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L’Écumeur de mer/Chapitre 15

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 156-171).

CHAPITRE XV.


Dieu vous protège, Monsieur.
Et vous, Monsieur, vous êtes le bienvenu.
Voyagez-vous, Monsieur, ou êtes-vous au terme de votre course ?
Shakspeare. La Mégère apprivoisée..


Si l’extérieur du vaisseau était si gracieux dans sa forme et si original, l’intérieur n’était pas moins digne d’observation. Il y avait deux petites cabines sous le pont principal, une de chaque côté, et joignant l’espace limité destiné à recevoir la légère mais précieuse cargaison. C’était dans une de ces cabines que Tiller était descendu comme un homme qui entre sans cérémonie dans son propre appartement. Mais en partie au-dessus, et plus près de la poupe, étaient une suite de petites chambres disposées et meublées dans un genre tout différent. L’ameublement était celui d’un yacht, plutôt que celui qu’on pouvait soupçonner convenir aux plaisirs d’un contrebandier même le plus heureux dans ses entreprises.

Le pont principal avait été abaissé de quelques pieds à partir de la cloison des cabines des officiers inférieurs, de manière à donner une hauteur suffisante, sans changer la ligne des bigues du brigantin. Cet arrangement n’était pas visible à l’œil de l’observateur qui n’était pas admis dans le vaisseau. Une ou deux marches néanmoins amenèrent les étrangers au niveau du plancher de la cabine, et dans une antichambre qui était évidemment destinée à contenir les domestiques. Une petite sonnette d’argent était posée sur une table, et Tiller l’agita légèrement, comme un homme dont les habitudes ordinaires sont contenues par le respect. À ce bruit parut un jeune mousse qui ne pouvait pas avoir plus de dix ans, et dont la toilette était assez originale pour mériter une description.

L’étoffe des habits du jeune serviteur de Neptune était d’une soie d’un rose tendre, et dont la forme ressemblait au costume que portaient autrefois les pages des grands seigneurs. Sa taille était serrée dans une bande d’or, un collet de dentelle flottait sur son col et ses épaules, et ses pieds étaient chaussés dans des espèces de petits brodequins ornés de franges et de glands d’argent. Cet enfant avait une taille et des traits délicats, et un air aussi différent que possible des manières brusques et grossières d’un mousse.

— Dégâts et prodigalité ! s’écria l’alderman, lorsque ce petit écuyer se présenta. Voilà comment on gâche des marchandises à bon marché. C’est le résultat d’un commerce sans frein ! Il y a assez de malines, patron, sur les épaules de ce petit polisson, pour faire une pièce d’estomac à la reine. Par saint George ! les marchandises n’étaient pas chères au marché lorsque le jeune coquin eut sa livrée !

Le bourgeois observateur n’était pas le seul qui fût frappé de surprise. Ludlow et van Staats de Kinderhook manifestèrent le même étonnement, quoique leurs sentiments fussent exprimés d’une manière moins caractéristique. Le premier se détournait brusquement pour demander la cause d’une telle mascarade, lorsqu’il s’aperçut que le marin au châle des Indes avait disparu. Les étrangers se trouvant seuls avec le page, il devint nécessaire de se fier à son intelligence sur ce qu’il leur restait à faire.

— Qui es-tu, enfant, et qui t’a envoyé ici ? demanda Ludlow.

L’enfant souleva son bonnet, qui était de la même soie rose que ses vêtements, et, montrant l’image d’une femme au visage noir et au sourire malin, peinte avec un art infini sur le devant de son bonnet, il dit :

— Je sers la dame Vert-de-Mer avec les autres officiers du brigantin.

— Et qui est cette dame de la couleur de mer, et d’où venez-vous en particulier ?

— Voilà son portrait : si vous voulez causer avec elle, elle se tient sur le gouvernail, et refuse rarement une réponse.

— Il est singulier qu’une figure de bois ait le don de la parole !

— Croyez-vous qu’elle soit de bois ? reprit l’enfant en regardant avec timidité, et cependant d’un air curieux, le visage de Ludlow. D’autres l’ont dit, mais ceux qui s’y connaissent le mieux assurent le contraire. Elle ne répond pas avec sa langue, mais le livre a toujours quelque chose à dire.

— Comme on a trompé l’esprit de ce jeune garçon ! J’ai lu ce livre, mais je n’y peux comprendre que peu de chose.

