L’Écumeur de mer/Chapitre 23

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 251-Gravure).

CHAPITRE XXIII.


Sa fille et l’héritière de son royaume s’est donnée à un pauvre mais respectable gentilhomme.
Shakspeare. Cymbeline.


Norsque l’alderman van Beverout et Ludlow s’approchèrent du Lust-in-Rust, il était déjà nuit. L’obscurité les avait surpris à quelque distance de la côte, et la montagne projetait déjà son ombre sur la rivière, sur l’étroite langue de terre qui la séparait de la mer, et plus loin sur l’Océan lui-même. Personne ne put faire d’observation sur l’état des choses dans la villa et ses environs, jusqu’à ce que les voyageurs fussent montés presque à son niveau, et fussent entrés dans la pelouse, petite, mais brillante de verdure, qui se trouvait sur sa façade. Avant d’arriver à la porte qui s’ouvrait sur cette pelouse, l’alderman s’arrêta, et s’adressa à son compagnon avec plus de confiance qu’il n’en avait manifesté pendant les derniers jours de leur croisière.

— Vous avez sans doute observé, dit-il, que les événements de cette petite excursion sur l’eau ont eu plutôt un caractère domestique que public. Votre père était un ancien et estimable ami du mien, et je ne suis pas sûr qu’il n’y ait pas quelque parenté entre nous par les mariages. Votre digne mère, qui était une bonne ménagère et qui parlait peu, avait un peu du sang de ma famille. J’éprouverais de la peine à voir interrompre la bonne harmonie que ces souvenirs ont créée entre nous. J’admets, Monsieur, que le revenu soit à l’État ce que l’âme est au corps, le principe moteur et gouvernant, et comme ce dernier serait comme une maison inhabitée sans ce locataire, le premier serait un maître exigeant et ennuyeux sans ce produit. Mais il est inutile de pousser les principes à l’extrême ! Si ce brigantin est, comme vous paraissez le soupçonner, et, en vérité, comme nous avons diverses raisons de le croire, le vaisseau appelé la Sorcière des Eaux, ç’aurait été une prise légale s’il était tombé dans vos mains ; maintenant qu’il vous a échappé, je ne sais quelles peuvent être vos intentions, mais si votre excellent père, le digne membre du conseil du roi, vivait encore, un homme aussi prudent réfléchirait longtemps avant d’ouvrir la bouche sur ce sujet ou d’en dire plus qu’il n’est nécessaire.

— Quel que soit le parti que mon devoir m’ordonne de suivre, vous pouvez compter sur ma discrétion au sujet de l’étonnante et positive résolution que votre nièce a prise, répondit le jeune homme, qui ne faisait pas cette allusion à la conduite d’Alida sans trahir, par le tremblement de sa voix, combien le souvenir de cette belle personne exerçait encore d’influence sur lui. Je ne vois aucune nécessité de violer les secrets de famille, en fournissant aux médisants des détails sur ses erreurs.

Ludlow s’arrêta brusquement, laissant l’oncle supposer ce qu’il aurait voulu pouvoir ajouter.

— Cette résolution est généreuse, elle convient à un homme d’honneur, à un loyal… amant, capitaine Ludlow, répondit l’alderman, quoique ce ne soit pas absolument cela que je voulais vous demander. Mais il n’est pas nécessaire de tenir conseil en plein air. Cette race galopante de noirs qui tuent les chevaux de fatigue pendant la nuit a pris possession du pavillon de ma nièce, et grâce à Dieu, les appartements de la pauvre fille ne sont pas aussi vastes que l’hôtel-de-ville d’Harlem, où nous entendrions les pas de quelque malheureux animal galopant autour d’elle.

L’alderman, à son tour, s’arrêta subitement, comme si un des revenants de la colonie s’était tout à coup présenté à ses regards. Son langage avait attiré les yeux de son compagnon vers la Cour des Fées, et Ludlow avait en même temps que l’oncle aperçu la belle Alida comme elle passait devant une fenêtre ouverte de son appartement. Il était au moment de se précipiter vers le lieu qu’elle habitait, mais la main de Myndert arrêta son impétuosité.

— Voilà plutôt un sujet d’occupation pour notre esprit que pour nos jambes, observa le froid et prudent bourgeois, c’est la figure de ma pupille et ma nièce, ou la fille du vieux Étienne de Barberie a un double. — François, as-tu vu l’image d’une femme à la fenêtre du pavillon, ou sommes-nous abusés par nos désirs ? J’ai été quelquefois trompé d’une manière inconcevable, capitaine Ludlow, lorsque mon esprit était préoccupé d’un marché, sur la qualité des marchandises, car le plus sage peut être sujet à une faiblesse intellectuelle lorsque ses espérances sont excitées !

