L’Écumeur de mer/Chapitre 24

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 267-281).


CHAPITRE XXIV.


Il y aura en Angleterre sept pains d’un demi-sol vendus pour un sol. Le pot en forme de tonneau aura dix cerceaux, et ce sera un acte de félonie que de boire de la petite bière.
Jack Cade.


Si l’alderman van Beverout avait pris part au dialogue précédent, il n’aurait pas prononcé des paroles qui y eussent plus rapport que l’exclamation qu’il fit entendre en entrant dans le pavillon.

— Vents et climats ! s’écria-t-il, tenant une lettre ouverte à la main. Voilà un avis que nous recevons par la voie du Curaçao et des côtes d’Afrique, que l’excellent vaisseau la Civette a retrouvé des vents contraires à la hauteur des Açores, et son retour n’a eu lieu qu’au bout de dix-sept semaines… C’est trop de temps précieux perdu entre les marchés, capitaine Ludlow, et cela fera tort à la bonne réputation du vaisseau, qui jusqu’ici en avait conservé une excellente. Il ne mettait jamais plus que les sept mois d’usage pour aller et revenir. Si nos vaisseaux deviennent aussi paresseux, nous ne pourrons envoyer de fourrures que lorsque la saison en sera passée. Qu’avez-vous ici, ma nièce ? Des marchandises ! et prohibées encore ! qui vous envoie ces étoffes et sur quel vaisseau sont-elles arrivées ?

— Ce sont des questions auxquelles leur propriétaire saura mieux répondre, repartit Alida, montrant gravement, mais non sans émotion, le contrebandier, qui, à l’arrivée du bourgeois, s’était éloigné autant que possible.

Myndert jeta un regard embarrassé sur le commandant du royal croiseur, après avoir parcouru d’un regard rapide le contenu du ballot.

— Capitaine Ludlow, le chasseur est chassé, dit-il. Après avoir couru des bordées vers l’Atlantique, comme le clerc du frère d’un juif, montant et descendant le quai de Boom à Rotterdam, pour obtenir le consignement d’un thé avarié, nous sommes pris nous-mêmes ! À quelle baisse dans les prix, ou à quel changement dans les sentiments du conseil de commerce, dois-je l’honneur de votre visite, maître, a… a… a… aimable commerçant en dame Vert-de-Mer et en brillants tissus ?

L’air confiant et les manières galantes du contrebandier avaient disparu. On voyait à leur place un maintien embarrassé, une hésitation qu’on n’était pas habitué à trouver en lui, mêlés de quelque indécision sur la réponse qu’il devait faire.

— C’est l’usage de ceux qui hasardent beaucoup pour satisfaire aux besoins de la vie, dit-il après une pause qui prouvait suffisamment un entier changement dans son humeur, de chercher des pratiques parmi ceux qui ont une réputation de générosité. Je suppose que ma hardiesse sera excusée en faveur de mes motifs, et que vous aiderez de vos lumières supérieures cette dame, pour qu’elle puisse juger de la valeur de mes articles relativement à leur prix.

Myndert fut aussi surpris de ce langage et des manières humbles du contrebandier, que le fut Ludlow lui-même. Il avait supposé qu’il aurait besoin de toute son adresse pour réprimer la familiarité étourdie et habituelle de Seadrift, afin que ses relations avec l’Écumeur des mers fussent couvertes autant que possible du voile de l’ambiguïté. À son grand étonnement, il se vit aidé dans ce dessein par l’air soumis et les manières respectueuses du contrebandier. Enhardi, et peut-être un peu élevé dans sa propre estime, par cette déférence inattendue, que le digne alderman, comme il est assez ordinaire, ne manqua pas d’imputer en partie à son propre mérite, il répondit d’une voix plus sonore et avec un air plus protecteur qu’il n’eût cru prudent de le faire, à l’égard d’un homme qui lui avait si souvent donné la preuve de la liberté de ses opinions.

— C’est se laisser aller à l’amour du gain, plus qu’il ne serait prudent pour une personne qui tiendrait à conserver son crédit, dit-il en faisant en même temps un geste qui annonçait son indulgence pour un péché aussi véniel. Nous devons pardonner son erreur, capitaine Ludlow, puisque, comme le jeune homme l’observe dans sa défense, le gain acquis par un commerce honnête est un gain honorable. Une personne qui ne paraît pas ignorer les lois, devrait savoir que notre vertueuse reine et ses honnêtes conseillers ont décidé que la mère-patrie doit produire tout ce qu’un colon peut consommer, et de plus, qu’elle peut consommer à son tour ce que les colonies peuvent produire.

