L’Écumeur de mer/Chapitre 1

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 9-22).



CHAPITRE PREMIER.


Eh bien ! ce discours doit-il vous servir d’excuse, ou poursuivrons-nous sans apologie ?
Shakspeare. Roméo et Juliette.


Le magnifique bras de mer qui baigne les côtes d’Amérique entre le quarantième et le quarante et unième degré de latitude, est formé par les confluents de l’Hudson, le Hackensack, le Passaic, le Rariton et une multitude de petites rivières qui versent toutes, entre l’espace que nous avons nommé, le tribut de leurs eaux dans l’Océan. Les îles de Nassau et des États sont heureusement placées pour éloigner des côtes les tempêtes de la pleine mer, et le bras profond et large qui pénètre jusque dans les terres offre toutes les facilités désirables pour le commerce étranger et intérieur. C’est à cette heureuse disposition de terrain, à un climat tempéré, une position centrale et un immense intérieur qui actuellement est pénétré dans tous les sens par des courants d’eau naturels ou artificiels, que la ville de New-York doit son extraordinaire prospérité. Bien que cette baie soit belle, il y en a beaucoup d’autres qui la surpassent par le charme pittoresque ; mais il est douteux qu’il y ait au monde un autre site, qui réunisse autant d’avantages, pour l’accroissement et la commodité d’un commerce étendu. Comme si ses faveurs étaient inépuisables, la nature a placé l’île de Manhattan au point précis où elle peut être le plus favorable à la position de la ville. Des millions d’habitants pourraient y vivre, et cependant un vaisseau aurait la facilité de recevoir sa cargaison à chaque porte, et quoique la surface du terrain ait toutes les inégalités requises pour la propreté, son sein est rempli des matériaux les plus utiles à la construction.

Les résultats de circonstances si favorables et si rares sont bien connus. Un accroissement continuel, qui n’a aucun exemple même dans l’histoire de cet étonnant et fortuné pays, a déjà élevé l’insignifiante ville de province du dernier siècle, au niveau des cités du second rang de l’autre hémisphère. La nouvelle Amsterdam de ce continent rivalise déjà avec son alliée de l’Ancien-Monde, et, autant qu’il est permis à l’imagination humaine de prévoir, on peut prédire que peu d’années la placeront au rang des plus brillantes capitales de l’Europe.

Il semblerait que, de même que la nature a donné ses périodes diverses à la vie animale, elle a aussi posé des limites à toute prépondérance morale et politique. La cité des Médicis se perd dans ses murailles en ruines comme les jambes du vieillard dans ses pantalons à pied[1] ; la reine de l’Adriatique dort au milieu de ses îles fangeuses, et Rome elle-même n’est reconnaissable que par ses temples écroulés et ses colonnes à demi ensevelies. L’Amérique, jeune et vigoureuse, couvre les déserts de l’ouest des fruits les plus heureux de l’industrie humaine.

L’habitant du Manhattan, familier avec les forêts de mâts, les quais, les innombrables villes, les églises, les châteaux, les vaisseaux fumants et animés qui encombrent sa baie, l’accroissement journalier et le mouvement général de sa ville natale, reconnaîtra difficilement le tableau que nous allons tracer. Celui qui viendra une génération plus tard sourira probablement en pensant que l’état présent de la ville fut un sujet d’admiration ; et cependant, nous n’allons transporter le lecteur qu’à un siècle en arrière dans la courte histoire de ce pays.

Au lever du soleil, le 3 juin 171…, on entendit le bruit d’un coup de canon sur les eaux de l’Hudson. La fumée parut à une embrasure d’une petite forteresse, qui était située sur le point de terre où la rivière et la baie se réunissent, et l’explosion fut suivie de l’aspect d’un pavillon, qui, en s’élevant au sommet de son bâton, et en se déroulant pesamment au souffle léger de l’air, montra le champ bleu et la croix rouge de l’Angleterre. À la distance de plusieurs milles, on voyait les mâts sombres du vaisseau, qui se détachaient du rideau de verdure des hauteurs de l’île des États. Un petit nuage flotta sur cet objet indistinct, et la réponse au signal parvint avec un bruit sourd jusqu’à la ville. Le pavillon du croiseur ne pouvait être visible à une telle distance.

