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L’Écumeur de mer/Chapitre 18

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 199-214).

CHAPITRE XVIII.


Prenez vos places, messieurs, et soyez vigilants.
Shakspeare. Henri IV.


Le temps de la journée du lendemain eut un caractère fixe. Le vent venait de l’est, et, quoique léger, il n’était point incertain. L’atmosphère avait cette apparence brumeuse, qui dans ces climats appartient à l’automne, mais qu’on voit quelquefois au milieu de l’été quand un vent souffle de l’Océan. L’action des vagues qui frappaient le rivage était régulière et monotone, et les courants d’air étaient assez tranquilles pour éloigner toute crainte d’un changement de temps. Nous recommençons notre récit pendant les premières heures de l’après-midi.

La Coquette était à l’ancre, à l’abri du cap. On voyait quelques petites voiles traverser la baie ; mais la scène, à cette époque éloignée, était loin de présenter à l’œil la même activité que de nos jours. Les fenêtres du Lust-in-Rust se trouvaient de nouveau ouvertes, et le mouvement dans la villa et ses environs annonçait la présence du maître.

L’alderman traversait en effet la petite plaine en face de la Cour des Fées, accompagné d’Oloff van Staats et du commandant de la Coquette. Il était évident, par les regards que ce dernier jetait à chaque instant sur le pavillon, qu’il pensait à celle qui était absente, tandis que les deux autres maîtrisaient mieux leurs sentiments ou ressentaient moins d’inquiétude. Une personne qui aurait connu le caractère de ces trois individus, et qui aurait su ce qui s’était passé, aurait pu soupçonner à cette indifférence du patron, et qui présentait un contraste avec l’expression mystérieuse qui animait un visage ordinairement si calme, que le jeune amant songeait moins à l’héritage du vieux Étienne de Barberie qu’au secret plaisir qu’il avait trouvé dans les incidents singuliers dont il avait été le témoin.

— Propriété et discrétion ! observa le bourgeois, en réponse à une remarque qui lui avait été faite par un des jeunes gens ; je vous dis encore, pour la vingtième fois, qu’Alida de Barberie reviendra parmi nous, aussi belle, aussi innocente, aussi riche que jamais !… Peut-être je devrais ajouter aussi obstinée ; un enfant gâté, pour faire enrager son vieil oncle et deux honorables amants pour son étourderie ! Les circonstances, Messieurs, ajouta le prudent marchand, qui voyait bien que la main dont il avait à disposer avait un peu baissé de prix dans le marché, vous ont placés sur un terrain égal dans mon estime. Si ma nièce, après tout, préférait le capitaine Ludlow pour associé dans le commerce de la vie, cela n’affaiblirait pas l’amitié qui existe entre le fils du vieux van Staats et Myndert van Beverout. Nos grand-mères étaient cousines, et l’on se doit affection mutuelle quand on est du même sang.

— Je ne puis continuer à offrir mes hommages à votre nièce, répondit le patron, puisqu’elle m’a fait entendre si clairement qu’ils ne lui sont pas agréables.

— Entendre ! Appelez-vous ce caprice d’un moment, ce badinage, ce jeu, comme le capitaine dirait, avec vents et marée, vous faire entendre ? La jeune fille a du sang normand dans les veines, et elle désire donner plus de vivacité à vos hommages. Si les marchés étaient interrompue parce que l’acheteur veut avoir les marchandises à meilleur marché, et parce que le vendeur affecte d’attendre un meilleur moment pour vendre, Sa Majesté ferait aussi bien de fermer les douanes tout d’un coup et de chercher ailleurs des revenus. Laissez le caprice de la jeune fille avoir son cours, et je parie mes bénéfices sur les fourrures pendant un an, contre ton revenu, que nous la verrons se repentir de sa folie et consentir à entendre raison. La fille de ma sœur n’est point une sorcière pour voyager de par le monde sur un manche à balai.

— Il y a dans notre famille une tradition, dit Oloff van Staats, dont les yeux brillaient d’un secret plaisir, tandis qu’il affectait de rire de la folie qu’il racontait, une tradition que le fameux devin Poughkeèpsie fit en présence de ma grand-mère, et qui dit qu’un patron de Kinderhook épouserait une sorcière. Ainsi, si je voyais la belle Alida dans l’attitude que vous venez de décrire, je ne serais pas très-alarmé.

— La prophétie fut accomplie au mariage de ton père ! murmura Myndert qui, malgré la légèreté apparente avec laquelle il traitait ce sujet, éprouvait un certain respect pour les sorciers de la province, dont la haute réputation se conserva jusqu’à la fin du dernier siècle ; sans cela son fils n’eût pas été un jeune homme si accompli ! Mais voilà le capitaine Ludlow qui regarde l’Océan comme s’il espérait que ma nièce sortît des flots sous la forme d’une sirène.

