L’Éducation anglaise en France/Préface

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PRÉFACE



Je n’ai qu’un regret ; c’est de n’avoir pas quinze ans et de ne pas être élève de l’École Monge. C’est un véritable lieu de délices. On y étudie les lettres et les sciences avec de bons maîtres en suivant de bonnes méthodes : on y fait de la gymnastique dans une cour superbe, et plusieurs fois par semaine on se rend au bois de Boulogne pour monter à cheval, faire du canotage sur le lac ou se livrer à d’interminables parties de cricket. Les esprits chagrins prétendent qu’à tant chevaucher et tant canoter on perdra quelque chose de ses chances pour le baccalauréat, M. Godart, le directeur de l’École, n’en croit rien et je suis de son avis. Il a bien remarqué, dans les premiers jours de l’éducation athlétique, un peu de dissipation ; on galopait par la pensée au bois de Boulogne quand on aurait dû être absorbé par le binôme de Newton. Mais l’équilibre s’est déjà rétabli et M. Godart ne doute pas d’avoir cette année, aux examens de la Sorbonne, autant de succès que l’année passée.

Il en aura plus peut-être, ce que je souhaite de tout mon cœur, parce qu’alors ce ne sera pas seulement le succès de l’École Monge : ce sera le succès de l’éducation athlétique. Et voyez l’heureuse chance ! nous ferons à la fois la joie de nos enfants et la force de notre armée. Si nous réussissons dans notre entreprise, cela vaudra mieux pour nos armes que si nous avions levé dix régiments.

On se demande si c’est M. Godart ou M. Pierre de Coubertin qui a fait cette belle découverte. M. Godart a mis son monde en mouvement. Vous pouvez vous en donner le spectacle — un bon et joyeux spectacle — en parcourant le bois de Boulogne dans l’espace compris entre le grand lac, le pré Catelan et le Jardin d’acclimatation. Il y a deux manèges, au jardin d’acclimatation, un grand espace réservé, au pré Catelan, pour les jeux de l’École : elle se sert, pour le canotage, de la batellerie du canal, mais ce n’est pas l’affaire de M. Godart : il a pris ce qu’il trouvait sous sa main pour aller plus vite. Il aura ses canots à lui, l’année prochaine. Le lac ne lui a fourni que des canots à deux rameurs : il lui faut des barques à six rameurs et même à dix, comme un amiral : il les aura. Comme on se propose de se mesurer avec Eton, il est à propos de soigner sa marine. La victoire sera partagée entre les canotiers et le constructeur.

M. Pierre de Coubertin ne dirige aucune école. C’est simplement un amateur qui ne veut pas être un amateur platonique. Il se propose de refaire la race française. La même idée est venue autrefois, pour la race anglaise, à Guillaume le Conquérant. Il trouvait en Angleterre une race étiolée et mal nourrie. Il eut recours, en vrai Normand, au roast beef, et, de ce peuple malingre, souffreteux et scrofuleux, il fit en peu de temps les premiers fantassins et les premiers forgerons du monde. C’est, du moins, ce que prétend Michelet, à qui j’en laisse la responsabilité. M. de Coubertin n’a pas eu à songer aux beefsteacks parce que nos jeunes gens n’en manquent pas et que ce n’est pas son affaire d’aller regarder aux garde-manger. Mais il a visité les universités et les écoles anglaises où le cricket et le canotage sont des institutions. Il a vu, dans les parcs de Londres, toute la jeunesse des deux sexes à cheval. Il sait que les généraux allemands, quand ils ont besoin d’improviser un aide de camp, trouvent toujours de bons cavaliers à profusion : tandis que chez nous personne ou presque personne ne monte à cheval : c’est à peine si nous avons çà et là un jeu de paume : le lawn-tennis est d’importation toute récente.

Il n’y a pas un de nos collèges ni une de nos écoles qui ne montre avec orgueil un appareil de gymnastique : mais comparez les dimensions du gymnase avec le nombre des élèves et vous verrez qu’avec tous ces trapèzes on ne peut pas faire faire à chaque élève un quart d’heure d’exercice par semaine. Du tir, il n’en est pas question chez nous. Il y a maintenant des sociétés de tir, nombreuses et florissantes pour les adultes : mais nos lycéens, toucher à un fusil, y pensez-vous ? Ils pourraient se blesser. Eh oui ! on peut aussi tomber de cheval, et il n’y a pas un canot, si bien construit et si bien monté qu’il soit, qui ne puisse faire capot, dès qu’il offre au vent un bout de toile. L’escrime seule a toujours été en honneur dans nos écoles. Cela nous est resté du temps où elles étaient surtout fréquentées par les gentilshommes. Il s’en faut aussi que l’escrime elle-même soit aussi répandue qu’il le faudrait.

Quoi ! nous sommes une nation vaillante, active, un peu remuante, un peu agitée, et nous nous laissons élever et emmailloter de la sorte ? Quoi ! nous pouvons d’un jour à l’autre avoir besoin de tous nos hommes et nous ne pensons pas à augmenter leurs forces par une habile culture ? Le rouge en est monté au front de M. Pierre de Coubertin. Il y a là une faute à réparer, une place à conquérir, s’est-il dit ? Et que faut-il pour cela ? L’appui de l’État ? pas du tout. — De l’argent ? pas beaucoup. Voyez M. Godart qui va faire une révolution presque sans bourse délier. Que faut-il donc ? Mettre l’éducation athlétique à la mode, tout simplement.

