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L’Écumeur de mer/Chapitre 19

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 214-223).

CHAPITRE XIX.


Moi, John Turner, je suis maître et propriétaire d’un schooner au pont élevé, qui est frété pour la Caroline.
Chanson des Côtes.


Il est inutile de dire avec quel intérêt l’alderman van Beverout et son ami le patron avaient suivi toutes les manœuvres de la Coquette. Quelque chose qui ressemblait beaucoup à une exclamation de plaisir avait échappé au premier, lorsqu’il apprit que le vaisseau avait perdu de vue le brigantin, et qu’il n’était pas probable qu’il pût l’atteindre pendant la nuit.

— Quelle était la nécessité de poursuivre ces mouches luisantes sur l’Océan, patron ? murmura l’alderman à l’oreille d’Oloff van Staats. Je n’ai d’autre connaissance de cet Écumeur que celle qui convient au chef d’une maison de commerce. Mais la réputation est comme une fusée volante, qui peut être vue de loin ! Sa Majesté n’a point de vaisseau qui puisse atteindre le contrebandier ; ainsi, pourquoi fatiguer pour rien ce pauvre bâtiment ?

— Le capitaine Ludlow poursuit autre chose que le brigantin, répondit le laconique et sentencieux patron. Il suppose qu’Alida de Barberie s’y trouve, et cette opinion exerce une grande influence sur son activité.

— Voilà une étrange apathie, monsieur van Staats, pour un homme qui est presque fiancé avec ma nièce, sinon tout à fait marié. Alida de Barberie a une grande influence sur ce gentilhomme ! Et, je vous prie, quels sont ceux qui la connaissent et sur lesquels elle n’a pas d’influence ?

— Les sentiments divers sur cette jeune dame sont en général favorables.

— Sentiments et faveurs ! dois-je comprendre par cette froideur, Monsieur, que notre marché est rompu, que vos deux fortunes ne doivent pas être mêlées, et que la jeune dame ne doit plus être votre femme ?

— Écoutez-moi, monsieur van Beverout ; celui qui est économe de son bien et de ses paroles n’a pas besoin de l’argent des autres, et, dans certaines occasions, il peut parler librement. Votre nièce a montré pour un autre une préférence décidée, qui a beaucoup diminué la vivacité de mes sentiments.

— C’est dommage qu’un amour aussi vif n’ait point été récompensé ; c’est une sorte de suspension de paiements dans les affaires de Cupidon ! Il faut agir franchement dans toutes les transactions de commerce, monsieur van Staats, et vous me permettrez de vous demander, comme une sorte d’arrangement final, si votre esprit a changé relativement à la fille du vieux Étienne de Barberie, ou non.

— Non pas changé, Monsieur, mais tout à fait résolu, répondit le jeune patron. Je ne puis dire que je désire pour succéder à ma mère une femme qui ait autant vu le monde. Dans notre famille on est satisfait de sa situation, et de nouvelles habitudes dérangeraient ma vie domestique.

— Je ne suis point sorcier, Monsieur, mais en faveur du fils de mon vieil ami Stephane van Staats je vais hasarder une prophétie. Vous vous marierez, monsieur van Staats, oui, vous vous marierez avec… La prudence m’empêche de dire avec qui vous vous marierez, mais vous pouvez vous regarder comme heureux, si ce n’est pas avec une femme pour laquelle vous quitterez maison, patrie, amis, manoir et rentes, enfin tous les biens solides de la vie. Je ne serais pas surpris d’entendre dire que la prédiction de Poughkeepsie le devin est accomplie.

— Et quelle est votre opinion réelle, alderman, sur les événements mystérieux dont nous avons été témoins ? demanda le patron avec une émotion prouvant que l’intérêt qu’il portait à ce sujet adoucissait le regret qu’il aurait ressenti sans cela d’une prophétie si peu aimable. La dame Vert-de-Mer n’est point une femme commune ?

— Vert de mer et bleu de ciel ! interrompit l’impatient bourgeois : la coquine n’est que trop commune, Monsieur, et voilà le mal. Si elle eût été satisfaite de commercer d’une manière raisonnable et secrète, et de gagner de nouveau la pleine mer, nous n’aurions en aucune de ses folies pour déranger des affaires qui auraient dû être regardées comme terminées. Monsieur van Staats, voulez-vous me permettre de vous adresser quelques questions directes, si vous avez le loisir de me répondre ?