— Je ne prétends point l’ignorer, Monsieur ; mais en poursuivant mon humble commerce, je suis simplement un principe de la nature, en essayant d’être utile à mes intérêts. Nous autres contrebandiers, nous ne jouons qu’au hasard avec les autorités. Lorsque nous courons la bouline sains et saufs, nous gagnons, et lorsque nous perdons, les serviteurs de la couronne y trouvent leur profit. Les enjeux sont égaux, et le jeu ne devrait pas être appelé déloyal. Si les gouvernants levaient un jour les entraves inutiles qu’ils mettent au commerce, notre état disparaîtrait, et le nom de libres commerçants appartiendrait alors aux maisons les plus riches et les plus estimées.

L’alderman respira longuement, fit signe à ses compagnons de s’asseoir, plaça son énorme personne sur une chaise, croisa les jambes avec un air de complaisance, et reprit la conversation.

— Voilà de fort jolis sentiments, maître a… a… a… Vous avez un nom, il n’y a pas de doute, mon ingénieux commentateur du commerce ?

— On m’appelle Seadrift lorsqu’on m’épargne un nom plus dur, répondit le jeune homme refusant modestement de s’asseoir.

— C’est, je le répète, de fort jolis sentiments, maître Seadrift, et ils conviennent à un gentilhomme qui vit de commentaires pratiques sur les revenus. Voilà un monde fort sage, capitaine Ludlow, et il s’y trouve beaucoup de gens dont la tête est remplie, comme des ballots de marchandises, d’un assortiment général d’idées. Alphabets et livres d’église ! voilà que van Bummel Schoenbrœck et Van der Donek m’envoient un pamphlet très-soigneusement ployé, écrit en bon hollandais de Leyde, pour prouver que le commerce est un échange de ce que l’auteur appelle équivalents, et que les nations n’ont rien de mieux à faire qu’à ouvrir leurs ports afin de faire un millenium[1] parmi les marchands.

— Il y a beaucoup d’hommes ingénieux qui entretiennent la même opinion, observa Ludlow, ferme dans la résolution qu’il avait prise d’être un simple observateur de ce qui se passait.

— Qu’est-ce qu’une imagination habile n’invente pas pour gâter du papier ! Le commerce est un cheval de course, Messieurs, et les marchands, les jockeys qui le dirigent. Celui qui porte plus de poids peut perdre, mais alors la nature ne donne pas à tous les hommes la même dimension ; des juges sont aussi nécessaires pour apprécier les efforts du marché que ceux de la course. Partez, montez votre hongre, si vous êtes assez heureux pour en avoir un qui ne soit pas devenu maigre comme une belette par la cruauté des noirs, galopez à Harlem-Flats, par un beau jour d’octobre, et soyez témoin de la manière dont on lutte de vitesse. Les coquins de cavaliers emploient tantôt le fouet et tantôt l’éperon, et quoiqu’ils partent loyalement, ce qui est plus qu’on ne peut toujours dire dans le commerce, il y en a toujours un qui est sûr de gagner. Lorsque les deux poitrails sont de niveau, alors il faut qu’un des deux dépasse l’autre jusqu’à ce que celui qui est le mieux en selle gagne le prix.

— Comment ! est-ce pour cela que des hommes d’une profonde expérience pensent que le commerce fleurit le plus lorsqu’il a le moins d’entraves ?

— Pourquoi un homme est-il né pour faire des lois, et un autre pour les détruire ?… Un cheval ne court-il pas mieux avec ses quatre jambes libres que lorsqu’il a des entraves ? Mais dans le commerce, capitaine Ludlow et maître Seadrift, chacun de nous est son propre jockey, et, en mettant l’aide des lois des douanes hors de la question, juste comme la nature l’a bâti, gras ou maigre, bien fait ou mal fait, il faut qu’il arrive au but comme il peut. Ainsi les plus lourds demandent des sacs de sable et des ceintures pour rendre tout égal. Parce que le coursier pourra être écrasé sous son fardeau, ce n’est pas une preuve que sa chance de gain ne serait pas meilleure en amenant tous les cavaliers au même niveau.

