L’Écossaise/Édition Garnier/À Messieurs les Parisiens

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 5 - Théâtre (4) (p. 413-416).
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À MESSIEURS

LES PARISIENS[1]




Messieurs[2],

Je suis forcé par l’illustre M. Fréron de m’exposer vis-à-vis[3] de vous. Je parlerai sur le ton du sentiment et du respect ; ma plainte sera marquée au coin de la bienséance, et éclairée du flambeau de la vérité. J’espère que M. Fréron sera confondu vis-à-vis des honnêtes gens qui ne sont pas accoutumés à se prêter aux méchancetés de ceux qui, n’étant pas sentimentés, font métier et marchandise[4] d’insulter le tiers et le quart, sans aucune provocation, comme dit Cicéron dans l’oraison pro Murena, page 4.

Messieurs, je m’appelle Jérôme Carré, natif de Montauban ; je suis un pauvre jeune homme sans fortune, et comme la volonté me change d’entrer dans Montauban, à cause que M. Lefranc de Pompignan m’y persécute, je suis venu implorer la protection des Parisiens. J’ai traduit la comédie de l’Écossaise de M. Hume. Les comédiens français et les italiens voulaient la représenter : elle aurait peut-être été jouée cinq ou six fois, et voilà que M. Fréron emploie son autorité et son crédit pour empêcher ma traduction de paraître ; lui qui encourageait tant les jeunes gens, quand il était jésuite[5], les opprime aujourd’hui : il a fait une feuille entière[6] contre moi ; il commence par dire méchamment que ma traduction vient de Genève[7] pour me faire suspecter d’être hérétique.

Ensuite il appelle M. Hume, M. Home[8] ; et puis il dit que M. Hume le prêtre, auteur de cette pièce, n’est pas parent de M. Hume le philosophe. Qu’il consulte seulement le Journal encyclopédique du mois d’avril 1758, journal que je regarde comme le premier des cent soixante-treize journaux qui paraissent tous les mois en Europe, il y verra cette annonce, page 137 :

« L’auteur de Douglas est le ministre Hume, parent du fameux David Hume, si célèbre par son impiété[9]. »

Je ne sais pas si M. David Hume est impie : s’il l’est, j’en suis bien fâché, et je prie Dieu pour lui, comme je le dois ; mais il résulte que l’auteur de l’Écossaise est M. Hume le prêtre, parent de M. David Hume ; ce qu’il fallait prouver, et ce qui est très-indifférent.

J’avoue à ma honte que je l’ai cru son frère[10] ; mais qu’il soit frère ou cousin, il est toujours certain qu’il est l’auteur de l’Écossaise. Il est vrai que, dans le journal que je cite, l’Écossaise n’est pas expressément nommée ; on n’y parle que d’Agis et de Douglas : mais c’est une bagatelle.

Il est si vrai qu’il est l’auteur de l’Écossaise, que j’ai en main plusieurs de ses lettres, par lesquelles il me remercie de l’avoir traduite : en voici une que je soumets aux lumières du charitable lecteur.

My dear translator, mon cher traducteur, you have committed many a blunder in your performance, vous avez fait plusieurs balourdises dans votre traduction : you have quite impoverish’d the character of Wasp, and you have blotted his chastisement at the end of the drama… vous avez affaibli le caractère de Frélon, et vous avez supprimé son châtiment à la fin de la pièce.

Il est vrai, et je l’ai déjà dit[11], que j’ai fort adouci les traits dont l’auteur peint son Wasp (ce mot wasp veut dire frelon) ; mais je ne l’ai fait que par le conseil des personnes les plus judicieuses de Paris. La politesse française ne permet pas certains termes que la liberté anglaise emploie volontiers. Si je suis coupable, c’est par excès de retenue ; et j’espère que messieurs les Parisiens, dont je demande la protection, pardonneront les défauts de la pièce en faveur de ma circonspection.

Il semble que M. Hume ait fait sa comédie uniquement dans la vue de mettre son Wasp sur la scène, et moi j’ai retranché tout ce que j’ai pu de ce personnage ; j’ai aussi retranché quelque chose de milady Alton, pour m’éloigner moins de vos mœurs, et pour faire voir quel est mon respect pour les dames.

