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L’Éducation en Angleterre/Chapitre IV

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Librairie Hachette (p. 63-85).
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RUGBY



Il y a deux livres dont les moindres détails devraient être présents à la mémoire de ceux qui vont visiter Rugby. L’un est le recueil des lettres de Thomas Arnold ; l’autre est l’histoire d’un écolier appelé Tom Brown.

Il ne peut être question, en Angleterre, d’éducation sans que le nom de Thomas Arnold soit prononcé ; après quarante-cinq ans, sa mémoire est encore vénérée comme au premier jour ; on peut même dire davantage ; car on a mieux compris à mesure que le temps coulait la grandeur de ses vues, la sagesse de ses réformes, et on a mieux obéi à l’impulsion qu’il avait donnée. — Ce qu’il était ? Un simple clergyman à l’âme ardente, au zèle d’apôtre, mais dont on fut longtemps sans soupçonner le génie ; le mot n’est pas trop fort, car Arnold avait véritablement le génie de l’éducation. Son regard perçant descendait au fond des âmes : il devinait les pensées ; on ne pouvait rien lui cacher. Aussi, comme il s’entendait bien à conduire les enfants, à les façonner, à en faire des hommes. À cela il joignait une sorte d’influence magnétique qu’il exerçait sur tous ceux qui l’approchaient. Quand il devint en 1828 head master de Rugby, il commença par mécontenter tout son monde en entreprenant des réformes impopulaires ; le niveau moral et social était alors très bas dans les collèges ; il y avait beaucoup à faire. Mais en peu de temps, Arnold eut raison de toutes les préventions et il devint à tel point l’idole de ses élèves qu’ils se fussent jetés au feu pour lui plaire… et lorsque la mort vint pour lui, prématurée et inopinée, ce fut une stupeur, un anéantissement extraordinaire dans Rugby ! Le monde scolaire allait-il continuer à vivre, à présent qu’Arnold ne l’animait plus !… oui. Arnold était resté quatorze ans à la tête de Rugby, et l’œuvre de ces quatorze années rayonnait déjà puissamment au dehors. Assurément les hommes qu’il a formés et qui ont été ses prospectus vivants, ont plus fait pour sa gloire que les plus éloquents panégyristes.

C’est l’un de ses plus fervents admirateurs, qui sans le désigner autrement que par ces mots : « le Docteur », l’a mis en scène dans Tom Brown’s School Days. Ce joli roman, qui prend le petit Anglais presque au berceau pour le conduire jusqu’à l’entrée dans la vie et au mariage (voir Tom Brown at Oxford), est encore aujourd’hui dans toutes les mains. Sans doute l’élève y est fort bien dépeint, et chacun a pu retrouver dans ces pages quelque écho de sa propre existence ; mais une bonne part du succès est due au talent avec lequel est tracée la figure du maître… Tels sont les deux livres qui vont nous servir de guides à travers Rugby ; je ne puis mieux faire que de les citer tour à tour, car ils se complètent l’un l’autre.

Tom Brown est arrivé dans l’après-midi par le coach (il n’y avait pas encore les six lignes de chemins de fer qui viennent aujourd’hui se croiser dans l’immense gare de Rugby). Il n’a pas oublié ce que son père lui a dit en partant, une bonne parole d’encouragement, accompagnée du shake hands réglementaire ! On n’embrasse plus un garçon qui entre dans un public school. La vérité est que le père de Tom Brown a hésité longtemps sur le genre de discours qu’il tiendrait à son fils. Lui parler des tentations qu’il trouvera sur son chemin ? il ne comprendra pas, cela fera plus de mal que de bien ; lui recommander de devenir savant ?… ce n’est pas pour cela qu’on le met au collège, ou du moins ce n’est là qu’une part du résultat qu’on souhaite. « Qu’il devienne seulement un brave, honnête, actif citoyen, se dit M. Brown ; qu’il soit un gentleman et un bon chrétien, je n’en souhaite pas davantage. »

Le lendemain on jouait au football ; dans la mêlée, un camarade de Tom a reçu un petit atout. Comme ils reviennent tous deux vers le collège, passe le capitaine, un grand qui a six pieds et qui l’année prochaine ira à l’Université. « Bravo, dit-il, mon garçon ! vous avez bien joué ; il faut vous guérir vite ; on a encore besoin de vos services. » Le bras est déjà à moitié guéri par de telles paroles, et Tom eût donné ses deux oreilles pour avoir mérité un semblable éloge… Il est dans la school house, la maison du head master, qui contient à elle seule soixante élèves et diffère en cela des autres maisons ; c’est comme un petit collège dans le grand. On couche dans des espèces de dortoirs où un præpostor surveille ; les « præpostors[1] » sont désignés parmi les sixth form. En bas il y a les « Études » où l’on travaille ; ce sont de très petites pièces que les élèves ont le talent de rapetisser encore par tout ce qu’ils y entassent ; ce petit coin est leur sanctuaire ; le maître en franchit le seuil le plus rarement possible et plutôt en visiteur qu’en surveillant.