Le commandant de la Coquette indiqua l’objet qui captivait ses regards, et qui, par la manière dont il se montrait en ce moment, n’était pas de nature à affaiblir la foi de ses compagnons aux pouvoirs surnaturels.

Nous avons dit que le vent était sec, et l’atmosphère nébuleuse ou plutôt chargée d’une vapeur légère qui avait l’apparence d’un nuage de fumée. Par un tel temps l’œil d’une personne qui se trouve sur une élévation, ne peut distinguer ce qu’on appelle en mer l’horizon visible. Les deux éléments deviennent si étroitement unis que nos regards ne peuvent plus deviner où l’eau finit, et où le vide des cieux commence. Il en résulte une conséquence, c’est que tous les objets qui sont aperçus au-delà des limites apparentes de l’eau, semblent flotter dans les airs. Il est rare que les yeux d’un homme habitué à vivre sur terre, puissent pénétrer au-delà des limites factices de la mer, lorsque l’atmosphère est dans un état semblable, quoique l’œil expérimenté d’un marin découvre souvent des vaisseaux, qui sont cachés à des regards moins habiles, simplement parce qu’on ne les cherche pas où ils sont. Cette illusion peut aussi être aidée par un léger degré de réfraction.

— Là, dit Ludlow en montrant une ligne qui aurait pénétré dans l’eau à deux ou trois lieues au large. D’abord amenez la cheminée des bâtiments peu élevés de la plaine sur la même ligne que le chêne mort de la côte, et levez les yeux lentement jusqu’à ce que vous découvriez une voile.

— Ce vaisseau navigue dans les cieux, s’écria Myndert. Ta grand’mère était une femme d’esprit, patron, elle était cousine de ma pieuse grand’mère, et l’on ne peut s’étonner de ce que ces respectables dames ont vu dans leur temps et de ce qu’elles ont entendu, lorsqu’on voit dans le nôtre de semblables choses !

— Je suis aussi peu disposé qu’un autre à ajouter foi aux prodiges, répondit gravement Oloff van Staats, et cependant si j’étais appelé en témoignage, je répugnerais à dire que le vaisseau qui est là-bas ne flotte pas dans les cieux !

— Vous vous tromperiez cependant, reprit Ludlow. Ce vaisseau est simplement un brigantin demi-gréé, dont la bouline est très-élevée, quoiqu’il ne montre pas beaucoup de voiles. Monsieur van Beverout, le croiseur de Sa Majesté est disposé à se mettre en mer.

Myndert entendit cette déclaration avec un chagrin visible. Il parla de la vertu, de la patience et des avantages de la terre ferme ; mais lorsqu’il s’aperçut que la résolution de l’officier ne pouvait être ébranlée, il annonça avec répugnance l’intention où il était de se mettre personnellement à la recherche de sa nièce. En conséquence ces trois personnes se trouvèrent une demi-heure après sur les rives de Shrewsbury, et prêtes à s’embarquer dans la chaloupe de la Coquette.

— Adieu, monsieur François, dit l’alderman, en faisant un signe de tête au vieux valet qui restait désolé sur le rivage ; ayez soin des meubles dans la Cour des Fées ; nous pouvons en avoir encore besoin.

— Mais, monsieur Bèvre, en supposant que la mer fût plus agréable, mon devoir et mon désir seraient de suivre mademoiselle Alida. Jamais personne dans la famille de Barberie n’a aimé la mer. Mais, Monsieur, comment faire ? je mourrai de douleur dans un vaisseau, et je mourrai certainement d’ennui en restant ici.

— Venez alors, fidèle François, dit Ludlow. Vous suivrez votre jeune maîtresse, et peut-être cette nouvelle épreuve vous convaincra que notre existence, à nous autres marins, est plus agréable que vous ne le pensez.

Le visage de François exprima éloquemment ce que son cœur ressentait, et l’équipage de la chaloupe, qui conservait sa gravité quoique secrètement amusé, crut un instant que le vieux domestique, en entrant dans la barque, allait donner un échantillon de sa facilité à anticiper le mal. Ludlow compatit à la détresse du pauvre François et l’encouragea par un regard d’approbation. Le langage de la bonté n’a pas besoin de s’exprimer par des paroles, et la conscience du valet l’avertit qu’il s’était peut-être exprimé trop librement sur un élément auquel tant d’hommes vouaient leur vie et leurs espérances.

