L’École des Journalistes/Acte V
ACTE CINQUIÈME.
Scène I.
C’est un éloge !… Enfin nous l’avons emporté !
Un éloge pompeux. Vive la Vérité !
Mon bon maître ! pour lui la surprise est charmante !
Depuis bientôt deux ans, deux ans qu’on le tourmente,
C’est la première fois qu’on dit du bien de lui !
Allons, je suis content, et du moins aujourd’hui
Je ne l’entendrai pas me gronder et se plaindre !
Ah ! nous sommes sauvés s’il recommence à peindre.
Préparons l’atelier, et faisons un bon feu.
Il manque deux couleurs, de l’ocre et puis du bleu.
Pour un portrait de femme il faut un fond très-sombre ;
Ce jour est éclatant, faisons ici de l’ombre.
Morin est vêtu d’une longue robe de chambre en velours noir.}
Scène II.
Mon pauvre compagnon… sa gaieté me fait mal !
(À André.)
Tiens… porte cette lettre à monsieur de Norval ;
Tu la lui remettras toi-même.
Mais quand il aura lu…
Scène III
Eh bien, l’artiste meurt quand son art est perdu !
C’en est fait, ce travail si beau, qui m’était dû,
Est donné ! Vainement une main charitable :
Me protégeait, ce coup était inévitable.
Mon ennemi l’emporte et m’ôte tout espoir !
(Il aperçoit le journal qui est sur la boîte de couleurs.)
Quoi ! ce journal ! encor !… je ne veux plus le voir
(Il déchire le journal et jette les morceaux loin de lui.}
C’est mon rival, le chef de la nouvelle école,
C’est Jardy qui peindra cette immense coupole !
Moi, je n’ai rien. Mon nom n’obtient que des mépris !
De mes nombreux travaux est-ce donc là le prix ?
Il n’est donc ici-bas nuls triomphes durables,
Si le sot jugement de quelques misérables
Peut détruire en un jour quarante ans de succès ?
Et quels succès !… D’orgueil comme je frémissais
Quand devant ces tableaux, aujourd’hui leur risée,
La foule avec ardeur se pressait au Musée !
Chacun voulait les voir, on se battait pour eux.
Que j’étais fier… hélas ! et que j’étais heureux,
Quand l’empereur, après une grande victoire,
Choisissait mes pinceaux pour en tracer l’histoire,
Et me disait, devant mes confrères jaloux :
« Ah ! Morin, nous venons de travailler pour vous ! »
Ces mots flattent encor mon oreille charmée.
Eh quoi ! tant de succès et tant de renommée
Sont à jamais détruits !… par des fous sans talent
Qui vendent au hasard leur langage insolent,
Qui se font un état dans la littérature
En prenant bassement ma gloire pour pâture ;
En frappant sans pudeur, sans haine et sans danger
Un vieillard qui n’a plus de fils pour le venger !
(Il parcourt l’atelier et contemple ses tableaux.)
Ô mes tableaux ! témoins de ma sombre agonie,
Recevez mes adieux, espoir de mon génie !
Que mon talent par vous soit réhabilité,
Et que ma mort vous rende à la postérité !
(Il ouvre une cassette remplie de journaux qu’il déploie. Il prend un cahier cacheté de noir et le met dans la cassette.)
Je mets mon testament sur ce monceau d’injures,
Il renferme l’aveu de mes longues tortures.
En voyant ce poison dont s’abreuvaient mes jours,
On me pardonnera d’en arrêter le cours.
Je le sens, aujourd’hui, dans ma chute profonde,
C’est un crime d’avoir une idole en ce monde !
Ce crime fut le mien ! Mon jeune âge exalté
Poussa l’amour de l’art jusqu’à l’impiété.
Pour donner la lumière et l’espace à ma toile,
Pour faire enfler la vague et frissonner la voile,
Pour peindre le regard, le sourire, l’éclair,
J’aurais vendu mon âme au démon de l’enfer.
Mon art, c’était ma vie, il avait tous mes rêves,
Et j’aimais mes enfants bien moins que mes élèves :
Mes amis au tombeau, je les pleurai deux jours ;
Mes élèves ingrats, je les pleure toujours !
Dans tous mes sentiments l’art me trouva fidèle.
Une femme !… pour moi ce n’était qu’un modèle ;
Je ne lui demandai ni foi ni pureté,
J’avais mis la vertu dans la seule beauté !
Je contemplais sa joie avec des yeux profanes ;
Cruel, j’étudiais ses larmes diaphanes !
J’étais peintre toujours : sans effroi, sans remord,
Dans ses plus noirs secrets j’interrogeais la mort !
Je luttais avec Dieu… l’auteur de la nature
N’était pour mon orgueil qu’un rival en peinture,
Et je lui reprochais, dans mes jaloux combats,
Les couleurs du soleil que je ne trouvais pas !
Mais Dieu m’a bien puni, sa vengeance fut prompte :
J’ai vécu par l’orgueil… et je meurs par la honte !
Scène IV.
(Madame Guilbert et Valentine sont en robes du matin très-élégantes.)