— Mais pour laisser là toutes ces comparaisons, observa Ludlow, si le commerce n’est qu’un échange d’équivalents…

— Misères et faillites ! interrompit l’alderman qui était plus dogmatique que poli dans ses arguments ; voilà le langage d’hommes qui ont lu toutes sortes de livres, excepté des livres de compte. Voilà des lettres d’avis de Tongue et Twaddle, de Londres, qui constatent une petite expédition entreprise sur le brick la Souris, qui atteignit la rivière le 16 avril, ultimo. L’histoire de toute cette transaction pourrait tenir dans le manchon d’un enfant. Vous êtes un jeune homme discret, capitaine Ludlow, et quant à vous, maître Seadrift, l’affaire est hors de votre portée. Ainsi, comme je le faisais observer, voilà les items qui ont été faits, il n’y a que quinze jours, sous la forme d’un mémorandum. Tout en parlant, l’alderman avait posé ses lunettes, tiré ses tablettes de sa poche, et, se plaçant près de la lumière, il continua : Billet payé de Sand, Furnase et Glass, pour des perles, L, 3. 2. 6. Emballage et caisse, 1. 101/2. Assurance et avarie, à 1. 5. Fret et charges, 11. 4. Commission d’agents parmi les Mohawks, L. 10… D° D° D° d’embarcation et vente des fourrures en Angleterre, L. 7. 2. Total des frais et charges, 20. 18. 81/2. Le tout en livres sterling. Note. Vente de fourrures à Frost et Rich, profit net, L. 196. 11. 3. Balance par contre, L. 175. 12. 51/2. C’est un équivalent fort satisfaisant, maître Cornélius, sur les livres de Tongue et Twaddle, où je suis couché pour une somme de L. 20. 19. 81/2 ! on n’y voit pas combien l’impératrice d’Allemagne paiera à la maison Frost et Rich pour les articles.

— On n’y voit pas non plus que vous ayez plus retiré de vos perles dans le pays des Mohawks, que ce qu’elles y furent évaluées ou furent données en échange pour des peaux de même valeur dans le Pays qui les produit.

Le marchand remit en sifflant les tablettes dans sa poche.

— On croirait que vous avez étudié le pamphlet, fils de mon vieil ami ! Si le sauvage donne tant de valeur à mes perles et si peu à ses fourrures, je ne prendrai pas la peine de le désabuser. Sans cela, toujours par la permission du conseil de commerce, nous le verrions un jour changer son canot en un bon bâtiment, et aller lui-même à la recherche de ses ornements. Entreprises et voyages ! Qui sait si le coquin trouverait convenable de s’arrêter à Londres, et même, dans ce cas, la mère-patrie pourrait perdre le profit de la vente à Vienne, et le Mohawk régler son transport sur la différence de la valeur des marchés ! Ainsi vous voyez que, pour une course loyale, les chevaux doivent partir en même temps, porter des poids égaux : et après tout il y en a toujours un qui gagne. Votre métaphysique ne vaut pas mieux que ce lingot d’or philosophique, qu’un habile raisonneur convertit en une feuille aussi large que le plus grand lac d’Amérique ; afin de faire croire aux imbéciles que la terre peut être transformée en ce précieux métal, tandis qu’un homme simple, mais expérimenté, met la valeur du métal dans sa poche en bonne monnaie courante.

— Et cependant je vous ai entendu vous plaindre que le parlement ait fait trop de lois pour le commerce, et parler de la manière dont on se conduisait en Angleterre, d’un ton, pardonnez-moi de le dire, qui conviendrait mieux à un Hollandais qu’à un sujet de la couronne.

— Ne vous ai-je pas dit qu’un cheval courrait plus vite sans cavalier qu’avec une selle sur le dos ! Donnez à votre jokey aussi peu de poids et à celui de votre adversaire donnez-en autant que possible, si vous désirez remporter le prix. Je me plains des hommes de la ville, parce qu’ils font des lois pour nous et non pas pour eux. Comme je l’ai souvent dit à mon digne ami, l’alderman Gulp, il est bon de manger pour vivre ; mais une indigestion vous met dans la nécessité de faire un testament.

— De tout cela, je conclus que les opinions de votre correspondant de Leyde ne sont pas celles de M. van Beverout.

L’alderman posa un doigt sur son nez, et resta un moment sans répondre.

— Ces habitants de Leyde, dit-il enfin, ont une grande sagacité. Si les Provinces-Unies avaient un point d’appui assez fort, elles pourraient, comme ce philosophe, se vanter que leur levier soulèverait le monde ! les sournois pensent que les habitants d’Amsterdam ont une position agréable, et ils souhaitent persuader tous les autres de monter à cheval à poil. J’enverrai le pamphlet dans le pays des Indiens, et je paierai quelque savant pour le traduire en langue mohawk, afin que le fameux chef Schendoh, lorsque les missionnaires lui auront appris à lire, ait une notion exacte des équivalents ! Je ne suis pas certain de ne pas faire aux dignes ecclésiastiques un présent qui aide les bons fruits à mûrir.

