L’Écumeur de mer/Chapitre 16

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 171-184).

CHAPITRE XVI.


Ceci sera un bon royaume pour moi, et je pourrai avoir ma musique sans qu’il m’en coûte rien.
Shakspeare. La Tempête.


Pendant la conférence secrète qui avait lieu dans la cabine, Ludlow et le patron s’entretenaient avec le marin au châle des Indes, sur le gaillard d’arrière. Cette conversation était exclusivement nautique, et van Staats y maintint sa réputation de taciturnité. Enfin Myndert parut d’un air pensif, désappointé et rempli d’une inquiétude qu’il ne pouvait cacher, et fit prendre aux idées de ces trois personnes une nouvelle direction. Il est probable que le bourgeois pensait qu’il n’avait pas offert assez pour tenter le contrebandier et le porter à lui rendre sa nièce ; car on pouvait juger à son air qu’il n’était pas sûr qu’elle ne fût pas sur le vaisseau. Néanmoins, lorsque ses compagnons le consultèrent sur les résultats de son entrevue, il répondit d’une manière évasive ; par des motifs qu’il comprenait mieux que personne.

— On peut être certain d’une chose, dit-il, le malentendu de cette affaire sera bientôt expliqué, et Alida de Barberie reviendra libre, et avec une réputation aussi exempte de tache que le crédit des van Stoppers de Hollande. La personne extraordinaire qui est dans la cabine nie que ma nièce soit ici, et je suis porté à croire que la balance de la vérité est de son côté. J’avoue que si l’on pouvait chercher dans les cabines, sans avoir l’embarras de déménager les compartiments et la cargaison, cette assurance donnerait plus de satisfaction, mais… hem… Messieurs, nous devons en croire le maître de ce bâtiment sur sa parole, faute de meilleures preuves.

Ludlow regarda le nuage qui était au-dessus de l’embouchure du Rariton, et dit en souriant avec fierté :

— Que le vent s’élève à l’est, et nous chercherons tout à notre aise dans les compartiments et la cargaison.

— Chut ! le digne maître Tiller peut entendre cette menace, et, après tout, je ne sais si la prudence ne nous conseillerait pas de laisser partir le brigantin.

— Monsieur l’alderman van Beverout, reprit le capitaine, dont les joues s’étaient couvertes de rougeur, vous ne devez pas juger de mon devoir par votre affection pour votre nièce. Bien que vous puissiez consentir à ce qu’Alida de Barberie quitte le pays comme un article de commerce ordinaire, le commandant de ce vaisseau doit obtenir un passe-port du croiseur de Sa Majesté avant de prendre de nouveau la haute mer.

— Voulez-vous en dire autant à la dame Vert-de-Mer ? demanda le marin au châle des Indes, qui parut subitement près de Ludlow. Cette question était si étrange et si inattendue, qu’elle causa à Ludlow un léger frémissement ; mais reprenant son empire sur lui-même, le jeune marin répondit avec fierté :

— Ou à tout autre monstre que tu puisses conjurer !

— Nous vous prendrons au mot. Il n’y a pas de méthode plus certaine pour connaître le passé et le futur, le point du ciel d’où les vents doivent venir, ou la saison des ouragans, qu’en adressant une question à notre maîtresse. Celle qui sait tant de choses cachées peut nous apprendre ce que vous désirez connaître. Nous allons l’appeler par le signal ordinaire.

En parlant ainsi, le marin au châle des Indes quitta gravement les étrangers et descendit dans les cabines inférieures du vaisseau. Il ne se passa qu’un moment avant que des sous se fissent entendre d’un lieu secret quoique peu éloigné, et qui causèrent sous quelques rapports du plaisir et de la surprise au jeune capitaine et au patron. Leur compagnon avait ses motifs pour être insensible à la même émotion.