Ma mère, suivez-moi, prenez cet escalier ;
J’ai trouvé le chemin, je suis dans l’atelier.
Que de détours, mon Dieu ! Mais, je ne vois personne.
Morin doit nous attendre, et cet oubli m’étonne.
Ce qu’il me demandait, je n’ai pu l’obtenir ;
C’est pour le consoler que j’ai voulu venir,
Afin qu’en apprenant cette triste nouvelle
Il ne m’accuse pas d’avoir manqué de zèle.
(Haut, se promenant dans l’atelier.)
Pendant qu’il n’est pas là, regardons ses tableaux ;
Je ne les connais pas… Ma mère, qu’ils sont beaux !
J’ignorais que Morin eût fait de tels ouvrages.
Quoi ! c’est ce grand talent que poursuivent d’outrages
Ces indignes journaux ! Rien n’est sacré pour eux.
Oh ! qu’il avait raison et qu’ils sont dangereux !
Combien je les déteste à mon tour quand je songe,
Hélas ! que par l’effet de leur affreux mensonge
Vous n’osez plus, ma mère, avec nous habiter,
Et que, nous punissant, vous allez nous quitter !
Ma présence chez vous n’était plus convenable
Après tous ces propos… Allons, sois raisonnable.
Scène V.
Ah ! mesdames, pardon, mon maître vous attend.
Je vais le prévenir, car je rentre à l’instant.
Il m’avait ordonné de porter une lettre
Chez monsieur de Norval et de la lui remettre
Moi-même en propre main ; mais il était sorti.
Edgar est prévenu, nous l’avons averti ;
Ton père et lui viendront nous chercher dans deux heures.
Mais on ne fera pas ton portrait si tu pleures !
Viens !
Il était si doux de se voir tous les jours !
Mon Dieu ! n’entends-tu pas que l’on crie au secours ?
Je distingue ces mots : « Tombé par la fenêtre !… »
Quel horrible soupçon !
Scène VI.
Je le cherchais partout… je ne l’ai point trouvé,
Et je viens de le voir… là-bas… sur le pavé !…
Il a perdu l’esprit… à force de souffrance !
Dieu !
Mais… peut-être il vit encor ?
Tout est fini.
Mon maître !
Je suis vite accouru, mais pour le voir tomber.
Cette lettre m’apprend sa dernière pensée,
Et me dit le secret de sa mort insensée.
Scène VII.
Et qui donc a causé son désespoir ?
Vous !
Vous !
Le malheureux Morin a péri sous vos coups !
Mais j’ai fait son éloge hier… On peut tous dire…
Vous l’avez fait trop tard ; il est mort sans le lire.
(Apercevant par terre le journal déchiré.)
Le voilà cet éloge… hélas !… tant désiré.
Le croyant une insulte, il l’aura déchiré.
Un homme peut-il donc mourir d’une épigramme ?
Mon Dieu ! qui nourrira mes enfants et ma femme ?
Comment prévoir… Martel, quelle fatalité !
Quelle puissance, Edgar !
J’en suis épouvanté !
Sans pain et sans état !… Je demande vengeance !
Ils ne respectent rien, pas même l’indigence.
Ils ont tué mon maître et causé tous mes maux,
Ces infâmes journaux !
Les journaux !
Les journaux !
Risquer une fortune et perdre un ministère !
C’est pour les avoir lus que je quitte ma mère.
Je serai condamné.
Toi !… pour quelle raison ?
Pour son article, hélas ! à deux mois de prison.
(Haut.)
Ah ! les journaux !
Sans les journaux, messieurs, j’aurais été poëte !
(En regardant madame Guilbert.)
Sur mes écrits honteux vous n’auriez point pleuré !
Au lieu d’être maudit, je serais admiré ;
Je n’aurais pas enfin, dans un jeu misérable,
Perdu tout l’avenir d’un talent honorable.
(À Valentine.)
Madame, pourrez-vous me pardonner jamais ?
Oui… car je l’aime encor plus que je ne l’aimais.
La grandeur de votre âme est dans cette réponse.
Pour moi quelle leçon ! Désormais je renonce
À mon triste métier et je vends mon journal !
Et moi, je te l’achète ! Oui, pour guérir un mal,
Il faut l’étudier. Je descends dans la lice ;
Pour vaincre les journaux je me fais leur complice.
Je veux tarir les pleurs, le sang qu’ils font couler.
Mon ami !…
Malheureux ! ils vont vous immoler !
Je le sais… et mon cœur s’est armé de courage.
Je sais ce qui m’attend, et je connais leur rage :
Pour moi plus de repos, pour moi plus de bonheur.
Je leur offre ma vie, ils prendront mon honneur…
Ils iront, poursuivant ma jeunesse flétrie,
Jusqu’à me disputer le ciel de ma patrie !
Mais plus ils oseront mentir et m’outrager,
Et plus de leur pouvoir on verra le danger.
Je servirai d’exemple en servant de victime ;
En y tombant du moins je montrerai l’abîme,
Et j’y tomberai seul… et mon pays, un jour,
Bénissant mes malheurs, comprendra mon amour !