Aller au contenu

L’Écornifleur/4

La bibliothèque libre.
Ollendorff (p. 9-12).

IV

ENCORE UN HOMME DE LETTRES

MONSIEUR VERNET

Vraiment, je n’achète le journal que pour ma femme, car je n’ai pas le temps de le lire. Je jette à peine un coup d’œil sur les faits-divers et la Bourse.

HENRI

Et cela suffit, car le reste, ce que nous écrivons, est-ce intéressant ?

MONSIEUR VERNET

Vous écrivez donc dans les journaux ?

HENRI

Des fois.

MONSIEUR VERNET

Lequel ?

HENRI

Oh ! n’importe lequel. Dans l’un ou dans l’autre. Un peu partout.

MONSIEUR VERNET

Je n’ai jamais vu votre nom.

HENRI

Cela ne m’étonne pas. J’écris sous des pseudonymes. Je suis jeune et n’ose pas me lancer. Il y a la famille.

MONSIEUR VERNET

Mais ces pseudonymes, quels sont-ils ?

J’en invente sur le champ quelques-uns. Aux premiers, Monsieur Vernet fait des signes d’ignorance. Il reconnaît les derniers :

— « Oui, je crois avoir vu celui-là quelque part. »

Le coup est porté. Monsieur Vernet se rapproche de moi. La serviette du professeur libre n’est plus à ses yeux banale : il y a peut-être un article dedans. La différence des âges est abolie. Nous nous estimons de pair.

MONSIEUR VERNET

Je voudrais bien lire quelque chose de vous.

HENRI

Ce que j’ai fait jusqu’ici ne mérite pas d’être offert. Attendez au moins que j’aie terminé mon roman.

MONSIEUR VERNET

Comment ! vous écrivez aussi des livres ?

HENRI

Des livres ! c’est beaucoup dire. Je barbouille du papier.

MONSIEUR VERNET

Je serais empêché de soutenir qu’un livre est bon ou mauvais. Je ne m’y connais pas et n’y entends rien. Mais j’affirme que pour faire un roman, quel qu’il soit d’ailleurs, pour mener à bien l’histoire, pour se retrouver au milieu de tous les personnages et ne pas confondre Pierre avec Paul, il faut avoir de la tête !

Nous sommes graves. Il semble que nous allons, moralement, nous cordeler, nous nouer.

Presque sous le manteau, en me cachant des passants, je donne à Monsieur Vernet ma vraie carte, une plaquette d’une centaine de vers luxueusement éditée aux frais de cette honorable famille que j’ai « quittée ». J’en ai toujours un exemplaire sur moi. C’est un en-cas préparé pour liaison immédiate. Monsieur Vernet l’ouvre sans un mot. La dédicace est flatteuse, l’hommage empressé. Et puis il possède maintenant, pour la première fois de sa vie, une chose imprimée qu’il n’a pas achetée. Il m’offre, en échange, une invitation à venir prendre le café, sans cérémonie, dimanche prochain, vers une heure. Madame Vernet y compte fort. On m’attendra.

Notre poignée de main est longue comme si nous venions de traiter un important marché. Monsieur Vernet me sourit, tout grâce, et je chantonne ainsi qu’une raccrocheuse, quand la soirée est belle et que le trottoir donne bien.