L’Écornifleur/33

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Ollendorff (p. 161-171).

XXXIII

LE NAVET

J’aime entendre Monsieur Vernet me parler de Madame Vernet. Il la fait goûter par avance, communique dans l’oreille des renseignements précis, posément, comme s’il voulait donner le temps de prendre des notes. Toutefois, soucieux de la respecter même absente, il se contente de la décolleter, lui déshabille le buste au plus, et n’insiste que sur ses qualités morales.

— « Elle vaut mieux que moi ! » dit-il sans envie.

Il ne lui tient jamais tête, et la cite comme un auteur célèbre, en lui rendant hommage. Sa manière de l’aimer m’attendrit, me rend scrupuleux. Oh ! Madame Vernet n’abuse pas. Peut-être se sent-elle si supérieure que cela lui est égal. Jamais elle n’oblige Monsieur Vernet à mesurer la distance intellectuelle qui les sépare, et plutôt elle le fait valoir.

MADAME VERNET

Mon mari trouvait cette toile si belle que je lui ai dit : Achète-la, va ! — Tenez, voilà un article de journal que mon mari déclare très bien.

Monsieur Vernet s’y trompe lui-même.

HENRI

Vous aimez les tableaux ?

MONSIEUR VERNET

J’en raffole.

Et il cause peinture de façon à faire pleurer un peintre, car dès qu’il a dit : « Est-ce rendu ? hein ! » son sens critique s’arrête net, comme pris dans une ornière, embourbé.

C’est surtout devant moi que Monsieur et Madame Vernet se font petits, en s’opposant l’un à l’autre. Ils rivalisent d’humilité. Mais Madame Vernet est de première force. Elle porte la culotte sous sa robe : on ne voit rien. Le ciel ne lui a pas donné d’enfants, sans doute parce qu’elle avait déjà un mari. Elle le dorlote, lui change elle-même son tricot. De ma chambre, à travers le plancher, j’entends :

MONSIEUR VERNET

Blanche, fais-moi mes ongles !

Elle montre en toute circonstance, même quand il en est besoin, le dévouement d’une religieuse garde-malade. Ce matin, j’ai dû la consoler. Elle pleurait, assise sur le banc de la butte.

HENRI

Qu’est-ce que vous avez, chère Madame ?

MADAME VERNET

Rien.

HENRI

Je m’en vais.

MADAME VERNET

Oh ! vous pouvez rester, car enfin, si je pleure, c’est à cause de vous.

Madame Vernet en larmes n’est plus jolie. Elle fait une vilaine grimace enfantine et devrait apprendre à pleurer avec grâce.

HENRI

De moi, Madame ? Je n’y suis point.

MADAME VERNET

Oui. Hier soir, à table, au dessert, au moment où tout est permis, quand on se jette des serviettes à la tête en faisant les fous, sans songer à mal, il paraît que je vous ai appelé « navet sculpté ».

HENRI

Ah ! ah ! très drôle. Vous me faites rire, et pourtant je n’en ai pas envie.

MADAME VERNET

Alors pourquoi riez-vous ? Alors mon mari m’a grondée, alors je lui ai dit que c’était pour rire. Il m’a répondu qu’on ne plaisantait pas avec ces choses-là, que je vous avais fait de la peine, qu’il en était sûr, qu’il l’avait bien vu.

Madame Vernet a le hoquet. Les mots sortent difficilement, un à un, et elle multiplie les « alors » en petite fille ânonnante.

J’hésite. La délicatesse de Monsieur Vernet me touche, si les larmes de Madame Vernet me chagrinent.

HENRI

Mais, chère Madame, c’est de la vraie douleur que vous éprouvez. Calmez-vous. Je ne me souviens pas de votre spirituel bon mot. Et puis, êtes-vous sûre d’en être l’auteur ? Je l’avais déjà entendu quelquefois. C’est une expression consacrée, bien que le mot « marron » soit ordinairement employé.

MADAME VERNET

On ne se moque pas des gens comme vous le faites.

HENRI

Cette manière en vaut une autre. Je vous affirme que vous ne m’avez pas froissé. Je prendrais même votre saillie comme une flatterie si elle n’avait été l’occasion d’un incident fâcheux entre vous et Monsieur Vernet. Sa sévérité m’étonne ; mais si quelque chose me peine, c’est de vous voir dans un tel état, en mon honneur. Je vous demande pardon.

