L’Éducation anglaise en France/Appendice II

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Lettre
aux membres de la Société d’économie sociale
et des Unions de la paix sociale.
Paris, le 1er août 1888.
Messieurs,

Le Comité qui vient de se fonder, dans le but de propager les exercices physiques dans les écoles et d’amener ainsi la transformation de l’éducation française, a été placé sous le patronage de M. Jules Simon, l’illustre orateur de votre congrès de 1887 ; trois de ses vice-présidents, MM. G. Picot, le docteur Rochard et le général Thomassin, appartiennent aux Unions et son secrétaire s’honore de compter aussi dans vos rangs.

D’autres liens d’une plus haute importance unissent encore le Comité aux Unions : et d’abord le but qu’il se propose d’atteindre. Maintes fois Frédéric Le Play a insisté sur les déplorables tendances de notre régime scolaire actuel et sur la nécessité d’une prompte réforme. C’est un point de son programme que nous allons tenter de réaliser et, s’il vivait encore, son appui et son concours nous seraient certainement acquis. Un meilleur emploi des heures de récréation et le développement du sport parmi les écoliers ne sont à nos yeux que des moyens ; nous visons plus haut et, si nous employons ces moyens, c’est que l’observation et l’expérience ont démontré leur efficacité pour donner aux jeunes gens ces qualités précieuses d’énergie, de persévérance, de jugement et d’initiative qui, chez nous, ne sont l’apanage que de quelques-uns. Il sera permis d’attendre beaucoup d’une génération ainsi élevée.

Je me suis parfois demandé — et sans doute je ne suis pas le seul à m’être posé cette question — comment il se faisait que les doctrines qui forment l’ensemble du programme de la réforme sociale n’aient pas eu, jusqu’à l’heure présente, d’action décisive sur la société française : proclamées par un homme illustre dont le nom est universellement connu, appuyées sur des Sociétés dont les rouages simples et ingénieux favorisent la propagande, défendues aujourd’hui par des citoyens convaincus et dévoués, que manque-t-il donc à ces doctrines pour devenir prépondérantes et régénérer le pays ? C’est que les doctrines de Frédéric Le Play sont éminemment raisonnables et qu’elles s’adressent en somme à un peuple qui ne l’est pas. Pour adhérer à ces conclusions et à ce programme réformateur, il n’est pas besoin d’être un grand génie, d’avoir des capacités particulières, un coup d’œil d’aigle ni des connaissances infiniment étendues : il suffit d’avoir du bon sens, un peu de modération dans la pensée, un peu de tolérance dans le jugement et pas trop d’idées préconçues ; ces qualités sont exceptionnelles chez les Français, qui affectent même de les mépriser comme trop bourgeoises. Est-il élégant, je vous le demande, d’entrer dans une Société qui consent à discuter avec ses adversaires, ne rêve pas un bouleversement général et n’a même pas songé encore à se choisir un signe de ralliement ? Ah ! si les Unions possédaient une fleur emblématique, leur succès eût été bien autre ; tel n’est pas le cas et le nombre est petit de ceux qui sont enrôlés sous leur bannière ; ce nombre s’accroît, mais trop lentement.

Eh bien, la réforme sociale est à faire par l’éducation ; ce n’est pas sur les hommes, c’est sur les enfants qu’il faut travailler pour en préparer le triomphe en leur donnant les qualités d’esprit qui les rendront aptes à comprendre, les qualités de caractère qui les rendront aptes à exécuter la transformation dans laquelle votre illustre fondateur a vu le salut du pays.

À ce titre j’ai cru pouvoir vous demander à tous votre appui, heureux de rattacher une œuvre dont les destinées s’annoncent prospères, aux Unions qui constituent une élite dans la partie pensante et agissante de la nation. Votre appui, cela ne veut pas dire seulement les dons que quelques-uns peut-être voudront bien nous faire, pour la création de nos parcs scolaires et l’organisation de nos concours athlétiques : cela veut dire surtout cet appui moral qui est une si grande force. Parlez de nous et faites-nous connaître ; prêtez intérêt à toutes nos innovations. Vous pouvez même quelque chose de plus ; à Paris, à côté de quelques facilités appréciables, nous nous trouvons en face de difficultés sans nombre : les distances sont grandes ; pour avoir des terrains de jeu, il faut ou aller les chercher très loin ou les payer très cher ; à un autre point de vue, la liberté que nous réclamons pour les enfants présente ici des dangers qui sont bien moindres dans les villes de province. Beaucoup d’entre vous, messieurs, habitent constamment la province ou y passent une grande partie de l’année ; c’est à ceux-là que je m’adresse en les priant de jeter les yeux autour d’eux et d’examiner la situation des collèges qui sont à leur proximité. Ils pourraient y provoquer des réformes considérables et bienfaisantes, y introduire la nouvelle discipline qui donne en ce moment à l’école Monge des résultats si satisfaisants, y favoriser la fondation d’associations sportives, y développer l’initiative individuelle. — S’ils veulent grouper, pour accomplir cette besogne, les bonnes volontés locales et former des comités à l’instar du nôtre, nous serons à leur constante disposition pour les aider et les soutenir dans cette tâche, — tâche restreinte, mais déjà bien utile, s’ils ne cherchent qu’à remédier au surmenage, en donnant comme contrepoids à la fatigue intellectuelle les exercices physiques ; — tâche bien plus vaste, s’ils cherchent comme nous à faire pénétrer par les jeux dans l’éducation de nouveaux principes de discipline et de responsabilité. Nous ne saurions trop leur recommander, dans ce cas, de recourir aux jeux anglais, qui sont merveilleusement aptes à faire naître et à maintenir ces principes ; il ne faut pas qu’un patriotisme puéril et mal entendu empêche de les adopter.

La rédaction de la Revue[1] veut bien, à la suite de cette lettre, placer sous vos yeux la liste des membres du Comité ; parmi les notabilités qui y figurent, la mort vient de faire un vide en nous enlevant M. Allou, le célèbre et vaillant défenseur de toutes les libertés. Vous verrez que nous avons recruté des adhérents dans tous les partis ; notre œuvre est en effet à l’abri de toute querelle politique : elle est purement sociale et ce lui est un titre de plus à votre estime. Nous avons confiance que vous voudrez bien nous aider dans la croisade que nous avons entreprise, contre un système d’éducation qui répond si mal aux besoins du temps présent et qui s’est montré incapable de produire les vrais citoyens dont la France a besoin.

Pierre de Coubertin,
Secrétaire général du Comité,
Membre de la Société d’économie sociale.
  1. La Réforme sociale (1er septembre 1888).