L’École des biches/Huitième entretien

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J. P. Blanche (p. 145-151).

HUITIÈME ENTRETIEN.

le comte, caroline.


Depuis l’admission d’Antonia aux retraites libertines des deux cousines, le service de la soubrette est irréprochable ; sa bonne humeur et son dévouement égal pour les deux amies rendent impossibles de nouvelles tracasseries. Quant au comte, ce n’est pas la même chose. Caroline n’est pas sans une certaine inquiétude. Depuis quelque temps, M. de Sarsalle, dans ses rapports intimes avec elle, devient presque froid, et avec sa perspicacité de femme elle s’aperçoit bien que la présence de sa cousine produit toujours sur le comte une impression qu’il ne peut dissimuler. Que doit-elle faire ? Éloigner sa cousine ? Ce serait vis-à-vis de M. de Sarsalle un acte de méfiance, et peut-être même une nouvelle excitation. Laisser aller les choses et se confier au hasard ou au temps pour amener un dénoûment est chose imprudente. Vaudrait-il mieux, après avoir pris ses sûretés, la mettre entre ses bras ? Ce serait un coup hardi qui demande bien de la finesse, offre de grandes difficultés, et même de sérieux dangers. Caroline et le comte sont encore au lit. Le comte a commencé à souhaiter un bonjour amoureux à sa maîtresse, mais sa bonne volonté lui fait défaut, et il est obligé de renoncer à son entreprise.

caroline.

Ah ! mon cher comte, vous ne m’aimez plus comme autrefois !

le comte.

Comment ! je ne t’aime plus comme autrefois ! Ai-je moins d’égards, moins de prévenances ?

caroline.

Eh ! qui vous parle de cela ! Est-ce qu’un homme de votre monde peut jamais changer de bonnes manières avec une personne pour laquelle il professe une certaine affection ! Ce dont je me plains, c’est que si votre corps jusqu’à présent m’est resté fidèle, il n’en est pas de même de vos pensées. Votre cœur, votre volonté sont peut-être les mêmes ; mais l’habitude de me voir chaque jour, l’absence de coquetterie de ma part ont tué vos désirs, et vos sens se sont engourdis. Je ne puis vous en vouloir. Vous subissez, cher ami, la loi commune de l’humanité, et je dois même vous savoir gré d’avoir cherché à combattre le changement involontaire de vos sentiments.

le comte.

Caroline, vous allez trop loin ; c’est tirer des conséquences bien absolues de ce qui vient de m’arriver !

caroline.

Vous savez bien que je ne suis pas femme à chercher des prétextes de plainte ou à me forger des chimères. Je vois seulement les faits tels qu’ils sont, et désire que vous ayez assez de confiance en moi pour m’exposer franchement l’état de vos sentiments. Je n’ai jamais eu la pensée, en me donnant à vous, de vous imposer un joug, et je sais bien qu’un homme sait toujours rompre une chaîne qui lui paraît trop pesante. N’avez-vous pas toujours été indulgent pour mes petites faiblesses qui sont vos soupapes de sûreté, et où le cœur n’entre pour rien ? Pourquoi donc serais-je plus exigeante à votre égard ? Certes, je tiens à la constance de l’affection que tout honnête homme doit garder à la personne qu’il a choisie volontairement pour compagne, et qui, par sa conduite, lui a constamment donné les preuves de la délicatesse de ses sentiments. Quant à une infidélité passagère, provenant du tempérament, et dont des circonstances imprévues ont été la cause, pourquoi m’offenserai-je d’une chose dont vous n’êtes souvent pas le maître ? Puis-je exiger que pour moi la nature change ses lois ? Puis-je empêcher qu’un désir vif quoique passager pour une autre personne que moi ne s’empare de votre imagination ? M’y opposer ne pourrait qu’en augmenter l’ardeur. Et qu’y gagnerais-je ? Je risquerais peut-être de compromettre l’intimité d’une union qui, par notre mutuelle confiance, a toujours été jusqu’à présent remplie d’agrément… Avouez donc, cher comte, ce qui n’a pu m’échapper. Depuis la venue ici de Marie, vos yeux n’ont pu la voir sans qu’à votre insu elle produisît sur vous un véritable effet. J’aurais dû peut-être alors, et dans mon intérêt, l’éloigner de la maison ; mais c’était renverser l’espérance de son bonheur, que j’avais placé sous votre patronage ; je n’ai pas eu ce courage égoïste ; je me suis sentie assez forte de votre affection et assez confiante dans votre loyauté pour tenter l’aventure. Je vous laisse donc libre d’agir à votre guise, très-persuadée que ce besoin d’une distraction de votre imagination ne peut rien sur la solidité de notre liaison.

le comte.

Voilà, si je n’en avais déjà eu la certitude, la preuve bien complète de votre excellent naturel. Eh bien ! oui, chère belle, je n’ai pu voir Marie sans qu’il se produisît en moi un sentiment que je ne puis définir, et qui me faisait incessamment reporter ma pensée sur elle. J’ai d’abord voulu le combattre ; malheureusement, plus je raisonnais, plus aussi j’attisais le feu de mon imagination. Je dois donc te remercier d’être venue à mon aide par ton indulgence, et mettre d’accord ma conscience et mon caprice.

caroline.

Vous voyez donc, mon ami, qu’avec de la franchise on s’entend toujours. Je désire qu’entre nous cela continue, et j’espère que vous me mettrez au courant de ce qui pourra se passer entre vous et Marie. Ce n’est ni par jalousie ni même par curiosité que je vous fais cette demande ; mais il est juste que je puisse me défendre si, malgré vos bonnes intentions, vous étiez entraîné trop loin. J’attends ce matin Marie à déjeuner. Je vais avoir à ce sujet un entretien avec elle, et la prévenir moi-même avec ménagement de vos sentiments. Si elle ne les repousse pas, je la préparerai à ce que vous désirez d’elle ; elle saura par cette confidence que, si cela se fait, ce n’est ni par trahison, ni par refroidissement de votre part, mais bien avec mon consentement et sur ma proposition.

le comte.

Ce matin même tu lui parleras ? Que tu es bonne !

caroline.

Moins que vous n’êtes pressé !

le comte.

Ne crois pas…

caroline.

Je crois que vous en brûlez d’envie. Eh bien ! puisque c’est moi qui vous ai fait cette proposition, je vais vous prouver ma bonne foi en l’exécutant immédiatement. Partez ; allez à vos affaires et revenez vers midi. D’ici là j’aurai eu le temps de voir votre chérie, et j’espère l’apprivoiser de manière à ne pas vous rendre la réussite trop difficile. Adieu donc, cher, et à tout à l’heure.