— Certainement oui ! s’écria le joyeux valet. Quel malheur d’avoir été obligé d’aller sur mer, lorsque mademoiselle Alida n’a pas quitté la maison ! J’étais sûr que nous nous trompions, car jamais la famille des Barberie n’a aimé la mer.

— Allez, bon François, la famille des Barberie est terrestre comme un renard. Allez, et apprenez aux coquins qui sont dans ma cuisine que leur maître est près d’eux, et souvenez-vous qu’il est inutile de parler de toutes les merveilles que vous avez vues sur l’Océan. Capitaine Ludlow, nous allons maintenant rejoindre mon obéissante nièce avec aussi peu de bruit que possible.

Ludlow accepta avec joie cette invitation, et suivit à l’instant le dogmatique alderman, qui en apparence n’avait l’air aucunement ému. Après avoir traversé la plaine, ils s’arrêtèrent involontairement pour regarder les fenêtres ouvertes du pavillon.

La belle Barberie avait orné la Cour des Fées avec une partie de ce goût national qu’elle avait hérité de son père. La lourde magnificence qui avait distingué le règne de Louis XIV était à peine descendue jusqu’au petit gentillâtre, et M. de Barberie n’avait apporté dans l’exil que ces usages gracieux qui paraissent presque la propriété exclusive du peuple dont il était sorti, sans les inutilités dispendieuses des modes de l’époque. Ces usages s’étaient mêlés aux habitudes plus domestiques et plus confortables de la vie anglaise, ou, ce qui est à peu près la même chose, de la vie américaine, union qui produit peut-être le plus heureux et le plus juste medium de l’utile et de l’agréable. Alida était assise devant une petite table de bois d’acajou, profondément absorbée par le contenu d’un volume placé devant elle. À côté d’elle il y avait un service de thé dont les tasses étaient infiniment plus petites que celles dont on faisait alors usage, quoique parfaitement travaillées et composées des plus précieux matériaux. Sa toilette consistait en un négligé convenable à son âge, et toute sa personne respirait un calme et un air de grâce qui semblent être des qualités particulières au beau sexe, et qui rendent l’intimité d’une femme si attrayante et si remplie de charme. Son esprit paraissait être entièrement préoccupé de son livre, et la petite urne d’argent qui était près d’elle était négligée.

— Voilà le tableau que je me suis souvent représenté, dit Ludlow à voix basse, lorsque les vents et les orages me retenaient sur le tillac pendant bien des nuits tumultueuses ! Lorsque le corps et l’esprit étaient accablés de fatigue, voilà le repos que je souhaitais et que j’osais même espérer.

— Le commerce de la porcelaine de Chine s’augmentera avec le temps, et vous êtes un excellent juge d’une vie paisible, master Ludlow, répondit l’alderman. Cette jeune fille a sur les joues une fraîcheur qu’on jugerait n’avoir jamais été exposée à la brise, et il n’est pas facile de concevoir qu’une personne qui a l’air si bien portant vienne de s’exposer aux tempêtes et aux roulis de l’Océan. Entrons.

L’alderman van Beverout n’était pas accoutumé à faire beaucoup de cérémonie lorsqu’il allait rendre visite à sa nièce. Sans penser à se faire annoncer, le dogmatique bourgeois ouvrit tranquillement la porte, et poussa son compagnon dans le pavillon.

Si cette entrevue de la belle Alida avec les voyageurs fut remarquable par l’indifférence affectée des deux derniers, leur aisance apparente ne surpassa pas celle de la jeune fille. Elle posa son livre de côté avec le calme qu’on aurait pu attendre s’ils n’avaient été séparés que depuis une heure, et qui prouvait assez à l’alderman et à Ludlow que leur retour était connu et qu’on attendait leur présence. Elle se leva simplement à leur entrée, et avec un air rempli de politesse plutôt que d’émotion, elle les pria de s’asseoir. En voyant la tranquillité de sa nièce, l’alderman tomba dans de profondes réflexions, tandis que le jeune marin ne savait ce qu’il devait admirer davantage, ou des charmes de cette jeune personne ou de son empire sur elle-même dans une situation que beaucoup d’autres femmes auraient trouvée embarrassante. Alida ne semblait nullement sentir la nécessité d’une explication, car, lorsque ses hôtes furent assis, elle dit en versant du thé.

— Vous me trouvez préparée à vous offrir une tasse de délicieux thé bou. Je crois que mon oncle l’appelle le thé de Caernarvon-Castle.