Le patron fit un signe d’assentiment.

— Que pensez-vous que soit devenue ma nièce ?

— Elle a été enlevée.

— Et par qui ?

Van Staats étendit un de ses bras vers la mer et fit un nouveau signe. L’alderman réfléchit un instant, et se mit à rire, comme si une idée gaie l’eût emporté sur sa mauvaise humeur.

— Allons, allons, patron, dit-il avec le ton aimable qu’il se croyait obligé de prendre en s’adressant au possesseur de cent mille acres, cette affaire est comme un compte compliqué, et un peu difficile, jusqu’à ce qu’on ait recours aux livres ; alors tout devient aussi clair que le jour. Il y eut des arbitres dans l’arrangement des affaires de Kobus van Klinck, que je ne veux pas nommer ; mais soit la mauvaise écriture du vieil épicier, soit quelque inexactitude dans les chiffres, ils eurent beaucoup de peine à découvrir de quel côté penchait la balance ; enfin, en y mettant beaucoup de bonne volonté, ce que doit toujours faire un consciencieux arbitre, tout finit par se trouver en règle. Kobus n’était pas très-exact dans ses calculs, et il était un peu trop prodigue d’encre. Son grand-livre pouvait être appelé un grimoire, car on n’y voyait que des traits de plume jetés au hasard, et des pâtés : ces derniers furent d’une grande utilité pour régler les comptes. En donnant à trois des plus gros le nom de pains de sucre, on obtint une balance exacte entre lui et un petit marchand yankee, qui causait le plus d’embarras au sujet du domaine, et je défie, même à cette époque éloignée, lorsqu’on peut dire que tous les plus proches intérêts sommeillent, je défie tout homme solvable de dire qu’ils ne représentaient pas aussi bien ces articles que toute autre chose. Il fallait bien qu’ils eussent une signification quelconque, et comme Kobus faisait un grand commerce de sucre, il y avait aussi une grande probabilité morale que c’étaient des pains de sucre. Allons, allons, patron, l’étourdie sera de retour au temps convenable. La vivacité l’emporte sur la raison ; mais le véritable amour n’en est que plus vif lorsqu’il est forcé d’attendre. Alida n’apportera pas de tristesse dans ta maison ; ces filles normandes ont le pied léger à la danse, et ne sont point disposées à s’aller coucher lorsqu’elles entendent le violon !

Après avoir donné cette consolation au patron, l’alderman van Beverout trouva bon de terminer ce dialogue. Réussit-il à ramener l’esprit du patron à la fidélité qu’il avait jurée, les résultats nous le prouveront, mais nous saisirons encore l’occasion de faire observer que le jeune propriétaire trouvait un grand bonheur dans des scènes qu’une vie monotone ne lui avait pas encore offertes.

Tandis que la moitié de l’équipage dormait, Ludlow passa une partie de la nuit dans le pont. Il s’étendit sur les hamacs pendant une heure ou deux vers le matin ; mais à peine le vent soupira-t-il un peu plus haut dans les agrès, qu’il s’arrachant au sommeil. À chaque parole que l’officier de quart adressait à voix basse à l’équipage, Ludlow levait la tête pour regarder autour de l’étroit horizon, et le vaisseau ne se balançait pas avec un peu plus de pesanteur sans l’éveiller tout à fait. Il supposait que le brigantin n’était pas éloigné, et, pendant le premier quart, il n’aurait pas été surpris que les deux vaisseaux se fussent rencontrés dans l’obscurité. Lorsque cette espérance fut trompée, le jeune marin eut recours à son tour à l’artifice, afin de jouer de finesse avec un bâtiment qui semblait si bien connaître toutes les ruses de la mer.