Après une courte et vive symphonie, un instrument à vent joua un air étrange, tandis qu’une voix humaine chantait des paroles qui étaient tellement couvertes par l’accompagnement, qu’il était impossible d’en distinguer quelque chose, sinon que c’était le mystérieux enchantement de quelque divinité de l’Océan.

— Chants et flûtes ! murmure Myndert lorsque les sons furent évanouis, voilà du véritable paganisme, et un honnête commerçant, qui fait ses affaires sur terre, a de bonnes raisons pour désirer d’être à l’église. Qu’avons-nous affaire avec les sorcières de terre et d’eau, ou toute autre sorcellerie, que nous restons sur ce brigantin maintenant qu’il est certain que ma nièce n’y est pas ? et de plus, en admettant que nous ayons l’intention de faire un commerce quelconque, ce bâtiment ne contient aucune marchandise dont un homme du Manhattan puisse avoir besoin. La boue la plus épaisse de ton manoir, patron, est une terre où l’on peut marcher plus sûrement que sur le pont d’un vaisseau dont la réputation est si mauvaise

Les scènes dont il était témoin produisaient un puissant effet sur van Staats de Kinderhook. D’une imagination lente, mais d’une force colossale, il n’était pas facilement excité soit à donner carrière à son imagination, soit à éprouver quelque crainte personnelle. Quelques années s’étaient seulement écoulées, depuis que des hommes éclairés sous d’autres rapports ajoutaient foi à l’existence d’agents surnaturels qui étendaient leur pouvoir sur les affaires de cette vie ; et bien que les nouveaux Hollandais eussent échappé à cette contagion qui s’était si généralement répandue dans les provinces religieuses de la Nouvelle-Angleterre, une crédule superstition, moins active il est vrai, possédait l’esprit des colons hollandais les plus distingués, et même possède encore de nos jours leurs descendants. L’art de la divination était particulièrement en faveur, et il arrivait rarement qu’un événement inattendu affectât la fortune ou le bonheur des bons provinciaux, sans qu’ils s’en fissent expliquer la cause par un des devins les plus en renommée dans le pays. Les hommes dont les facultés sont peu actives aiment les émotions fortes, parce qu’ils sont insensibles aux impressions moins puissantes, comme des hommes à tête forte trouvent du plaisir dans les liqueurs spiritueuses. Le patron appartenait à la classe des esprits lourds, et par conséquent il trouvait un plaisir secret, mais profond, dans sa situation présente.

— Nous ne savons pas quels résultats importants nous pouvons tirer de cette aventure, monsieur l’alderman van Beverout, répondit Oloff van Staats, et j’avoue que j’éprouve le désir d’en voir et d’en entendre davantage avant que nous n’atteignions la terre. Cet Écumeur des mers est un homme bien différent de celui que les bruits de notre ville font supposer, et en restant nous pourrons servir à rectifier l’opinion publique. J’ai entendu ma défunte et respectable tante…

— Coins du feu et traditions ! la bonne dame n’était pas une mauvaise pratique pour ces sortes de gens, patron, et il est heureux qu’ils n’aient pas attrapé une meilleure partie de votre héritage, comme récompense. Vous voyez le Lust-in-Rust contre la montagne ; en bien ! tout ce qui est pour le public est à l’extérieur, et tout ce qui s’y passe pour ma propre satisfaction se fait derrière les portes. Mais voilà le capitaine Ludlow qui est chargé des affaires de la reine, et ce gentilhomme peut penser qu’il n’est pas loyal de perdre ainsi le temps dans ces jongleries.

— J’avoue que j’éprouve aussi le désir de voir comment tout cela se terminera, répondit sèchement le commandant de la Coquette. L’état du vent ne permet pas aux deux bâtiments de changer de position, et pourquoi ne pas avoir une connaissance plus exacte du caractère de ceux qui appartiennent à ce vaisseau extraordinaire ?

— Ah ! voilà ! murmura l’alderman entre ses dents ; cette curiosité conduit à tous les embarras de la vie. On n’est jamais sûr de rien avec ces fantaisies qui se jouent du mystère, comme une mouche étourdie vole autour d’une chandelle jusqu’à ce qu’elle y laisse ses ailes.

