L’Écornifleur/22

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Ollendorff (p. 100-103).

XXII

LA DERNIÈRE STATION

Elle avait lieu à la porte de sa chambre, et je l’aurais volontiers prolongée. Nous tenions chacun une bougie, qui s’agitait à notre haleine. Madame Vernet, la main sur la clef, ouvrait et refermait la porte, selon que l’entretien semblait mourir ou se ranimer. Aux entrebâillements, j’apercevais le blanc d’un rideau, le poli rougeâtre d’un meuble d’acajou, l’éclair d’un chandelier argenté, tout un fond de chambre à coucher, endormie dans une lumière discrète.

— « Allons, bonsoir ! »

— « Bonne nuit, à demain. »

— « Si nous sommes encore de ce monde ! »

Et ainsi de suite, jusqu’à l’immortalité de l’âme, dont nous parlions avec intérêt durant quelques minutes.

Comme une chatte qui flaire une attrape, elle se tenait à distance, son bougeoir défensivement levé à la hauteur du menton ; et, quand je lui serrai la main, je la secouai avec vivacité, car une goutte de bougie fondue et brûlante tomba sur la mienne.

— « Quelle femme stupide ! me disais-je, en rentrant chez moi. Ne pouvait-elle m’inviter à la suivre ? Ne voyait-elle pas que j’en avais envie ? Est-ce qu’elle n’est pas l’aînée ? Est-ce que je sais, moi, si je dois ou si je ne dois pas ? C’est à elle qu’il appartient de commencer, non à moi. Avec le bonheur que nous perdons ainsi bêtement, par sa faute, on pourrait saouler un ange toute son éternité ! »

J’entendais marcher Madame Vernet, et je fus pris d’une curiosité polissonne. J’aurais bien creusé un trou dans le plancher ; mais, outre qu’on ne perce pas un plancher avec une aiguille, écouter me suffirait et me compromettrait moins auprès de ma conscience inégalement délicate. Ma bougie soufflée, la respiration contenue, les pieds nus, je me mis à plat ventre, et, le front collé au parquet, sur une jointure, je suivis Madame Vernet de l’oreille. Cela ne gênait personne. Un son me faisait deviner une scène, et parfois tout mon corps tressaillait onduleusement. J’entendais les pantoufles de Madame Vernet claquer, l’eau couler. J’expliquais son remue-ménage comme un texte ; j’interpolais ses silences comme des ratures, et je traduisais à ma fantaisie.

— « Je la vois, me disais-je : c’est une personne propre, mais ce n’est pas une actrice ; elle ignore les crayons qui peignent les cils, le noir de charbon, le rouge d’Orient et la graisse de cire blanche.

Elle n’est donc pas obligée de se débarbouiller d’abord avec une crème : un lavage à l’eau de Cologne suffit. Elle a quelques cheveux faux, mais elle en a un plus grand nombre qui sont vrais. Comme je n’entends qu’un seul versement à la fois, elle ne se sert pas d’eau tiède : son médecin lui a recommandé l’eau froide en toute saison et pour tout.

Elle a les seins un peu tombants et des nids dans les épaules. Cela m’est égal, je ne m’en sers jamais. Les épaules d’une femme sont pour ses danseurs et ses seins pour ses enfants. Elle n’est pas trop cambrée, car plus une femme se cambre, plus son ventre ressort. Elle parfume sa chemise d’héliotrope blanc et entre dans son lit à reculons, ce qui lui permet de regarder longuement sa jambe, sans contredit le plus beau morceau d’elle-même. Je m’imagine que, le matin, elle sort de ses draps avec lenteur, afin que ces nobles jambes se découvrent, comme apparaît, dans une inauguration officielle, le marbre lumineux d’un groupe, quand l’ouvrier, ému, d’un geste lève la toile, au signe du président. »

Je me redressai, et, mettant une sourdine à tous mes mouvements, je me déshabillai avec un sourire obstiné, comme si j’allais m’étendre auprès d’elle.