L’alderman jeta un regard sur ses auditeurs, et croisant modestement ses bras sur sa poitrine, il laissa son éloquence produire ses effets.

— Ces opinions favorisent bien peu les occupations du gentleman qui nous honore maintenant de sa compagnie, dit Ludlow, en regardant le brillant contrebandier avec une expression qui montrait combien il était embarrassé de trouver un nom pour une personne dont les manières étaient en si grande opposition avec sa conduite. Si des restrictions sont nécessaires au commerce, l’état de contrebandier est tout à fait sans excuse.

— J’admire autant votre prudence en pratique que l’équité de vos sentiments en théorie, capitaine Ludlow, répondit l’alderman. En pleine mer, votre devoir serait de capturer le brigantin de ce jeune homme ; mais dans ce qu’on peut appeler l’intimité domestique, vous vous contentez de mettre votre conscience à l’aise par des moralités. Je sens qu’il est aussi de mon devoir de parler sur ce sujet, et je saisirai cette occasion favorable, lorsque tout est en paix, pour me débarrasser de certains sentiments que me suggèrent les circonstances. Myndert se tourna alors vers le contrebandier et continua, à peu près comme un magistrat de ville qui fait une leçon à un perturbateur du repos public. — Vous paraissez ici, maître Seadrift, sous de fausses couleurs, si je puis me servir d’une figure de rhétorique empruntée à votre profession ; vous avez l’apparence d’un jeune homme qui pourrait rendre des services utiles, et cependant vous êtes soupçonné de vous abandonner à certaines pratiques qui… je ne veux pas dire qu’elles soient malhonnêtes ni même flétrissantes pour une personne qui sait que les opinions des hommes sont très-divisées, mais qui certainement ne peuvent l’autoriser à mettre un terme glorieux aux guerres que Sa Majesté a entreprises en assurant à ses domaines d’Europe le monopole du commerce, par lequel son plus grand désir est de nous aider, nous autres colons, à nous occuper de nos propres intérêts partout ailleurs qu’au-delà des portes de ses douanes. C’est une indiscrétion de donner à cet acte son nom le plus doux, et je regrette d’ajouter qu’il est accompagné de certaines circonstances qui augmentent plutôt qu’elles ne diminuent sa culpabilité.

