L’Écornifleur/16

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Ollendorff (p. 64-68).

XVI

EN VOYAGE

Nous allions voir la mer. Je pris avec moi mes autorités : la Mer de Michelet, la Mer de Richepin. Frappant de petits coups sur les tranches pour en faire envoler la poussière, je me dis :

— Avec ça je suis tranquille !

J’ajoutai à ces deux livres les Paysans de Balzac, pour le cas où je serais obligé de faire quelque excursion en pleine campagne, de causer avec un médecin ou un curé et d’admirer la nature.

— « Vous verrez », me disait Madame Vernet, déjà bruyamment enthousiaste.

Elle était tourmentée par la peur de manquer de vivres. Je lui offris de porter un panier de provisions. Elle refusa. Je n’insistai pas, car j’étais loin de l’aimer jusqu’à me charger de paquets.

Ainsi, j’allais faire un assez long voyage avec une jeune femme, et je ne songeais pas qu’il me serait possible de mettre à profit l’aventure. D’autres préoccupations m’absorbaient.

Il était neuf heures du matin. Vers onze heures il faudrait manger. À chaque instant Madame Vernet me disait :

— « Je sens la faim qui monte. »

Ou bien encore :

— « J’ai l’estomac dans mes talons. »

Ce chassé-croisé m’inquiétait. Il faudrait donc la voir manger, et sans doute faire comme elle, dans ce compartiment de première, où des gens graves et ayant des idées en harmonie avec la classe des wagons qu’ils occupaient, d’abord étonnés, nous regarderaient, et détourneraient ensuite la tête par dégoût.

— « Oui, c’est reçu. On ne peut pas passer douze heures en chemin de fer sans prendre quelque chose ; — mais comment va-t-elle faire pour manger, « dans un silence de mort », son œuf dur, qui, je crois bien, est rouge ? »

Je souhaitais de voir notre compartiment se vider à la première station, non pour être seul avec Madame Vernet, mais pour qu’elle pût enfin manger « à mon aise ».

Autre sotte terreur ! Nous étions dans un express. Les arrêts devaient être rares, et je me vis dans la situation d’un homme qui ne peut tenir en place, ne sait quelle posture prendre, regarde à la portière, rougit et pâlit, la figure gonflée, met d’une manière inconvenante ses mains dans ses poches, et frotte l’une contre l’autre ses jambes vêtues d’étoffe claire, désespérément. Je comprenais très bien que la crainte d’avoir à manger, d’avoir besoin en route, la peur d’un déraillement, l’ennui d’entrer sous un tunnel noir où tout l’être est pris de fièvre et tremble, seraient, ce jour-là, autant d’obstacles à la progression de mon amour.

— « Auriez-vous peur ? » me demanda Madame Vernet comme nous passions en grande vitesse sur un pont qui grinçait de jouissance dans tous ses fers.

Je lui dis :

— « Oh ! moi, j’ai le physique lâche ! »

Comme je m’étais trop abaissé, je voulus me relever aussitôt, et je commençai une théorie sur le courage qui prouvait que le véritable courage consiste à être courageux précisément quand on ne l’est pas.

Près de moi, un monsieur lourd comme un bateau échoué fermait à demi ses paupières. Madame Vernet adorait mettre sa tête à la portière « pour voir les tableaux rustiques se dérouler avec tant de rapidité, qu’il semble que les champs marchent et que le train reste immobile ». Comme, à notre départ, j’avais manœuvré adroitement pour me trouver « à reculons », elle se plaignit bientôt de la poussière et du grand vent. Je lui offris ma place, qu’elle accepta, et je remarquai bientôt, avec plaisir, que, malgré « mon sacrifice », une poudre fine et grise se posait doucement, continûment sur son nez, ses paupières, ses joues, se délayait çà et là dans une goutte de sueur, la souillait et l’enlaidissait. De peur d’une migraine, elle avait installé son chapeau dans le filet, où il frissonnait comme un oiseau qui couve. Un courant d’air brouillait les frisures de son front, et au soleil ses cheveux prenaient des teintes variées, bizarres. Une mèche surprenait par l’éclat de sa rouille et son air de se trouver là sans qu’on sût pourquoi. Comme Madame Vernet souriait, du fond de sa bouche une dent lança un éclair d’or.

Il n’y a aucun motif pour que je lui prête des aspirations plus pures que les miennes, et cette pensée de « derrière les reins » doit nous être commune, qu’en somme, si l’occasion s’en présentait, nous coucherions bien ensemble.