Néanmoins, comme ses compagnons paraissaient disposés à rester, il n’y avait pour le bourgeois d’autre alternative que la patience. Quoique la crainte d’être compromis par quelque indiscrétion fût le sentiment le plus puissant de son cœur, il n’était pas entièrement dépourvu de la faiblesse qui portait Oloff van Staats à regarder et à écouter avec un intérêt mêlé d’un secret effroi. Ludlow lui-même était plus affecté qu’il n’aurait voulu l’avouer par la situation étrange dans laquelle il était placé. Aucun homme n’est entièrement insensible à l’influence de la sympathie, n’importe de quelle manière elle exerce son pouvoir. Le jeune marin était d’autant plus convaincu de cette vérité, par l’extérieur grave et les manières attentives de tous les matelots du brigantin. Ludlow était un marin des plus distingués, et, parmi les divers talents des hommes de sa profession, il avait celui de reconnaître la patrie d’un matelot, par ces signes généraux et distinctifs qui forment la principale différence entre des hommes auxquels la poursuite d’un but commun a créé à un haut degré un caractère particulier. À cette époque, la civilisation était peu étendue parmi ceux qui vivaient sur l’Océan. Les officiers eux-mêmes n’étaient que trop remarquables par leurs manières rudes et hardies, leur peu d’instruction et l’obstination de leurs préjugés. Il n’était donc pas étonnant que les simples matelots eussent en général la plus grande ignorance sur les opinions qui éclairent peu à peu la société. Ludlow s’était aperçu en montant sur le vaisseau que l’équipage était composé d’hommes de différents pays. L’âge et le caractère personnel semblaient avoir été plus consultés dans leur choix que les distinctions nationales. On voyait parmi eux un Finlandais au visage ovale et crédule, à la taille forte et ramassée, à l’œil clair et dénué d’expression ; un marin de la Méditerranée, au teint sombre, et dont les traits réguliers étaient souvent troublés par les regards expressifs et inquiets qu’il portait sur l’horizon. Ces deux hommes s’étaient placés près des étrangers, sur le gaillard d’arrière, au moment où les sons harmonieux s’étaient fait entendre, et Ludlow attribuait cet incident au pouvoir de l’harmonie, lorsque le jeune Zéphyr parut à leurs côtés, de manière à prouver que ce mouvement était plus significatif qu’il n’en avait l’apparence. L’arrivée de Tiller, qui invita les étrangers à entrer de nouveau dans la cabine, en donna l’explication en montrant que ces deux hommes avaient aussi le désir de consulter celle qu’on prétendait avoir une si grande influence sur la fortune du brigantin.

Le groupe qui se rendit d’abord dans la petite antichambre était agité par diverses sensations. La curiosité de Ludlow était vive, dépourvue de crainte, et un peu mêlée d’un intérêt qu’on aurait pu appeler intérêt de métier, tandis que ses deux compagnons n’étaient pas dépourvus d’un respect intérieur pour le pouvoir mystérieux de la Sorcière. Les deux matelots manifestaient une passive obéissance, et l’enfant laissait voir sur ses traits ingénus, l’effroi et la confiance du jeune âge. Maître Tiller était grave, et ce qui paraissait plus étonnant encore, ses manières étaient respectueuses. Après un moment de délai, la porte fut ouverte par Seadrift lui-même, et il fit signe à la petite troupe d’entrer.