Vers minuit, lorsque les quarts furent changés et que tout l’équipage, à l’exception des plus paresseux, fut sur le pont, Ludlow donna l’ordre d’apprêter les chaloupes et de les mettre à la mer. Cette opération, qui présente autant de difficulté que de fatigue dans les bâtiments où l’équipage est peu nombreux, fut promptement accomplie à bord d’un croiseur de la reine, à l’aide des vergues et des palans d’étais, qui furent mis en mouvement par la force de cent matelots. Lorsque quatre de ces petits bâtiments furent à la mer, leurs équipages se préparèrent à un service sérieux. Des officiers sur lesquels Ludlow pouvait compter reçurent le commandement des trois plus petits ; il se chargea de diriger en personne le quatrième. Lorsque tout fut prêt et que chaque matelot eut reçu ses instructions spéciales, les chaloupes quittèrent les flancs du croiseur, voguant en lignes divergentes dans l’obscurité de l’Océan. Le bateau de Ludlow ne s’était pas éloigné de plus de cinquante brasses avant que le jeune commandant ne s’aperçût de l’inutilité de cette chasse, car l’obscurité de la nuit était si profonde, que les espars de son propre vaisseau étaient presque invisibles. Après s’être dirigé par la boussole pendant dix ou quinze minutes dans le vent de la Coquette, le jeune capitaine ordonna à son équipage de cesser de ramer, et se prépara à attendre patiemment le résultat de son entreprise.

Rien ne varia pendant une heure la monotonie d’une telle scène, si l’on excepte le roulis régulier d’une mer qui était peu agitée, quelques coups d’avirons qui étaient donnés à différents intervalles pour retenir les chaloupes à la même place, et la respiration pesante de quelques-uns des plus petits poissons appartenant à la classe des cétacées, et qui s’élevaient à la surface de l’eau pour humer l’air ; rien n’était visible sur aucun point du ciel. Pas une étoile ne se montrait pour égayer la monotonie et le silence de ce lieu solitaire. Les matelots s’appuyaient sur leurs avirons, et notre jeune héros allait abandonner son entreprise, quand un bruit soudain se fit entendre à un faible distance. C’était un de ces sons inexplicables pour tout autre que pour un marin, mais qui avait autant de signification aux oreilles de Ludlow, que des paroles peuvent en avoir pour un homme de la terre ferme. Un son sourd fut suivi par le frottement d’une corde, comme si elle eût touché un corps dur ou bien tendu. On entendit encore un bruit de voiles, qui, cédant d’abord à une impulsion puissante, fut promptement apaisé.

— Écoutez, s’écria Ludlow d’une voix un peu plus haute, le brigantin change de bord son gui de basse voile. Avancez, et que tout soit prêt pour l’abordage !

L’équipage à moitié endormi se réveilla et fit usage de ses avirons ; le moment d’ensuite leur fit apercevoir des voiles, brillant malgré l’obscurité presque en travers de leur course.

— Maintenant, fermes sur vos avirons, continua Ludlow avec l’ardeur d’un marin excité par une poursuite. Nous avons l’avantage sur lui, il est à nous ! Un coup allongé et fort ! Avec calme, tous ensemble.

L’équipage aguerri fit son devoir. À peine un moment s’était écoulé, qu’il fut près de l’objet de sa poursuite.

— Un nouveau coup d’aviron, s’écria Ludlow, et il est à nous. Les grappins et vos armes !… En avant… Abordez !

Ces ordres produisirent sur les matelots du croiseur l’effet du clairon guerrier. L’équipage poussa un cri. On entendit le cliquetis des armes, et bientôt le bruit des pas sur le pont du vaisseau annonça le succès de l’entreprise. La minute qui suivit fut active et bruyante. Les cris des vainqueurs avaient été entendus dans l’éloignement, ainsi que le bruit des fusées volantes, par les autres bateaux, qui répondaient à ces signaux par des cris d’allégresse. L’Océan resplendit d’une clarté subite, et le mugissement d’un des canons de la Coquette ajouta à ce fracas. Le vaisseau hissa plusieurs lanternes afin d’indiquer sa position, tandis que des lumières bleues et d’autres signaux marins brûlaient constamment dans les bateaux, comme si ceux qui les commandaient eussent voulu effrayer les vaincus en leur montrant toute leur force.

Au milieu de cette scène bruyante, où le tumulte avait remplacé subitement le calme le plus profond, Ludlow commença à regarder autour de lui, afin de mettre en sûreté les objets principaux de sa capture. Il avait répété ses ordres concernant les cabines et la personne de l’Écumeur, au milieu des diverses instructions données aux équipages des autres bateaux ; et lorsqu’il fut paisible possesseur de la prise, le jeune homme se précipita dans l’intérieur du vaisseau avec un cœur qui battait plus violemment encore qu’au moment de l’abordage. Ouvrir la porte d’une cabine sur le gaillard d’arrière et descendre au niveau du plancher, fut pour lui l’affaire d’un instant. Mais le désappointement et la mortification succédèrent au triomphe. Un second regard ne fut pas nécessaire pour lui prouver que l’ouvrage grossier et les odeurs désagréables qui frappaient ses yeux et son odorat n’appartenaient point à l’élégant et commode brigantin.