— La mer, monsieur le capitaine, dit-il avec un certain air de respect, est un vaste champ de gloire. MM. de Tourville et Duguay-Trouin sont des hommes fort remarquables, mais je suis obligé de convenir que la famille de Barberie a toujours préféré la terre.

— Je désirerais que votre capricieuse maîtresse, master François, eût partagé ce sentiment, observa sèchement Myndert : car permettez-moi de vous dire que cette croisière sur un vaisseau suspect fait aussi peu d’honneur à son jugement que… Courage, patron, la jeune fille veut simplement mettre ta patience à l’épreuve, et l’air de la mer ne fera pas plus de tort à son teint qu’à sa bourse. Un peu de prédilection pour l’eau salée, capitaine Ludlow, doit élever une jeune fille à vos yeux.

— Oui, Monsieur, répondit Ludlow avec un sourire ironique, si cette prédilection ne s’étend pas plus loin. Mais qu’elle soit trompée ou non, abusée on séduite, on ne doit pas abandonner Alida de Barberie et la laisser victime de vils artifices. J’aimais votre nièce monsieur van Beverout, et… Avancez, matelots ; dormez-vous sur vos avirons !

La manière subite dont le jeune marin interrompit sa phrase et le ton avec lequel il parla à l’équipage, termina la conversation. Il était évident qu’il ne voulait pas en dire davantage, et qu’il regrettait même la faiblesse qui l’avait engagé à s’expliquer. On franchit en silence la distance qui séparait la terre du vaisseau.

Lorsque le croiseur de la reine Anne fut aperçu, doublant Sandy-Hook, à midi passé, le 6 juin (temps de mer), dans l’année 17…, le vent, suivant qu’il est rapporté dans un ancien journal tenu par un midshipman[1] et qui existe encore, était léger, fixe au sud, en inclinant vers l’ouest. Il paraît, d’après le même document, que le vaisseau partit à sept heures après midi, la pointe de Sandy-Hook portant ouest incliné au sud ; à trois lieues de distance. Sur la même page qui contient ces particularités, on observe au chapitre des remarques : Le vaisseau, sous les bonnettes de tribord, de l’avant à l’arrière, comptait six nœuds. Un brigantin demi-gréé et suspect était à l’est, sous la grande voile, avec les petits huniers au mât ; les voiles hautes et légères, ainsi que le grand foc pendant ; misaine carguée ; les grands arcs-boutants de tribord paraissaient gréés au dehors, et les drisses prêtes pour une course. On suppose que ce vaisseau est le fameux Hermaphrodite appelé la Sorcière des Eaux, commandé par l’Écumeur des mers, et le même qui nous a échappé hier d’une manière si étrange. Que le Seigneur nous envoie du vent plein un bonnet et nous essaierons la célérité de ses talons avant la matinée. Passagers : l’alderman van Beverout, second quartanier de la ville de New-York, dans la province de Sa Majesté qui porte le même nom ; Oloff van Staats, Esq., appelé communément le patron de Kinderhook, de la même colonie, et un vieux garçon portant une espèce de jaquette de marine, ayant toujours l’air d’avoir mal au cœur, et qui répond lorsqu’on le hèle sous le nom de Francis. Singulier trio, quoiqu’il semble convenir au goût du capitaine. Memorand chaque roulis semble produire l’effet d’un grain d’émétique sur le garçon en jaquette marine.

Comme nous ne pourrions donner une description plus exacte des deux vaisseaux en question, que celle que nous venons d’extraire du journal, nous reprendrons notre narration un peu avant la chute du jour, au 33e degré de latitude et dans le mois de juin.

Le jeune adorateur de Neptune, dont nous avons cité l’opinion, s’était abusé sur ses connaissances de localité, en affirmant la distance et la position du cap, puisque le point bas si sablonneux n’était plus visible du pont. Le soleil s’était couché, suivant la position du vaisseau, précisément à l’embouchure du Rariton, et les ombres de Navesink ou Neversink, comme ces montagnes sont vulgairement appelées, s’avançaient au loin dans la mer. Enfin, la nuit s’approchait avec toutes les apparences d’un beau temps, mais d’une obscurité plus profonde que celle qui règne ordinairement sur l’Océan. Dans de telles circonstances, le but principal était de conserver la trace du vaisseau pendant le temps où il serait nécessairement caché à tous les yeux.