Un changement considérable avait eu lieu dans l’arrangement de la principale cabine. La lumière était entièrement exclue du côté de la poupe, et le rideau cramoisi avait été tiré devant l’alcôve. Une petite croisée qui jetait une faible lueur avait été ouverte sur le côté. Les objets sur lesquels tombait sa lumière recevaient une nuance pourprée par la réverbération des lanternes. Le contrebandier reçut ses hôtes avec un air modeste et grave ; il les salua en silence et avec moins de légèreté dans ses manières qu’à leur première entrevue. Cependant Ludlow crut encore distinguer sur sa belle bouche un sourire triste et forcé, et le patron contempla ces traits enchanteurs avec l’admiration que lui eût inspirée une créature surnaturelle. L’alderman ne trahissait ses sentiments que par des murmures de contrariété à demi réprimés et qui lui échappaient de temps en temps, malgré un certain respect qui prenait insensiblement de l’empire sur son mécontentement.

— On m’a dit que vous vouliez parler à notre maîtresse, dit le principal personnage d’une voix respectueuse. Il y en a d’autres aussi, à ce qu’il paraît, qui désirent consulter sa sagesse. Il y a maintenant plusieurs mois que nous n’avons eu d’entretien direct avec elle, quoique le livre soit toujours ouvert pour ceux qui désirent y lire. Vous avez assez de courage pour cette entrevue ?

— Les ennemis de Sa Majesté ne m’ont jamais reproché d’en manquer, répondit Ludlow, en souriant d’une manière incrédule. Continuez vos charmes, afin que nous puissions juger.

— Nous ne sommes point des magiciens, Monsieur, mais de fidèles marins qui obéissent au bon plaisir de leur maîtresse. Je sais que vous êtes sceptique, mais des hommes plus hardis ont confessé leurs erreurs devant un témoignage moins évident. Chut ! nous ne sommes pas seuls. J’entends ouvrir et fermer les portes du brigantin.

Le jeune marin recula presque sur la même ligne où le groupe s’était posé, et attendit en silence le résultat de cette scène. Le rideau se leva au son du même instrument à vent, et Ludlow lui-même ressentit une émotion plus puissante que celle du simple intérêt, en regardant l’objet qui se présentait à sa vue.

Une figure de femme, revêtue, autant que possible, du costume de celle qui était au gouvernail du vaisseau et posée dans la même attitude, occupait le centre de l’alcôve. Comme l’image sculptée, elle tenait un livre dont les pages étaient tournées vers les spectateurs, tandis qu’un de ses doigts s’avançait comme s’il eût indiqué la route du brigantin. La draperie vert de mer flottait derrière elle, comme agitée par le vent, et son visage avait la même couleur sombre ainsi que le même sourire malin.

Lorsque le saisissement qu’occasionna le premier coup d’œil fut passé, l’alderman et ses compagnons se regardèrent avec surprise. Le sourire se montra plus ouvertement sur les lèvres du contrebandier, et il dit avec une expression de triomphe :

— Que celui qui a quelque chose à dire à la dame de notre vaisseau le déclare maintenant. Elle vient de loin à notre signal, et ne restera pas longtemps.

— Je voudrais savoir alors, dit Ludlow, en faisant un effort pour respirer, comme un homme qui sort d’un étonnement subit et puissant, si celle que je cherche est dans le brigantin ?

Celui qui jouait le rôle de médiateur dans cette cérémonie extraordinaire, fit un salut, et s’avança près du livre qu’il parut consulter et lire avec l’air d’un profond respect.

— En retour à votre question, on demande si c’est avec sincérité que vous cherchez celle à laquelle vous faites allusion.

Ludlow rougit ; mais la fermeté de la profession à laquelle il appartenait l’emportant sur la répugnance naturelle de l’amour-propre, il répondit d’une voix calme :

— Oui, avec sincérité.

— Mais vous êtes marin. Les matelots placent souvent leurs affections dans le bâtiment qu’ils habitent. Votre attachement pour celle que vous cherchez est-il plus profond que l’amour de votre profession errante, que celui que vous éprouvez pour votre vaisseau, plus grand que vos jeunes espérances ? vous occupera-t-il davantage que cette gloire qui fait le sujet de tous les rêves d’un soldat ?