— Ce n’est point la Sorcière des Eaux, s’écria-t-il à haute voix, dans la surprise qui le saisit.

— Dieu en soit loué ! répondit un homme dont le visage effrayé sortait de la chambre du conseil. On nous avait dit que le corsaire était au large, et nous pensions que les hurlements que nous venions d’entendre ne pouvaient sortir de la bouche d’êtres humains.

Le sang qui s’était porté avec tant de rapidité au cœur de Ludlow reflua tout entier sur ses joues. Il donna brusquement à ses gens l’ordre de rentrer dans leurs bateaux après avoir laissé toute chose dans le même état. Une conférence de peu de durée eut ensuite lieu entre le commandant du vaisseau de Sa Majesté la Coquette et le marin de la chambre du conseil, et le premier remonta sur le pont et fut en un instant dans sa chaloupe. Le bateau s’éloigna dans un silence qui ne fut interrompu par d’autres sons que celui d’un air chanté, suivant toute apparence, par celui qui reprit le gouvernail du vaisseau qu’on venait de prendre d’assaut. Tout ce qu’on peut dire de cette musique, c’est qu’elle était en harmonie avec les paroles, et tout ce qu’on pouvait entendre des dernières c’était quelques strophes de vers qui avaient exercé le talent de quelque esprit nautique. Comme nous nous fions pour l’exactitude de la citation à la fidélité du journal du midshipman dont nous avons déjà fait mention, il est possible que quelque injustice ait été faite à l’écrivain, mais suivant ce document, il chanta une chanson des côtes, dont nous avons cité une strophe à la tête de ce chapitre. Les papiers du bâtiment ne donnèrent pas une description plus détaillée sur son caractère et le but de son voyage, que celle qui était contenue dans les vers. Il est certain que le livre de loch de la Coquette était moins minutieux. Ce dernier disait simplement qu’un bâtiment côtier, appelé le Noble Pin, ayant pour maître John Turner, parti de New-York pour la province de la Caroline du nord, avait été abordé à une heure du matin, bon quart partout. Mais cette description n’était pas de nature à satisfaire les matelots du croiseur. Ceux qui avaient fait partie de l’expédition étaient trop exaltés pour voir, les choses sous leurs véritables couleurs, et cet événement, joint aux deux poursuites infructueuses, confirmèrent leurs premières impressions sur la Sorcière des Eaux, et le contre-maître n’était plus le seul qui crût que toute poursuite du brigantin serait parfaitement inutile.

Mais ce furent des conclusions que les matelots de la Coquette se permirent à loisir, plutôt qu’elles ne leur furent suggérées à l’instant. Les chaloupes, guidées par la lueur des lumières, s’étaient réunies et voguaient avec rapidité vers le bâtiment, avant que le cœur des acteurs de cette scène battit avec assez de tranquillité pour permettre à ces derniers de sérieuses réflexions, et ce ne fut que lorsque les matelots se trouvèrent étendus dans leurs hamacs qu’ils trouvèrent l’occasion de raconter à un auditoire émerveillé ce qui venait d’avoir lieu. Robert Yarn, le matelot qui avait senti les boucles de cheveux de la dame Vert-de-Mer caresser son visage pendant la tempête, prit avantage de la circonstance pour exagérer ce qu’il avait vu, et après avoir avancé certains points qui venaient à l’appui de sa théorie, il trouva un des matelots qui faisaient partie de l’équipage de la chaloupe prêt à affirmer, devant toutes les cours de justice de la chrétienté, qu’il avait vu les contours élégants et gracieux du brigantin prendre peu à peu la forme grossière et lourde du côtier.

