L’École des mères (La Chaussée)/Acte V
ACTE V
Scène I.
La bonne femme est folle, ou le diable s’en mêle.
Comment donc ! eh ! pour qui Madame me prend-elle ?
Pour un benêt de précepteur ?
J’eusse été bien venu, quand j’en serois capable.
Mais a-t-on jamais fait payer au serviteur
Les sottises du Maître ? Il est assez probable
Que je ne perdois pas dessus, grace à mes soins ;
Et j’allois m’arranger pour y perdre encor moins.
Serviteur ; on me chasse : où diantre faire voile ?
Scène II.
La Fleur, que fais-tu là ?
Je maudis mon étoile.
Ton étoile ! comment ? Est ce qu’en bonne foi
Tu crois en avoir une à toi ?
Qu’as-tu ? Qu’arrive-t-il dans tes affaires ?
Que Madame m’a fait agréer mon congé.
Ton congé, mon enfant ?
Oui, pour présent de nôce.
Qu’as-tu fait ?
Moi ?
Tu mens.
Mon crime est d’être un sot.
Eh ! bien, tu mens encor.
Que mon Maître a baclé, sans m’en dire un seul mot ;
Et la prévention demeurant la plus forte,
L’innocence est mise à la porte ;
On m’oblige, avec elle, à prendre mon parti :
Je vais lui chercher un refuge.
Regrette moins ton Maître ; il t’auroit perverti.
D’ailleurs, peut-on sçavoir d’où vient tout ce grabuge ?
Scène III.
Comment, ce misérable est encore en ces lieux !
Fidèle confident d’un trop coupable Maître…
Va-t-en.
En vérité, Madame, il est à naître…
Tais-toi ; sors ; & jamais ne parois à mes yeux.
Scène IV.
M’est-il permis d’entrer dans vos douleurs secrettes ?
D’où viennent donc ces pleurs qui coulent malgré vous ?
Je ne vous vis jamais dans l’état où vous êtes.
On ne reçut jamais de plus sensibles coups.
On vient d’empoisonner le bonheur de ma vie…
Mon cœur est suffoqué… je ne puis respirer.
(Rosette lui donne un fauteuil.)
Avec indignité ma tendresse est trahie.
Ai-je assez de sujets de me désespérer ?
L’objet dont je n’étois que trop préoccupée,
Que j’aimois du plus tendre, ou du plus fol amour,
Mon fils… Ce n’est qu’un fourbe. Il m’a toujours trompée.
Sa perfidie enfin éclate au plus grand jour.
Ce qui vient d’arriver ne m’en laisse aucun doute.
Je faisois tout pour lui : Rosette, tu le sçais ;
Et je craignois toujours de n’en pas faire assez.
J’aurois donné mon sang jusqu’à la moindre goutte
Pour assurer le sort, la fortune & l’état
Du cruel qui m’a fait l’offense la plus noire.
Une famille illustre ouvroit à cet ingrat
Le chemin le plus sûr qui conduit à la gloire ;
Dans leur sein, dans leurs bras il alloit être admis ;
Il alloit devenir leur plus chere espérance,
L’objet de tous leurs soins. Ah ! quelle différence !
Ils vont être à jamais ses plus grands ennemis.
Auroit-il refusé cette grande alliance ?
Apprends comment il s’est perdu.
Nous étions assemblés ; il étoit attendu.
Moi-même j’aspirois, avec impatience,
Au plaisir de le voir, de jouir des effets
Que devoit produire sa vue.
Je comptois les momens… Attente superflue !
Au mépris des sermens que le traître m’a faits
D’étouffer un amour qu’il condamnoit lui-même ;
De l’erreur de ses sens loin d’être détrompé,
Il y sacrifioit ; & n’étoit occupé
Que du soin d’enlever cette fille qu’il aime.
Ne sçachant que penser d’un retard indiscret,
Pour l’excuser encor je faisois mon possible ;
Enfin, l’on est venu m’en instruire en secret.
Non, un coup de poignard m’eût été moins sensible.
Alors, pleurant de rage, il a fallu sortir.
Juge de mon état, de la douleur amere,
De la confusion que j’ai dû ressentir.
Je suis désespérée… Ô déplorable mere !
C’en est fait, je n’ai plus de fils.
On pourra le sauver.
Je pénétre plus loin que jamais je ne fis.
Supposé que l’on puisse apaiser cette affaire,
Et dérober sa tête aux rigueurs de la loi,
En est-il moins perdu pour moi,
Si-tôt qu’il ne peut plus mériter ma tendresse ?
Sous les dehors trompeurs d’un caractere heureux,
Je vois qu’il a toujours abusé ma foiblesse.
Ce trait de lumiere est affreux.
Ah ! grand Dieu ! que j’étois cruellement séduite !
J’en mourrai de douleur.