Arnold n’est pas partisan de la surveillance étroite. « Je veux, dit-il, former des christian gentlemen, mon but est d’apprendre aux enfants à se gouverner eux-mêmes, ce qui est beaucoup meilleur que de les gouverner bien moi-même. » Parole profonde ! digne d’être méditée par ceux qui entendent gouverner les collèges en autocrates, avec une main de fer. Le Dupanloup de l’Angleterre leur rappelle qu’ils se trompent sur le caractère de leur mission ; elle ne consiste pas à former des esclaves, mais des maîtres, des maîtres souverains qui, bien plus tôt que la loi ne le reconnaît, se trouvent libres d’user et d’abuser de ce qui leur est soumis. Espérer leur soustraire cette souveraineté et le tenter, c’est dangereux ! L’homme doit être ici-bas isolé, se sentir seul avec lui-même, connaître la puissance et le plus tôt possible être mis en présence de la responsabilité lourde qui est le contrepoids de tout pouvoir.

Ainsi pensait Arnold. Un jour que des troubles avaient nécessité le renvoi de plusieurs élèves et jeté le mécontentement dans les rangs devant toute l’école, il prononça ces paroles demeurées célèbres et qui sont tout un programme : « Il n’est pas nécessaire qu’il y ait ici 300, 100 ni même 50 élèves ; mais il est nécessaire qu’il n’y ait que des christian gentlemen. » Cela répondait à une erreur de l’opinion publique alors répandue en Angleterre comme elle l’est aujourd’hui en France ; on considérait les collèges comme des institutions destinées à corriger les mauvaises natures ; détestable conception, qui ne peut faire d’un collège qu’une maison de correction et par conséquent un foyer de pourriture pour les enfants honnêtes qui s’y trouvent. Ce sentiment était si général, qu’à moins de fautes capitales les parents reconnaissaient à leurs enfants une sorte de droit à ne pas être chassés de l’école. Telle n’était pas la manière de voir d’Arnold, qui a écrit quelque part que « le premier, le second et le troisième devoir de tout directeur d’école était de se débarrasser (get rid) des natures stériles ». Les expressions sont dignes de remarque ; ce n’est pas chasser, c’est se débarrasser, et l’adjectif « unpromising » ne restreint pas l’application de cette mesure à ceux qui se sont rendus coupables en quelque chose, mais à tous ceux qui ne profitent pas de leur séjour à l’école, parce que s’ils n’en profitent pas, ils empêcheront aussi les autres d’en profiter. Ce ne sera donc pas toujours une punition, mais souvent un simple avertissement, une prière aux parents de reprendre l’enfant, toujours la sélection.… une phalange supérieure et peu nombreuse rend infiniment plus que la médiocrité très répandue.

Ce fut un grand événement dans la vie de Tom Brown, le premier dimanche qu’il entendit le Docteur parler à la chapelle ; il fut remué profondément par quelque chose dont il ne se rendait pas bien compte, mais qui, dans la suite, lui revint sans cesse à l’esprit et principalement quand il eut à choisir entre le bien et le mal Des plumes plus éloquentes que la mienne ont décrit cette scène le vieux pupitre de chêne s’élevant tout seul au centre, dominant les bancs, cette grande figure habillée de noir, ce regard pénétrant, cette voix tantôt charmeuse, tantôt claire et sonnante. Il était là chaque dimanche, plaidant la cause de Dieu… et, de chaque côté, les longues rangées de figures attentives, depuis le petit garçon qui venait de quitter sa mère jusqu’au jeune homme qui allait, le terme prochain, entrer dans le « wide world », heureux de faire emploi de sa force. C’était un grand et solennel spectacle surtout, à l’hiver, quand les quelques flambeaux épars dans la chapelle répandaient sur toutes ces choses une sorte de lueur crépusculaire, qui allait se perdre dans les ténèbres de la voûte… C’est aussi par une froide soirée de novembre que j’y pénètre : l’édifice a été presque entièrement reconstruit dans un très beau style ; mais, là-bas, au pied de l’autel, il y a toujours la grande dalle blanche avec ce seul nom : Arnold, qui en dit plus que toutes les épitaphes phrasées. Une voix jeune et hésitante s’élève, prononçant des versets de psaumes : c’est un petit blond à la mine de chérubin qu’on exerce à lire à haute voix ; le maître suit dans un livre, corrigeant les mauvaises inflexions ou la prononciation défectueuse ; plus loin, deux grands garçons, en costume de flanelle blanche, écoutent immobiles et silencieux. Dans le transsept de gauche, une tombe est évidée dans le mur ; c’est le monument élevé à Arnold et sur lequel il est représenté, étendu, les mains jointes, grand, mince, nerveux : c’est bien ainsi qu’on se l’imagine ; mais cette physionomie n’était point faite pour être taillée dans la pierre rigide.