Au moment précis où le bruit du second coup de canon se fit entendre, l’une des principales maisons de la ville s’ouvrit, et un homme, qui pouvait en être le propriétaire, parut sur le stoop[2] ; c’est ainsi que l’entrée incommode des habitations est encore appelée aujourd’hui. Il se préparait sans doute pour quelque expédition qui devait employer sa journée. Un nègre, dans la force de l’âge, suivit le bourgeois jusqu’au seuil de la porte ; et un autre nègre, qui n’avait pas encore atteint la taille d’un homme, portait sous son bras un petit paquet qui probablement contenait des objets de première nécessité à l’usage de son maître.

— La frugalité, monsieur Euclide, la frugalité est votre véritable pierre philosophale, dit avec un accent hollandais bien prononcé[3] le propriétaire de la maison, qui venait évidemment de donner ses derniers ordres à son principal esclave avant de quitter sa demeure. La frugalité a fait la fortune de bien des gens, et elle n’a encore réduit personne à la misère. C’est la frugalité qui a établi le crédit de ma maison, et, quoique ce soit moi qui le dise, aucune maison de commerce n’a des bases aussi solides dans les colonies. Vous ne faites que réfléchir la prospérité de votre maître, vous, coquin, et vous n’en devez veiller que mieux à ses intérêts ; si la substance est détruite, que deviendra l’ombre ? Si je maigris, vous serez malade ; si j’ai faim, vous serez affamé ; si je meurs, vous serez… Hem !… Euclide, je vous laisse le soin des marchandises et du mobilier, soit dans la maison, soit dans ses dépendances, et le soin de ma réputation dans le voisinage. Je vais au Lust in Rust, pour respirer un meilleur air. Pestes et fièvres ! je crois que les étrangers continueront à venir augmenter la foule de cette ville, jusqu’à ce qu’elle soit aussi pestilentielle que Rotterdam pendant la canicule. Vous êtes parvenu à l’âge où un homme acquiert de la raison, et j’espère que vous veillerez avec soin à ma propriété, lorsque j’aurai le dos tourné. Écoute, vaurien, je ne suis pas déjà trop content de la compagnie que tu fréquentes ; elle n’est pas aussi respectable que devrait l’être celle du domestique de confiance d’un homme qui est sur un certain pied dans le monde. Il y a tes deux cousins, Brom et Kobus, qui font un couple de coquins ; et quant au nègre anglais, Diomède, c’est un suppôt du démon ! Tu as l’autre clé à ta disposition. Et tirant avec répugnance une clé de sa poche : — Voilà la clé de l’écurie ; que pas un animal ne sorte, si ce n’est pour aller à la pompe, et ne tarde pas d’une minute à leur donner leur nourriture. Ces diables de coquins ! Un nègre manhattan prend un hongre flamand pour un chien de chasse décharné, qui n’est jamais hors d’haleine, et le voilà qui part à la nuit, jouant des talons sur la grande route comme une sorcière yankee, voyageant dans les airs sur un manche à balai. Mais, écoutez-moi bien, maître Euclide, j’ai des yeux à la tête, comme l’expérience ne vous l’a que trop appris ! Vous rappelez-vous, mauvais sujet, le jour où je vous ai vu de la Hague, faisant galoper mes chevaux le long des fossés de Leyden comme si le diable les eût emportés, sans aucun remords comme sans permission ?

— J’ai toujours cru que quelque rapporteur l’avait dit à maître ce jour-là, répondit le nègre d’un ton boudeur, mais non sans un air de doute.