— Allons, lisez-le encore, ce n’est qu’après bien des efforts que le vaisseau qui louvoie gagne sur le vent. Mon maître m’a ordonné de vous introduire.

— Arrête ! Tu as donc un maître et une maîtresse ?… Tu nous as parlé de la dernière, mais nous voudrions savoir quelque chose du premier. Quel est ton maître ?

Le jeune garçon sourit et regarda de côté comme s’il hésitait à répondre.

— Ne refuse pas de nous satisfaire. Je suis revêtu de l’autorité de la reine.

— Il nous dit que la dame Vert-de-Mer est notre reine, et que nous n’en avons pas d’autre.

— Audace et rébellion ! murmura Myndert. Ces bons principes finiront par faire condamner le plus joli brigantin qui ait jamais navigué, et il y aura des rumeurs à l’étranger, et des réputations attaquées, assez pour fatiguer la langue de tous les amateurs de commérage.

— C’est un audacieux qui ose parler ainsi, dit Ludlow, qui n’avait point écouté la plaisanterie de l’alderman ; votre maître a un nom ?

— Nous ne l’avons jamais entendu. Lorsque Neptune vient à bord sous les tropiques, il nous appelle toujours sous le nom de l’Écumeur des Mers, alors nous lui répondons. Le vieux dieu nous connaît bien, car on dit que nous passons sous sa latitude plus souvent que d’autres vaisseaux.

— Vous avez quelques années de service sur ce brigantin ; il n’y a aucun doute que vous n’ayez parcouru bien des terres éloignées, appartenant à un bâtiment si léger.

— Moi ! je n’ai jamais été à terre, reprit le jeune garçon d’un air pensif, cela doit être drôle. Ils disent qu’on peut à peine y marcher, tant elle est tranquille ! J’ai fait une question et la dame Vert-de-Mer avant d’entrer dans cet étroit passage, pour savoir quand je devais aller à terre.

— Et elle répondit ?

— Elle fut quelque temps avant de répondre. Deux quarts se passèrent avant que je pusse lire un mot ; mais à la fin j’eus une réponse. Je crois qu’elle s’est moquée de moi, quoique je n’aie jamais osé demander à mon maître ce qu’il en pensait.

— Te rappelles-tu les paroles ? peut-être nous pourrions t’aider, car il y en a parmi nous qui connaissent la plupart des sentiers de la mer.

Le jeune garçon regarda autour de lui d’un air timide et soupçonneux, et, mettant avec précipitation une main dans sa poche, il en retira deux morceaux de papier, tous les deux contenant une copie, et ayant évidemment été souvent étudiés.

— Voilà, dit-il, d’une voix basse : ceci était sur la première page. J’eus si peur que la dame ne fût en colère, que je n’osai regarder de nouveau jusqu’au premier quart, et alors tournant le feuillet je trouvai ceci.

Ludlow prit le morceau de papier qui lui avait été offert le premier et fut l’extrait suivant, qui était écrit de la main d’un enfant :

« Je te prie, souviens-toi que je t’ai rendu de grands services, que je ne t’ai jamais trompé, que je ne t’ai jamais fait de mensonges, enfin que je t’ai servi sans murmures ni sans plaintes. »

— Je crus que c’était une moquerie, continua le jeune garçon lorsqu’il vit que le jeune capitaine avait terminé sa lecture, car c’était à peu près la même chose, quoique plus joliment arrangé, que ce que j’avais dit moi-même.

— Et quelle fut la seconde réponse ?

— Voici ce que je trouvai au premier quart du matin, reprit l’enfant en lisant lui-même le second extrait :

« Tu penses qu’il est beau de marcher sur les vagues de la mer salée, et de courir sur les vents aigus du nord. »

— Je n’ai plus rien osé demander. Mais, qu’est-ce que cela signifie ? On dit que la terre est rude aux pieds et qu’il est difficile d’y marcher ; que des tremblements l’agitent et y forment des trous qui engloutissent des villes ; que les hommes se tuent sur les grands chemins pour de l’argent, et que les maisons que je vois sur la montagne sont obligées de rester toujours dans le même lieu. Cela doit être bien triste, de vivre toujours dans le même endroit, et bien singulier de ne jamais sentir aucun mouvement.

— À l’exception du balancement accidentel d’un tremblement de terre, tu es mieux à bord, mon enfant… Mais ton maître, cet Écumeur de Mer !…

— Chut ! dit le jeune garçon, en levant son doigt pour imposer silence ; il est monté dans la grande cabine. Dans un moment nous entendrons son signal.

