande pompe à Westminster, entre Garrick, son ami, et Cumberland, son adversaire.

Complétons ces renseignements sur la vie de Sheridan, empruntés à son excellent biographe Thomas Moore, par quelques détails qui achèveront de le faire connaître :

L’auteur de l’École de la Médisance était d’une taille au-dessus de la moyenne, fort et bien fait. Sa figure était agréable et sympathique, ses yeux particulièrement expressifs et pleins de feu. Il avait la manie de travailler le soir, à la lueur d’une multitude de flambeaux. Il puisait d’ordinaire son inspiration dans le jus de la treille ou, selon l’expression rabelaisienne, dans « la dive purée septembrale ». Ce n’est pas à dire que ce fût un ivrogne, comme ses ennemis l’ont prétendu. Il aimait le vin, mais n’en abusait pas. « Un verre de bon vin, assurait-il, encourage la pensée qui tarde à venir et, quand elle est venue, un verre de bon vin la récompense. »

D’un caractère léger, imprévoyant, sans ordre ni économie, Sheridan s’est peint lui-même dans le jeune Charles de son École de la Médisance, donnant de l’argent quand il en a et ne s’inquiétant point de l’avenir. Il fit comme tant d’autres hommes de lettres que, de nos jours surtout, on a vus gaspiller des fortunes entières refaites plusieurs fois, et succomber à la fin sans laisser même de quoi se faire enterrer.

Mais, si Sheridan fut coupable d’insouciance et de négligence, du moins il n’eut jamais à rougir d’une indélicatesse et il poussait la probité jusqu’au scrupule. Il mérite donc de figurer parmi les illustrations les plus pures dont puisse s’enorgueillir l’Angleterre.

Nous ajouterons que, si jamais étranger eut droit de cité en France, c’est bien certainement le défenseur éloquent de notre grande Révolution et l’écrivain élégant, d’un esprit si français, de l’École de la Médisance.

« Si sa conduite publique eût été moins ferme et moins désintéressée, conclut justement M. Moore, Sheridan se serait assuré les moyens d’être indépendant et respectable dans sa vie privée. Il serait mort en riche apostat, au lieu de terminer dans l’indigence une vie patriotique. Il aurait, pour nous servir de ses expressions, caché sa tête sous une couronne[1], au lieu de se borner à acquérir le trésor stérile de la reconnaissance nationale. Si donc nous admirons les sacrifices qu’il a faits à la cause de la liberté, nous serons plus indulgents pour ses erreurs et ses imprudences ; et, puisque le temps des miracles est passé, contentons-nous de voir en lui un martyr, sans exiger qu’il ait été un saint. »


  1. Il y a ici un jeu de mots. La couronne est une pièce de monnaie qui vaut 5 schellings (6 fr. 25).