— Ces propres yeux étaient les rapporteurs. Si les maîtres n’avaient point d’yeux, les nègres mèneraient une jolie vie. J’ai la mesure de tous les talons noirs de l’île enregistrée dans ce gros livre que vous me voyez regarder si souvent, surtout les dimanches ; et si les jambes des vauriens que j’ai nommés osent entrer sur mes propriétés, elles pourront s’attendre à faire une visite chez le prévôt de la cité[4]. Qu’est-ce que prétendent ces chats sauvages ? Pensent-ils que les hongres furent achetés en Hollande, avec les dépenses faites pour les dompter, celles d’embarcation, d’assurance, fret et chances de maladies, pour voir leur graisse se fondre sur leurs côtes comme une chandelle de cuisine ?

— Il ne se fait rien de mal dans l’île, que ce ne soit homme de couleur qui l’ait fait. Lui faire le mal en même temps que lui faire tout l’ouvrage aussi. Moi voudrais bien savoir, maître, de quelle couleur était le capitaine Kidd ?

— Noir ou blanc, c’était un coquin, et vous savez quelle a été sa fin. Je puis vous assurer que le voleur d’eau commença le cours de ses iniquités en galopant sur les chevaux de ses voisins pendant la nuit. Son sort devrait être un avertissement pour tous les nègres de la colonie. Puissances des ténèbres ! les Anglais ne sont pas si dépourvus de coquins chez eux, qu’ils n’eussent pu nous conserver le pirate pour être pendu dans une des îles, afin de servir d’épouvantail aux noirs de Manhattan.

— Bien, je pense que la vue eût été bonne aussi pour les blancs, répondit Euclide, avec la hardiesse d’un nègre hollandais gâté, qui mêlait à cette hardiesse une grande affection pour celui au service duquel il était né. Moi avoir entendu tout le monde dire qu’il n’y avait que deux hommes de couleur sur le bâtiment, et qu’ils étaient nés en Guinée.

— Tu as une langue modeste, coureur de nuit ; fais attention à mes hongres. Tiens, tiens, voilà deux florins hollandais, trois sols, et une pistole espagnole pour toi, un des florins est pour ta vieille mère, et avec les autres tu peux te réjouir le cœur dans le Paus-Merry-Makings[5]… Si j’apprends que tes coquins de cousins ou Diomède l’Anglais aient enfourché un animal qui n’appartienne, ce sera un malheur pour toute l’Afrique ! Famine et squelettes ! j’ai passé sept années à engraisser mes hongres, et ils ressemblent plutôt à des belettes qu’à de vigoureux chevaux.

La fin de ce discours fut plutôt murmurée à une certaine distance, en forme de soliloque, qu’elle ne fut adressée à l’homonyme du grand mathématicien. L’expression du visage du nègre avait été un peu équivoque pendant ces dernières recommandations. Il existait dans son esprit un combat évident entre un amour inné de la désobéissance, et une crainte secrète des moyens dont son maître était informé de sa conduite. Tant que ce dernier fut en vue, le nègre le suivit des yeux avec inquiétude, et lorsqu’il eut dépassé un angle, Euclide échangea pendant un instant quelques regards avec un autre nègre qui était sur un stoop voisin. Tous les deux hochèrent la tête avec expression, firent un bruyant éclat de rire et se retirèrent. Ce soir-là, la fidélité avec laquelle le domestique de confiance veilla aux intérêts de son maître absent prouva qu’il sentait que sa propre existence était identifiée à celui qui réclamait un droit si intime sur sa personne, et, juste au moment où six heures sonnèrent, lui et l’autre nègre dont nous avons fait mention, montèrent les gras et lourds chevaux, et galopèrent avec autant de vitesse qu’il leur fut possible pendant plusieurs milles dans l’intérieur de l’île pour assister à une joyeuse fête, dans un des repaires où se réunissaient ordinairement les gens de leur couleur et de leur condition.