— Il y a des choses connues, continua Robert, qui venait de fortifier sa position par le témoignage du matelot ; qui pourrait nier que l’eau de l’Océan est bleue, parce que le courant qui fait tourner le moulin de la paroisse est rempli de boue ? Mais le véritable marin qui a vécu à l’étranger connaît la philosophie de la vie, et sait lorsqu’il faut croire une vérité ou mépriser un mensonge. Quant à un vaisseau qui change de caractère lorsqu’il est poursuivi, cela s’est vu plus d’une fois, et comme il en existe un si près de nous, il est inutile d’aller bien loin pour en chercher un exemple. Voilà mon opinion sur le brigantin en question… Je suppose qu’il y a réellement eu autrefois un hermaphrodite construit et gréé comme ce brigantin, et employé au commerce dont on accuse ce bâtiment, et que dans un jour de malheur il lui sera arrivé quelque accident pour lequel il aura été condamné à revenir sur la côte à une époque déterminée. Il a une antipathie innée pour tout croiseur royal, et il n’y a pas de doute que ceux qui le gouvernent n’ont besoin ni de boussole ni d’observation. Tout cela étant vrai, il n’est pas étonnant que, lorsque l’équipage de la chaloupe se jeta sur son pont, il le trouva différent de ce qu’il avait espéré. Il est certain que, lorsque j’étais à la distance d’un fer de gaffe de sa voile et de sa vergne de civadière, c’était encore un bâtiment demi-gréé avec une figure de femme, et des drisses aussi belles qu’on peut en voir, tandis qu’en bas tout était aussi bien joint qu’une tabatière dont le couvercle est fermé ; et ici, vous dites tous que c’est un schooner à haut pont et mal construit ! Qu’a-t-on besoin de plus pour prouver la vérité de ce qui a été dit ? Si quelqu’un peut le contredire, qu’il parle.

Comme aucun matelot ne contredit Robert, on peut supposer que ses raisonnements firent un grand nombre de prosélytes. Il est à peine nécessaire d’ajouter combien cette histoire jeta de mystère et d’intérêt sur le redoutable Écumeur de mer.

On avait une autre opinion sur le gaillard d’arrière. Les deux lieutenants se réunirent avec gravité, tandis qu’un ou deux midshipmen, qui avaient été dans la chaloupe, chuchotaient avec leurs hommes d’équipage et faisaient entendre un rire étouffé. Cependant comme le capitaine conservait son maintien digne et son air d’autorité, cette gaieté n’alla pas plus loin, et fut même bientôt entièrement réprimée.

Tandis que nous traitons ce sujet, il est peut-être convenable d’ajouter que plus tard le Noble Pin atteignit en sûreté les caps de la Caroline du nord, et qu’ayant effectué son passage par dessus la barre d’Édenton sans y toucher, il monta la rivière jusqu’à sa destination. Là, l’équipage commença à faire quelques confidences relatives à une rencontre entre le schooner et un croiseur français ; et comme la Grande-Bretagne, jusque dans ses possessions les plus éloignées, fut de tout temps jalouse de sa gloire maritime, cet événement devint bientôt un sujet de conversation pour les différentes colonies, et en moins de six mois les journaux de Londres continrent un brillant récit d’un combat, à l’aide duquel les noms du Noble Pin et de John Turner firent quelques pas vers l’immortalité.

Si le capitaine Ludlow donna jamais d’autres détails sur cet événement que ceux qui furent consignés dans le livre de loch de son vaisseau, la bienséance observée par les lords de l’amirauté les empêcha de les rendre publics.

Laissant cette digression, qui n’a d’autres rapports avec le fil de notre histoire que celui d’un intérêt qui réfléchit sur un autre, nous retournons à bord du croiseur.

Lorsque la Coquette eut hissé les chaloupes, la partie de l’équipage qui n’appartenait pas au quart fut renvoyée dans les hamacs ; on éteignit les lumières, et la tranquillité régna de nouveau sur le vaisseau. Ludlow alla se reposer, et quoiqu’il soit présumable que son sommeil fût un peu troublé par des rêves, il resta assez tranquille dans le hamac qu’il avait jugé à propos de choisir, jusqu’à l’instant où on donna le signal du quart de Diane.

Quoique la plus grande vigilance fût observée par les officiers et les vigies pendant le reste de la nuit, rien ne réveilla l’équipage appuyé entre les canons. Le vent continuait à être léger mais fixe, la mer tranquille, et les cieux chargés de nuages comme pendant les premières heures de la soirée.