— C’est un vaisseau qui a du bonheur dans ses traversées et ses marchandises. Oui, c’est l’article que vous nommez, et je puis le recommander à tout le monde. Mais, ma chère nièce, voulez-vous bien avoir la condescendance d’apprendre à un commandant de vaisseau de Sa Majesté et à un pauvre alderman de sa bonne ville de New-York, depuis combien de temps vous attendez notre compagnie ?

Alida prit à sa ceinture une petite montre richement ornée, et en examina les aiguilles comme si elle eût désiré savoir l’heure.

— Il est neuf heures, dit-elle ; je crois que c’est dans l’après-midi que Dinah m’apprit que je pouvais espérer ce plaisir. Mais je devrais vous dire que des paquets qui semblent contenir des lettres sont arrivés de la ville.

Ces mots donnèrent une nouvelle direction aux pensées de l’alderman ; il avait craint d’entrer dans des explications que les circonstances semblaient exiger, parce qu’il savait bien qu’il était placé sur un terrain dangereux, et qu’on pourrait en dire plus qu’il ne voulait que son compagnon en entendît. Il était aussi stupéfait de la tranquillité de sa nièce, et ne fut pas fâché d’avoir une excuse pour retarder une explication qui allait devenir indispensable, et de lire ce que lui apprenaient ses correspondants. Avalant d’une seule gorgée le contenu de la petite tasse qu’il tenait, et saisissant le paquet qu’Alida lui offrait, il murmura quelques mots d’excuses en s’adressant à Ludlow, et quitta le pavillon.

Jusque-là le commandant de la Coquette n’avait pas prononcé une parole. Une surprise mêlée d’indignation lui fermait la bouche, quoiqu’il eût essayé avec ses regards pénétrants de percer le voile qu’Alida avait jeté sur les motifs de sa conduite. Pendant les premiers moments de l’entrevue, il crut découvrir au milieu de son calme étudié un sourire mélancolique. Une fois seulement leurs regards s’étaient rencontrés, lorsqu’elle tourna furtivement ses yeux noirs et brillants comme pour connaître l’effet que ses manières produisaient sur lui.

— Les ennemis de la reine ont-ils raison de regretter la croisière de la Coquette, dit Alida, lorsqu’elle s’aperçut que son regard avait déjà été découvert, ou ont-ils redouté un courage qui leur a déjà été fatal ?

— La crainte, la prudence, ou peut-être leur conscience les ont rendus sages, dit Ludlow en appuyant sur le dernier mot. Nous avons couru des bordées depuis Hook jusqu’aux bords du grand banc, et nous sommes revenus sans succès.

— C’est malheureux. Mais quoique le Français vous ait échappé, n’avez-vous puni aucun contrebandier ? Il court ici un bruit parmi les esclaves, que le brigantin qui a visité nos côtes est un objet de soupçon pour notre gouvernement ?

— De soupçon ! C’est à la belle Alida que je dois demander si la réputation de son commandant est méritée.

Alida sourit, et Ludlow pensa que ce sourire était aussi doux que jamais.

— Ce serait la preuve d’une grande complaisance, si le capitaine Ludlow demandait aux jeunes filles de la colonie des instructions sur ses devoirs ! Nous pouvons encourager secrètement la contrebande ; mais certainement nous ne pouvons être soupçonnées d’une plus grande intimité avec les contrebandiers. Ces accusations indirectes me forceront à abandonner les plaisirs du Lust-in-Rust, et à chercher un air sain dans une situation moins exposée. Heureusement les bancs de l’Hudson en offrent d’autres qu’on aurait tort de refuser…

— Parmi lesquelles vous comptez le manoir de Kinderhook ?

Alida sourit encore, et Ludlow crut voir du triomphe dans ce sourire.

— La demeure d’Oloff van Staats est, dit-on, commode, et bien située. Je l’ai vue…

— Dans vos songes de l’avenir ? dit le jeune homme, observant qu’Alida hésitait.

La jeune fille se mit à rire de tout son cœur ; mais, reprenant bientôt son empire sur elle-même, elle répondit :

— Non pas d’une manière aussi imaginaire. Ma connaissance des beautés de la maison de M. van Staats se borne à un coup d’œil très-peu poétique que j’ai jeté sur elle de la rivière, en passant et repassant. Les cheminées sont construites dans le meilleur goût hollandais, et quoiqu’on ne voie pas des nids de cigogne à leur sommet, on pourrait croire qu’il règne à leur foyer un bonheur paisible, capable de tenter une femme ; les offices aussi ont un air séduisant pour une bonne ménagère.

— Et cette charge dans la maison du digne patron ne sera pas longtemps vacante, grâce à vous ?