Son esprit était infatigable dans ses recherches et il s’usait à penser ; dans son regard brillait ce feu du travail qu’il savait communiquer aux autres. Comme s’il eût eu le perpétuel pressentiment d’une fin prématurée, il se hâtait dans sa course et prenait soin d’écarter de lui les inutilités. « La vie, disait-il à propos d’un amateur de plantes rares qui passait son temps à en collectionner, la vie n’est pas assez longue pour que l’on puisse s’intéresser tellement à des choses en elles-mêmes si insignifiantes. » Si l’on cherche des mots brefs et significatifs pour résumer son système, on trouve les suivants : douceur, confiance, fermeté. — C’est le « suaviter et fortiter » bien souvent cité, parfois mis en pratique, mais jamais de la façon dont l’entendait le Docteur. (Désignons-le par ce nom, qui rarement, à Rugby, fut prononcé autrement qu’avec respect et affection.) Il y avait des fautes qu’il ne punissait pas du tout, qui n’attiraient de sa part que des explications ou de très légers reproches : c’étaient celles qui lui paraissaient en quelque sorte au-dessus de ce qu’on est en droit d’exiger d’un enfant ; il faisait alors venir le coupable, le mettait en garde contre une semblable occasion pour l’avenir et lui « exposait » comment il y devait résister. Bien souvent celui-ci s’était présenté pour être fouetté ou croyant l’être : il ressortait comme devant, plus embarrassé que s’il eût enduré le réel châtiment qui, aux yeux des Anglais, lave toute offense.

« Vous vous repentirez rarement, a dit Arnold, d’avoir employé la douceur… Si l’enfant est sincère et droit, quelque léger et dissipé qu’il puisse être, il ne fera pas de mal aux autres ; il ne se vantera pas de s’être mal conduit, ce qui constitue le principal danger. » En effet ce n’est pas tant la faute en elle-même qui est inquiétante (Dieu nous préserve des enfants impeccables ! disait Fénelon) que la faveur avec laquelle elle peut être envisagée par les camarades. Or pour que la résistance à l’autorité ne devienne pas glorieuse, le meilleur moyen n’est-il pas de faire résider l’autorité ou une part d’autorité dans le milieu même d’où pourrait venir la résistance ? C’est le principe anglais : obtenir la stabilité en intéressant le plus de personnes possible au maintien de ce qui est. Transporter l’application d’un pareil principe dans une société d’enfants, c’était à coup sûr bien hardi. Arnold n’hésita pas. « Je ne puis, dit-il, admettre ni en théorie ni en pratique le système en vigueur dans nos public schools et qui tend à laisser tant d’indépendance aux enfants, si les élèves de la classe supérieure ne servent pas d’intermédiaires entre les maîtres et le reste de l’école, et ne peuvent transmettre ainsi aux autres par leur exemple et leur influence de bons principes de conduite, au lieu des principes très imparfaits qui règnent généralement dans une société d’enfants laissés libres d’estimer eux-mêmes le bien et le mal. » — Pour lui les élèves de la sixth form (la plus haute classe) et plus spécialement les præpostors investis du pouvoir étaient comme des « officiers dans les armées de terre et de mer », et il ajoutait : « Quand j’ai confiance en eux il n’y a pas de poste en Angleterre que je voulusse accepter en place de celui-ci ; mais, s’ils ne me soutiennent pas, je dois me retirer. » Ne croirait-on pas entendre le chef d’un État constitutionnel parlant de ses ministres ?