Si l’alderman Myndert van Beverout avait pu prévoir le malheur qui devait suivre son absence, il est probable que son maintien eût été moins grave, tandis qu’il poursuivait sa route. On peut supposer qu’il avait confiance en la vertu de ses menaces, à la sécurité qui prit possession de ses traits, dont le calme n’était jamais troublé dans un effort naturel. Le robuste bourgeois avait un peu plus de cinquante ans ; et un plaisant d’Angleterre, qui avait conservé, loin de sa patrie, l’humeur de sa nation, s’avisa un jour, devant le conseil de ville, de le dépeindre comme un homme d’allitérations[6] ; lorsqu’il fut forcé d’expliquer ce manque de respect au parlement, le faiseur de jeux de mots s’en tira, en disant que son adversaire était court et carré dans sa taille, rond, rouge et risible de visage, fier et froid dans ses manières. Mais, comme c’est l’ordinaire dans toutes les plaisanteries affectées, il y avait plus de malice que de vérité dans cette description ; cependant, après avoir fait la part de l’exagération causée par la rivalité politique, il restait encore assez de réalité dans ce portrait du bourgeois hollandais, pour que le lecteur n’en ait pas besoin d’un autre dans le cours de cet ouvrage. Si nous ajoutons que c’était un marchand fort riche, d’un esprit subtil dans les affaires, et non marié, c’est tout ce qui est nécessaire pour le moment.

Malgré l’heure peu avancée à laquelle le commerçant industrieux quitta sa demeure, sa démarche le long des rues étroites de sa ville natale était digne et mesurée. Plus d’une fois il s’arrêta pour parler à quelques domestiques de confiance et favoris, et il terminait invariablement ses questions sur la santé du maître, par quelque observation plaisante adaptée aux habitudes et à la capacité de l’esclave. Il semblerait par là que, bien qu’il eût des notions exagérées de la discipline domestique, le digne bourgeois était loin de trouver du plaisir dans les menaces que nous l’avons entendu prononcer.

Il venait de quitter un de ces nègres paresseux, lorsque, en tournant un angle, pour la première fois de la matinée un homme de sa propre couleur se montra subitement à ses yeux. Le citoyen surpris fit un mouvement involontaire pour éviter cette entrevue à laquelle il ne s’attendait pas ; mais, s’apercevant de la difficulté d’agir ainsi, il se soumit de bonne grâce comme s’il eût cherché lui-même cette rencontre.

— Le lever du soleil… le canon du matin… et M. l’alderman van Beverout ! s’écria le nouveau venu. Tel est l’ordre des événements, à cette heure peu avancée, dans toutes les révolutions successives de notre pays.

Le visage de l’alderman eut à peine le temps de recouvrer son calme habituel jusqu’au moment où il fut forcé de répondre à ce salut sans façon et ironique. Il se découvrit, salua d’une manière cérémonieuse, et sa réponse ôta au nouvel arrivant toute raison de se féliciter de sa plaisanterie.

— La colonie a raison de regretter les services d’un gouverneur qui quitte son lit de si bonne heure, dit le bourgeois. Il n’est pas étonnant que nous autres, habitués aux affaires, nous nous levions avec le jour, nous avons raison de le faire ; mais il y a des gens dans la ville qui en croiraient à peine leurs yeux s’ils jouissaient du bonheur qui m’était réservé ce matin.

— Monsieur, il y a bien des gens dans cette colonie, qui ont souvent raison de ne pas se fier à leurs sens, bien qu’aucun d’eux ne puisse être trompé en pensant que l’alderman van Beverout est un homme dignement occupé. Celui qui vend les produits du castor doit avoir la persévérance et la prévision de cet animal. Si j’étais un héraut d’armes, il y aurait une concession faite en ta faveur, Myndert, celle d’un écu portant l’animal mordant un manteau de fourrure, deux chasseurs mohawks pour soutien et la devise industrie.

— Que penseriez-vous, Milord, reprit le bourgeois qui ne goûtait qu’à demi cette plaisanterie, d’un écu sans tache pour une conscience sans reproche, et une main ouverte pour cimier, avec la devise, Frugalité et justice ?

— J’aime la main ouverte, quoique cette pensée soit prétentieuse. Je vois que vous voulez persuader que les van Beverout n’ont à cette époque aucun besoin de chercher les honneurs dans le blason. Il me semble que je me rappelle avoir vu autrefois leurs armes. Un moulin à vent courant, un fossé coulant ; champ vert parsemé de bestiaux noirs… Non. Alors la mémoire est traître, et l’air du matin fournit de nombreux aliments à l’imagination !