L’alderman s’arrêta un instant pour observer l’effet de cette remontrance, et pour juger à l’expression des yeux du contrebandier, jusqu’à quel point il pouvait pousser son artifice. Mais s’apercevant avec surprise que le jeune homme inclinait sa tête d’un air humble, il prit courage et continua. — Vous avez introduit dans cette partie de ma demeure exclusivement occupée par ma nièce, qui n’est ni d’un sexe ni d’un âge qui permettent qu’on l’accuse légalement de complicité dans des affaires de cette nature, des marchandises dont, suivant le bon plaisir des conseillers de la reine, ses sujets des colonies ne doivent pas faire usage, puisque, vu la nature de leur fabrication, elles ne peuvent être soumises à la surveillance des ingénieux artisans de la mère-patrie. La femme, maître Seadrift, est une créature facile à induire en tentation ; elle n’est jamais plus faible que lorsqu’il s’agit de résister au désir d’orner sa personne. Ma nièce, la fille d’Étienne de Barberie, peut encore avoir sur ce point une faiblesse héréditaire, puisque les femmes de France s’occupent de parure plus que les femmes des autres nations. Je n’ai pas l’intention néanmoins de manifester une sévérité déraisonnable, puisque si le vieil Étienne de Barberie a laissé en héritage ce goût à sa fille, il lui a laissé aussi les moyens de le satisfaire. Présentez votre mémoire, et il sera payé si ma nièce a contracté des dettes, et ceci m’amène à la dernière et à la plus grave de vos offenses. — L’argent est sans doute la base sur laquelle un marchand bâtit l’édifice de sa réputation, continua Myndert après avoir jeté un regard inquiet sur celui auquel il s’adressait, mais le crédit est l’ornement de son front ; celui-ci est la pierre angulaire, celui-là les colonnes et les sculptures qui embellissent la maison ; quelquefois, lorsque le temps a rongé ses fondations, ce sont les colonnes qui soutiennent le reste de l’édifice, et même le toit qui abrite ceux qui l’occupent. Il sauve l’homme riche, il rend le commerçant de moyens modérés actif et respectable, et il soutient l’homme pauvre par l’espérance, quoique j’admette que l’acheteur et le vendeur doivent être prudents lorsqu’ils ne sont soutenus par aucune base solide. Le crédit ayant une telle valeur, maître Seadrift, il ne faut pas l’exposer sans causes suffisantes, car il est d’une nature si tendre, qu’il ne supporterait pas de rudes traitements. J’ai appris lorsque j’étais jeune, dans mes voyages en Hollande, — et, grâce au trekschuyts, je traversai ce pays avec assez de lenteur pour profiter de ce que je voyais, — l’importance de ne point faire tort à mon crédit. Comme un événement qui est arrivé offre un exemple de ce que je vais avancer, je citerai les faits comme explication. Cette anecdote offre une triste preuve de l’incertitude des choses dans cette misérable vie, capitaine Ludlow, et avertit les plus jeunes et les plus vigoureux que celui dont le bras est fort peut être abattu dans sa fierté, comme la tendre fleur des champs. La maison de banque de van Gelt et van Stopper, à Amsterdam, avait fait une grande spéculation sur les bons créés par l’empereur pour le soutien de ses guerres. Il arriva pendant ce temps que la fortune favorisa les Ottomans qui assiégeaient alors la ville de Belgrade avec quelques espérances de succès. Eh bien ! Messieurs, une blanchisseuse malavisée avait pris possession d’une terrasse élevée au centre de la ville pour y faire sécher son linge dès le point du jour ; elle arrangeait déjà ses toiles et ses mousselines lorsque les musulmans réveillèrent la garnison par un rude assaut. Quelques personnes qui étaient postées dans une position qui permettait la retraite, ayant vu des chiffons rouges, verts et jaunes sur un parapet élevé, les prirent pour la tête d’autant de Turcs, et répandirent le bruit qu’une troupe nombreuse d’infidèles, conduits par une multitude de shérifs en turban vert, étaient entrés jusqu’au centre de la place, avant qu’ils eussent songé à se retirer. Cette rumeur prit bientôt la forme d’un détail circonstancié, et étant parvenue jusqu’à Amsterdam, elle fit baisser les fonds impériaux. Il fut beaucoup question à la bourse de la perte probable de van Gelt et van Stopper. Au moment où les spéculations étaient à leur plus haut degré, le singe d’un savoyard cassa sa corde, et alla se cacher parmi des noix dans une boutique à peu de distance du comptoir de la société van Gelt et van Stopper, où une foule de petits juifs s’attroupèrent pour s’amuser de ses tours. Des gens réfléchis, voyant ce qu’ils prirent pour une démonstration de la part des enfants des Israélites, commencèrent à s’inquiéter pour leurs propriétés. Les billets se multiplièrent, et les dignes banquiers, afin de prouver leur solidité, dédaignèrent de fermer leur porte à l’heure ordinaire. Ils payèrent toute la nuit, et avant midi, le jour suivant, van Gelt s’était coupé la gorge dans une maison de campagne sur les bords du canal d’Utrecht, et van Stopper fumait sa pipe à côté d’un coffre-fort entièrement vide. À deux heures la poste apporta la nouvelle que les musulmans étaient repoussés et que la blanchisseuse était pendue, quoique je n’aie jamais su exactement pour quel crime, car certainement elle n’était pas débitrice de la malheureuse maison de commerce. Voilà des avertissements qu’on trouve quelquefois dans le cours de la vie, Messieurs, et je suis sûr que je m’adresse à des personnes capables d’en faire l’application. Je conclurai maintenant en conseillant tous ceux qui mécontent la plus grande prudence dans les paroles, lorsqu’il s’agit d’une réputation commerciale.

Lorsque Myndert cessa de parler, il jeta un nouveau regard autour de lui, afin de voir l’effet que son discours avait produit, et surtout afin d’examiner s’il n’avait pas tiré sur la patience du contrebandier un mandat qui pouvait encore être protesté. Il ne savait à quoi attribuer ce changement et la déférence d’une personne qui n’avait jamais montré beaucoup de complaisance pour les opinions d’un homme qu’elle avait l’habitude de traiter assez cavalièrement en matière d’intérêts pécuniaires. Pendant tout le temps que dura la harangue, le jeune maître du brigantin avait eu la même attitude d’attention modeste ; et lorsqu’il se permettait de lever les yeux, c’était seulement pour jeter un regard embarrassé sur Alida. La belle Barberie avait aussi écouté l’éloquence de son oncle avec plus d’attention qu’à l’ordinaire. Ses yeux rencontrèrent ceux du contrebandier avec une expression de sympathie, et l’observateur le plus indifférent eût pu s’apercevoir que les circonstances avaient créé entre eux une confiance et une intelligence qui, si elles n’étaient pas celles d’une amoureuse tendresse, étaient du moins du caractère le plus intime. Ludlow le vit clairement, quoique le bourgeois eût été trop occupé des idées qu’il énonçait avec tant de complaisance, pour faire attention à cet incident.

