Aller au contenu

L’Écornifleur/44

La bibliothèque libre.
Ollendorff (p. 233-239).

XLIV

LA PARTIE D’AGRÉMENT

Nous sommes sur le bateau des Cruz imprégné, quoique lavé ce matin à grande eau, de la fade odeur des congres. Au fond du bateau, à l’endroit où sont d’ordinaire les mannes de cordes, nous avons serré des paniers de provisions. Monsieur Vernet nous a prévenus :

— « C’est effrayant ce qu’on mange en pleine mer ! »

Le père Cruz assis à la barre et un de ses hommes debout sur l’avant nous regardent en dessous et se font des signes. Une gaîté turbulente nous anime, et, comme dit Cruz, chacun lance, à son tour, une rognure de chanson. Des marsouins tournent au loin leurs roues noires, et Cruz leur crie : « Cousin Jean ! cousin Jean ! » obstinément, pour les faire venir à bord.

Mon père avait cinq cents moutons ;
J’en étais la bergère !

chante Monsieur Vernet d’une voix à effrayer les loups.

Je suis moins communicatif. Madame Vernet m’inquiète. Elle a pâli, sourit hors de propos, tantôt bâille au vent, tantôt, les lèvres pincées, semble retenir de force un secret. Adroitement, elle prépare son public.

— « Je sens que je vais peut-être avoir le mal de mer ! » dit-elle.

À ces mots, elle se retourne et vomit.

— « Soutenez-lui la tête, dis-je à Monsieur Vernet ! »

— « Bah ! dit-il, ça lui fait du bien. »

La premier’ fois j’ les mène aux champs,
Le loup m’en mangea quinze ! lon laine, lon la !

Les pêcheurs rient, sans oser rire, le menton dans leur tricot.

Marguerite s’approche de Madame Vernet, lui murmure quelques mots de garde-malade, s’installe à côté d’elle, et leurs cœurs se soulèvent ensemble suivant un rythme lent.

Un beau monsieur vint à passer,
Me rendit la quinzaine ! lon laine !

chante M. Vernet.

Je fais, couché sur le dos, la théorie du mal de mer, avec des phrases paresseuses, rampantes sur ma langue, coupées de silences, de soupirs et de sifflements qui soulagent :

« Le mal entre par les yeux. Il faut regarder l’horizon. Quand on n’a pas mangé, on est moins facilement malade et on souffre plus. Quand on a mangé, le mal vient vite et s’en va de même. Il arrive qu’on ne l’a pas durant une longue traversée. Tel autre jour, c’est au port même qu’on l’a, par un temps calme. »

— « Vous ne l’aurez pas aujourd’hui, me dit le pêcheur Cruz : vous avez bonne mine ! »

Mais, tout de suite, je fais pendant à ces dames, la tête secouée sur le bord du bateau, tandis que Monsieur Vernet enfle sa voix vengeresse :

Quand nous tondrons nos blancs moutons !
Vous en aurez la laine ! lon laine, lon la !

Il plaisante, infernal, nous remercie de donner aux poissons, d’économiser chez le pharmacien. D’un bord à l’autre, entre deux nausées, nous nous demandons de nos nouvelles, ces dames et moi.

— « Ce n’est rien, cela va mieux : quand c’est fini ! »

— « Ça recommence ! » dit Monsieur Vernet, qui interrompt nos condoléances, jouit de notre mal comme d’une haine satisfaite, et crie à tue-tête :

C’ n’est pas la laine que je veux !
C’est votre cœur, ma belle ! lon laine, lon la !

Il s’arrête, tousse, crache, dit : « J’ai avalé de travers ! », et prend ses dispositions à côté du pêcheur Cruz, le buste hors du bateau, la figure fouettée d’embrun au choc des lames, prêt à tomber, bon à noyer.

C’est la débâcle des estomacs. Le bateau bondit, se cabre. D’un coup de barre, Cruz donne debout dans une vague qui retombe en pluie fine, mordante, acidulée et bénit notre agonie.

Le bateau conduit à leur dernière demeure des moribonds ramassés çà et là. Nous roulons de bâbord à tribord nos têtes décolorées. Quand je heurte Madame Vernet :

— « Pauvre amie ! », lui dis-je.

Elle me répond :

— « Pauvre ami ! »

Et nous repartons, chacun en quête d’un coin de terre ferme.

Le marin de Cruz, larguant une voile, meurtrit nos pieds ; puis, sur notre invitation, tous les deux se mettent à manger, et il nous semble que c’est nous qu’on gave de nourriture, à coups de pilon dans la gorge, sur notre cœur, qui se gonfle, étouffe !

— « Dites, Cruz, sommes-nous loin du port ? »

— « Dame ! Monsieur Vernet, j’avons vent debout, j’avons pas vent arrière ! »

— « Mon brave Cruz, n’allons-nous pas bientôt rentrer ? »

— « Oh ! si j’étions attaché au cul d’une vapeur, j’en aurions à peine pour une heure, ou le quart moins d’une heure ! »

— « Mon bon papa Cruz, serons-nous arrivés avant la nuit ? »

— « Mais, ma chère petite dame, bien sûr que oui, si j’avions pas le courant contre nous ! »

Renversant nos têtes lourdes, de métal, nous apercevons le phare et sa lanterne incendiée par le soleil couchant. Il est là, tout près, le phare ! Il suffirait d’allonger le bras pour s’y cramponner. Mais la nuit vient. Le soleil disparu, le phare allume sa lanterne, et entre nous et lui la distance reste la même. Nous renonçons au port, et, nos maux un peu calmés, nous entrons dans une vie de songe. Une demi-nuit nous enveloppe. Les lueurs du falot illuminent la voile, et le bateau soulève, par gerbes, les fleurs de feu de la mer. On n’entend que le bruit du flot, ce bruit d’un tapis qu’on secoue, et le mâchement des deux marins, qui mangent encore, accroupis sur les paniers de provisions et les bouteilles. Les membres cotonneux, nous ne savons plus où nous allons. Il nous serait égal de mourir.

— « J’en ons encore pour une heure ! », dit parfois le pêcheur Cruz, et longtemps, un siècle après, il ajoute :

— « Oui, je crois que dans une heure, une heure et demie, le port ne sera pas loin ! »

Qu’est-ce que cela nous fait ? Qu’il nous laisse sommeiller, perdre conscience !

J’ai un puits creusé dans le corps, et je me tiens, de toute ma force, immobile.

J’ai rencontré, dans l’ombre des couvertures, la main de Madame Vernet et je la garde. Elle est toute petite, sans frémissement, comme morte.

Bordée par bordée, Cruz avance tout de même. Sa voix lointaine nous renseigne.

— « Un peu de plus, je vous jetais sur les rochers. »

Il cherche à mettre en place les feux du port, qui doivent nous regarder comme des yeux de chat.

Il faudra un treuil pour nous déposer à terre. Quand le bateau se cogne à la cale, c’est une grande surprise. Je veux aider Madame Vernet à se relever, mais cette main que je tenais est celle de Marguerite.

Je m’en étonnerai plus tard. Nous prenons possession du sol comme des conquérants ivres.

— « À une autre fois ! »

— « Oui, à une autre fois ! »

Car nous recommencerons. On a le droit de se distraire dans la vie.