On exécuta alors dans la chambre voisine une symphonie harmonieuse sur la guitare avec le plus grand talent.

— Alida elle-même n’a pas les doigts plus agiles, dit l’alderman à voix basse, et je ne l’ai jamais entendue jouer du luth hollandais qui a coûté cent florins, dans un mouvement plus rapide.

Ludlow fit un signe et l’alderman se tut. Alors on entendit une belle voix d’homme dont les sons étaient riches et profonds, et qui était accompagnée par le même instrument. Cet air était grave et peu en harmonie avec le caractère d’un habitant de l’Océan, étant principalement un récitatif. On chanta les paroles suivantes autant qu’il était possible de les distinguer :


Mon brigantin !
dont les formes sont belles et régulières, doux dans son balancement et rapide sur les vagues, léger comme l’oiseau aquatique bercé par la tempête, par la brise, par le vent, nous précipites ta course,
Ma reine des eaux !
Dame de mon cœur !
rien de plus rapide et de plus léger que toi ne vogue sur la mer avec une quille plus sûre et plus calme dans sa route ; nous bravons avec toi tous les mystères de l’Océan, et nous rions du courroux de la tempête,
Car nous sommes à toi !
Mon brigantin !
fie-toi au pouvoir mystérieux qui te montre le chemin, à l’œil qui perce l’espace, au rouge météore qui joue autour de toi, et surtout fie-toi sans crainte à l’étoile de la dame Vert-de-Mer,
Toi, ma divine barque.

— Il chante souvent ainsi, dit le jeune garçon à voix basse, lorsque la chanson fut terminée, car ils disent que la dame Vert-de-Mer aime la musique qui parle de l’Océan et de son pouvoir. Écoutez, il m’a ordonné d’entrer.

— Il a seulement touché les cordes de la guitare.

— C’est son signal lorsque le temps est beau. Lorsque le vent siffle et que les vagues mugissent, il appelle plus haut.

Ludlow eût volontiers écouté plus longtemps, mais le jeune garçon ouvrit une porte, et, montrant du doigt le chemin à ceux qu’il conduisait, il disparut en silence derrière un rideau. Les étrangers, et plus particulièrement Ludlow, trouvèrent de nouveaux sujets d’admiration et de surprise en entrant dans la principale cabine du brigantin. L’appartement, relativement à la grandeur du vaisseau, était spacieux et élevé. Il recevait de la lumière par deux fenêtres à la poupe, et il était évident que deux chambres plus petites, une de chaque côté des quartiers, partageaient avec lui cet avantage. L’espace entre ces chambres du conseil, comme on les appelle dans le langage nautique, formait nécessairement une profonde alcôve, qui pouvait être séparée de la partie extérieure de la cabine par un rideau de damas cramoisi qui pendait alors sur une poutre, à laquelle on avait donné la forme d’une corniche dorée. Une pile de luxueux coussins couverts de maroquin rouge était posée près de la traverse, à la manière des divans de l’Orient, et contre les cloisons des chambres du conseil on voyait une agrippine en bois d’acajou, recouverte aussi en maroquin. De petites bibliothèques gracieuses étaient suspendues çà et là, et la guitare dont on avait fait usage depuis si peu de temps était posée sur une petite table de quelque bois précieux, au centre de l’alcôve. Il y avait encore d’autres petits meubles, tels que ceux qui occupent les loisirs d’un esprit cultivé, mais peut-être plus efféminé que vigoureux, répandus dans l’appartement ; suivant toute apparence, les uns étaient négligés depuis longtemps, et les autres paraissaient avoir été plus récemment en faveur.

La partie extérieure de la cabine était meublée dans le même style, quoiqu’elle contînt beaucoup plus des articles qui appartiennent à l’économie domestique. Elle avait ses agrippines, ses piles de coussins, ses chaises en bois précieux, ses petites caisses pour les livres, et ses instruments négligés, entremêlés d’ornements plus solides et plus permanents, qui étaient destinés à résister au mouvement violent, souvent inévitable dans un aussi petit bâtiment. Il y avait une légère tapisserie de damas cramoisi autour de l’appartement, çà et là un petit miroir entre les cloisons et les lambris. Toutes les autres parties étaient en bois d’acajou rehaussé par des panneaux de bois de rose qui ajoutaient à l’élégance de la cabine. Le plancher était couvert d’une natte du plus beau travail, et dont l’odeur parfumée et fraîche prouvait que l’herbe dont elle était composée était née dans un climat chaud et favorisé de la nature. Ce lieu, comme tout le reste du vaisseau, autant que l’œil perçant de Ludlow put s’en convaincre, était entièrement dépourvu d’armes. On ne voyait pas même un pistolet ou un sabre dans les lieux où les armes de cette espèce sont ordinairement suspendues dans tous les vaisseaux employés, soit en guerre, soit dans un commerce qui pouvait obliger son équipage à commettre des actes de violence.

