L’Écornifleur/45

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Ollendorff (p. 240-244).

XLV

IL FAUT EN FINIR, À LA FIN

Toute tangante encore, comme un mouton qui a un ver dans la tête, Madame Vernet monte en peignoir à ma chambre.

HENRI

Avez-vous bien dormi ?

MADAME VERNET

Monsieur Vernet n’a fait que gigoter, et je suis comme s’il m’avait battue.

HENRI

Le mal de mer réconcilierait les chairs les plus ennemies.

Car nous nous disputons, amants véritables, pour bien nous prouver notre amour. Une fois, j’ai tiré la targette de la porte, et je n’ai ouvert qu’après trois appels coulés dans la serrure. Une autre fois, il m’a fallu lui demander longtemps :

— « Qu’avez-vous ? qu’avez-vous ? »

Elle ne me répondait pas, et regardait au loin par l’œil-de-bœuf, sorte de statue de la Bouderie en négligé du matin.

Nous nous devenons insupportables. Notre contrainte nous exaspère. Madame Vernet a assez joué à la muse. J’ai suffisamment apprécié l’excellence de son âme.

— « D’abord, dis-je, moi je ne travaille plus ! »

MADAME VERNET

Suis-je une femme frivole, et pensez-vous que cette situation ne me soit pas aussi pénible qu’à vous ? Je vous aime, je vous l’ai avoué : je vous le redis.

HENRI

Prouvez-le-moi. Ne vous ai-je pas accordé un assez long sursis ? Jusqu’à quand ferez-vous la fleur qui se referme quand on la touche ? Est-ce pour donner plus de prix à vos faveurs que vous les économisez avec ladrerie ? Vieux jeu, ça ! Madame. La peur de perdre vous fait tricher.

MADAME VERNET

Ne commencez pas à mettre votre malice en calembours. Je vous ai dit : « À Paris », et je n’ai qu’une parole.

Elle a raison. Elle ne peut pas tomber là, en fille, sur une chaise. La chute d’une femme comme elle exige des préparatifs, un cadre, plus de sécurité, la certitude que nous pourrons tranquillement réparer le désordre de notre toilette. Je m’entête pour la forme. Je lui montre une feuille de papier blanc sur ma table.

HENRI

Elle est là depuis huit jours. Ma plume me paraît lourde comme un instrument de travail, et vous m’avez mis dans un tel état d’énervement que j’ai perdu le goût des belles lectures.

MADAME VERNET

C’est ce qui me désespère. Dieu m’est témoin que je ferais à l’instant, s’il le fallait, si c’était une chose possible, le sacrifice de mon triste honneur pour vous sauver. Je vous le déclare sans rougir, je me livrerais sans hésiter, quand je vous vois ainsi désœuvré, arrêté dans votre œuvre par ma faute, et je cherche, oui, je voudrais trouver l’oreiller où pourront se poser nos deux têtes.

L’oreiller où pourront se poser nos deux têtes !

J’incline la mienne sur son épaule.

— « Vous m’aimez-donc ? »

— « Pas comme tu crois ! »

Nous nous balançons, nous soutenant l’un l’autre, et, poursuivi, jusque dans mes expansions, par je ne sais quel esprit de cabotinage, je remarque dans un vieux morceau de miroir pendu à une planche l’effet de notre accouplement.

J’ai la joue collée au cou puissant de Madame Vernet et le nez enfoui dans l’ouverture de son peignoir.

— « Je vous crois, dis-je, et j’attendrai avec confiance ; mais au moins donne-moi tes lèvres. »

— « Tiens, tiens vite ! » dit-elle, aux écoutes.

C’est une religieuse qui embrasse son cousin, à travers une grille, dans un parloir.

Toujours prudente, elle a entr’ouvert la porte. Je ne me presse pas, et je prends, j’aspire, ma poitrine dans la sienne, ce qu’elle m’abandonne de souffle humide.

— « C’est ça, c’est ça que tu veux ? »

— « Tais-toi ! » lui dis-je, les dents serrées.

Nos lèvres se remêlent dans un baiser qui n’en finit plus, douloureux à force d’être long, amer parce qu’après il n’y aura rien, un baiser qui nous laisse trop le temps de penser à autre chose.

Enfin le pas de Monsieur Vernet nous dérange : en hâte nous nous efforçons à l’insignifiance.