Aussitôt il s’est adjoint un certain nombre de jeunes gens parmi lesquels M. le général Thomassin et moi nous nous faisons gloire de compter ; et nous ne doutons pas qu’avec l’appui de la presse qui ne fait jamais défaut aux grandes pensées, nous ne parvenions en peu de temps à mettre à la mode l’éducation du corps.

En vérité, il était temps. On ne trouvait plus de muscles que dans les ateliers et dans les champs ; il n’y en avait presque pas dans les collèges.

Et cela remonte bien haut.

Croyez-vous que, si Molière avait vécu en Angleterre, il nous aurait montré ce grand benêt de Thomas Diafoirus, maigre comme un cent de clous, parlant d’une voix de fausset, demandant s’il faut baiser, et perché, comme un enfant à fouetter sur les derniers barreaux de sa chaise ? On ne connaît pas ces êtres-là à Oxford et à Cambridge. Il n’y a qu’en France qu’on a imaginé d’élever des garçons à l’ombre, de leur permettre tout au plus la toupie et pour tout exercice physique, de leur accorder, par semaine, quatre heures de promenade à petits pas sous la surveillance des maîtres d’études. On s’imagine qu’ils travailleront mieux avec cela. Ils y gagnent des maux de reins et des maux de tête, bien heureux même quand cette débilitation systématique de la race n’aboutit pas à la débilitation du caractère. Je ne voudrais pas, pour tout l’or du monde, manquer de respect aux malades : mais, en vérité, on ne trouve pas souvent une âme robuste dans un corps malingre.

Nos grands-pères avaient un correctif pour leurs écoles languissantes : c’étaient les académies où la jeune noblesse s’exerçait à l’escrime et à l’équitation. Il n’y avait rien de semblable pour la bourgeoisie. Un magistrat et un financier à cheval paraissaient des êtres ridicules. La jeune noblesse a disparu, depuis la Révolution, et ses académies avec elle ; et notre jeune bourgeoisie serait toute semblable aux Anglais de Guillaume le Conquérant si M. Pierre de Coubertin et M. Godart n’étaient venus à son secours.

On avait peu à peu inventé à son usage un système d’éducation qui d’abord laissait le corps se former sur sa bonne foi sans que personne prît la peine de s’en mêler : qui, ensuite, soumettait l’esprit à une torture particulière, consistant dans un développement prodigieux de la mémoire et un étiolement systématique du goût et de l’imagination. Tout se réduisait à des catalogues. Il n’était plus question pour elle de savoir chercher et trouver, mais d’écouter et de retenir. On lui mettait dans la tête un magasin au lieu d’un outil. Le pauvre petit avait tant de faits à empiler dans sa cervelle qu’il n’avait plus le temps ni de penser, ni de respirer. Les ouvriers à côté de lui faisaient des grèves pour réduire le travail de la journée à dix heures, à huit heures, à sept heures : mais lui, pauvre diable, on lui laissait par grâce une demi-heure de loin en loin. Il avait, le soir, après les études du matin et cinq heures de classe, une étude de trois heures consécutives assis sur son banc, sans pouvoir parler ni bouger, sous peine de pensum. Cela durait ainsi tout le printemps de la vie avec nouveaux amoncellements de marchandises chaque année jusqu’au baccalauréat et au concours pour les écoles. Le candidat arrivait alors devant ses juges, soufflant, anhélant, n’en pouvant plus, toussant entre chaque parole, avec une figure hâve et un regard triste, et il écoulait les produits dont on l’avait chargé. Reçu ! il est reçu ! Le père ne se sent pas de joie. Son fils est bachelier ! Il est à l’école ! C’est à cela qu’il travaille jour et nuit depuis douze ans.

Mais conduis-le donc dans la chambre à côté, ton bachelier, fais-le ausculter par un médecin. Sache où il en est de ses poumons. Fais-lui lever les bras armés d’un haltère ; fais-lui plier les jarrets ; sache un peu s’il a des muscles. Cause avec lui pour vérifier s’il a gardé quelque originalité et quelque indépendance, s’il a une idée qu’il n’ait pas apprise par cœur. Tu as fait scientifiquement un bachelier, mon ami ; mais si en même temps tu as fait un homme, c’est par hasard.

On s’insurgeait depuis quelque temps contre ce système d’emboquement. On lui avait donné un surnom dérisoire : le surmenage. Les mères s’en mêlaient, ce qui est un bon signe. Elles accusaient l’Université.

L’Université, au lieu de défendre directement son système, rejetait la faute sur les programmes trop chargés des autres écoles. M. Spuller nomma une commission pour juger et condamner le surmenage. La commission a siégé, j’en sais quelque chose : elle a fait un rapport qui finira par voir le jour. Il faut, sans doute, que le conseil supérieur en dise son avis. Mais tous ces efforts démontrent une fois de plus la vérité du proverbe : on ne détruit que ce qu’on remplace. M. Spuller a voulu détruire le surmenage : ce sera l’honneur de son ministère. M. Pierre de Coubertin remplace le surmenage. Il fait appel à la force. Il a raison. C’est sous lui que le surmenage succombera. Je voudrais bien savoir comment on empêcherait un gaillard qui sait boxer, chevaucher, canoter, d’avoir une idée à lui.

Le général Thomassin me disait en sortant de notre dernière séance : « C’est de la force morale que nous allons faire ! » — Quel beau mot ! Quelle idée juste ! Il ne savait pas depuis combien de temps je prêche cette doctrine et quels efforts j’ai faits pour la faire réussir. La voilà sous la protection de la jeunesse. C’est à présent qu’elle va faire son chemin pour le bonheur de nos enfants et la gloire de notre patrie.

Jules Simon.