L’Écornifleur/23

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Ollendorff (p. 104-108).

XXIII

INSOMNIE

La chambre de Madame Vernet est-elle une fournaise sous la mienne ? Je me retourne. J’ouvre l’œil-de-bœuf. Vienne toute la fraîcheur de la mer !

Je m’agite ainsi qu’à l’approche d’un événement. Si Madame Vernet entrait dans ma chambre, en chemise, posait son bougeoir sur la table de nuit, s’aplatissait sur mon corps, je la trouverais « très naturelle », et je lui pardonnerais de m’avoir fait attendre. J’ai toujours, en pensée, brusqué les dénouements. D’une femme à peu près jolie rencontrée dans la rue je dis :

— « Mâtin ! quelle nuit on passerait avec ! »

Une mère de famille a quatre enfants, mais elle est encore belle : donc elle m’attendait pour m’offrir ce qui lui reste de beauté. Quant aux jeunes filles, elles grandissent pour moi, et je les prendrai dès qu’elles me « diront ».

Des nudités nuageuses se forment et se déforment. Je dois avoir les yeux injectés de sang. Comme un jardinier qui, par une blanche matinée d’avril, crève du nez de son sabot les toiles d’araignées tendues sur les allées, je brise des virginités, sans remords. À moi les lèvres framboisées ! Poète-avocat, je viens de me meubler un salon tout neuf et j’attends la clientèle. Mais mon rêve est un mât de cocagne savonné où je glisse, les mains vides.

Ma faim de chair fraîche errait, tenue par une ficelle. Je la ramène. Voilà que je respecte toutes les femmes et me dis des gros mots.

— « Tu jugeais les autres familles d’après la tienne, où l’immoralité suinte. Sache qu’il y a des femmes satisfaites de coucher avec un seul homme ! »

Une lépreuse voudrait-elle de moi ? J’en doute.

Mais qu’est-ce qu’elle fait donc, qu’elle ne vient pas ?

Si j’allais la chercher !

Quoi de plus simple ? Ayant passé mon pantalon, j’irai frapper trois petits coups à sa porte. Le verrou n’est pas mis. J’entrerai dans l’obscurité et je ferai réchauffer mes pieds glacés.

C’est généralement ainsi que les choses s’arrangent, ou mes lectures m’ont bien trompé. Neuf fois sur dix ça réussit. À la dixième, on ne meurt pas. Je me sens lâche. J’ai peur des gifles, d’une lutte corps-à-corps, des cris qui réveilleraient les pêcheurs Cruz. J’ai peur encore du ridicule, d’un rire méprisant, d’un crachat à la face, et je me vois collé au mur, stupide, débraillé, ma culotte tombante et mes pieds nus, avec leurs doigts déformés par les marches de régiment, avec leurs cors. Je m’imagine stupide de honte et les cheveux pleureurs, dans le flamboiement d’une allumette.

Sûrement elle résisterait, et je ne sais pas du tout comment on s’y prend pour violer une femme. Quelqu’un m’a dit qu’il fallait frapper un coup sec au bas du ventre. Est-ce avec la main ou avec la tête, comme un bélier ? D’autres prétendent qu’il suffit de presser fortement sur le nombril, comme sur le bouton d’un timbre.

Soit, mais elle peut ne me montrer que le dos, pour rire à son aise, en cavale sauvage. Or chacun sait qu’un coup de pied entre les cuisses d’un homme le tuerait net, en tous cas l’endommagerait irréparablement.

Je ris de mes hypothèses extravagantes, et j’aime à me figurer la scène, ce qui me détourne de la jouer. Je me promène et m’évente en secouant ma chemise. L’œil-de-bœuf souffle dans mon col déboutonné.

Je me surprends à dire :

— « Hé ! hé ! tout de même, si j’osais ! »

Je ricane, mais je n’ose pas. Je n’ose jamais rien, et ma hardiesse, je la mets tout entière dans ce que j’appelle, avec un faste pédantesque, mes concepts.

Tout dort, excepté moi. Si j’écoute au plancher, je ne percevrai que la respiration calme de Madame Vernet. Par l’œil-de-bœuf, j’entendrai le doux ronflement de la mer. Les rouges pêcheurs Cruz gardent au creux de leur lit de plume l’immobilité de deux homards cuits. Les bruits qui me viennent du dehors ne sont que des bruits endormis.

— « Allons ! quand on est brave comme toi, on se recouche ! »