L’Écornifleur/21

La bibliothèque libre.
Ollendorff (p. 95-99).

XXI

IMPORTUNITÉS

MADAME VERNET

Comment trouvez-vous cette purée ?

HENRI

Délicieuse, Madame.

Une autre s’en serait tenue là, mais avec inquiétude :

MADAME VERNET

Elle n’est peut-être pas assez salée ?

HENRI

Oh ! si.

MADAME VERNET

Elle l’est peut-être trop ?

HENRI

Oh ! non.

MADAME VERNET

Je vois bien qu’elle ne vaut rien.

Je me réjouissais de ces menus égards et du ton sympathique avec lequel elle me disait :

— « Vous ne buvez pas ? vous ne mangez pas ? »

Un souffle si doux nous venait de la mer que je n’éprouvais plus le besoin de faire le glorieux et parlais simplement.

Après dîner, nous fîmes une courte promenade sur la route, jusqu’à l’heure et jusqu’au point où les pommiers normands, par leur masse d’ombre frissonnante, nous causèrent de l’effroi. Au retour, afin de me rassurer, j’offris mon bras à Madame Vernet. Hâtifs, les jarrets contractés, nous pressions le pas, ayant dans le dos la sensation d’être suivis. Aux premières maisons du village, je me tranquillisai, et, joyeux comme un homme qui vient d’éviter un grand danger, je risquai une petite entreprise. Je laissai glisser jusqu’à ma hanche le bras de Madame Vernet et, en le relevant, le serrai : elle ne me rendit pas la pression. Je feignis de butter une pierre et de perdre l’équilibre : elle poussa un cri, mais me laissa reprendre mon aplomb tout seul. Au Christ de granit qui, planté sur la jetée, protège, de ses bras écartés, le village contre la mer, Madame Vernet s’arrêta pour souffler.

Elle trouvait au Christ une figure « originale ». Elle s’assit sur une marche et me pria de m’éloigner un peu. Elle voulait rester avec elle-même. Les mains dans mes poches, j’allai, sur la pointe du pied, écouter la mer. La lune y projetait un sentier étroit, et si direct, que je n’aurais eu qu’à enjamber pour monter vers elle. Parfois, je me rapprochais, à reculons, de Madame Vernet, espérant qu’elle allait me dire : « Rentrons ! »

Elle continuait de s’absorber. Les petits phares me regardaient. Je jetai des cailloux dans l’eau.

— « Quand j’en aurai jeté dix, me disais-je, elle aura fini de rêver. »

Elle s’obstinait à faire la bouche d’ombre au pied du Christ, qui, pour cette cause, m’indisposait, comme un prêtre.

— « Cela m’a fait du bien », dit-elle enfin.

Mais il fallut monter sur la butte pour une nouvelle station. Quand nous fûmes assis chacun à une extrémité du banc :

MADAME VERNET

Vous devriez déclamer des vers.

HENRI

Ah ! non, par exemple ! C’est assez d’émotions pour une journée.

J’allais dire : « Allons nous coucher ! », mais le mot était brutal, le pluriel insolent, et, après une brusque saute d’humeur, j’eus encore le courage de louanger les étoiles, dont quelques-unes filaient à propos.

MADAME VERNET

Ne dirait-on pas qu’elles tombent dans la mer ?

HENRI

Ça fait cet effet-là.

Je bâillais si grand, qu’une d’elles eût pu me tomber dans la bouche.

MADAME VERNET

On serait bien là, pour pleurer !

Le feu tournant du phare de Rocmer clignotait au loin.

— « Qui sait, dit-elle, combien de marins ont été sauvés par cet œil secourable de la nuit ? »

Aussitôt elle ajouta :

— « Oui, mais qui sait combien d’oiseaux, attirés par sa flamme, s’y sont brisé les ailes ? »

Elle se délectait dans sa tristesse. Un châle de laine étroitement serré autour de ses épaules, et les yeux fatigués par la lumière intermittente du phare, elle lui rendait grâce comme au sauveur des pauvres marins et le maudissait comme le tueur des petits oiseaux.