Alida jouait avec une petite cuiller représentant d’une manière ingénieuse la tige et les feuilles de l’arbuste qui porte le thé. Elle tressaillit, laissa tomber la cuiller, et arrêta ses regards sur le visage de Ludlow. Ce regard était calme, mais on y découvrait l’intérêt que causaient les sentiments que trahissait le jeune marin.

— Elle ne sera jamais remplie par moi, Ludlow, répondit Alida d’une voix solennelle et avec une fermeté qui annonçait une résolution arrêtée.

— Cette déclaration soulève une montagne. Oh ! Alida, si vous pouviez aussi facilement…

— Chut ! dit la jeune fille à voix basse, en se levant et en écoutant dans l’attitude d’une profonde émotion. Ses yeux devinrent plus brillants et la rougeur de ses joues plus vive, tandis que le plaisir et l’espérance se peignaient sur son beau visage… Chut ! continua-t-elle ; n’avez-vous rien entendu ?

Le jeune homme désappointé garda le silence, tout en admirant l’expression charmante peinte sur le visage de celle qu’il aimait.

Comme aucun bruit ne suivit celui qu’Alida avait entendu, ou croyait avoir entendu, elle reprit son siège et parut accorder de nouveau son attention au jeune marin.

— Vous parliez de montagne, dit-elle sans savoir à peine les mots qu’elle prononçait ; le passage entre les baies de Newbourg et Tappan a peu de rivaux, et comme je l’ai entendu dire par des voyageurs…

— Je parlais en effet de montagne, mais c’était pour me rattacher à la terre. Votre inexplicable conduite, Alida, et votre cruelle indifférence ont amassé un fardeau sur mon cœur. Vous venez de dire qu’il n’y a aucune espérance pour Oloff van Staats, et une syllabe prononcée avec la sincérité qui vous caractérise a détruit toutes mes craintes à ce sujet. Il ne reste plus qu’à justifier votre absence pour reprendre votre pouvoir sur un cœur qui n’est que trop disposé à croire tout ce que vous lui direz.

La belle Barberie parut touchée. Les regards qu’elle arrêtait sur le jeune marin étaient plus doux, et sa voix n’avait plus le même calme lorsqu’elle répondit :

— Ce pouvoir a donc été affaibli ?

— Vous me mépriseriez si je disais non ; vous me soupçonneriez si je disais oui.

— Alors le silence semble le moyen le plus convenable pour entretenir la paix entre nous. — Il est certain que j’ai entendu un coup léger frapper contre le volet de cette fenêtre.

— L’espérance nous trompe quelquefois ; cela semblerait annoncer que vous attendez une visite ?

Un coup plus distinct confirma les soupçons de la maîtresse du pavillon. Alida regarda Ludlow, et parut embarrassée. Ses couleurs changeaient, et elle semblait désirer prononcer des mots que la prudence ou d’autres sentiments réprimaient.

— Capitaine Ludlow, dit-elle enfin, vous avez été une fois le témoin inattendu d’une entrevue dans la Cour des Fées, qui, je le crains, m’a exposée à vos soupçons. Mais un homme aussi généreux que vous doit avoir quelque indulgence pour les petites vanités d’une femme. J’attends une visite dont un officier de la reine ne devrait peut-être pas être témoin.

— Je ne suis point un commis aux douanes pour jeter un œil curieux sur les secrets de la toilette d’une femme, mais un officier dont le devoir est d’agir en pleine mer contre les violateurs de la loi. S’il y a près d’ici quelqu’un dont vous désiriez la présence, faites-le entrer, sans craindre mon titre. Lorsque nous nous rencontrerons dans un lieu plus convenable, je saurai comment prendre ma revanche.

Alida parut reconnaissante. Alors elle agita une cuiller dans l’intérieur d’une tasse à thé. À ce signal, les arbustes qui entouraient la croisée s’écartèrent, et le jeune étranger dont nous avons déjà souvent parlé dans le cours de cet ouvrage parut sur le balcon. On l’avait à peine aperçu lorsqu’un léger ballot de marchandises roula dans le centre de l’appartement.

— J’envoie mon certificat comme avant-courrier, dit le brillant contrebandier, ou maître Seadrift, ainsi que le nommait l’alderman. En prononçant ces mots, il salua avec galanterie la maîtresse de la Cour des Fées, et d’un air plus cérémonieux le jeune commandant ; puis il remit son bonnet entouré d’une gance d’or sur les touffes épaisses et bouclées de ses cheveux, et chercha son ballot. — Voilà une pratique que je n’attendais pas, ajouta-t-il, et par conséquent plus d’espoir de profit. Capitaine Ludlow, nous nous sommes déjà rencontrés !

— En effet, monsieur l’Écumeur de mer, et nous nous rencontrerons encore. Les vents peuvent changer, et la fortune favoriser le bon droit.

