L’Écossaise/Édition Garnier/Avertissement auteur

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 5 - Théâtre (4) (p. 417-419).


AVERTISSEMENT[1]



Cette lettre de M. Jérôme Carré eut tout l’effet qu’elle méritait. La pièce fut représentée au commencement d’août 1760[2]. On commença tard ; et quelqu’un demandant pourquoi on attendait si longtemps : C’est apparemment, répondit tout haut un homme d’esprit[3], que Fréron est monté à l’hôtel de ville[4]. Comme ce Fréron avait eu l’inadvertance de se reconnaître dans la comédie de l’Écossaise, quoique M. Hume ne l’eût jamais eu en vue, le public le reconnut aussi. La comédie était sue de tout le monde par cœur avant qu’on la jouât, et cependant elle fut reçue avec un succès prodigieux. Fréron fit encore la faute d’imprimer dans je ne sais quelles feuilles, intitulées l’Année littéraire, que l’Écossaise n’avait réussi qu’à l’aide d’une cabale composée de douze à quinze cents personnes[5] qui toutes, disait-il, le haïssaient et le méprisaient souverainement. Mais M. Jérôme Carré était bien loin de faire des cabales ; tout Paris sait assez qu’il n’est pas à portée d’en faire : d’ailleurs il n’avait jamais vu ce Fréron, et il ne pouvait comprendre pourquoi tous les spectateurs s’obstinaient à voir Fréron dans Frélon. Un avocat, à la seconde représentation, s’écria : Courage, monsieur Carré ; vengez le public ! Le parterre et les loges applaudirent à ces paroles par des battements de mains qui ne finissaient point. Carré, au sortir du spectacle, fut embrassé par plus de cent personnes. « Que vous êtes aimable, monsieur Carré, lui disait-on, d’avoir fait justice de cet homme dont les mœurs sont encore plus odieuses que la plume ! — Eh, messieurs, répondit Carré, vous me faites plus d’honneur que je ne mérite ; je ne suis qu’un pauvre traducteur d’une comédie pleine de morale et d’intérêt. »

Comme il parlait ainsi sur l’escalier, il fut barbouillé de deux baisers par la femme de Fréron. « Que je vous suis obligée, dit-elle, d’avoir puni mon mari ! Mais vous ne le corrigerez point. » L’innocent Carré était tout confondu ; il ne comprenait pas comment un personnage anglais pouvait être pris pour un Français nommé Fréron ; et toute la France lui faisait compliment de l’avoir peint trait pour trait. Ce jeune homme apprit, par cette aventure, combien il faut avoir de circonspection : il comprit en général que toutes les fois qu’on fait le portrait d’un homme ridicule, il se trouve toujours quelqu’un qui lui ressemble.

Ce rôle de Frélon était très-peu important dans la pièce ; il ne contribua en rien au vrai succès, car elle reçut dans plusieurs provinces les mêmes applaudissements qu’à Paris. On peut dire à cela que ce Frélon était autant estimé dans les provinces que dans la capitale ; mais il est bien plus vraisemblable que le vif intérêt qui règne dans la pièce de M. Hume en a fait tout le succès. Peignez un faquin, vous ne réussirez qu’auprès de quelques personnes : intéressez, vous plairez à tout le monde.

Quoi qu’il en soit, voici la traduction d’une lettre de milord Boldthinker au prétendu Hume, au sujet de sa pièce de l’Écossaise :

« Je crois, mon cher Hume, que vous avez encore quelque talent ; vous en êtes comptable à la nation : c’est peu d’avoir immolé ce vilain Frélon à la risée publique sur tous les théâtres de l’Europe, où l’on joue votre aimable et vertueuse Écossaise : faites plus ; mettez sur la scène tous ces vils persécuteurs de la littérature, tous ces hypocrites noircis de vices, et calomniateurs de la vertu ; traînez sur le théâtre, devant le tribunal du public, ces fanatiques enragés qui jettent leur écume sur l’innocence, et ces hommes faux qui vous flattent d’un œil et qui vous menacent de l’autre, qui n’osent parler devant un philosophe, et qui tâchent de le détruire en secret ; exposez au grand jour ces détestables cabales qui voudraient replonger les hommes dans les ténèbres. »

« Vous avez gardé trop longtemps le silence : on ne gagne rien à vouloir adoucir les pervers ; il n’y a plus d’autre moyen de rendre les lettres respectables que de faire trembler ceux qui les outragent. C’est le dernier parti que prit Pope avant que de mourir : il rendit ridicules à jamais, dans sa Dunciade, tous ceux qui devaient l’être ; ils n’oseront plus se montrer, ils disparurent : toute la nation lui applaudit : car si, dans les commencements, la malignité donna un peu de vogue à ces lâches ennemis de Pope, de Swift, et de leurs amis, la raison reprit bientôt le dessus. Les zoïles ne sont soutenus qu’un temps. Le vrai talent des vers est une arme qu’il faut employer à venger le genre humain. Ce n’est pas les Pantolabes et les Nomentanus[6] seulement qu’il faut effleurer ; ce sont les Anitus et les Mélitus qu’il faut écraser. Un vers bien fait transmet à la dernière postérité la gloire d’un homme de bien et la honte d’un méchant. Travaillez, vous ne manquerez pas de matière, etc. »

  1. Cet Avertissement, dont Voltaire est l’auteur, est de 1761. (B.).
  2. La première représentation est du 26 juillet : voyez la note 3, page 403 (B.)
  3. D’Alembert : voyez sa lettre du 3 auguste 1760. (B.)
  4. Les condamnés, avant leur exécution, étaient conduits à l’hôtel de ville, où on leur demandait s’ils n’avaient pas de révélations à faire. (G. D.)
  5. Fréron, Année littéraire, 1760, tome V, page 210 et suiv., sans donner le nombre des cabaleurs, désigne comme leurs chefs Sedaine, Diderot, Grimm, et Lamorlière, ayant sous leurs ordres les typographes et les libraires de l’Encyclopédie, leurs garçons de boutique, des clercs de procureurs, des écrivains sous les charniers, des apprentis chirurgiens et perruquiers ; il compose le corps de réserve de laquais et de savoyards. (B.)
  6. Pantolabus et Nomentanus sont nommés par Horace, livre Ier, sat. viii, vers 10. (B.)