Mais il pourroit un jour…
Non, quand la confiance est une fois détruite,
C’en est fait pour jamais ; il n’est plus de retour.
Rosette, laisse-nous.
Scène V.
En a-t-on ? L’aventure est-elle aussi cruelle
Qu’on le dit ?
Je vous en réponds.
Avec son bel esprit qui vous avoit séduite,
Votre fils, comme un sot, a donné tout de suite
Dans un piége grossier tendu par des fripons ;
Et le premier exploit de ses premieres armes
Est un enlèvement bien conditionné.
Dans un asyle détourné
Il croyoit emmener, sans trouble & sans allarmes,
Son illustre conquête ; il n’avoit rien prévû ;
Lorsque trahi par elle & pris au dépourvû,
On est venu troubler sa joye.
L’indiscret, qui pouvoit échapper sans éclat,
Au lieu d’abandonner sa proye,
À tous les assaillans a livré le combat :
Mais, étant le plus foible, il a fallu se rendre.
Il est entre leurs mains, pris, & même blessé.
Blessé ! Le malheureux ! Quel parti faut-il prendre ?
Mais Doligni, que j’ai laissé,
Croit avoir quelque espoir d’empêcher les poursuites ;
Et, comme il est intelligent,
Peut-être avec beaucoup d’argent
Cette aventure-là n’aura pas d’autres suites.
Les suites n’en seront funestes que pour moi.
Idole de mon cœur ! Malheureuse chimere !
Fils indigne ! Ah ! le Ciel te devoit une mere
Incapable d’avoir le moindre amour pour toi.
Est-ce au fond de mon sein qu’il a puisé ces vices ?
Pour lui seul j’ai laissé ma fille dans l’oubli ;
La moitié de mon sang y reste enseveli ;
Je faisois à l’ingrat les plus grands sacrifices :
Et voilà tout le fruit que je vais retirer !
Ma honte est mon salaire ! Hélas ! qui l’eût pû croire ?
Pour détacher mon cœur, il faut le déchirer :
Mais je remporterai cette affreuse victoire.
Va, ma haine commence où mon erreur finit.
(à Monsieur Argant.)
Triomphez… le Ciel me punit.
Eh ! ne séparez point mon intérêt du vôtre.
Sans nous rien reprocher, gémissons l’un & l’autre
Sur les égaremens de ce fils trop ingrat.
Si je l’ai toujours vû d’un œil un peu sévere,
Je n’en avois pas moins des entrailles de pere ;
Je l’aimois comme vous ; mais avec moins d’éclat.
Je tenois ma tendresse un peu plus renfermée ;
Et je ne demandois à votre ame charmée,
Que de cacher l’excès de son enchantement.
Hélas ! si quelquefois je vous en ai blâmée,
Excusez le motif ; trop sûre d’être aimée,
La jeunesse abuse aisément
Du foible qu’on a pour ses charmes.
Plus les enfans sont chers, plus il est dangereux
De leur trop laisser voir tout ce qu’on sent pour eux.
Je gémis du sujet qui fait couler vos larmes :
Votre courroux est juste ; Argant l’a mérité.
Mais si vous le voyez, comme je l’envisage,
Au milieu des transports & des fougues d’un âge
Où la raison n’est pas à sa maturité,
Vous devez conserver un rayon d’espérance.
Je l’ai laissé confus, honteux, mortifié.
Je vois que son état est digne de pitié.
Un malheur instruit mieux qu’aucune remontrance.
Il peut se corriger. Il est encore à tems.
Ce qu’il vient d’essuyer finira son yvresse.
Eh ! croyez qu’il n’est point de plus sûre sagesse
Que celle qu’on acquiert à ses propres dépens.
Discourez un peu moins, & montrez-vous plus sage.
Moi ?
Sans doute.
Eh ! mais, s’il vous plaît,
Qui peut me procurer cet avis à mon âge ?
Vous ne l’ignorez pas.
Je n’en ai, je vous jure, aucune connoissance.
À quoi sert d’affecter cette fausse innocence ?
Eh ! comment voulez-vous que je ne sçache pas,
Ce qu’ici personne n’ignore ?
Voyons, que sçavez-vous encore ?
Que votre fils n’a fait que marcher sur vos pas.
Monsieur, vous lui traciez une route assez belle !
Sans doute il vous sied bien de prendre son parti,
Puisqu’en effet c’est vous qui l’avez perverti !
J’entends ; voilà l’effet d’un rapport infidele !
Eh ! quel moyen, hélas ! de n’être pas séduit
Par l’exemple effréné des foiblesses d’un pere ?
Quel caractere heureux n’en seroit pas détruit ?
Ah ! c’est, de plus en plus, ce qui me désespere.
Qui recevra mes pleurs ? Qui fermera mes yeux ?