— Nous nous confions à la protection de la dame Vert-de-Mer, dit l’étrange contrebandier, en montrant avec un respect réel ou affecté l’image qui était admirablement travaillée sur le velours de son bonnet ; ce qui a été sera, et le passé donne de l’espérance dans l’avenir. Nous sommes ici sur un territoire neutre, je pense.

— Je suis le commandant d’un croiseur royal, Monsieur, répondit Ludlow avec fierté.

— La reine Anne doit être fière d’un semblable officier. Mille pardons, charmante maîtresse de la Cour des Fées. Cette entrevue de deux rudes marins fait injure à votre beauté, et peu d’honneur au respect dû à votre sexe. Maintenant que tous les compliments sont faits, je vais vous offrir certains articles qui donnent du brillant aux plus beaux yeux, et que des duchesses ont regardés avec un sentiment d’envie.

— Vous parlez avec confiance de vos relations, master Seadrift, et vous rangez de nobles personnages parmi vos pratiques, aussi familièrement que si vous faisiez le commerce de charges d’état.

— Cet habile officier de la reine vous dira, Madame, que le vent, qui est une tempête sur l’Atlantique, rafraîchirait à peine les joues brûlantes d’une jeune fille sur terre, et que les liens de la vie sont aussi curieusement entremêlés que les cordages d’un vaisseau. Le temple d’Éphèse et le wigwam indien reposent sur le même sol.

— D’où vous concluez que les rangs ne changent pas la nature. Nous devons admettre, capitaine Ludlow, que master Seadrift comprend le cœur des femmes lorsqu’il les tente avec d’aussi beaux tissus que ceux-ci.

Ludlow avait examiné en silence la jeune fille et le contrebandier. Les manières d’Alida étaient beaucoup moins embarrassées que la première fois qu’il l’avait vue dans la compagnie de cet homme, et son sang s’alluma dans ses veines lorsqu’il s’aperçut que leurs regards se rencontraient avec une secrète intelligence. Il s’était promis néanmoins de rester et d’être calme jusqu’à la fin. Maîtrisant ses sentiments par un violent effort, il répondit avec une apparence de calme, quoique avec un peu de l’amertume qui se trouvait au fond de son cœur :

— Si master Seadrift a cette connaissance, il doit être glorieux de sa bonne fortune.

— Mes fréquents rapports avec les femmes, qui sont mes meilleures pratiques, dit Seadrift, m’ont quelquefois aidé. Voilà un brocard dont le frère se porte en présence de notre royale maîtresse, quoiqu’il vienne des métiers prohibés d’Italie, et les dames de la cour reviennent des bals patriotiques dans des vêtements de fabrique anglaise une fois par an, pour plaire au public, et pour se satisfaire elles-mêmes le reste de l’année en portant ces étoffes plus agréables. Dites-moi pourquoi l’Anglais, avec son pâle soleil, dépense des milliers de livres pour produire une mesquine imitation des dons des tropiques, si ce n’est parce qu’il soupire après le fruit défendu. Pourquoi le gourmand de Paris met-il dans sa bouche une figue que le lazzarone de Naples jetterait dans sa baie, si ce n’est parce qu’il désire jouir des bienfaits d’une autre latitude dans son climat pluvieux ? J’ai vu un individu s’extasier sur l’eau sucrée d’un ananas d’Europe qui avait coûté une guinée, tandis que son palais eût refusé le même fruit avec son délicieux mélange d’acide et de douceur, et mûri par le soleil brûlant de son pays, simplement parce qu’il pouvait l’avoir pour rien. Voilà le secret de notre faveur, et comme le beau sexe est le plus sujet à ces influences, nous lui devons plus de reconnaissance.

— Vous avez voyagé, master Seadrift, répondit Alida en souriant, tandis qu’il étendait le riche contenu du ballot sur le tapis, et vous parlez des usages aussi familièrement que vous parlez des dignités.

— La dame Vert-de-Mer ne permet point à ses serviteurs d’être oisifs. Nous suivons la route où sa main nous guide. Quelquefois elle dirige nos pas vers les îles de l’Adriatique, et d’autres fois sur vos côtes orageuses d’Amérique. Il y a peu de pays en Europe, entre Gibraltar et le Cattégat, que je n’aie visités.

— Mais l’Italie est votre pays favori, si l’on en juge par les étoffes que vous possédez.

— L’Italie, la France et la Flandre se partagent mon temps, quoique vous ayez raison de croire que le premier de ces pays est le plus en faveur. J’ai passé bien des années de ma jeunesse sur les nobles côtes de ces régions romantiques. Une personne qui protégea et guida mon enfance, me laissa même pendant quelque temps, pour mon éducation, dans la petite plaine de Sorrente.