Au centre de l’alcôve se trouvait le jeune homme extraordinaire qui avait visité la Cour des Fées la nuit précédente avec si peu de cérémonies. Son costume était à peu près le même, par sa coupe et par l’étoffe qui le composait, cependant il avait été changé, car sur la poitrine on apercevait une image de la dame Vert-de-Mer, peinte sur soie avec un talent parfait, et de manière à conserver son expression sauvage et surnaturelle. Le jeune homme était légèrement appuyé contre la petite table, et lorsqu’il salua les étrangers avec le plus grand empire sur lui-même, on put apercevoir un sourire dans lequel il y avait autant de mélancolie que de politesse. En même temps il ôta sa toque, et laissa voir les belles boucles noires dont la nature avait orné sa tête avec tant de prodigalité.

Les manières des étrangers étaient moins aisées. La profonde inquiétude avec laquelle Ludlow et le patron s’étaient approchés du corsaire avait fait place à un étonnement et à une curiosité dans lesquels le principal but de leur visite était presque oublié, tandis que l’alderman van Beverout avait l’air honteux, soupçonneux, et paraissait penser moins à sa nièce qu’aux conséquences d’une entrevue si remarquable. Ils répondirent tous au salut de leur hôte, quoique chacun attendît qu’il parlât.

— On m’a dit que j’avais le plaisir de recevoir un commandant au service de la reine, le riche et honorable patron de Kinderhook, ainsi qu’un digne et respectable membre de la corporation de la ville, l’alderman van Beverout, dit le jeune homme qui faisait les honneurs du vaisseau dans cette occasion. Il n’arrive pas souvent à mon humble brigantin, d’être ainsi favorisé, et, au nom de ma maîtresse, je vous exprimâmes remerciements.

En cessant de parler, il salua de nouveau avec une gravité cérémonieuse, comme si tous ceux qu’il voyait étaient également étrangers pour lui, quoique les jeunes gens s’aperçussent fort bien qu’un léger sourire jouait autour d’une bouche à laquelle ils ne pouvaient refuser les attraits les plus séduisants.

— Comme nous n’avons qu’une maîtresse, dit Ludlow, il est de notre devoir commun de souhaiter de lui plaire.

— Je vous comprends, Monsieur. Il est presque inutile de dire cependant que la femme de George de Danemark a peu d’autorité ici. Attendez, je vous prie, ajouta-t-il vivement, en observant que Ludlow se disposait à répondre. Nos entrevues avec les serviteurs de cette dame ne sont pas rares, et comme je sais que d’autres affaires vous attirent ici, nous nous imaginerons que tout ce qu’un vigilant officier et les sujets les plus fidèles peuvent dire a été dit à un proscrit qui se joue un peu des lois et des usages. Cette controverse peut être terminée entre nous sous nos voiles, par la vertu de notre rapidité ou par d’autres qualités de notre profession, en temps et lieu convenables. Nous nous occuperons donc d’autre chose.

— Je pense que ce gentleman a raison, patron ; Quand les affaires sont mûres pour la cour de l’échiquier, il est inutile de se fatiguer les poumons pour résumer les débats comme un avocat payé. Douze hommes discrets et qui ont de la compassion pour les vicissitudes du commerce, qui savent combien il est difficile de gagner, et combien il est aisé de perdre, s’entendront sur ce sujet beaucoup mieux que tous ces inutiles orateurs des provinces.

— Lorsque je serai confronté aux douze Daniels désintéressés, je serai obligé de me soumettre à leur jugement, reprit le contrebandier avec un sourire un peu ironique. C’est vous, je crois, Monsieur, qu’on appelle M. Myndert van Beverout ; à quelle baisse dans la fourrure ou à quelle hausse dans les marchés dois-je l’honneur de cette visite ?