Ludlow se promenait sur le passe-avant du vaisseau, et s’appuyant sur les hamacs vides, il jetait de longs regards sur l’objet de ses poursuites. La Sorcière des Eaux était placée sous le point de l’horizon le plus favorable pour être vue. La faible lueur qui s’échappait encore des cieux était sans éclat de ce côté, et, pour la première fois de la journée, il vit le brigantin dans toute la justesse de ses proportions. L’admiration du marin se trouva mêlée aux autres sentiments du jeune homme. Le brigantin était placé de manière à montrer dans tout leur avantage la perfection de sa forme et la hardiesse de ses agrès ; l’avant se présentant au vent était tourné du côté de la Coquette, et, dans son balancement, Ludlow vit ou crut voir la mystérieuse figure toujours perchée sur le taille-mer, présentant son livre aux curieux, et montrant avec le doigt l’immensité des flots. Un mouvement du hamac sur lequel il s’appuyait invita le jeune officier à regarder à côté de lui, et il vit que le maître venait de s’approcher aussi près que la discipline pouvait le lui permettre. Ludlow avait un grand respect pour les talents de ce marin, et il ne voyait pas non plus sans chagrin que la capricieuse fortune eût peu fait pour récompenser les services d’un homme assez âgé pour être son père. Ces souvenirs disposaient toujours Ludlow à l’indulgence envers un matelot qui, à l’exception de ses talents dans la marine et de sa longue expérience, n’avait rien de recommandable.

— Nous allons voir une nuit sombre, master Trysail, dit le jeune capitaine, sans changer la direction de ses regards, et nous pouvons encore mettre une bouline avant de gagner de vitesse cet insolent qui est là-bas.

Le maître sourit comme une personne qui en sait plus qu’elle n’en veut dire, et secoua gravement la tête.

— Nous pouvons travailler longtemps sur les boulines et les vergues, avant que la Coquette (la figure d’ornement du vaisseau de guerre représentait aussi une femme) s’approche assez de ce noir visage sous le beaupré du brigantin, pour lui dire sa façon de penser. Vous et moi, qui avons été assez près d’elle, pour voir le blanc de ses yeux et compter les dents qu’elle montre en faisant son étrange grimace, quel bien en avons-nous retiré ? Je ne suis qu’un subordonné, capitaine Ludlow, et je connais trop bien mon devoir pour ne pas garder le silence pendant une rafale ; je sais aussi comment parler lorsque mon commandant désire connaître les opinions de ses officiers dans un conseil, et peut-être la mienne maintenant est différente de celle d’autres personnes du vaisseau, qui peuvent être fort honnêtes quoiqu’elles ne soient pas les plus âgées.

— Et quelle est ton opinion, Trysail ? le vaisseau va bien et porte parfaitement ses voiles.

— Le vaisseau se conduit comme une jeune personne bien élevée en présence de la reine ; il a son air modeste et solennel. Mais de quels usage sont les voiles quand la sorcellerie enfante des orages, raccourcit les voiles d’un vaisseau, tandis qu’elle donne des ailes à un autre ! Si l’on persuadait à Sa Majesté, Dieu la bénisse ! de donner un vaisseau au vieux Tom Trysail, et que ce vaisseau fût juste, où est la Coquette maintenant, je sais bien alors ce que ferait son commandant…..

— Et que ferait-il ?

— Avec toutes les bonnettes déployées, il conduirait le vaisseau sur le vent.

— Cela vous conduirait vers le sud, tandis que le vaisseau que nous chassons est à l’est.

— Qui peut dire jusques à quand il y sera ! On nous a dit à York qu’il y avait un vaisseau français de notre calibre parmi les pêcheurs plus bas vers la côte. Maintenant, Monsieur, personne ne sait mieux que moi-même que la guerre est à moitié finie, car je n’ai pas eu un sou d’argent de prise dans ma poche depuis trois ans ; mais, comme je disais, si un vaisseau français vient de ce côté pour pêcher en eau trouble, à qui la faute, si ce n’est à lui ? On pourrait tirer un joli parti de sa méprise, capitaine Ludlow, tandis que courir après le brigantin, c’est user les voiles de la reine pour rien. Le fond du vaisseau aura besoin d’un nouveau doublage, suivant mon humble opinion, avant que nous puissions l’attraper.

— Je ne sais pas, Trysail, répondit le capitaine en levant les yeux. Chaque chose est à sa place, et jamais le vaisseau n’avança avec plus de facilité. Nous ne saurons pas qui a les jambes plus longues, avant d’en avoir fait l’épreuve.

