L’Écornifleur/34

La bibliothèque libre.
Ollendorff (p. 172-178).

XXXIV

LE BAISER

À chacun son tour. J’ai eu, moi aussi, mon baiser. Il m’est tombé au moment où je l’attendais le moins. Les choses ont avancé sans nécessité.

Monsieur Vernet et Marguerite venaient de partir pour le bain. Selon nos conventions, j’étais monté dans ma chambre pour travailler. Je travaillais, comme toujours, en regardant par l’œil-de-bœuf la danse des flots de la mer. C’est ma petite pénitence de chaque matin. Je l’ai demandée moi-même et la fais scrupuleusement, entière. Il y va de ma réputation de piocheur, de nègre littéraire. Mais si la petite troupe de bateaux pêcheurs de brêmes ne défilait pas devant moi, coquette et voiles retroussées, si les trois-mâts, à l’horizon, ne glissaient pas, dans leur écume, pareils à de fortes dames imposantes qui montrent en promenade la dentelle blanche de leur jupon, j’aurais vite une indisposition d’ennui. Il n’est point trop de la grande mer pour me tenir compagnie.

J’ai senti qu’on entrait. Il ne m’est pas venu l’idée de tourner la tête du côté de la porte. Je n’ai eu que la peur de l’élève qu’on surprend à ne rien faire. J’ai vite pris ma plume, feuilleté un livre, écrit un mot, et, un pouce enfoncé dans l’oreille jusqu’à la garde, feint l’application, le recueillement, l’indifférence aux bruits. Le dos gros, l’être parcouru d’un frisson d’inquiétude, j’appréhendais la chute de quelque chose, une petite tape sur l’épaule, la chiquenaude d’un doigt-ressort.

Et je me suis dressé, à la sensation, en un point du cou, d’une brusque succion chaude, et j’ai vu Madame Vernet, pâle, se reculer, les mains jointes.

J’éprouvais de l’embarras sans plaisir. Je ne savais plus ce qu’elle voulait, et je ne trouvais rien à dire. Les mains appuyées sur le rebord de la table, les jambes molles, je courbais la tête, comme pris en faute.

— « Vous devez me juger mal ! » me dit-elle d’une voix implorante, étouffée, qui s’éloigne et va s’éteindre.

J’eus l’esprit de répondre :

— « Non, pas du tout ! »

Elle s’était tenue d’abord sur la défensive. Mon attitude piteuse l’affermit. Elle fit un pas en avant, posa le bout de ses doigts sur mon bras, comme pour réveiller un somnambule qui dort debout et me dit :

— « Vous m’en voulez, sans doute ? »

Je répondis encore :

— « Non, pas du tout !… »

Elle paraissait indécise. Enfin, après un silence, les lèvres pincées :

— « Vous êtes singulier ! J’attendais un autre accueil. »

Une lourde stupidité pesait sur moi. Il faut le dire, je n’avais jamais sérieusement cru que l’adultère de Madame Vernet se réaliserait. J’y pensais souvent, j’en caressais complaisamment les images ; mais il avait la séduction d’une beauté littéraire.

Il devait passer, tandis que nous converserions. Et voilà que je me trouvais devant lui. Il était là, matériel, en chair vivante et palpable, m’épouvantant.

Il me disait :

— « Il est temps ! Il est temps d’empoigner cette femme, de la serrer sur ton cœur, de la vider pour la rejeter ensuite. Il est temps de tromper Monsieur Vernet. Peut-être en mourra-t-il. Mais il est temps de t’installer à sa place, de lui voler sa femme en mangeant sa soupe. Il est temps d’être misérable pour de bon, car c’est fini de rire.

« En outre, prépare-toi à tout, car ce brave homme de mari peut, au lieu de larmoyer, prendre un revolver et te casser la tête. Cela arrive. Assez rêvassé. Vis ! Fais vite ! »

Madame Vernet s’impatiente ; elle me serre le bras fortement.

— « C’est un supplice ! Parlez donc. Vous me faites souffrir ! »

Je me décide à répondre, avec un sourire niais :

— « C’est donc vrai ! Tu m’aimes donc ? »

Mais elle, qui se serait donnée si je l’avais enlacée, brutal et muet, trouve que je la soufflette trop tôt en paroles.

— « Ne me tutoyez pas ! » dit elle.

Elle fixe les planches de sapin de ma chambre comme si elle y suivait encore la vibration de mon tutoiement.

Je ne sais plus ce qu’il faut faire ou dire. Je ne sais plus ! Nos mains s’étreignent, cependant. Je lui offre ma chaise. Je lui offrirais aussi bien du papier à lettre, de quoi écrire.

Elle murmure :

— « Nous sommes coupables ! »

À qui le dit-elle ? Je veux faire de l’esprit :

— « Ne le serons-nous jamais davantage ? »

Voilà encore un mot qui lui déplaît. Elle va me dire : « Restons-en là », et partir.

Mais, elle non plus, elle ne sait pas où nous en sommes. Elle lève sur moi ses bons grands yeux qui se brouillent, et s’efforce de me regarder.

Je préfère cela. Qu’elle pleure ! Pleurons tous les deux, elle assise à ma table, moi tantôt me promenant, tantôt accoudé dans l’ovale de l’œil-de-bœuf. Nous nous oublions l’un l’autre. Il y a peut-être dans cette chambre étroite une jolie femme et un jeune homme qui la désire, mais il y a surtout deux êtres qui sont effrayés sans savoir pourquoi, parce que le souhait de l’un s’est accompli trop vite, parce que les nerfs de l’autre se sont brisés dans une seule crise, parce qu’enfin l’instant de bonheur est venu.

HENRI

Franchement, nous ne sommes pas gais, chère Madame. Calmez-vous donc ! vous allez vous faire du mal.

MADAME VERNET

M’aimez-vous, au moins ?

HENRI

Si je l’aime ! Elle me demande si je l’aime !…

J’élève et j’abaisse les bras, lentement. Puis je l’embrasse sur le front, sur les yeux, comme en fonction. Je pourrais compter en même temps.

C’est ainsi. Je ne vois pas Madame Vernet ; je vois la situation que nous nous sommes faite, la vie qui se prépare aux événements indevinables, l’adultère qu’il faudra consommer.

Quand Madame Vernet, à un bruit de pas dans l’escalier, se sauve et m’envoie un baiser de toute la largeur de sa main, je le lui renvoie machinalement, comme si je jouais au volant avec une petite fille, sans entrain, pour lui faire plaisir.