— On dit que quelques personnes de ce vaisseau ont été assez hardies pour débarquer sur mes terres la nuit passée, sans la connaissance ou le consentement du propriétaire. Vous observerez le sens de notre discours, monsieur van Staats, car cette affaire peut être portée devant les autorités… Comme je le disais, Monsieur, à l’insu de leur propriétaire, et qu’on a vendu des marchandises prohibées par les lois, à moins qu’elles n’entrent dans les provinces embellies et purifiées par l’air des domaines de la reine en Europe… Dieu bénisse Sa Majesté !

— Amen… Les marchandises qui quittent la Sorcière des Eaux sont ordinairement purifiées par l’air de bien des régions différentes. Nous ne sommes point paresseux dans nos mouvements, et les vents de l’Europe cessent à peine d’enfler nos voiles, que nous ressentons ceux d’Amérique. Mais voilà des affaires qui regardent l’échiquier, et qui devraient être discutées devant les douze bourgeois miséricordieux, plutôt que de faire le sujet de votre visite.

— J’ai commencé par citer des faits, afin qu’il n’y eût point de méprise. Mais outre une imputation défavorable au crédit d’un marchand, une grande calamité vient d’affliger ma maison pendant la nuit dernière. La fille et l’héritière du vieux Étienne de Barberie a quitté sa demeure, et nous sommes portés à croire qu’elle s’est oubliée jusqu’à chercher un refuge sur ce vaisseau. Bonne foi et relations ! maître Seadrift ; je crois que cela excède le pouvoir d’un contrebandier lui-même. Je puis être indulgent pour quelques erreurs dans un compte, mais les femmes peuvent être importées et exportées sans payer de droits, quand et où l’on veut, et alors quelle était la nécessité d’enlever celle-là de la demeure de son vieil oncle, et avec tant de mystère ?

— On ne peut nier votre proposition, et votre conclusion est sentimentale ! J’admets que la demande soit faite dans toutes les formes, et je suppose que ces deux messieurs sont ici pour être témoins de sa légalité.

— Nous sommes venus pour aider un malheureux parent et tuteur à réclamer sa pupille, répondit Ludlow.

Le contrebandier tourna ses regards sur le patron, qui donna son assentiment par un salut silencieux.

— C’est bien, Messieurs ; j’admets aussi le témoignage. Mais quoique je sois, suivant l’opinion vulgaire, un si digne sujet pour la justice, j’ai eu jusqu’ici peu de communications directes avec cette aveugle déité. Les autorités donnent-elles ordinairement crédit à ces accusations, sans quelques preuves de leur vérité ?

— On le nie.

— Vous êtes encore en possession de toutes vos facultés, capitaine Ludlow, et vous pouvez en faire usage. Mais c’est un artifice pour détourner de la véritable route. Il existe d’autres vaisseaux que le brigantin, et une belle capricieuse peut avoir cherché un protecteur jusque sous le pavillon de la reine Anne.

— C’est une vérité qui ne s’est que trop souvent présentée à mon esprit, monsieur van Beverout, observa le sentencieux patron. Il eût été nécessaire de nous assurer si celle que nous cherchons n’avait pas pris un parti moins extraordinaire, avant d’avoir cru si précipitamment que votre nièce pût consentir à devenir la femme d’un étranger.

— Monsieur van Staats a-t-il quelque intention cachée dans ses paroles, qu’il parle avec une telle ambiguïté ? demanda Ludlow.

— Un homme confiant dans ses bonnes intentions a peu d’occasions de parler d’une manière équivoque. Je crois avec ce fameux contrebandier qu’il est plus probable que la belle Barberie ait pris la fuite avec une personne qu’elle connaissait et pour laquelle je crains qu’elle n’eût que trop d’estime, qu’avec un homme qui lui est entièrement étranger, et sur la vie duquel il existe tant de mystères.

— Si croire que la jeune dame n’accordait pas légèrement son estime est une excuse pour les soupçons, alors je puis conseiller de faire des recherches dans le manoir de Kinderhook !

— Consentement et joie ! la jeune fille n’avait pas besoin de se sauver dans l’église pour devenir la femme d’Oloff van Staats, interrompit l’alderman ; elle aurait eu ma bénédiction dans cette affaire, et une bonne dot par-dessus le marché !