— Et où se trouve ce lieu ? Car la résidence d’un corsaire si fameux peut un jour devenir le thème d’une chanson, et occupera probablement les loisirs d’un curieux.

— Les charmes de celle qui parle peuvent faire excuser son ironie ! Sorrente est un village sur la côte méridionale de la célèbre baie de Naples. Le feu a apporté bien des changements dans cette douce et sauvage contrée, et si, comme les religionnaires le croient, les fontaines de la mer jaillirent jamais, et la croûte de la terre s’ouvrit pour permettre à ses sources secrètes de s’étendre sur sa surface, ce lieu doit avoir été choisi par celui dont le doigt laisse des traces indélébiles de son pouvoir. Le sol lui-même, dans toute cette région, semble avoir été vomi par un volcan, et le Sorrentin passe sa vie paisible sur un cratère éteint. Il est curieux de voir comment les hommes du moyen-âge ont bâti leur ville sur le bord de la mer, où l’élément a rongé à moitié le bassin, et comment ils se sont servis des crevasses du tuf comme de fossés pour protéger leurs murailles ! J’ai visité bien des contrées et vu la nature dans presque tous les différents climats, mais aucun lieu ne m’a paru présenter à l’œil une si belle combinaison d’effets pittoresques mêlés à de si puissants souvenirs, que cette charmante demeure sur le rocher de Sorrente.

— Racontez-moi les souvenirs qui ont laissé de si agréables traces dans votre esprit, pendant que je vais examiner à mon aise le contenu du ballot.

Le brillant contrebandier garda un instant le silence, et comme plongé dans les souvenirs du passé ; puis, avec un sourire mélancolique, il continua :

— Quoique bien des années se soient écoulées, dit-il, je puis me rappeler les beautés de cette scène comme si elles étaient encore présentes à mes yeux. Notre demeure était sur le penchant du rocher. En face, on voyait l’eau bleue de la mer, et sur le terrain le plus éloigné, on apercevait une foule d’objets, tels que le hasard ou le calcul les rassemble rarement sous le même point de vue. Imaginez que vous êtes près de moi, Madame, et suivez vers le nord la côte dentelée, tandis que je vais tracer l’esquisse de cette scène. Cette haute montagne et cette île dont les bords sont déchirés par les vagues, à l’extrémité, vers la gauche, c’est la moderne Ischia. Son origine est inconnue, quoique des monceaux de laves étendues sur ses côtes semblent aussi frais que s’ils s’étaient élancés hier du sein de la montagne. Ce morceau de terrain bas de forme oblongue est Procida, ce rejeton de l’ancienne Grèce. Ses habitants conservent encore dans leur costume et dans leur langage des traces de leur origine. Ce détroit vous conduit à une hauteur nue et rocailleuse, c’est là la Misène des anciens. Énée y aborda, Rome y déployait ses flottes, et c’est là où Pline s’embarqua pour voir de plus près l’éruption du Vésuve, qui s’éveillait après un sommeil de quelques siècles. Dans le ravin formé entre deux hauteurs de la montagne, est le Styx fameux, les Champs-Élysées et le lieu du sommeil éternel, ainsi que l’a dit le poète de Mantoue. Plus sur la hauteur et plus près de la mer, les vastes voûtes de la Piscine admirable (Piscina mirabile) sont enterrées ainsi que les sombres cavernes des Cent Chambres, lieux qui prouvent en même temps le luxe et le despotisme de Rome. Plus près de ce vaste château, qui est visible de si loin, est le gracieux golfe de Baïa, et sur le flanc de ses montagnes ombragées, on voyait autrefois une cité de villas. Sur ces montagnes, les empereurs, les consuls, les poètes et les guerriers abandonnaient la capitale pour se livrer au repos et pour respirer l’air pur d’un lieu où la peste a fixé depuis son séjour. Le sol est encore couvert des restes de leur magnificence, et les ruines des temples et des bains se mêlent aux oliviers et aux figuiers du paysan. Une élévation peu rapide borne vers le nord l’horizon de la petite baie. Sur son sommet, jadis on voyait la demeure des empereurs. C’est là que César chercha le repos, et les sources d’eau chaude qui s’élancent de ses flancs sont encore appelées les bains du farouche Néron. Cette petite montagne conique, plus fraîche et plus verte que les terres adjacentes, est un cône qui fut vomi par la fournaise qu’on voit au-dessous, il y a plus de deux siècles. Elle occupe en partie la place de l’ancien lac Lucrine. Tout ce qui reste de ce fameux réceptacle des épicuriens de Rome, est une étroite nappe d’eau à sa base, qui n’est séparée de la mer que par une simple ligne de sable. Plus en arrière, et entourées de montagnes arides, sont les eaux de l’Averne. On voit encore sur leurs rives les ruines d’un temple consacré aux divinités infernales. La grotte de la Sibylle s’élève à gauche, et le passage de Cumes est presque par derrière. La ville qu’on voit à un mille à droite est Pouzzoles, port des anciens, lieu qu’on visite aujourd’hui pour y admirer les restes des temples de Jupiter et de Neptune, ses amphithéâtres dégradés et ses tombes à demi recouvertes de terre. C’est là que Caligula, dans sa présomption, essaya de jeter un pont, et que le cruel Néron attenta aux jours de sa mère, qui se rendait à Baies. C’est là aussi que saint Paul débarqua lorsqu’il fut amené à Rome comme prisonnier. L’île petite, mais hante et presque en face, est Nisida, lieu on se retira Marcus Brutus après le crime commis aux pieds de la statue de Pompée. Il possédait une villa ; et c’est de là que, accompagné de Cassius, il mit à la voile pour aller rencontrer à Philippes l’ombre et la vengeance de César assassiné. Viennent ensuite mille sites plus connus dans le moyen-âge ; mais dans le nombre, au bas de cette montagne, sur le dernier plan, est encore la fameuse route souterraine dont on dit que parlent Strabon et Sénèque, et par laquelle le paysan conduit tous les jours son âne aux marchés d’une ville moderne. À son entrée est la tombe de Virgile, et puis commence un amphithéâtre de maisons blanches à terrasses. Voici la bruyante Naples, couronnée de son rocailleux château de Saint-Elme. La vaste plaine qui est à droite contenait entre autres villes la voluptueuse Capoue. Vient ensuite la montagne du volcan aux trois sommets. On dit que des villas, des villages et des villes sont enterrées sous les vignes et les palais qui entourent sa base. L’ancienne et malheureuse ville de Pompéia s’élevait sur cette plaine, qui, en suivant les côtes de la baie, se montre plus au loin ; puis vient la ligne du promontoire que forme la côte de Sorrente.