— Maintenant que mon esprit est tellement approvisionné de maximes de commerce que je regarderais comme autant de commentaires sur les instructions de milord de l’amirauté, observa le capitaine après quelques instants de silence, il nous sera peut-être permis de porter notre attention sur des objets moins métaphysiques. L’occasion est favorable pour s’informer du sort du compagnon que nous perdîmes pendant notre dernière croisière, et nous ne devons pas la négliger.

— Vous avez raison, monsieur Cornélius : le patron de Kinderhook n’est point un homme qui puisse tomber à la mer comme un tonneau de liqueurs prohibées sans qu’on ne fasse aucune question sur son compte. Laissez cette affaire à ma prudence, Monsieur, et soyez certain que les fermiers d’un des trois plus beaux domaines de la colonie ne seront pas longtemps sans avoir des nouvelles de leur propriétaire. Si vous voulez accompagner maître Seadrift dans une autre partie de la villa, pendant un temps raisonnable, je m’informerai de tous les faits qui sont nécessaires pour connaître cette affaire.

Le commandant du croiseur royal et le jeune contrebandier parurent penser que l’association qu’on leur proposait était pour le moins singulière. L’hésitation du dernier était beaucoup plus apparente, car Ludlow avait pris la ferme résolution de conserver un caractère neutre jusqu’à ce que le moment fût arrivé d’agir en fidèle serviteur de sa royale maîtresse. Il savait ou croyait fermement que la Sorcière des Eaux était de nouveau dans le Cove, cachée par l’ombrage du bois, et comme il avait été déjà victime de l’adresse des contrebandiers, il avait résolu d’agir avec assez de prudence pour retourner à son vaisseau à temps pour prendre un parti décisif qui fût couronné de succès. Outre ce motif, il y avait dans les manières et le langage du contrebandier, quelque chose qui l’élevait au-dessus des hommes de sa classe, et qui créait en sa faveur un certain degré d’intérêt que l’officier de la couronne était forcé de reconnaître. Il salua donc avec assez de courtoisie, et dit qu’il était prêt à suivre les désirs de l’alderman.

— Nous nous sommes rencontrés sur un terrain neutre, maître Seadrift, dit Ludlow à son compagnon, en quittant avec lui le salon de la Cour des Fées ; et quoique nous suivions une carrière différente, nous pouvons converser amicalement sur le passé. L’Écumeur de mer a dans son genre une réputation qui l’élève presque au niveau d’un marin distingué dans un meilleur service… Je rendrai toujours témoignage à son habileté et à son sang-froid comme marin, bien que je doive regretter que des qualités si précieuses aient reçu une si malheureuse direction.

— C’est parler avec un respect convenable des droits de la couronne et des barons de l’échiquier, capitaine Ludlow, répondit Seadrift dont l’ancienne, et nous pouvons dire la naturelle causticité semblait renaître à mesure qu’il s’éloignait de l’alderman. Nous suivons la carrière dans laquelle le hasard nous jette, capitaine Ludlow. Vous servez la reine, et une nation qui vous flattera lorsqu’elle aura besoin de vous, et vous méprisera dans sa prospérité ; pour moi, je me sers moi-même : que la raison décide entre nous.

— J’admire cette franchise, Monsieur, et j’espère que nous nous entendrons mieux, maintenant que vous renoncez aux mystifications de votre dame Vert-de-Mer. La farce a été bien jouée, quoiqu’à l’exception d’Oloff van Staats et des esprits éclairés que vous conduisez sur l’Océan, elle n’ait pas fait beaucoup de convertis.

Un sourire effleura les lèvres du beau contrebandier.

— Nous avons aussi notre maîtresse, dit Seadrift, mais elle n’exige aucun tribut : tout ce qui se gagne enrichit ses sujets, tandis que tout ce qu’elle sait est également consacré à leur usage. Si nous obéissons, c’est parce que nous avons l’expérience de sa sagesse. J’espère que la reine Anne se conduit d’une manière aussi aimable envers ceux qui risquent leurs membres et leur existence dans sa cause ?

— La politique de celle dont vous suivez les lois vous permet-elle de révéler quel est le sort du patron ? car bien que nous soyons rivaux auprès d’un objet bien cher… ou plutôt je devrais dire, quoique nous ayons été jadis rivaux, je ne puis voir un hôte quitter mon vaisseau avec si peu de cérémonie sans m’intéresser à sa destinée.