Le commandant de la Coquette hésita ; après un moment de silence et de réflexion, il répondit :

— Cet attachement est celui qu’il convient à un homme d’éprouver.

Un nuage passa sur le front du questionneur, qui s’avança et consulta de nouveau les pages du livre.

— On vous demande encore si un événement récent n’a pas troublé votre confiance dans celle que vous cherchez ?

— Trouble ! mais non pas détruit.

La dame Vert-de-Mer s’agita et le volume mystérieux trembla comme s’il eût été pressé de livrer ses oracles.

— Et pourriez-vous réprimer votre curiosité, votre fierté et tous les autres sentiments de votre sexe, et rechercher sa faveur sans lui demander d’explication, et comme par le passé ?

— Je ferais beaucoup pour obtenir un regard de bonté d’Alida de Barberie, mais les conditions dont vous me parlez me rendraient indigne de son estime. Si je la retrouve telle que je l’ai perdue, je dévouerai ma vie à son bonheur ; dans un autre cas, cette existence serait employée à déplorer la chute d’un ange de beauté.

— Avez-vous jamais ressenti de la jalousie ?

— Faites-moi d’abord connaître si j’en ai sujet, s’écria le jeune homme en s’avançant d’un pas vers la figure sans mouvement, avec l’intention évidente de pénétrer ce mystère.

La main du marin au châle des Indes l’arrêta avec la force d’un géant.

— Personne ne doit s’écarter du respect voué à notre maîtresse, observa froidement le vigoureux marin.

Un regard enflammé fut la réponse de Ludlow ; puis, se rappelant qu’il était sans défense, il essaya de maîtriser son ressentiment.

— Avez-vous jamais éprouvé de la jalousie ? continua l’interrogateur d’un air calme.

— Quel est l’amant qui n’en a point éprouvé ?

Pendant le silence qui suivit cette réponse, on entendit un doux soupir dans la cabine, sans que personne pût dire d’où il venait. L’alderman regarda le patron, comme s’il pensait que le soupir avait été poussé par lui, et Ludlow surpris regarda autour de lui avec curiosité pour connaître quel était celui qui prenait un aussi tendre intérêt à la vérité de sa réponse.

— Vos réponses sont bien, dit le contrebandier après une pause plus longue que les autres, et, se tournant vers Oloff van Staats, il ajouta : Qui ou que cherchez-vous ?

— Nous sommes venus dans un but commun.

— Et cherchez-vous avec sincérité ?

— Je désirerais trouver ce que je cherche.

— Vous possédez beaucoup de terres et de maisons ; celle que vous cherchez vous est-elle plus chère que vos biens ?

— Je tiens aux uns et à l’autre, car un homme ne voudrait pas réduire à la misère une femme qu’il aime.

— Hem ! dit l’alderman avec un bruit qui remplit la cabine ; puis, étonné lui-même de cette interruption, il salua involontairement la figure sans mouvement qui était au fond de l’alcôve, en forme d’excuse, et reprit sa tranquillité.

— Il y a plus de prudence que d’ardeur dans votre réponse. Avez-vous jamais éprouvé de la jalousie ?

— Bien souvent ! s’écria Myndert avec feu. J’ai vu ce monsieur gémir comme une ourse qui a perdu ses petits, lorsque ma nièce souriait à l’église, quoique ce fût seulement pour répondre au salut d’une vieille dame. Philosophie et tranquillité ! patron, qui diable sait si Alida n’entend pas cet interrogatoire ? Alors tout son sang français doit bouillir en voyant que chez vous tout est aussi régulier qu’une horloge.

— La recevriez-vous sans vous informer des événements passés ?

— Oui, oui, j’en réponds, reprit l’alderman, M. van Staats fait honneur à tous ses engagements aussi ponctuellement que la meilleure maison d’Amsterdam.

Le livre trembla de nouveau, mais il semblait que ce mouvement n’annonçait aucune satisfaction.

— Que désires-tu de notre maîtresse ? demanda le contrebandier au matelot aux cheveux blonds.