— Un homme qui a tant d’instruction devrait en faire un meilleur usage, dit Ludlow tristement lorsque le contrebandier eut cessé de parler.

— Dans les autres pays, les hommes tirent leur savoir des livres ; en Italie, les enfants acquièrent des connaissances par l’étude des lieux[1].

— Quelques personnes de ce pays aiment à croire que notre baie, ses nuages d’été, et le climat en général doivent avoir une exacte ressemblance avec ceux d’une région qui est absolument dans la même latitude que nous, dit Alida avec précipitation, et trahissant le désir qu’elle éprouvait d’entretenir la paix entre ses hôtes.

— On ne peut nier que le Manhattan et le Rariton ne soient de beaux fleuves, et que des êtres charmants n’habitent sur leurs rives, Madame, reprit Seadrift en soulevant galamment son bonnet, j’en suis témoin ; mais il aurait été plus sage de choisir un autre point de comparaison parmi vos avantages, que celle des eaux transparentes des îles fantastiques et montagneuses, et des collines brillantes de soleil de la Naples moderne. Il est certain que la latitude elle-même est en votre faveur, et qu’un soleil bienfaisant chauffe et éclaire aussi bien dans une région que dans l’autre. Mais les forêts d’Amérique sont encore trop remplies de vapeurs et d’exhalaisons pour ne pas corrompre la pureté de votre air natal. Si je suis familier avec les côtes de la Méditerranée, je ne suis point étranger à celles de l’Amérique. En même temps qu’il y a plusieurs points de ressemblance dans leurs climats, il y a aussi des causes marquées de différence.

— Apprenez-nous donc ce qui cause ces distinctions, afin que, lorsque nous parlerons de votre baie et de vos nuages, nous ne commettions point d’erreur.

— Vous me faites honneur, Madame ; je ne suis point un savant, et j’ai peu d’éloquence. Cependant, je vous ferai part de quelques observations que j’ai été à portée de faire. L’atmosphère italienne, prenant l’humidité des airs, est quelquefois nébuleuse. Cependant les grandes pluies sont fort rares dans ces régions éloignées. Le lit d’une rivière d’Italie est souvent bien sec pendant les mois où le soleil a le plus d’influence. L’effet en est visible dans l’air, qui est en général élastique, sec et obéissant aux lois générales du climat. On y voit flotter moins d’exhalaisons, sous la forme de légères et presque imperceptibles vapeurs, que dans ces régions boisées… C’est du moins ce qu’avait l’habitude de dire celui qui a guidé ma jeunesse.