— Malheureusement ce n’est pas une monnaie qui puisse satisfaire un créancier, Milord, dit le caustique Myndert.

— En cela vous dites tristement la vérité. C’est un mauvais jugement, alderman van Beverout, que celui qui condamne un gentilhomme à passer la nuit dehors comme le spectre d’Hamlet, pour se réfugier dans l’étroite maison dès le chant du coq. L’oreille de ma royale cousine a été empoisonnée plus encore que celle du roi de Danemark assassiné, ou les partisans de Mister Hunter auraient peu de chance de triompher.

— Et n’est-il pas possible de présenter à ceux qui ont tourné la clé, des gages capables de fournir à Votre Seigneurie les moyens d’appliquer l’antidote ?

Cette question fit vibrer une corde qui changea subitement les manières de l’étranger. L’expression de son visage, qui avait indiqué jusqu’alors un plaisant de bonne compagnie, devint plus grave et plus digne ; et, bien qu’il y eût encore quelque chose qui indiquait le mauvais sujet sur ses traits, dans ses manières et son costume, sa taille élevée et gracieuse, tandis qu’il marchait lentement à côté du compacte alderman, n’était pas dépourvue de cette aisance séduisante, qu’une longue habitude de la bonne compagnie donne aux êtres même les plus immoraux.

— Votre question, digne alderman, manifeste une grande bonté de cœur, et vérifie la réputation de générosité que le monde donne si libéralement. Il est vrai que la reine s’est laissé persuader de signer mon rappel, et qu’il est certain que M. Hunter a le gouvernement de la colonie. Mais ce sont des actes qui pourront être rétractés lorsque je serai en position d’approcher ma cousine. Je ne veux pas excuser entièrement ma conduite, cela ne me siérait pas devant un homme dont la vertu est aussi sévère que celle de l’alderman van Beverout. J’ai mes défauts. Peut-être comme vous me l’avez fait entendre tout à l’heure, il eût été plus convenable que ma devise fût frugalité ; mais la main ouverte, cher Monsieur, est une chose que vous m’accorderez probablement aussi. Si j’ai eu des torts, mes ennemis ne peuvent pas du moins se refuser de dire que je n’ai jamais abandonné un ami.

— N’ayant jamais eu l’occasion de mettre votre amitié à l’épreuve, je ne veux pas être le premier à vous accuser.

— Votre impartialité est devenue un proverbe ! « Aussi honnête que l’alderman van Beverout, aussi généreux que l’alderman van Beverout, » ce sont des phrases qui sont dans toutes les bouches ; quelques-uns disent, « aussi riche » (les petits yeux bleus du bourgeois s’animèrent) ; mais l’honnêteté, les richesses et la générosité sont de peu de valeur et sans influence. Les hommes devraient avoir de la considération dans la société suivant leurs mérites.

Néanmoins, dans cette colonie plus hollandaise qu’anglaise, vous voyez sur la liste du conseil peu de noms qui aient été connus dans la province depuis un demi-siècle ! On y trouve les Alexandre, les Heathcotes, les Morris et Kennedies, de Lanceys et Livingstons ; tous ces hommes remplissent le conseil et les tribunaux, mais on y trouve peu de van Rensselaers, van Courtlands, van Schuylers, Stuyvesants, van Beekmans et van Beverouts, dans les emplois qu’ils devraient occuper. Toutes les nations et toutes les religions l’emportent dans la faveur royale sur les enfants des patriarches. Le bohémien Felipses, les huguenots de Lanceys, Bayards et Jays ; les anti-royalistes, Morisses et Ludlows ; enfin tout est plus estimable aux yeux du gouvernement que le plus ancien patron.

— Il est vrai qu’il y a longtemps que les choses vont ainsi, je ne me rappelle pas les avoir vues aller autrement !

— On ne peut le nier, mais il conviendrait peu à la discrétion politique de porter avec précipitation un jugement sur les réputations. Si ma propre administration peut être stigmatisée par les mêmes reproches d’une injustice apparente, cela prouve clairement combien les préventions sont fortes en Angleterre. Le temps aurait éclairé mon esprit, et le temps m’a manqué. Encore une année, mon cher Monsieur, et le conseil se fût rempli de Vans, etc., etc.