— Je me suis engagé avec quelques marchands de mon pays, et je voudrais un vent qui pût transporter le brigantin à travers le passage.

— Va ! la Sorcière des Eaux mettra à la voile lorsqu’il en sera temps. Et vous ?

— Je désire savoir si quelques peaux que j’ai achetées la nuit dernière pour mon compte particulier me rapporteront du profit ?

— Confie-toi dans la dame Vert-de-Mer pour tes spéculations. Quand laissa-t-elle faire un mauvais marché ? Enfant, qui t’amène ici ?

Le jeune garçon trembla, et il se passa quelque temps avant qu’il pût trouver le courage de répondre.

— On m’a dit que c’est si étrange d’être sur la terre ferme !

— Obstiné, on vous a déjà répondu. Quand d’autres iront, vous irez avec eux.

— On dit qu’il est si agréable de goûter aux fruits en les cueillant aux arbres !

— Tu as une réponse. Messieurs, notre maîtresse va nous quitter. Elle sait qu’un de vous a menacé son brigantin favori de la colère d’une reine terrestre, mais il est au-dessus d’elle de répondre à des paroles aussi vaines. Écoutez, sa suite l’attend.

On entendit encore une fois l’instrument à vent et le rideau se détacha lentement. Un bruit soudain et violent, ressemblant à celui d’une porte massive ouverte et fermée avec force, succéda, et tout rentra dans le silence. Lorsque la Sorcière eut disparu, le contrebandier reprit sa première aisance, parlant et agissant avec plus de naturel. L’alderman van Beverout tira un long soupir de sa poitrine, comme une personne qui revient à la vie. Le marin au châle des Indes lui-même reprit ses premières habitudes ; les deux matelots et l’enfant s’éloignèrent.

— Peu d’entre ceux qui portent cette livrée ont vu la dame de notre brigantin, dit le contrebandier en s’adressant à Ludlow. C’est une preuve qu’elle a moins d’aversion pour votre croiseur, qu’elle n’en éprouve ordinairement pour les longs pavillons qu’elle rencontre quelquefois.

— Ta maîtresse, ton vaisseau et toi-même, vous êtes tous fort amusants, répondit le jeune officier avec un sourire incrédule et avec un peu de la fierté de son rang. Nous verrons si vous continuerez longtemps cette plaisanterie aux dépens des douaniers de Sa Majesté.

— Nous nous confions dans le pouvoir de la Sorcière des Eaux. Elle a adopté notre brigantin pour sa demeure, lui a donné son nom, et le guide de ses propres mains. Ce serait faiblesse que de douter avec une telle protection.

— Nous aurons peut-être l’occasion d’essayer sa vertu. Si elle était une divinité des eaux, sa robe serait bleue. Rien de ce qui a cette nuance ne pourrait échapper à la Coquette.

— Ne sais-tu pas que la couleur des eaux varie suivant les différents climats ! Nous étions sûrs que vous auriez des réponses à vos questions. L’honnête Tiller va vous conduire tous à terre, et en passant, le livre peut être encore consulté. Je ne doute pas qu’elle ne vous laisse quelque nouveau souvenir de sa visite.

Le contrebandier salua et se retira derrière le rideau avec l’air d’un souverain qui met un terme à une audience, quoiqu’il retournât la tête avec curiosité, comme s’il eût voulu deviner l’effet que cette entrevue avait produit. L’alderman et ses compagnons se retrouvèrent dans le bateau, avant qu’une parole eût été échangée entre eux. Obéissant au signal de maître Tiller, ils avaient suivi ce dernier et quitté le beau brigantin, comme des hommes qui réfléchissaient à ce qu’ils avaient vu.