— Vous semblez hésiter à nous parler de nos nuages, de notre crépuscule et de notre baie ?

— Je vais le faire, et sincèrement. Quant aux baies, elles semblent avoir été appropriées au climat où la nature les a placées. L’une est poétique, indolente, pleine de beauté fière et gracieuse, plus remplie d’agrément que d’utilité ; l’autre sera un jour le marché du monde !

— Mais vous ne nous parlez point de leur beauté, dit Alida, désappointée en dépit de l’indifférence qu’elle affectait sur ce sujet.

— C’est la faute ordinaire des vieilles sociétés de se vanter elles-mêmes, et de déprécier les nouveaux acteurs dans le grand drame des nations, comme les hommes habitués aux succès méprisent les efforts des aspirants à la faveur, dit Seadrift en contemplant avec surprise l’air piqué d’Alida. Dans cette circonstance, l’Europe n’a pas commis une grande erreur. Ceux qui voient une parfaite ressemblance entre la baie de Naples et celle de Manhattan, ont une imagination fertile, puisque cette ressemblance ne repose que sur ce qu’il y a beaucoup d’eau dans les deux, et un détroit entre une île et le continent dans l’une, pour répondre à un détroit entre deux îles dans l’autre. Celle-ci est un bras de mer ; celle-là un golfe, et tandis que l’une a l’eau verte et trouble que produisent des terres qui vont en déclinant, et des rivières tributaires, l’autre a la couleur bleue et limpide d’une mer profonde. Dans cette discussion, je ne mentionne pas des montagnes inégales et escarpées, ni les nuances mobiles de rose et d’or sur leurs surfaces brisées, ni une côte d’où se lèvent trois mille ans de souvenirs.

— Je n’ose plus interroger, mais certainement on ne peut parler de nos nuages, même auprès de ceux que vous vantez ?

— Vous avez en effet plus de raison d’avoir confiance en vos nuages. Je me rappelle qu’un soir, debout sur le cap di Monte qui domine le petit banc pittoresque de Marina Grande à Sorrente, lieu rempli de tout ce qui est poétique dans la vie d’un pêcheur, celui dont je vous ai parlé me montrant la voûte transparente au-dessus de nos têtes, me dit : — Voilà la lune d’Amérique. — La lueur de la fusée n’est pas plus brillante que ne l’étaient les étoiles cette nuit-là, car un Tramontana avait chassé toute l’impureté de l’air au loin sur la mer voisine. Mais les nuits comme celles-là sont rares dans tous les climats ! Les habitants des latitudes basses en jouissent quelquefois, ceux des latitudes élevées jamais.

— Et la croyance flatteuse que notre coucher du soleil rivalise avec celui d’Italie, est une illusion ?

— Il n’en est pas ainsi, Madame, ils rivalisent entre eux sans se ressembler. La couleur de l’étui sur lequel s’appuie une aussi belle main, n’est pas plus douce que les nuances des cieux d’Italie. Mais si vos nuages du soir n’ont pas cette transparence de la perle, cette teinte rosée et douce, qui à cette heure se confondent sur l’immense voûte qui s’étend sur Naples, ils ont bien plus d’éclat dans la chaleur de leurs tons, dans leurs transitions subites et dans la richesse de leurs couleurs. Ceux-là sont plus délicats, ceux-ci plus magnifiques ! Lorsqu’il s’élèvera moins de vapeurs du sein de vos forêts, les mêmes causes pourront produire les mêmes effets. Jusque-là, l’Amérique doit être satisfaite de posséder des beautés d’une nature plus nouvelle et à peine moins agréable.

— Alors ceux qui nous arrivent d’Europe n’ont raison qu’à moitié, lorsqu’ils se moquent de nos prétentions à l’égard de notre baie et de notre ciel..

— Ils sont plus près de la vérité qu’ils n’ont l’habitude de l’être au sujet de ce continent. Parlez des nombreuses rivières, de la double issue, des bassins sans nombre, et des facilités sans égales de votre hâvre de Manhattan, qui avec le temps rendront vaines toutes les beautés de la baie de Naples. Mais n’espérez pas que l’étranger pousse la comparaison plus loin. Soyez reconnaissante de vos nuages, Madame ; peu de nations vivent sous un ciel plus beau et plus bienfaisant. Mais je vous fatigue de mes opinions, quand voilà des couleurs qui ont plus de charmes pour une imagination jeune et vive que les nuances de la nature elle-même.

La belle Alida sourit au contrebandier avec une expression qui déchira le cœur de Ludlow, et elle allait répondre, lorsque la voix de son oncle se fit entendre. Illustration



  1. Cette exacte description a sans doute été tracée par M. Cooper lors de son séjour à Naples au commencement de 1850.