— Dans ce cas, Milord, on aurait dû éviter de vous placer dans la malheureuse position où vous êtes réduit.

— Est-il trop tard pour arrêter le mal ? Ne peut-on détromper la reine Anne et la ramener ? Il ne m’a manqué, pour rendre justice, que l’occasion. Mon cœur saigne en pensant que cette disgrâce accable un homme qui touche de si près au sang royal[7] ! C’est une tache sur l’écusson de la couronne, que tous les sujets loyaux doivent désirer d’effacer ; il faudrait pour cela peu d’efforts… monsieur l’alderman van Beverout ?

— Milord, ci-devant gouverneur, dit le bourgeois, en observant que son compagnon hésitait.

— Que pensez-vous de cet arrangement hanovrien ? Un Allemand portera-t-il la couronne d’un Plantagenet ?

— Elle a bien été portée par un Hollandais.

— C’est adroitement répondre. Elle a été portée et portée dignement par un Hollandais. Il y a affinité entre les peuples, et de la raison dans votre réponse. Combien j’ai montré peu de sagesse en ne cherchant pas plus tôt les secours de tes avis, excellent alderman ! Ah ! Myndert, une bénédiction est attachée aux entreprises de tous ceux qui viennent des Pays-Bas !

— Ils mettent toute leur industrie à amasser, et ne dépensent qu’avec prudence.

— La dépense est la ruine de plus d’un digne sujet ! Cependant les accidents… les chances… la destinée, peu m’importe comment vous voudrez les appeler, se mêlent quelquefois d’une manière atroce à la prospérité d’un gentilhomme. Je suis un adorateur de la constance en amitié, Monsieur, et je soutiens les principes qui exigent que les hommes se soutiennent entre eux dans cette vallée de larmes… monsieur l’alderman Beverout.

— Milord Cornbury ?

— J’allais dire que si je quittais la province sans exprimer les regrets que j’éprouve de ne pas avoir plus tôt apprécié le mérite de ses possesseurs primitifs, et le vôtre en particulier, je ferais injure à une sensibilité qui n’est que trop vive pour la paix de celui qui en est doué.

— Avez-vous donc l’espérance que vos créanciers vont s’attendrir, ou le comte a-t-il fourni les moyens d’ouvrir les portes de la prison ?

— Vous vous servez de singulières expressions, Monsieur ; mais je préfère la franchise à toutes les autres qualités. Il n’y a aucun doute que la porte de la prison, comme vous l’avez si clairement nommée, pourrait être ouverte, et heureux l’homme qui tournerait la clé. Je songe avec peine que le mécontentement de la reine accablera, tôt ou tard, mes maladroits persécuteurs ; d’un autre côté, j’éprouve de la consolation, en pensant à la faveur qu’elle étendra sur ceux qui se sont montrés mes amis dans cette fatale position. Ceux qui portent la couronne n’aiment pas à voir la honte s’attacher à ceux qui sont de leur sang, car cette tache peut rejaillir jusque sur le manteau d’hermine… Monsieur l’alderman ?

— Milord ?

— Comment vont vos hongres flamands ?

— Parfaitement. Je vous remercie, Milord ; les coquins sont gras comme lard ! Ces innocentes créatures auront un peu de repos, maintenant que mes affaires m’appellent au Lust-in-Rust. Il devrait y avoir une loi, lord gouverneur, pour faire pendre les noirs qui montent à cheval pendant la nuit.

— Je pensais à infliger un châtiment rigoureux pour un crime aussi lâche, mais il y a peu de chance qu’il en soit ainsi sous l’administration de M. Hunter. Oui, Monsieur, si j’étais encore une fois en la présence de ma royale cousine, on mettrait promptement un terme à cet abus, et la colonie jouirait de nouveau d’un état prospère. Les hommes d’une génération ne la gouverneraient pas au détriment des hommes d’un siècle. Mais nous devons être las de laisser deviner nos projets. C’est vraiment une idée hollandaise, et les profits tant pécuniaires que politiques devraient en appartenir aux seuls Hollandais. Mon cher van Beverout ?…

— Mon bon lord ?