— Vous faites une juste distinction, répondit Seadrift en souriant d’une manière plus expressive encore. Jadis rivaux est en effet plus convenable. M. van Staats est un brave néanmoins, quelque ignorant qu’il soit de l’art du marin. Un homme qui a montré tant de courage est certain de trouver protection contre toute injure personnelle, grâce aux soins de l’Écumeur de mer.

— Je ne me constitue pas le gardien de van Staats ; cependant, comme commandant du vaisseau qui a été cause de son… Comment appellerai-je la disparition du patron ? car je ne voudrais pas dans cet instant faire volontairement usage d’un terme qui pût vous être désagréable.

— Parlez franchement, Monsieur, et ne craignez pas de m’offenser. Nous autres gens du brigantin, nous sommes habitués à diverses épithètes qui pourraient déplaire à des oreilles plus scrupuleuses. Nous n’en sommes plus à apprendre qu’afin de devenir respectable la fraude doit avoir la sanction du gouvernement. Il vous a plu, capitaine Ludlow, d’appeler mystifications les mystères de la Sorcière des Eaux, mais vous semblez indifférent à celles qui se pratiquent tous les jours dans le monde, et qui, sans avoir le côté plaisant de la nôtre, n’ont pas la moitié de son innocence.

— L’expédient de chercher à excuser les fautes des individus en reproduisant celles de la société n’est pas nouveau.

— Je confesse qu’il est plus juste que nouveau. La vieillesse et la vérité paraissent être sœurs, et cependant nous nous trouvons conduits à cette excuse, puisque notre civilisation dans le brigantin n’est pas encore parvenue au point de comprendre toute l’excellence de la nouveauté en morale.

— Je crois qu’il existe une maxime d’une antiquité suffisante, qui enjoint de rendre à César ce qui appartient à César.

— Maxime que nos modernes Césars ont libéralement expliquée. Je suis un pauvre casuiste, Monsieur, et je ne suppose pas que le loyal commandant de la Coquette approuve tout ce que le sophisme peut inventer sur ce sujet. Par exemple, si nous commençons par les potentats, nous trouverons le roi très-chrétien habitué à approprier à son usage autant des avantages de ses voisins que l’ambition sous le nom de gloire peut en convoiter ; le roi très-catholique couvrir avec le manteau de sa catholicité une grande multitude de crimes sur le continent où nous sommes, que la charité elle-même ne saurait dissimuler ; et votre gracieuse souveraine, dont les vertus et la douceur sont célébrées en vers et en prose, faisant couler des torrents de sang, afin que la petite île qu’elle gouverne puisse se gonfler, comme la grenouille de la fable, jusqu’à une dimension que la nature lui a refusée, ce qui un jour lui occasionnera le sort cruel qui fut infligé à l’ambitieuse habitante des marais. La potence attend le filou, mais le voleur sous pavillon est créé chevalier ! l’homme qui amasse des richesses par son industrie productive est honteux de son origine, lorsque celui qui a volé des églises, imposé des contributions à des villages, et égorgé des milliers d’hommes, pour partager les vols d’un galion ou d’une caisse militaire, a gagné de l’or sur le grand chemin de la gloire ! L’Europe a atteint un haut point de civilisation, on ne saurait le nier ; mais avant que la société inflige une si sévère censure sur les actes des individus, malgré la vieillesse de l’opinion, elle devrait prendre garde à l’exemple qu’elle donne.

— Voilà des points sur lesquels la différence de nos opinions sera toujours la même, dit Ludlow en prenant l’air sévère d’un homme qui a de son côté l’approbation du monde. Nous remettrons cette discussion à un moment où nous aurons le loisir de la reprendre. Puis-je en apprendre davantage de M. van Staats, ou la question sur son sort doit-elle devenir le sujet d’une recherche officielle ?

— Le patron de Kinderhook est un homme qui s’entend à l’abordage, répondit le contrebandier en riant. Il a conquis le palais de la dame du brigantin par un coup de main, et il repose sur ses lauriers. Nous autres contrebandiers, nous sommes plus gais dans notre intimité qu’on ne le croit, et ceux qui viennent nous joindre désirent rarement nous quitter.

— C’est une raison de plus pour vouloir pénétrer vos mystères ; jusque-là, adieu.

