L’Écornifleur/3

La bibliothèque libre.
Ollendorff (p. 6-8).

III

BOUTON PAR BOUTON

À chaque rencontre, comme on reprend aux dernières mailles une dentelle interrompue, la conversation nouvelle se raccroche aux derniers mots de la précédente. Expérimentés, nous n’allons pas vite. Une fois, Monsieur Vernet dit son âge ; une autre fois, le chiffre de ses appointements : 15 000 francs. De plus, il est intéressé dans les affaires. Elles vont bien. Mais « ce qu’il y a d’agréable » c’est qu’il a droit à deux mois de congé par an. Lentement, je reconstruis sa vie. Aujourd’hui il m’apprend le petit nom de sa femme : Blanche. Elle a oublié de lui changer ses manchettes. Il serait plus expansif si j’étais moins discret. Mais je n’ai pas l’habitude de me jeter à la tête des gens.

Je ne le fais que par exception.

Tantôt, obstinément silencieux, j’affecte de ne rien entendre ; tantôt je coupe net une confidence, en toussant.

Si Monsieur Vernet me demande :

— « Vous avez sans doute quelque emploi ? »

je réponds :

— « C’est peu de chose : j’élève trois petits lapins. »

Monsieur Vernet feint de comprendre, « puisqu’il aime tout ce qui est original ».

— « Et vos petits lapins vont bien ? »

— « Ils sont charmants et forment un triple étage. L’aîné a la tête de plus que le cadet, le cadet la tête de plus que le troisième. On me les prête tous les matins. »

— « Je vois : vous êtes professeur libre. »

— « Oh ! tout à fait libre. Les pauvres petits et moi, nous nous sommes bien ennuyés ensemble. Mais il faut aider ma famille à me faire vivre. Voilà qu’ils sont à point pour entrer au lycée. Quel dommage ! j’avais comme vous deux mois de congé, et, en outre, toutes mes soirées à moi, ce qui me permettait de travailler. »

Je répète le mot « travailler » en exagérant la voix et le geste. L’heure est-elle venue de dire à quoi ?