— La fraîche Alida est-elle soumise ? Croyez-moi, il n’y a eu aucun événement, dans n’importe quelle famille, auquel j’aie pris autant d’intérêt qu’à cette union désirable. Le mariage du jeune patron de Kinderhook est un événement qui doit intéresser toute la province. C’est un garçon de mérite.

— Avec un beau domaine, Milord.

— Et une sagesse au-dessus de ses années.

— Je parierais sans crainte que les deux tiers de son revenu vont augmenter le capital au commencement de chaque saison.

— C’est un homme qui semble vivre d’air.

— Mon vieil ami, le défunt patron, a laissé de belles terres, continua l’alderman, en se frottant les mains, outre le manoir.

— Et ce n’est pas un enclos.

— Ses propriétés s’étendent depuis l’Hudson jusqu’à la ligne des Massachusetts. Cent mille acres de terres, en montagnes et en plaines, et bien peuplées par des Hollandais pleins de frugalité.

— Respectable par ses possessions, et une mine d’or pour son héritage. De tels hommes, Monsieur, doivent être chéris, et nous lui devons de ne point l’oublier dans nos projets de détromper la reine. Combien ses droits sont supérieurs aux prétentions, que rien ne justifie, de ce capitaine Ludlow !

— Il a réellement un beau domaine, et qui s’améliore tous les jours !

— Ces Ludlow, des gens qui ont quitté le royaume pour avoir conspiré contre la couronne ! Cette pensée indigne un sujet loyal. En vérité, bien des reproches semblables pourraient être adressés aux habitants de cette province, d’origine anglaise. Je suis fâché de dire que ce sont des fomentateurs de discorde, des corrupteurs de l’esprit public, disputant les prérogatives et les charges. Mais il y a dans le caractère hollandais un calme plein de justice ! Les descendants des Hollandais sont des hommes sur lesquels on peut compter ; où nous les laisserons aujourd’hui nous les retrouverons demain, ou, comme nous disons, politiquement parlant, nous savons où les retrouver. Ne vous semble-t-il pas étonnant que ce capitaine Ludlow commande le seul croiseur en station ?

— J’aimerais mieux, Milord, qu’il servît en Europe, répondit l’alderman, en regardant derrière lui et en baissant la voix. On disait dernièrement que son vaisseau allait être envoyé aux îles.

— Les affaires vont bien mal, mon digne Monsieur, et la nécessité d’avoir quelqu’un pour détromper la reine devient tous les jours plus urgente. Les novateurs devraient enfin céder la place aux hommes dont les noms sont historiques dans la colonie.

— Cela ne ferait aucun tort au crédit de Sa Majesté.

— Ce serait un joyau de plus à sa couronne. Si ce capitaine Ludlow épousait votre nièce, la famille changerait entièrement de caractère… J’ai la plus mauvaise mémoire… Ta mère, Myndert, était une… une…

— La digne femme était une van Busser.

— L’union de ta sœur avec un huguenot réduit alors la belle Alida à la condition de sang mêlé. Une union avec Ludlow détruirait le levain de la race ! Je crois que cet homme est sans le sou.

— Je ne puis pas dire cela, Milord, car je ne voudrais pas faire tort au crédit de mon plus grand ennemi ; mais, quoique riche, il est loin d’avoir un aussi beau domaine que celui du jeune patron de Kinderhook.

— On devrait réellement l’envoyer aux Indes… Myndert ?…

— Milord ?

— Je ferais injure à mes sentiments pour M. Oloff van Staats, si je l’excluais des avantages de notre projet. J’exige de votre amitié que les sommes nécessaires soient divisées entre vous par moitié ; un billet commun rendra l’affaire égale, et alors, comme nous serons maîtres de notre secret, on ne peut former aucun doute sur la prudence de nos mesures. Le montant est écrit sur ce morceau de papier.

— Deux mille livres sterling, Milord ?