MADAME VERNET

C’est moi qui vous demande pardon. Ça m’a échappé.

HENRI

Non, faites excuse, c’est moi, j’y tiens.

MADAME VERNET

Ah ! mon mari a l’air bon. Il l’est, le plus souvent, presque toujours. Mais, au fond, c’est un homme de fer, et quand il grossit sa voix, je passerais par un trou de souris.

HENRI

Vous exagérez un peu.

MADAME VERNET

Je vous assure qu’il y a chez cet homme des sautes d’humeur telles qu’il franchirait tout, d’un bond, en me broyant.

HENRI

Prenez garde, Madame, séchez vos yeux, voilà l’homme de fer qui monte.

MONSIEUR VERNET

Qu’est-ce que tu as ?

Sa voix est grosse en vérité, mais bonne. Je me tiens sur la défensive, prêt à empêcher une rencontre.

HENRI

Franchement vous avez été dur pour elle. Votre feinte d’étonnement ne trompe personne. Je sais tout. Le navet.

MONSIEUR VERNET

Quoi ! Elle y pense encore ? Ma Blanchette, tu n’es pas raisonnable. Jugez-en, Monsieur Henri. Elle me dit, cette nuit, craintive, collée à moi : « J’ai eu la comparaison malheureuse ; Monsieur Henri s’en formalisera. » Je réponds : « Bast ! Monsieur Henri n’est pas susceptible ! » Elle reprend : « Tout de même, cela n’a pas dû lui plaire. » — « Ah ! fais-je, c’est autre chose ! »

Elle continue, se tourmente, m’accable de ses « Crois-tu ? — Quelle est ton idée ? — Mets-toi à sa place ! » Elle m’ennuie, dit des bêtises, au lieu d’en faire, jusqu’à ce que je m’endorme. Voilà tout. Vous lui en voulez ? Fouettons-nous le chat ?

HENRI

Lui en vouloir ? Mais, braves amis, vous chatouillez ma vanité juste au creux, et mon être se lève ainsi qu’une pâte fermentante.

Nous nous demandons pardon tous les trois, l’un après l’autre, ensuite en chœur. Madame Vernet a satisfait le besoin qu’elle avait de pleurer. Nous nous tenons les mains, comme si nous voulions danser en rond, et le plus ridicule des trois n’est pas celui que chacun pense.

MONSIEUR VERNET

Ma parole ! je crois que la femme a la sensibilité des balances dont on se sert pour peser l’or.

En ce qui le concerne, il déclare se moquer comme « d’une guigne, de l’an quarante ou de sa première chemise », de la beauté des hommes. Il faut et il suffit en effet qu’un homme soit intelligent. Or, Monsieur Henri pourrait porter du mérite au marché, etc., etc.

Monsieur Vernet aplatit, aplatit mon amour-propre, en maniant le compliment comme une demoiselle en bois sur une aire de grange.

HENRI

Hélas ! je sais que je suis laid !

MONSIEUR VERNET

C’est affaire de goût. Moi, je vous trouve beau.

N’est-ce pas, Blanche, qu’il serait plutôt beau ?

HENRI

Vous croyez ?

Je montre mon visage comme un habit de confection. On m’affirme qu’il ne m’irait pas mieux s’il avait été fait sur mesure.

MADAME VERNET

Tenez, ces termes qui me viennent à l’instant rendront ma pensée avec exactitude : vous êtes beau de laideur.

Je souris et perds pied dans ma mélancolie.

Aucune sonde n’en toucherait le fond.

Un mouchoir imbibé d’eau fraîche éteint les dernières piqûres de rouge aux paupières de Madame Vernet.

HENRI

Allons, faites la paix.

Je pousse Monsieur Vernet et lui donne de petites tapes dans le dos.

Sur la pointe du pied, en équilibre instable, il résiste et ne comprend pas.

HENRI

Mais allez donc ! Seriez-vous implacable ?

Du doigt, je lui désigne un point sur la joue de Madame Vernet entre le coin de la bouche et le lobe de l’oreille.

MONSIEUR VERNET

Comment ! vous voulez ?

HENRI

Mais oui. Quel homme ulcéré vous faites ! Il est l’heure de vous désenvenimer. Je crois que vous rougissez. Faut-il que je me retourne ?

Monsieur Vernet se décide, embrasse l’endroit indiqué, comme il est prescrit.

HENRI

Bien ! À l’autre joue maintenant !

Et Monsieur Vernet recommence.