— Ces soupçons n’ont rien que de naturel entre deux hommes qui poursuivaient le même but, dit le contrebandier. L’officier de la reine pense qu’un regard d’une beauté capricieuse peint son admiration pour des domaines étendus et des prés fertiles, et le propriétaire craint l’attrait du service militaire et le pouvoir d’une imagination qui vogue sur l’onde. Cependant, puis-je vous demander ce qui existe ici pour tenter une beauté fière et adulée, et lui faire oublier son rang, ses amis, et ce qu’elle se doit à elle-même ?

— Caprice et vanité ! personne ne peut répondre de l’esprit d’une femme ! On leur apporte, avec de grands risques, les articles les plus coûteux des grandes Indes pour satisfaire leurs goûts, et elles changent de modes plus facilement que le castor ne change de peau. Leurs caprices dérangent les spéculations de commerce, et je ne vois pas pourquoi ils ne pousseraient pas une fille obstinée à faire quelque autre acte de folie.

— Ce raisonnement paraît concluant à l’oncle. Les deux amants lui reconnaissent-ils la même justesse ?

Le patron de Kinderhook regarda longtemps et avec attention l’être extraordinaire qui lui adressait cette question ; enfin un mouvement qui trahissait également sa conviction et ses regrets lui échappa, mais il continua à garder le silence. Il n’en fut pas de même de Ludlow. D’un caractère plus vif, et quoique, également convaincu de la tentation qui avait porté Alida à commettre une faute, il prévît toutes les conséquences qui en résulteraient pour lui et pour les autres, une rivalité de profession et des droits officiels à exercer venaient en outre se mêler à ses sentiments d’amour.

Il avait trouvé le temps d’examiner plus attentivement les articles que la cabine contenait, et lorsque leur hôte singulier leur adressa sa dernière question, il montra du doigt, en souriant avec amertume et ironie, un tabouret richement travaillé et représentant des fleurs dont les nuances éclatantes ressemblaient à celles de la nature.

— Ce n’est point là l’ouvrage d’un faiseur de voile, dit le capitaine de la Coquette. D’autres beautés ont déjà résidé dans votre brillante demeure, téméraire marin ; mais tôt ou tard la justice atteindra votre léger bâtiment.

— Dans un parage ou un autre il verra un jour sa fin, ainsi que nous autres. Capitaine Ludlow, j’excuse ce qu’il peut y avoir de dur dans votre langage, car il convient à un serviteur de la couronne d’user de liberté avec une personne, qui, comme le compagnon déréglé du prince Hal[1], n’est que trop porté à dire : Volons l’échiquier du roi[2] ! Mais, Monsieur, ce brigantin et son caractère sont peu connus de vous. Nous n’avons pas besoin d’oisives demoiselles pour nous instruire dans les mystères des goûts du sexe, car l’esprit d’une femme guide notre humeur à tous, et met quelque chose de sa délicatesse dans toutes nos actions, quoique les bourgeois aient l’habitude de les croire contraires aux lois. Voyez, ajouta l’Écumeur en écartant avec soin un rideau et montrant divers objets qui semblaient appartenir aux occupations des femmes, voilà les offrandes du pinceau et de l’aiguille. La Sorcière, dit-il en touchant l’image qui était peinte sur sa poitrine, ne veut pas être servie sans quelque déférence envers son sexe.

— Cette affaire peut être arrangée par un compromis, à ce que je vois, observa l’alderman. Avec votre permission, Messieurs, je vais faire des propositions en particulier à ce hardi commerçant, et peut-être qu’il acceptera mes offres.

— Ah ! cela convient mieux à l’esprit du commerce qu’à celui de la déesse que je sers, s’écria le jeune contrebandier en faisant courir légèrement ses doigts sur les cordes de la guitare. Des compromis et des offres sont des mots qui conviennent aux lèvres d’un bourgeois. Mon charmant esprit, confiez ces messieurs aux soins du brave Thomas Tiller, pendant que je causerai avec le marchand ; la réputation de M. van Beverout, capitaine Ludlow, nous protégera tous les deux contre le soupçon d’aucun projet contre les revenus de la couronne.

Riant lui-même de cette allusion, le contrebandier fit signe au jeune garçon, qui sortit de derrière le rideau, de conduire les amants désappointés de la belle Barberie dans une autre partie du vaisseau.