Nous en avons dit assez dans le cours de cette narration pour prouver que Ludlow se méfiait des choses dont il avait été témoin, bien qu’il ne pût s’empêcher d’en éprouver la plus grande surprise. Il n’était pas entièrement dépourvu de cette superstition qui était alors si commune parmi les marins, mais l’éducation et son bon sens naturel lui permettaient d’arracher de son imagination cet amour du merveilleux qui est plus ou moins le partage de tous les matelots. Il faisait mille conjectures sur tout ce qui venait de se passer, et pas une d’elles n’était vraie, quoique chacune pendant un moment semblât satisfaire sa curiosité en même temps qu’elle augmentait son désir d’approfondir ce mystère. Quant au patron de Kinderhook, il n’avait jamais avant ce jour éprouvé autant de plaisir. Il jouissait de tout ce qu’une émotion forte peut produire sur les esprits lourds, et il ne désirait ni la solution de ses doutes, ni être le témoin de recherches qui pourraient détruire de si agréables illusions. Son imagination était remplie de la sombre image de la Sorcière, et lorsqu’elle ne s’occupait pas de cet objet surnaturel, il voyait les beaux traits, le sourire équivoque, et l’air séduisant de son ministre presque aussi admirable qu’elle.

Lorsque le bateau fut à une faible distance du vaisseau, Tiller se leva, et regarda avec complaisance la perfection de la carène et des agrès.

— Notre maîtresse a équipé et a envoyé bien des barques sur l’immense Océan, dit-il ; mais jamais il n’y en eut d’aussi charmante que celle-ci ! Capitaine Ludlow, il y a eu un double commerce entre nous, et celui qui doit suivre dépendra de notre adresse, de nos talents comme marins, et du mérite de nos deux bâtiments. Vous servez la reine Anne, et moi la dame Vert-de-Mer ; que chacun soit fidèle à sa maîtresse, et que Dieu récompense celui qui l’a mérité ! Voulez-vous consulter le livre avant cette épreuve ?

Ludlow fit signe qu’il y consentait, et le bateau approcha de la figure du gouvernail. Il fut impossible à l’alderman et à ses compagnons de maîtriser le sentiment qui s’empara d’eux, lorsqu’ils aperçurent cette figure sans mouvement. L’image mystérieuse paraissait douée d’intelligence, et son sourire paraissait encore plus ironique qu’auparavant.

— Vous avez fait la première question, et vous devez avoir la première réponse, dit Tiller en faisant signe à Ludlow de consulter la page ouverte. Notre maîtresse parle principalement en vers, elle choisit ceux de nos vieux écrivains dont les pensées nous sont presque aussi communes qu’à la nature humaine.

— Que veut dire ceci ? demanda Ludlow avec vivacité :


Celle que vous accusiez, regardez, elle vous est rendue,
Aimez-la, Angelo ;
Je l’ai confessée et connais sa vertu.


— Voilà des paroles très-claires ; mais j’aimerais mieux qu’un autre prêtre confessât celle que je chéris !

— Chut ! Vous avez le sang vif, et il s’échauffe facilement. Notre dame n’aime pas qu’on commente ses oracles. Venez, maître patron, tournez la page avec le bambou, et voyez ce que la fortune vous amènera.

Oloff van Staats souleva son bras vigoureux avec l’hésitation et la curiosité d’une jeune fille. Il était facile de lire dans ses yeux l’émotion agréable qu’il ressentait ; mais on pouvait juger en même temps de tous les préjugés d’une mauvaise éducation, par la gravité que conservait le reste de ses traits. Il lut à voix haute :

« J’ai une proposition à vous faire qui importe à votre bonheur ; et si vous voulez incliner une oreille docile, ce qui est à moi est à vous, ce qui est à vous est à moi…

« Ainsi allons à notre palais, où nous montrerons ce qui est encore caché, ce que chacun devrait connaître.