M. Fréron, dans la vue de me nuire, dit dans sa feuille, page 114, qu’on l’appelle aussi Frelon, que plusieurs personnes de mérite[12] l’ont souvent nommé ainsi. Mais, messieurs, qu’est-ce que cela peut avoir de commun avec un personnage anglais dans la pièce de M. Hume ? Vous voyez bien qu’il ne cherche que de vains prétextes pour me ravir la protection dont je vous supplie de m’honorer.

Voyez, je vous prie, jusqu’où va sa malice : il dit, page 115, que le bruit courut longtemps qu’il avait été condamné aux galères[13] ; et il affirme qu’en effet, pour la condamnation, elle n’a jamais eu lieu : mais, je vous en supplie, que ce monsieur ait été aux galères quelque temps, ou qu’il y aille, quel rapport cette anecdote peut-elle avoir avec la traduction d’un drame anglais ? Il parle des raisons qui pouvaient, dit-il, lui avoir attiré ce malheur. Je vous jure, messieurs, que je n’entre dans aucune de ces raisons ; il peut y en avoir de bonnes, sans que M. Hume doive s’en inquiéter : qu’il aille aux galères ou non, je n’en suis pas moins le traducteur de l’Écossaise. Je vous demande, messieurs, votre protection contre lui. Recevez ce petit drame avec cette affabilité que vous témoignez aux étrangers.

J’ai l’honneur d’être avec un profond respect,


Messieurs,


Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

JÉRÔME CARRÉ,

natif de Montauban, demeurant dans l’impasse de Saint-Thomas-du-Louvre ; car j’appelle impasse, messieurs, ce que vous appelez cul-de-sac. Je trouve qu’une rue ne ressemble ni à un cul ni à un sac. Je vous prie de vous servir du mot impasse, qui est noble, sonore, intelligible, nécessaire, au lieu de celui de cul, en dépit du sieur Fréron, ci-devant jésuite.





  1. Cette plaisanterie fut publiée la veille de la représentation. (1761.)
  2. La première édition de cet opuscule était intitulée Requête de Jérôme Carré aux Parisiens. Une autre édition a pour titre Requête adressée à MM. les Parisiens, par B.-Jérôme Carré, natif de Montauban, traducteur de la comédie intitulée le Café, ou l’Écossaise, pour servir de post-préface à ladite comédie : À Messieurs les Parisiens. Cette Requête, composée dès le mois de juin (voyez lettre d’Argental, 10 juin 1760) était imprimée en juillet. Voltaire n’avait pas encore vu l’imprimé à la fin d’auguste ; on lui avait dit qu’il était différent du manuscrit. Voyez lettre à Damilaville, du 20 auguste. (B.)
  3. Dans les Opuscules de Fréron, tome II, page 78, on lit : Défaut essentiel vis-à-vis des trois quarts des gens du monde. Voltaire a souvent critiqué le mauvais emploi du mot vis-à-vis ; voyez, par exemple, dans la Correspondance, la lettre à d’Olivet, du 5 janvier 1767. (B.)
  4. Hémistiche du Tartuffe, acte Ier, scène vi :

    Font de dévotion métier et marchandise.

  5. Fréron avait fait, comme Voltaire, ses études au collége Louis-le-Grand ; il n’avait pas été plus que lui jésuite. (G. D.)
  6. Le compte que Fréron rend de l’Écossaise avant la représentation remplit 44 pages sur les 72 dont se composait chacun de ses cahiers ; voyez Année littéraire, 1760, tome IV, pages 73-116.
  7. Fréron le dit page 73.
  8. Cette faute n’est pas dans l’Année littéraire. (B.)
  9. Cela se lit en effet dans le Journal encyclopédique du 1er avril 1758. L’auteur de l’article était l’abbé Prévost, qui cessa, bientôt après, de travailler à ce journal. Voyez le Mercure, 1766, juillet, tome I, page 94. (B.)
  10. Dans les premières éditions (voyez page 409), la Préface qualifiait M. Hume frère de David Hume. (B.)
  11. Dans la Préface (voyez pages 409-410).
  12. Voyez l’avertissement pour la présente édition, page 400.
  13. Les mots imprimés en italique sont en effet dans l’Année littéraire. (B.)