— Vous pouvez juger de la rapidité du coquin par son impudence. Il nous attend comme un vaisseau de guerre attend l’ennemi. Quoique j’aie quelque expérience, je n’ai jamais vu le fils d’un lord plus sûr d’une promotion que ce brigantin ne semble de ses talons ! Si le vaisseau français reste quelque temps de ce côté, nous pourrons le regarder honnêtement sous le nez ; car ces gens-là ne portent jamais leurs véritables couleurs à bord, comme de francs Anglais. Eh bien ! Monsieur, comme je vous le disais, ce corsaire, si corsaire il y a, a plus de foi dans ses voiles que dans l’Église. Je ne fais aucun doute, capitaine Ludlow, que le brigantin ne traversât le passage, tandis que nous ployions nos voiles de hune, hier, car je ne suis pas de ceux qui se dépêchent de donner crédit aux histoires surnaturelles ; outre cela, j’ai sondé le passage de mes propres mains, et je sais que la chose est possible, lorsque le vent souffle pesamment sur le couronnement. Cependant, Monsieur, la nature humaine est la nature humaine ; et le plus vieux marin, qu’est-il après tout ? un homme ! Ainsi, pour en finir, j’aimerais mieux dans tous les temps donner la chasse à un vaisseau français, dont les intentions me sont connues, que de courir pendant quarante-huit heures dans le sillage d’un de ces bâtiments qui fuient comme l’oiseau, avec peu d’espérance de le héler.

— Vous oubliez, master Trysail, que j’ai été à bord de ce bâtiment, et que je connais la manière dont il est construit ainsi que son caractère.

— On le dit ici, reprit le vieux marin en s’approchant plus près de son capitaine avec un sentiment de curiosité, quoique personne ne connaisse les particularités de cette visite. Je ne suis pas de ceux qui font des questions impertinentes, surtout sous le pavillon de la reine, et mon plus grand ennemi ne pourrait m’accuser d’avoir la curiosité d’une femme. On peut croire qu’on voit des choses bien travaillées à bord d’un bâtiment dont l’extérieur est si élégant !

— Il est parfait dans sa construction, et admirable dans ses agrès.

— Je le pensais, par instinct ! Son commandant n’en devrait être que plus attentif à le garantir des écueils. La plus jolie jeune femme de notre paroisse fit naufrage, pour avoir fait une croisière de trop avec le fils de l’Esquire. C’était une charmante fille, quoi qu’elle ait déserté ses anciennes compagnes lorsque le jeune lord tomba dans son sillage. Elle se conduisit bravement, Monsieur, tant qu’elle put porter ses voiles et aller avec le vent ; mais lorsque la rafale dont je parle l’atteignit, que pouvait-elle faire de mieux que de voguer devant elle ? et comme d’autres, qui étaient plus sévères dans leur morale, firent parler contre elle la religion et ce qu’elles avaient appris dans leur catéchisme, elle s’éloigna du vent de toute honnête société ! C’était une jeune fille bien construite et dont le talon était léger, et je ne suis pas trop certain que mistress Trysail pût se dire aujourd’hui femme d’un officier de la reine, si cette jeune étourdie avait su comment porter ses voiles dans la compagnie de ses supérieurs.

Le digne maître tira de sa poitrine un son creux, qui peut-être était un soupir de marin, mais qui ressemblait beaucoup plus au vent du nord qu’au zéphyr, et il eut recours à la petite boîte de fer dans laquelle il puisait des consolations.

— J’ai déjà entendu raconter cette histoire, dit Ludlow, qui avait servi comme midshipman sur le même vaisseau, et même sous les ordres de celui qui était aujourd’hui son subordonné. Mais, suivant tous les rapports, vous avez gagné au change ; chacun fait l’éloge de votre digne compagne.

— Il n’y a pas de doute, il n’y a pas de doute. Je défie aucun homme du vaisseau de m’accuser de calomnie, même envers ma propre femme, sur laquelle j’ai cependant le droit légal de parler franchement. Je ne me plains pas, et je suis un mari heureux sur mer ; j’espère pieusement que mistress Trysail sait se soumettre à son devoir pendant mon absence ! Je suppose que vous voyez, Monsieur, que le brigantin a déchargé ses vergues, et prépare son amarre de misaine.

Ludlow, dont les yeux ne quittaient pas le brigantin, fit signe qu’il s’en apercevait ; et le maître s’étant assuré que chaque voile de la Coquette remplissait son devoir, continua :