«  Mesure pour mesure. »

— C’est fort bien arrangé et mieux dit encore ! Quoi ! ce qui est à vous est à moi, et ce qui est à moi est à vous ; c’est là mesure pour mesure, en vérité, patron ! s’écria l’alderman. On ne peut faire un marché plus équitable, lorsque les biens sont d’égales valeurs. Voilà réellement un admirable encouragement. Maintenant, maître Tiller, nous allons prendre terre et nous diriger vers le Lust-in-Rust, qui doit être le palais auquel on fait allusion dans ces vers. Ce qui est caché doit être Alida, cette fille tourmentante ! qui joue à cache-cache avec nous, pour satisfaire sa vanité de femme en montrant qu’elle a le pouvoir de rendre malheureux trois hommes graves et sur un certain pied dans le monde. Laissez aller le bateau, maître Tiller, puisque tel est votre nom, et bien des remerciements pour votre politesse.

— Ce serait une grave offense que de quitter notre maîtresse sans savoir tout ce qu’elle a à nous dire. C’est maintenant votre tour, digne alderman, et le bambou fera son office entre vos mains comme entre les mains d’un autre.

— Je méprise une vaine curiosité, et je me contente de savoir ce que l’expérience et la prudence nous enseignent, reprit Myndert. Il y a dans le Manhattan des hommes toujours à l’affût de ce qui peut arriver au crédit de leurs voisins, comme des grenouilles qui tiennent leur nez hors de l’eau ; mais c’est assez pour moi de connaître le contenu de mes livres, et l’état du marché.

— Il n’en sera pas ainsi, cela peut suffire à une conscience tranquille comme la vôtre, Monsieur, mais nous autres du brigantin, nous ne pouvons badiner avec notre maîtresse. Un coup de canne vous apprendra si les visites de la Sorcière des Eaux vous seront favorables.

Myndert hésita. On a dit que comme la plupart de ceux qui avaient la même origine que lui, il éprouvait un secret penchant pour l’art de la divination, et les paroles du héros au châle des Indes avaient fait allusion aux profits de son commerce secret.

Il prit le bambou qui lui était offert, et lorsque la page fut tournée, ses yeux étaient déjà prêts à lire son contenu. Il n’y avait qu’une ligne tirée de la comédie bien connue de Mesure pour Mesure.


Proclamez-le, prévôt, tout autour de la ville.

Dans son ardeur Myndert avait lu l’oracle à haute voix, puis il retomba sur son siège, affectant de rire d’une chose qu’il regardait hautement comme un enfantillage.

— Proclamer, moi ! point de proclamations ! C’est dans un temps d’hostilités ou de danger public, qu’on pourrait aller proclamer ses nouvelles par les rues ! Mesure pour mesure, en vérité ! Écoutez-moi, maître Tiller, cette dame Vert-de-Mer que vous prônez tant n’est pas meilleure qu’une autre, et, à moins qu’elle ne change de commerce, aucun honnête marchand n’aimera être vu dans sa compagnie. Je ne crois point à la nécromancie, quoique le passage se soit certainement ouvert cette année d’une manière extraordinaire… Et ainsi j’ajoute peu de foi à ses paroles. Mais quant à dire rien de moi ou des miens, à la ville, à la campagne, en Hollande, en Amérique, qui puisse ébranler mon crédit, je l’en défie ! Cependant, comme je n’aimerais pas avoir des histoires insignifiantes à contredire, je conclurai en vous disant que vous ferez bien de lui fermer la bouche.

— Peut-on arrêter un ouragan ou un tourbillon ? La vérité se montre dans son livre, et celui qui le lit doit espérer de la trouver. Capitaine Ludlow, vous êtes maître de vos actions, car le passage ne se trouve plus entre vous et votre croiseur. Derrière cette petite hauteur est le bateau et l’équipage que vous avez perdus. Vos gens vous attendent. Maintenant, Messieurs, nous laissons le reste aux soins de la dame Verte, à notre adresse et aux vents ! Je vous salue.

Au moment où ses compagnons atteignirent la terre, le héros au châle des Indes la quitta avec son bateau, et, en moins de cinq minutes, on vit la barque suspendue par ses cordages à la poupe du brigantin.