— Arrêtez, s’écria gaîment le jeune homme, voyant que Ludlow se préparait à quitter la chambre. Ne nous laissez pas longtemps dans l’incertitude, je vous prie. Notre maîtresse est comme l’insecte qui prend la couleur de la feuille sur laquelle il existe. Vous l’avez vue dans sa robe verte qu’elle ne manque jamais de porter lorsqu’elle vogue sur les côtes terreuses de votre Amérique ; mais dans une mer plus profonde, son manteau se teint du bleu de l’Océan, symptômes de changement qui dénotent toujours une excursion prochaine loin de l’influence de la terre.

— Écoutez-moi, maître Seadrift, cette folie peut être plaisante tant que vous aurez les moyens de la maintenir : mais souvenez-vous que, bien que la loi ne punisse le contrebandier que par la confiscation de ses marchandises, elle punit celui qui retient de force des individus par des peines personnelles, et quelquefois par la mort ! Souvenez-vous encore que la ligne qui sépare le contrebandier du pirate est facilement franchie, et qu’alors tout retour devient impossible.

— Je vous remercie, au nom de ma maîtresse, de ce généreux conseil, répondit le jeune marin avec une gravité qui faisait plutôt ressortir qu’elle ne cachait son ironie. Les boute-hors de votre Coquette peuvent atteindre loin, elle est légère sur l’eau ; mais qu’elle soit capricieuse, obstinée, trompeuse, enfin redoutable autant qu’elle voudra, elle trouvera dans le brigantin une femme qui l’égalera dans toutes ses ruses et qui sera de beaucoup supérieure à ses menaces !

Après ce prophétique avertissement de la part de l’officier de la reine, et cette froide réponse de celle du contrebandier, les deux marins se séparèrent. Le dernier prit un livre et se jeta sur une chaise avec une indifférence bien soutenue, tandis que l’autre quittait la maison avec une précipitation qu’il ne cherchait pas à déguiser.

Pendant ce temps, l’entrevue de l’alderman avec sa nièce continuait toujours. Les minutes succédèrent aux minutes, et le jeune marin du brigantin, qui avait continué sa lecture quelque temps après le départ de Ludlow, montrait évidemment, par une sorte d’inquiétude, qu’il attendait l’ordre de se rendre à la Cour des Fées. Pendant ces moments d’anxiété l’air du contrebandier était pensif plutôt qu’impatient, et lorsqu’il entendit des pas à la porte de l’appartement, son visage trahit les symptômes d’une agitation violente. La négresse d’Alida parut, remit un papier à Seadrift et se retira. L’ardent marin lut les mots suivants, écrits à la hâte avec un crayon.

« J’ai éludé toutes les questions, et il est à moitié disposé à croire à la nécromancie. Ce n’est pas le moment d’avouer la vérité, car il n’est pas en état de l’entendre, étant déjà troublé par l’inquiétude de l’effet que peut produire la présence du brigantin dans le Cove, et si près de sa propre demeure ; mais soyez certain qu’il reconnaîtra des droits que je saurai soutenir, et si j’échouais dans le projet de les établir, il n’oserait refuser le témoignage du redoutable Écumeur de mer. Venez ici dès que vous entendrez le bruit de ses pas. »

Cette dernière injonction fut promptement suivie. L’alderman entra par une porte, et l’actif marin se sauva par une autre ; le prudent alderman trouva vide un appartement où il avait espéré rencontrer son hôte. Cette dernière circonstance néanmoins causa peu de surprise à Myndert, et point de chagrin, à en juger par l’indifférence avec laquelle il nota cet incident.

— Femmes et folies ! pensa l’alderman plutôt qu’il ne murmura, cette jeune fille fait tous les détours d’un renard qui est poursuivi, et il serait plus facile de convaincre d’une fausse facture un marchand qui attache quelque importance à sa réputation, que de convaincre d’une indiscrétion cette rusée de dix-neuf ans ! Il y a en elle tant de sang normand, qu’on n’ose pas trop la pousser à bout ; mais voyez ! lorsque j’espérais que van Staats avait profité de l’occasion, l’étourdie a l’air d’une nonne lorsque je prononce son nom. Il faut convenir qu’Oloff n’est point un Cupidon ; car pendant une semaine, sur mer, il aurait pu gagner le cœur d’une sirène. Eh ! voilà encore des inquiétudes par le retour du brigantin et les notions que le jeune Ludlow a de son devoir. Vie et mortalité ! il faut quitter le commerce dans un temps ou dans un autre, et commencer à fermer le livre de la vie ; il faut que je pense sérieusement à une balance finale. Si la somme totale était un peu plus en ma faveur, je le ferais demain avec joie.



  1. C’est-à-dire, en style classique, de faire naître l’âge d’or du commerce.