— La nuit devient épaisse, et nous aurons besoin de tous nos yeux pour surveiller le coquin lorsqu’il changera de situation… Mais, comme je disais, si le commandant de ce brigantin est trop vain de la beauté de son vaisseau, il peut le perdre par orgueil ! Cet homme a le caractère désespéré d’un corsaire, quoique, pour ma part, je ne puisse pas dire que j’aie une très-mauvaise opinion de ces gens-là. Le commerce me semble une sorte de chasse entre l’esprit d’un homme et l’esprit d’un autre, et le moins habile doit être content de tomber sous le vent. Lorsque cela en vient à la question du revenu, celui qui s’échappe est heureux, et celui qui se laisse attraper est une prise. J’ai connu un officier-général, capitaine Ludlow, qui regardait de l’autre côté lorsque ses propres effets passaient en contrebande, et la femme de votre amiral est la plus grande protectrice des contrebandiers. Je ne nie pas qu’on ne doive poursuivre un corsaire, et que, quand il est attrapé, on ne doive le condamner et partager franchement les marchandises entre les vainqueurs. Mais ce que je voulais dire, c’est qu’il y a des hommes plus coupables dans le monde que vos pirates anglais… Par exemple, vos Français, vos Hollandais et vos Dons.

— Voilà des opinions hétérodoxes pour un serviteur de la reine, dit Ludlow aussi disposé à rire qu’à se fâcher.

— Je connais trop bien mon devoir pour les répandre parmi l’équipage du vaisseau, mais un homme peut exprimer à son capitaine des pensées philosophiques, qu’il ne glisserait pas dans l’oreille d’un midshipman. Quoique je ne sois pas avocat, je sais ce que c’est que de faire jurer un témoin sur la vérité et rien que la vérité. Je désire que la reine ait jusqu’au dernier, Dieu la bénisse ! Plusieurs vaisseaux usés seraient alors démolis, et on enverrait en mer de meilleurs bâtiments en leur place. Mais, Monsieur, pour parler sous un point de vue religieux, quelle différence y a-t-il à passer dans une boîte les beaux atours d’une duchesse, avec son nom sur une plaque de cuivre, ou à passer assez de genièvre pour remplir le fond de cale d’un cutter ?

— On devrait croire qu’un homme de votre âge, monsieur Trysail, voit la différence qui existe entre le revenu d’une guinée ou celui de mille livres.

— C’est justement la différence qui existe entre vendre en détail ou en gros, et ce n’est pas une bagatelle, j’en conviens, capitaine Ludlow, dans un pays commerçant. Cependant, Monsieur, comme le revenu est un droit du pays, je conviens qu’un contrebandier est un homme coupable, mais non pas autant que ceux que je viens de nommer, particulièrement vos Hollandais ! La reine a raison de faire baisser pavillon à ces coquins, dans la Manche qui est sa propriété légale, parce que l’Angleterre étant une île puissante, et la Hollande n’étant qu’un monceau de boue qu’on a retournée pour la faire sécher, il est raisonnable que nous ayons l’empire des mers. Non, Monsieur, malgré tous les cris qui s’élèvent contre un homme qui n’a point été heureux dans une chasse avec un cutter des douanes, j’espère que je connais les droits naturels d’un Anglais. Nous devons être maîtres ici, capitaine Ludlow, qu’on le veuille ou non, et surveiller les affaires du commerce et des manufactures.

— Je ne vous croyais pas un politique aussi accompli, maître Trysail !

— Quoique fils d’un homme pauvre, capitaine Ludlow, je suis un Anglais libre, mon éducation n’a pas été entièrement négligée. Je sais quelque chose, je l’espère, de la constitution, aussi bien que mes supérieurs. Justice et honneur étant la devise d’un Anglais, nous devons veiller aux intérêts de l’Angleterre. Nous ne sommes point un peuple de bavards, mais nous savons raisonner ; il ne manque pas de penseurs profonds dans la petite île, et voilà une des raisons pour lesquelles l’Angleterre doit soutenir ses droits ! Par exemple, le Hollandais est un cormoran vorace, avec une gueule assez large pour avaler tout l’or du Grand-Mogol, s’il pouvait l’attraper, et en même temps un vagabond qui a à peine assez de terre pour y poser les pieds, s’il faut dire la vérité ! Eh bien ! Monsieur, l’Angleterre abandonnera-t-elle ses droits à une nation de tels coquins ? Non, Monsieur, notre respectable constitution et notre mère l’Église le défendent elles-mêmes, et ainsi je dis, Dieu me damne, abordez-les, s’ils refusent quelques-uns de nos droits naturels, ou s’ils montrent le désir de nous mettre à leur indigne niveau.

— C’est raisonner comme un compatriote de Newton, et avec une éloquence qui ferait honneur à Cicéron. Je tâcherai de digérer vos idées à loisir, car elles sont trop solides pour que ce soit l’affaire d’une minute. Maintenant nous allons nous occuper de la chasse, car je vois, à l’aide de ma lunette, que le brigantin a mis ses bonnettes et qu’il commence à se ranger de l’avant.

