L’École des biches/Neuvième entretien

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J. P. Blanche (p. 153-156).

NEUVIÈME ENTRETIEN.

caroline, antonia.


(Aussitôt la retraite du comte, mademoiselle Antonia arrive pour faire son service.)
caroline.

Allons ! vite, Antonia, ma toilette !

antonia.

Comme madame est pressée ce matin ! Il est à peine dix heures.

caroline.

C’est vrai, mais le comte déjeune ici avec ma cousine, et je veux être prête à l’arrivée de Marie. Dis-moi, Antonia : Où en est le comte avec toi et ses petites privautés ?

antonia.

Oh ! rien de sérieux ! des bagatelles, un peu de pelotage, quelques baisers innocents ; s’il en eût été autrement, est-ce que je n’en aurais pas averti madame ?

caroline.

Bien, ma fidèle. Et que penses-tu de l’attitude et des manières du comte quand il se rencontre avec ma chère cousine ?

antonia.

Ceci est différent, quoique je sois bien persuadée que mademoiselle Marie n’a rien fait pour attirer sur elle l’attention de monsieur. J’ai remarqué, comme madame a pu l’observer, que les yeux du comte étaient bien souvent fixés sur elle, qu’il écoutait très-attentivement chacune de ses paroles, et que sa physionomie variait suivant l’expression qu’il en recevait.

caroline.

Je vais te dire ce que tu ne peux savoir : c’est que les caresses du comte deviennent fort rares et fort difficiles de résultat, et que ce matin il m’a… ratée !…

antonia.

Ratée ! Est-il Dieu possible ! Une si jolie femme ! C’est donc pour cela que hier au soir, en faisant les cartes, j’ai trouvé le neuf de pique. Une bien mauvaise carte !

caroline.

Tu crois, n’est-ce pas, Marie tout à fait innocente de cette toquade du comte ?

antonia.

Est-ce qu’elle n’aime pas trop son Adrien !

caroline.

C’est aussi ce qui me rassure. Elle doit d’ailleurs penser que son intérêt et celui d’Adrien pourraient en souffrir. Elle, sans expérience, vouloir lutter avec moi ! non, cela n’est pas possible. Une pareille idée n’a pas dû lui venir ; et puis, elle a très-bon cœur ; elle me doit son bonheur, et elle ne peut être ingrate à ce point. Le mal vient de ce gredin de comte, et la faute vient de moi, qui ai laissé trop souvent cette jolie fille en sa compagnie. Enfin, le mal existe et le meilleur moyen de parer le coup est peut-être de me prêter pour le moment philosophiquement à ce caprice du comte, sur lequel il est impossible que dans peu de temps je ne reprenne mon empire, quand, par une jouissance sans obstacles, il aura contenté ses sens.

antonia.

Madame a raison, et je suis certaine que si mademoiselle Marie consentait à s’abandonner au comte, ce serait par intérêt et bien à contre-cœur. Le comte certainement en serait vite rassasié et trop heureux alors de revenir aux caresses de bon aloi de madame.

caroline.

C’est aussi mon avis, et je vais agir en conséquence. N’entends-tu pas sonner ? C’est probablement Marie. Amène-la ici et va faire défendre ma porte pour tout le monde, excepté pour le comte.