— Mauvaises langues et calomnies ! dit Myndert ; maître Seadrift, cette manière illégale de se jouer d’une affaire, lorsque les comptes sont terminés et les reçus signés, peut conduire à d’autres pertes, outre celle de la réputation. Le commandant de la Coquette n’est qu’à moitié satisfait de mon ignorance sur le caractère de votre vaisseau, et toutes ces plaisanteries sont autant de cuillerées de rum jetées par une nuit sombre dans un feu mal éteint ; elles donnent seulement de la lumière, et forcent le monde à y voir plus clair. Quoique, grâce au ciel, aucun homme n’ait moins que moi raison de craindre qu’on examine ses affaires, je défie le meilleur comptable des colonies de découvrir une fausse démarche ou une entrée douteuse dans aucun de mes livres, depuis le mémorandum jusqu’au livre de compte.

— Les Proverbes ne sont pas plus sentencieux, ni les Psaumes plus poétiques que vos livres. Mais pourquoi cette conversation secrète ? Le brigantin est balayé de ses marchandises.

— Balayé ! Tu as balayé le pavillon de ma nièce, qui ne s’y trouve pas plus que des doublons dans ma bourse. C’est changer un troc innocent en un commerce des plus coupables, et j’espère que cette plaisanterie se terminera avant que les mauvaises langues de la province ne s’en soient emparées pour adoucir leur thé. Une telle histoire ferait tort à l’importation des sucres cet automne.

— Cela est plus expressif que clair. Vous avez mes dentelles et mes velours ; mes brocards et mes satins sont déjà entre les mains des dames du Manhattan, vos fourrures et vos doublons sont dans un lieu sûr, où aucun officier de la Coquette

— Bien, bien, il n’est pas nécessaire de prôner ce qu’un homme sait fort bien à ses dépens. Je ne devrais rien moins attendre qu’à ne banqueroute, de deux ou trois marchés pareils, et vous voulez ajouter la perte de ma réputation à la perte de mon argent. Les cloisons ont des oreilles dans les vaisseaux, comme les murs dans les maisons. Je désire qu’il ne soit plus parlé du petit commerce qui s’est fait entre nous. Si je perds mille florins sur cette opération, je saurai comment me consoler. Patience et afflictions ! n’ai-je pas enterré ce matin le hongre le mieux nourri qui ait jamais trotté dans une rue ? et a-t-on entendu une plainte sortir de mes lèvres ? Je sais comment me résigner aux pertes ; ainsi ne parlons plus de ce malheureux marché.

— En vérité, si ce n’était pas pour le commerce, il n’y aurait rien de commun entre les marins du brigantin et l’alderman van Beverout.

— Il n’en est que plus nécessaire de mettre un terme à cette plaisanterie, et de lui rendre sa nièce. Je ne sais pas comment l’affaire s’arrangera entre ces deux jeunes gens à tête chaudes, quoique j’aie l’intention d’aller jusqu’à offrir quelques mille livres de plus, pour faire un poids. Lorsque la réputation d’une femme perd de son crédit sur la place, il est plus difficile de s’en débarrasser que d’une marchandise au rabais, et les jeunes propriétaires, ainsi que les commandants de croiseurs, ont des estomacs comme des usuriers ; aucun dividende ne les satisfait, il leur faut tout ou rien ! Il n’y avait point de semblables folies pendant la vie de ton digne père ! L’honnête marchand amenait son cutter dans le port avec un air aussi innocent que s’il eût été sur un bateau de meunier. Nous n’avions de conversation sur la qualité de ses marchandises que lorsque ses prix étaient faits et que mon or était à côté. Le hasard décidait quel était celui qui faisait le meilleur marché. J’étais un homme riche alors, maître Seadrift ; mais tes habitudes dans le commerce sont celles de l’avarice en personne !

Pendant un instant les lèvres du contrebandier exprimèrent le mépris ; mais cette expression fit bientôt place à une pénible tristesse.

— Tu as déjà plus d’une fois adouci mon cœur par ces allusions à mon père, libéral bourgeois, répondit-il, et j’ai payé tes éloges de bien des doublons.

— Je mets autant de désintéressement dans mes paroles qu’un ministre dans ses sermons ! Qu’est-ce qu’un peu d’or entre amis ! Oui, il y avait du bonheur dans le commerce pendant la vie de ton prédécesseur. Il avait un bâtiment convenable et trompeur, qu’on pouvait comparer à un cheval de course sans harnais. Il ne manquait pas d’activité lorsqu’il fallait en avoir, et cependant il avait l’air paisible d’un bourgeois d’Amsterdam. J’ai vu un croiseur de l’échiquier l’aborder et lui demander des nouvelles du fameux contrebandier, avec aussi peu de soupçons que s’il eût parlé au lord grand amiral ! On ne plaisantait pas dans ce temps-là ; on ne voyait point de coquine effrontée sous son mât de beaupré pour faire perdre contenance à un honnête homme ; point d’extravagants sur les voiles ni en peinture ; point de chant ni de luth, tout était raisonnable et avantageux. Puis il était homme à lester son bateau avec quelque chose qui eût de la valeur. Je l’ai vu y mettre cinquante tonneaux de genièvre sans donner un denier pour le fret, quand il avait terminé pour des objets précieux… et finir par débarquer en Angleterre pour une petite prime, quand le don était fait….