— Je vous demande pardon, mon cher Monsieur, pas un sou de plus de deux mille livres pour chacun de vous. La justice exige que Van Staats soit compris dans cette affaire. Sans l’union de votre nièce, j’emmènerais le jeune homme avec moi pour le pousser à la cour.

— En vérité, Milord, cela dépasse de beaucoup mes moyens. Les hauts prix des fourrures la saison dernière, et les délais des retours, ont posé les scellés sur notre argent.

— La prime sera forte.

— L’argent devient si rare, de jour en jour, que la face d’un carolus est presque aussi étrangère que celle d’un débiteur…

— Les retours sont certains.

— Tandis qu’on rencontre celle d’un créancier à tous les coins de rues.

— L’affaire sera entièrement hollandaise.

— Et les dernières nouvelles de Hollande nous avertissent de réserver notre or pour quelque mouvement extraordinaire dans le monde commercial.

— Monsieur l’alderman Myndert van Beverout !

— Milord vicomte Cornbury…

— Que Plutus vous protège, Monsieur ! mais prenez garde, quoique je respire l’air du matin, et qu’il faille que je rentre, il n’est pas défendu de dire les secrets de ma prison. Il y a quelqu’un dans cette cage là-bas qui dit que l’Écumeur de mer est sur la côte ! Soyez prudent, digne bourgeois, ou le second acte de la tragédie de Kidd pourrait avoir lieu dans ces parages.

— Je laisse de telles transactions à mes supérieurs, répondit l’alderman avec un second salut aussi raide que cérémonieux. Des entreprises qui ont, dit-on, occupé le comte de Bellamont, le gouverneur Fletcher et milord Cornbury, sont au-dessus de l’ambition d’un simple marchand.

— Adieu, alderman obstiné, tranquillise ton impatience pour les mouvements extraordinaires qui doivent avoir lieu dans le monde commercial ! dit Cornbury en affectant de rire, bien qu’il sentît profondément la blessure qui venait de lui être faite, car le bruit courait que, non-seulement lui, mais ses deux prédécesseurs, avaient favorisé, malgré les lois, les boucaniers américains. Sois vigilant, ou la demoiselle Barberie fera une nouvelle injure à la pureté de ta race.

Les saluts que les deux antagonistes échangèrent étaient parfaitement dans leur caractère réciproque. Celui de l’alderman fut calme, sévère et formel, tandis que son compagnon ne pouvait renoncer à l’aisance de ses manières, même dans un moment où il éprouvait un tel désappointement. Vaincu dans l’effort que sa position désespérée, et peut-être son caractère ardent, avaient pu seuls le porter à tenter, le descendant dégénéré du vertueux Clarendon se rendit à sa prison, avec l’air d’un homme qui affectait une grande supériorité sur ses concitoyens, mais dont l’esprit était endurci par l’habitude de la dépravation, qui laissait à peine sur son visage une trace de dignité ou de vertu.



  1. Expression de Shakespeare.
  2. La ville ayant été hollandaise dans l’origine, plusieurs des usages de cette nation s’y conservent encore, et ces hauts stoops existent dans la plupart des habitations. Les rues sont plus ou moins bordées d’arbres, et presque toutes les maisons qui ne sont pas en pierres sont peintes.
  3. Le langage auquel on fait allusion ici porte dans l’ouvrage le nom de hollandais, et d’ordinaire est considéré en Amérique comme tel ; mais des observations faites sur les lieux ont convaincu l’auteur que ce dialecte appartient en réalité aux Flamands.
  4. Officier qui était chargé de fouetter les nègres, lorsque l’esclavage existait à New-York.
  5. Les fêtes de Pâques, temps de grandes réjouissances parmi les nègres de New-York.
  6. La répétition des mêmes lettres (allitération), dans ces diverses épithètes, explique le jeu de mots, qui est plus de l’esprit de la langue anglaise que de la nôtre.
  7. Lord Cornbury, ce gouverneur de New-York connu pour le relâchement de ses mœurs, était le petit-fils du fameux comte de Clarendon, et un cousin germain de la reine Anne.