Vous vous abandonnez à de fausses allarmes.
Calmez-vous sur mon compte ; & jugez un peu mieux…
Mais on vient ; suspendez vos larmes.
Scène VI.
Quoi ! déjà de retour !
Oui, vraiment, me voilà.
Vous n’aurez pû conclure avec ces coquins-là ;
Leurs propositions sans doute vous effrayent ?
J’ai trouvé, par bonheur, de ces gens qui se payent
De raison & d’argent comptant.
À l’honneur de leur fille il n’en faut plus qu’autant.
J’ai reglé, moyennant une somme assez forte,
Dont ces honnêtes gens sont contens.
Eh ! qu’importe ?
Si vous le trouvez bon, sans perdre un seul moment,
Il faut aller signer & consommer l’affaire.
Ce n’est pas loin d’ici ; c’est chez votre Notaire,
Où l’acte est tout dressé.
(à Mad. Argant.)
Supposé, cependant, que cela vous convienne.
Allez, Messieurs.
Partons.
Scène VII.
L’affaire qui me reste à terminer ici.
Rosette ? Holà, quelqu’un ? Que Marianne vienne.
Voyons donc ce que c’est ; perçons l’obscurité,
Dont le mystere ici couvre la vérité.
Quoi ! tout ce qui m’est cher s’unit & se rassemble
Pour me faire essuyer tous les malheurs ensemble !
Mon époux & mon fils !… J’adorois deux ingrats !…
Ma rivale paroît… Ne la ménageons pas.
Je te rendrai du moins outrage pour outrage.
Sçachons qui de nous deux doit imposer la loi.
Scène VIII.
Que s’est-il donc passé ? Je vois, sur son visage,
Tous les traits du courroux qui va tomber sur moi.
Approchez… N’êtes-vous point lasse
Du plaisir de semer le divorce en ces lieux ?
N’en pouvez-vous jouir, si ce n’est sous mes yeux ?
Voulez-vous me réduire à vous demander grace ?
Ou faut-il vous céder ? Prononcez entre nous.
Sans doute que j’ai fait rompre ce mariage.
Répondez donc ?
Hélas ! je tombe à vos genoux.
Portez ailleurs ce faux hommage.
Levez-vous. Les soupirs, les pleurs sont superflus.
Ce ne sont pas toujours des preuves d’innocence.
Disposez de mon sort. Que voulez-vous de plus ?
N’est-il pas en votre puissance ?
Ordonnez ; & comptez sur une obéissance
Qui servira du moins à me justifier.
Délivrez-vous de ma présence.
Je ne demande, hélas ! qu’à me sacrifier.
Qu’à vous sacrifier ! Est-ce ici votre place ?
Je n’ai que du malheur ; vous pouvez m’en punir.
Mais le malheur, ici, vous a-t-il fait venir ?
Accusez mon erreur & non pas mon audace.
Madame, on m’a trompée en m’amenant ici :
C’est une vérité qui peut être attestée.
Si j’avois été libre, y serois-je restée ?
D’aujourd’hui seulement mon sort est éclairci.
Et dès que je l’ai sçu, j’ai tout mis en usage
Pour qu’on me laissât fuir. Je n’ai pû l’obtenir.
Ai-je rien de plus cher que de vous réunir ?
Ô Ciel ! d’une rivale est-ce là le langage ?
J’ai peine à résister à son air ingénu.
(haut.)
Cette énigme est assez difficile à comprendre.
Votre sort, dites-vous, vous étoit inconnu ?
Quel est donc ce Roman ?
Vous sçavez qui je suis.
C’est un secret pour moi.
On ne vous a point dit qui j’étois ?
D’où vous vient ce nouvel effroi ?
Je frémis d’une erreur où je vous vois encore.
Cherchez donc à la dissiper.
Hélas ! je ne vois point mon pere.
Mais ne vous flattez pas de pouvoir me tromper.
Cet abandon me désespere.
Que cherchent vos regards ? épargnez-vous ces soins.
Parlez en liberté, nous sommes sans témoins.
Quand vous me connoîtrez…
Quelle est votre fortune ?
Qui ? moi ! je n’en possede & n’en prétends aucune.
Que faisiez-vous auparavant ?
Je menois hors du monde une vie inconnue.
Continuez.
Dans un Couvent,
Depuis que je suis née, on m’a toujours tenue.
Fixez-y mon destin. Je suis prête à partir.
J’offre d’y retourner, pour n’en jamais sortir.
Je n’en avois jamais été si bien frappée.
(haut.)(à part.)
Comptez sur mes secours… On peut l’avoir trompée…
(haut.)
Je vous les offre volontiers.
Quel fut votre Couvent ? Parlez avec franchise.
Vous pouvez le connoître.
Où vous avoit-on mise ?
Mais c’étoit auprès de Poitiers.
