L’Écornifleur/17

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Ollendorff (p. 69-75).

XVII

C’EST LA MER !

Nous avons changé de train. Le panier de provisions est vide. J’ai mangé autant que Madame Vernet, et tous les voyageurs avaient des œufs durs. Loin de se moquer, ils ont regardé Madame Vernet d’un air de gratitude quand elle a donné le signal. Il est possible que j’aie une âme-miroir réfléchissant avec exactitude le monde extérieur, mais, pour l’instant, je donnerais volontiers un coup de pied dans cette âme à glace, pour en faire sauter les « mille facettes » à tous les vents.

Le petit train d’utilité locale nous emmène, sorte de jouet mécanique assez solide pour porter une douzaine de voyageurs et quelques paniers de poisson. Il s’arrête quand il veut, quand les voyageurs lui font signe. L’administration a jugé inutile de tendre des fils de fer de chaque côté de la voie. Aux passages à niveau, point de barrière. Le train donne aux rares voitures le temps nécessaire, regarde prudemment à droite et à gauche, siffle longuement, comme pour demander s’il n’y a plus personne, et repart.

— « Il n’est pas méchant ! dit l’employé, qui va de portière en portière, non pour contrôler les billets, mais pour faire la causette avec les voyageurs, auxquels il offre de se charger des bagages à la descente : il n’a jamais écrasé une mouche ! »

Aux gares il s’amuse, lâche un wagon, en accroche un autre, en tamponne un troisième par mégarde, feint de manœuvrer, et, vite essoufflé, se désaltère à la prise d’eau. Il parcourt une dizaine de lieues dans son après-midi, « sans se gêner ». Le médecin de Talléhou, dont la clientèle est dispersée sur la ligne, fait ses visites à chaque station, entre l’arrivée et le départ. Il saute de wagon, arrache une dent, accouche une femme, et revient, en agitant son chapeau. Le chef de gare siffle ; le chef de train siffle aussi ; la locomotive siffle à son tour, et le petit train familier s’ébranle.

Madame Vernet s’attendrit.

Nous sommes d’ailleurs en pleine Normandie. Un souffle arrive de la mer. Je trouve l’air salé. D’après Madame Vernet, dont le nez aux ailes minces voltige, il est chargé d’odeur de varech. Sous les pommiers, les courtes vaches regardent passer ce long animal noir qui s’en va et revient tous les jours aux mêmes heures, et qu’on ne laisse jamais au vert. Une bue met au milieu d’un pré le rayonnement de son abdomen d’or. Je sens tout près de moi mon ennemie habituelle qui me guette : la tristesse sans cause. Madame Vernet, la tête presque hors de la portière, sourit à une garde-barrière coiffée d’un chapeau de cuir qui tend, avec gravité, du bras droit son petit fanion roulé et du gauche un enfant.

HENRI

Qu’est-ce que vous avez, chère Madame ? Si, vous avez quelque chose, dites-le-moi.

Madame Vernet, les yeux humides, pique son index dans l’horizon, et ne dit que ces deux mots :

— « La mer ! »

Je regarde, ému du trouble de mon amie, indigné de ne rien voir. Devant nous se dresse le Fort de la Terreur, aujourd’hui inutile, mais d’aspect rude encore, vénérable au bout de sa digue comme un grand principe longtemps en cours, dont on ne se sert plus. Entre lui et nous s’étale une sorte de bas-fond noirâtre comme un étang vide. Au-delà, par-dessus la digue blanche, tout au bord du ciel pur, le regard, en visant bien, peut s’accrocher à quelque chose qu’on prend indifféremment pour une série de rochers, une troupe de moutons, une file de nuages !

C’est ça !

MADAME VERNET

Elle est basse, en ce moment !

Elle dit cette phrase comme une excuse, contrariée parce que la mer s’est retirée à notre approche. Son éloignement la peine ainsi qu’une injure personnelle.

Elle ajoute :

— « Elle va revenir ! »

Je l’espère. En attendant, j’antidate sans difficulté ma bonne impression, et m’écrie à l’avance :

— « C’est égal, elle est bien belle, tout de même ! »

Madame Vernet me remercie par un sourire. Plus qu’une communion en enthousiasme, cet incident nous rapproche. Nous pouvions attendre tranquillement le retour de la mer.

Le petit train ne bougeait plus. Sa machine l’avait laissé là, s’en était allée, ici frottait son derrière aux antennes d’un wagon de marchandises, et, plus loin, s’exerçait à sauter d’une rainure d’un rail dans la rainure d’un autre, sifflotante, étourdie.

La mer revint lente et calme. Madame Vernet donnait des explications :

— « Il faudrait la voir furieuse ! »

HENRI

« Quelle impatience ! donnons-lui le temps. Qu’elle monte, se couche voluptueuse, sur les galets, comme une femme qui se plaît à palper les os de son amant ; qu’elle caresse le pied du fort, se coule derrière la digue, et étende sur ce vilain fond noir sa langue d’animal monstrueux, aplatie et miroitante ! »

Je jouis de ma métaphore rococo. Madame Vernet tend l’oreille, ondule son cou un peu gras et remue les lèvres comme si elle suçait des paroles. Déjà je redoute la mer, la merveille de ce monde qui a causé le plus de délires. De nouveau le petit train nous vanne sur les banquettes, entre des rails trop larges qui n’ont pas été faits à sa mesure. Il sent Talléhou, salue du sifflet les gens qu’il dépasse et communique sa gaîté aux voyageurs.

Madame Vernet se prépare. Son âme retombe au milieu des ombrelles, des cannes, des manteaux de voyage, des paquets dont les ficelles « toujours utiles » seront conservées avec soin.

Elle se regarde dans une glace de poche :

— « Je suis affreuse ! » dit-elle.

Les larmes, ces douces larmes qu’elle versait à la vue de la mer, se sont traînées comme des limaces sur ses joues poussiéreuses et les ont zébrées de barres. Heureusement, elle a son citron. Elle le partage en deux, m’en donne une moitié et se débarbouille avec l’autre. Elle a beau faire, on voit aux coins de ses yeux, de ses lèvres, ces apparences innommables qu’on trouve sur les tables de restaurant mal essuyées. C’est une leçon pour moi. Je ne me sers pas de mon citron et préfère rester franchement sale. Il me semble que ça doit moins se voir.

MADAME VERNET

Je suis laide, n’est-ce pas ?

HENRI

Oh ! Madame !

Je lui baise le bout de ses gants décolorés, et garde, aux lèvres, un goût de pâte graveleuse.