Cette remarque termina le dialogue entre le capitaine et son subordonné. Ce dernier quitta le passe-avant avec cette sensation agréable et secrète qui se communique à ceux qui sont convaincus qu’ils se sont débarrassés avec honneur d’un fardeau de profondes pensées.

Il était temps en effet de surveiller attentivement les mouvements du brigantin ; car il y avait lieu de craindre qu’en changeant de direction pendant les ténèbres, il parvint à s’éloigner ; la nuit environnait de plus en plus la Coquette, l’horizon se rétrécissait autour d’elle, et ce n’était qu’à des intervalles inégaux que les hommes qui étaient sur les vergues pouvaient distinguer la position du brigantin. Tandis que les deux vaisseaux étaient dans cette situation, Ludlow rejoignit ses hôtes sur le gaillard d’arrière.

— Un homme prudent essaiera de l’emporter par adresse, lorsqu’il ne peut l’emporter par force, dit l’alderman. Je ne prétends pas avoir de grands talents en marine, capitaine Ludlow, quoique j’aie passé une semaine à Londres et que j’aie traversé sept fois l’Océan pour me rendre à Rotterdam. Nous ne fîmes rien de bon dans nos traversées en essayant de forcer la nature. Lorsque les nuits devenaient sombres, comme maintenant, les honnêtes marins attendaient un meilleur temps, et par ce moyen nous arrivions sans danger au port.

— Vous voyez que le brigantin a ouvert ses voiles, quand nous l’avons aperçu pour la dernière fois, et celui qui veut aller vite doit avoir recours aux mêmes moyens.

— On ne peut jamais savoir ce qui se passera dans les cieux, quand il est impossible de voir la couleur d’un nuage. Je ne connais la réputation de l’Écumeur de Mer que par celle que la renommée lui donne ; mais d’après l’opinion d’un homme de terre, nous ferions mieux de montrer des lanternes dans différentes parties du vaisseau, de crainte que quelque bâtiment allant en Amérique ne vienne nous heurter, et attendre à demain pour agir.

— On nous épargne la peine de la surveillance, car voyez, l’insolent s’est éclairé lui-même comme pour nous inviter à le suivre ! Cette témérité surpasse toute croyance ! Se jouer ainsi d’un des plus rapides croiseurs de la flotte anglaise ! Voyez si tout est en bon état, Messieurs, et tendez davantage les voiles. Qu’on borde les huniers, Monsieur, et voyez si tout est bien accoré dans l’arrimage.

L’ordre fut répété par l’officier de quart, qui demanda si toutes les voiles étaient aussi tendues que possible ; il renforça quelques-uns des cordages, et un repos général succéda à cette activité momentanée.

Le brigantin avait en effet montré une lumière, comme s’il se moquait des tentatives du croiseur royal. Quoique secrètement piqués par ce mépris ouvert de la rapidité de leur bâtiment, les officiers de la Coquette se trouvèrent délivrés d’une pénible surveillance. Avant que cette lumière ne se montrât, ils étaient obligés de concentrer toutes leurs facultés sur ce point, tandis qu’à l’aide de cette lueur brillante qui s’élevait et s’abaissait doucement avec les vagues, ils suivaient en toute confiance le contrebandier.

— Je crois que nous sommes plus près de lui, dit à demi-voix l’impatient capitaine ; car, voyez, il y a quelque chose de visible des deux côtés de la lanterne. Tenez, c’est le visage d’une femme, sur ma foi !

— Les hommes du yole rapportent que le corsaire montre ce symbole dans plusieurs parties du vaisseau, et nous savons qu’il eut l’impudence de le montrer hier en notre présence, même sur son enseigne.

— En effet ; prenez votre lunette, monsieur Luff, et dites-moi s’il n’y a pas un visage de femme en face de cette lumière. Nous le serrons certainement de plus près… Qu’on fasse silence à l’avant et à l’arrière du vaisseau. Le coquin ne nous reconnaît pas !

— Une impertinente sorcière, comme chacun peut voir ! reprit le lieutenant. Son rire impudent est visible à l’œil nu.

— Que tout soit prêt pour l’abordage ! Que plusieurs personnes s’apprêtent à se jeter sur les ponts, je les conduirai moi-même.

Ces ordres furent donnés rapidement et à voix basse. Ils furent promptement exécutés. Pendant ce temps, la Coquette continuait à glisser sur l’onde avec rapidité, ses voiles humectées de rosée, et chaque souffle de l’air augmentant leur tension. Les matelots désignés se tenaient prêts pour l’abordage, des ordres furent donnés pour garder le plus profond silence, et comme le vaisseau s’approchait de plus en plus de la lumière, les officiers eux-mêmes furent priés de ne pas faire un mouvement. Ludlow, placé sur la lisse de rabattue de l’arrière pour commander à la barre, entendit ses ordres répétés distinctement quoiqu’à voix basse par le contre-maître.