De Poitiers, dites-vous ? (à part.) Useroient-ils d’adresse ?
(haut.)
C’est un fait qui peut être aisément éclairci.
Je le sçais.
(haut.)
C’est le même Couvent où ma fille est aussi.
(à part.)
Que je suis coupable envers elle.
(haut.)
Vous l’avez donc vûe ?
Oui.
(Je suis mere, excusez des désirs empressés ;)
Vous pouvez m’en tracer une image fidelle.
Faites-moi son portrait… Quoi ! vous ne l’osez pas ?
Je ne me flatte point qu’elle ait autant d’appas
Que vous en avez en partage.
Ne me pressez pas davantage
De vous entretenir de ses foibles attraits.
En seroit-elle dépourvûe ?…
Vous rougissez toujours, & vous baissez la vûe.
Connaissez-la par d’autres traits
Plus précieux, plus chers & pour vous & pour elle :
C’est sa soumission & son profond respect.
Cet éloge n’est point suspect.
Quels que soient vos desseins, elle y sera fidelle.
Votre fille, à jamais, sçaura s’y conformer.
Vos projets lui sont tous aussi chers qu’à vous-même.
Il me reste à vous informer…
De quoi donc ? Achevez.
De sa tendresse extrême.
Scène IX.
Eh ! pour qui ?
Le demandez-vous !
Pour une mere qu’elle adore.
Moi ! puis-je mériter des sentimens si doux ?
Elle ne m’a point vûe encore.
Hélas ! pardonnez-moi.
Éclaircissez en ce moment
Le mystere que vous me faites.
Seriez-vous !… Plût au Ciel !… Dites-moi qui vous êtes.
Ma nièce… Si j’en crois des transports pleins d’appas,
Vous devez m’être bien plus chere.
Votre cœur ne vous trompe pas.
Embrassez votre fille.
Ô trop heureuse mere !
Qu’il m’est doux de me voir entre des bras si chers !
Pardonnez-moi tous deux, & partagez ma joie.
Dans la félicité que le Ciel me renvoye,
Je retrouve au-delà de tout ce que je perds.
Vous me pardonnez donc cette ruse innocente !
Si je vous la pardonne ! Elle fait mon bonheur.
Nous en voilà pourtant venus à notre honneur !
Ma femme, il faut aussi que mon fils s’en ressente.
Sous le poids de sa faute il paroît abbattu.
Je crois, pour l’avenir, qu’on peut tout s’en promettre.
Il n’oseroit paroître. Ah ! daignez lui permettre
De venir à vos pieds reprendre sa vertu.
Je ne puis.
Unir ma foible voix à celle de mon pere ?
Pour qui réservez-vous un généreux pardon ?
Me refuserez-vous une premiere grace ?
L’ingratitude la plus basse
Mérite un entier abandon.
(à Doligni pere.)
Appellez votre fils ; qu’il vienne en diligence.
(Doligni va pour faire avancer son fils.)
Je croirois que c’est trop écouter la vengeance,
Et que le châtiment d’un si cher criminel
Doit être passager & non pas éternel.
Scène X.
Monsieur, voici ma fille & ma seule héritiere.
Je déshérite Argant ; j’en prononce l’arrêt :
Ma fille occupera sa place toute entiere.
Je sçais que votre fils l’adore, & qu’il lui plaît.
Ne vous en cachez point. Leur amour m’intéresse.
Qu’ils recueillent tous deux le fruit de leur tendresse.
Eh ! Madame, croyez le serment que j’en fais,
S’il en coûte si cher à mon malheureux frere,
J’aime mieux, avec lui, pleurer votre colere,
Que d’en accepter les bienfaits.
Eh ! que veux-tu ?
Si vous l’abandonnez, que faut-il qu’il devienne ?
Il n’auroit pas parlé de même en ta faveur.
Il m’aimera… craignez l’effet de sa douleur,
Et de son désespoir extrême.
Qui me garantira ce retour sur lui-même ?
Sa faute & ses remords.
Puisse ce malheureux te prendre pour exemple !
Mais avant qu’un pardon plus ample
Lui fasse partager ma tendresse avec toi,
Je veux d’un œil sévere observer sa conduite.
L’ingrat, jusqu’à ce jour, ne m’a que trop séduite.
(à Doligni fils.)
Vous, recevez ma fille & vivez avec nous :
Je ne puis me résoudre à me séparer d’elle ;
C’est la condition que j’exige de vous.
C’est rendre encor plus chere une union si belle.
Enfin, vous me voyez au comble de mes vœux.
En aimant ses enfans, c’est soi-même qu’on aime ;
Mais, pour jouir d’un sort parfaitement heureux,
Il faut s’en faire aimer de même.
Comptez qu’on ne parvient à ce bonheur suprême,
Qu’en partageant son ame également entr’eux.