— Il mérite tes éloges, reconnaissant alderman ; mais où cela doit-il aboutir ?

— Eh bien ! si de l’or doit encore passer par nos mains, continua Myndert avec répugnance, nous ne perdrons pas de temps à le compter, quoique Dieu sache, maître Seadrift, que tu m’as déjà mis à sec. Depuis peu de grandes pertes m’ont accablé. Voilà un hongre de mort, que cinquante ducats ne replaceront pas sur le boom-key de Rotterdam ; sans parler du fret et des charges qui sont fort lourds…

— Que m’offres-tu ? interrompit le contrebandier qui désirait mettre un terme à cette conversation.

— Rends-moi la jeune fille, et prends vingt-cinq ducats.

— Moitié prix d’un hongre flamand ! La fierté de la belle Alida s’indignerait justement si elle connaissait sa valeur sur la place

— Concession et compassion ! j’en donnerai cent, et qu’il ne soit plus question de rien entre nous.

— Écoutez-moi, monsieur van Beverout : je ne nierai pas, surtout avec vous, que je ne dépasse quelquefois les permissions que nous accorde la reine ; car je n’aime ni la manière de gouverner une nation par députés, ni le principe qui dit qu’un coin de terre doit faire des lois pour un autre. Il n’est point dans mon humeur, Monsieur, de porter du coton anglais lorsque j’ai du goût pour la soie de Florence, ni d’avaler de la bière lorsque les vins de Gascogne me semblent plus délicats. À l’exception de ce que je viens de vous citer, vous savez que je ne plaisante pas, même avec des droits imaginaires, et eussé-je cinquante de vos nièces, des sacs de ducats n’en achèteraient pas une !

L’alderman recula, de manière à faire croire qu’il écoutait une proposition incompréhensible. Cependant son compagnon parlait avec une chaleur qui ne lui donnait pas raison de supposer qu’il en disait plus qu’il n’en éprouvait, et bien que cela lui parût inexplicable, qu’il évaluait les trésors moins que le sentiment.

— Extravagance et obstination ! murmura Myndert ; de quel usage une fille embarrassante peut-elle être à un homme de tes habitudes ? Si tu as séduit…

— Je n’ai séduit personne ; le brigantin n’est point un algérien, pour demander ou prendre une rançon.

— Alors, qu’il se soumette à ce qui ne lui est pas encore arrivé. Si tu n’as pas engagé ma nièce à te suivre, Dieu sait par quelles séductions, laisse examiner le vaisseau. Cela mettra en repos l’esprit des jeunes gens, et tiendra le traité ouvert entre nous et la valeur de l’article fixé dans le marché.

— De tout mon cœur… Mais écoute ! Si certains ballots contenant quelques peaux de martre et de castors découvraient le caractère de mes correspondants, je ne serais coupable d’aucun manque de foi.

— Il y a de la prudence dans ce que tu dis. Non, aucun œil impertinent ne doit pénétrer dans les paquets et les ballots. Eh bien ! maître Seadrift, je vois l’impossibilité d’en venir à un arrangement immédiat, et je vais quitter ton vaisseau, car réellement un marchand qui tient à sa réputation ne peut avoir avec un bâtiment si suspect que les relations qu’il ne peut éviter.

Le contrebandier sourit avec une expression mêlée d’ironie et de tristesse, et passa les doigts sur les cordes de la guitare.

— Conduis ce digne bourgeois près de ses amis, Zéphyr, dit-il, et, saluant l’alderman, il le congédia d’une manière qui trahissait le mélange de divers sentiments. Une personne prompte à découvrir les traces des passions humaines aurait pu croire que le regret, et même le chagrin, étaient puissamment unis à la légèreté naturelle ou feinte du langage et des manières du contrebandier.



  1. Le Falstaff de Shakespeare.
  2. La cour de l’échiquier.