— La nuit est si noire, on ne nous voit certainement pas, observa le jeune homme à son second qui était près de lui ; il a incontestablement perdu notre position. Voyez comme le visage de cette femme devient de plus en plus distinct ; on peut voir jusqu’aux boucles de ses cheveux. — Loffez, Monsieur, loffez, nous allons l’aborder.

— Il faut que l’insensé soit à la cape ! reprit le lieutenant. Les sorcières elles-mêmes perdent quelquefois l’esprit ! Voyez-vous de quel côté est l’avant, Monsieur ?

— Je ne vois rien que la lumière. Il fait si sombre que nos propres voiles sont à peine visibles, et cependant je crois que voilà des vergues un peu en avant de notre travers.

— Ce sont nos propres boute-hors de bonnettes basses. Je les ai fait tenir prêtes dans le cas où nous virerions de bord si le coquin changeait de vent. Ne filons-nous pas trop plein ?

— Vous pouvez loffer un peu ; loffez, ou nous le briserons.

Lorsque cet ordre fut donné, Ludlow s’avança rapidement. Il trouva les gens de l’abordage prêts à s’élancer. Il leur recommanda vivement d’amener le brigantin, coûte que coûte, mais de ne commettre de violence que dans le cas où l’on ferait une sérieuse résistance. Il leur enjoignit par trois fois de ne point descendre dans les cabines, et il exprima le désir que, dans tous les cas, l’Écumeur de Mer fût pris vivant. Lorsque ces recommandations furent faites, la lumière était si près du bâtiment qu’on pouvait distinguer chacun des traits malins de la Sorcière. Ludlow chercha en vain les espars, afin de s’assurer de la direction de l’avant du brigantin, et, se confiant au hasard, il vit que le moment décisif était arrivé.

— Tribord, et à l’abordage. Levez vos grappins, levez, jetez loin de vous. Atteignez près du gouvernail, courage, amis, et agissez avec calme ! Ces ordres furent donnés d’une voix claire et pleine qui semblait devenir plus profonde à chaque mot qui sortait de la bouche du jeune commandant.

Les gens de l’abordage obéirent gaiement et sautèrent dans le gréement. La Coquette cédait rapidement au pouvoir du gouvernail. S’inclinant d’abord vers la lumière, puis plongeant et se relevant du côté du vent ; un instant plus tard, elle touchait presque le brigantin. Les grappins furent jetés, et chacun retint sa respiration dans l’attente du choc des deux vaisseaux. Dans ce moment d’émotion générale, le visage de femme s’éleva en l’air, à une faible distance ; il semblait sourire de pitié sur cette vaine tentative, et il disparut subitement. Le vaisseau s’élança tranquillement en avant ; l’on n’entendit d’autre bruit, excepté celui des vagues, que celui des grappins qui tombèrent lourdement dans la mer, et la Coquette eut bientôt dépassé le lieu où la lumière avait été vue, sans avoir éprouvé le moindre choc. Quoique le temps se fût un peu éclairci, et que l’œil pût embrasser un circuit d’environ cent pieds, on n’apercevait rien dans cet espace, à l’exception de l’élément inquiet et du noble croiseur de la reine Anne, flottant sur les vagues.

Bien que les effets de cet incident singulier fussent différemment ressentis parmi les gens de l’équipage, le désappointement fut général. L’impression commune devint certainement défavorable au caractère terrestre du brigantin ; et lorsque des opinions de cette nature prennent possession d’esprits ignorants, elles ne sont pas aisément détruites. Trysail lui-même, quoique ayant l’expérience de l’art qu’emploient ceux qui se jouent des revenus de la couronne, était disposé à croire que ce n’étaient là ni lueurs flottantes ni fausses balises, mais une manifestation que des objets surnaturels pouvaient se montrer quelquefois sur les ondes. Si le capitaine Ludlow pensa différemment, il ne jugea point à propos d’entrer en explication avec ceux dont le devoir était de lui obéir en silence. Il se promena sur le gaillard d’arrière pendant quelques minutes, et donna ses ordres au lieutenant, également désappointé. Les voiles légères de la Coquette furent ployées, les bonnettes détendues et les boute-hors assujettis. Alors le vaisseau fut amené au vent ; et, serrant davantage la côte, le petit hunier fut jeté au mât. Dans cette position, le croiseur attendit la lueur du matin, afin de donner plus de certitude à ses mouvements.



  1. Midshipman, aspirant de marine.