La confiance était la loi fondamentale de ce système : il prenait grand soin, aidé en cela par son tact et sa délicatesse naturelle, de faire le plus possible agir les enfants au lieu d’agir lui-même pour eux, de les traiter en « gentlemen », de les forcer à se respecter par le respect qu’il leur témoignait, de leur rappeler à toute occasion qu’il se fiait à leur esprit de conduite, à leur raison, à leur honneur ! Par exemple, un mensonge était à ses yeux une offense capitale, punie, dès que la chose était prouvée, par une expulsion immédiate. Jamais il n’avait l’air d’épier ni de soupçonner même les plus jeunes ; et quand on voulait, après avoir affirmé un fait, le prouver d’une manière quelconque, il avait une façon de vous couper la parole et de vous dire : « Cela suffit ! cela suffit ! Puisque vous l’affirmez, je vous crois, naturellement. » — La conséquence fut que, dans l’école, on considérait un mensonge fait à Arnold comme l’acte le plus honteux qui se pût commettre.

Il les invitait parfois à sa table ou à prendre le thé, les recevait toujours avec quelque cérémonie quand l’un d’eux venait lui parler ; bref en tout et toujours les traitait en hommes, et cela ne contribua pas peu assurément à leur donner ces bonnes manières, ce savoir-vivre, cette distinction que tout le monde remarquait. Dans ce petit monde scolaire le dernier venu sentait qu’il avait aussi son importance et quelque chose à faire pour que la machine marche bien.

Arnold disait, en parlant de sa tâche : « Cela a tout l’intérêt d’une grande partie d’échecs avec Satan comme adversaire et des créatures vivantes comme pions. » L’éducation est à ses yeux la préface de la vie. « L’homme sera libre ; l’enfant doit l’être aussi. Il s’agit de lui apprendre seulement à user de sa liberté et à en comprendre l’importance. » — Et ailleurs : « Ne cachez pas le monde aux enfants ; cacher le mal, c’est le souligner. » — Ses lettres sont remplies de pensées semblables… On voudrait tout citer.

Il n’eût pas été Anglais s’il n’eût pas aimé le sport ; à Laleham, où il avait d’abord fondé un private school, il se battait à boules de neige avec ses « pupils » et se livrait à toutes sortes d’exercices gymnastiques, nageant et ramant avec eux. Une fois à Rugby, il ne cessa d’encourager les jeux et les prouesses athlétiques. Une question qu’il se posait à lui-même fait voir quel rôle il attribuait au sport. « Peut-on, se demandait-il, hâter la transformation qui fait de l’enfant un homme sans par là courir le risque d’écraser ses facultés physiques et intellectuelles ? » Il sentait bien que tout garçon doit passer par une époque critique et il était persuadé que les public schools ont l’avantage de pouvoir avancer cette époque. Rien de pire que l’esprit qui prend de l’avance sur le corps. L’intelligence en se développant doit trouver une enveloppe qui ait la force de la contenir et de résister à son expansion ; il faut que l’enfant soit encore enfant alors qu’il a un corps d’homme ; en un mot, qu’on se hâte de faire moralement et physiquement un homme de cet enfant, car il a de mauvais instincts et des passions dont il subira l’assaut ; qu’on lui fasse des muscles et une volonté prématurés, ce qu’Arnold appelait : « true manliness », initiative, hardiesse, décision, habitude de compter sur soi et de s’en prendre à soi-même quand on tombe… toutes qualités qui ne se rattrapent pas et qu’il importe bien plus de cultiver dès la première enfance que de s’évertuer à faire entrer dans de jeunes cervelles des notions scientifiques bien vite disparues, précisément parce qu’on les y a mises trop tôt.

L’homme qui pensait ainsi appartenait à ce régiment intrépide qu’on a appelé celui des athlètes chrétiens : « muscular christians ». — À côté de leur Société il en existe une autre dont les adhérents méritent le seul nom d’athlètes, « le point de contact entre les deux étant que de part et d’autre on estime que c’est un grand avantage d’avoir des corps vigoureux et agiles ; mais les uns ne semblent pas se douter du pourquoi ils ont un corps et le promènent d’un bout du monde à l’autre, pour le service de leurs intérêts ou la satisfaction de leurs caprices, au lieu que les autres ont hérité de la vieille maxime chevaleresque que le corps de l’homme doit être bien exercé et développé par son maître pour ensuite servir à la protection des faibles, à l’avancement de toutes les causes justes et à la conquête du monde Jeunes gens, craignez Dieu et faites des marches forcées[2] ! »

Voilà certes une association d’idées dans laquelle le sport est traité avec honneur, puisqu’il se trouve sur le même rang que la crainte de Dieu. Mettre des poings solides au service de Dieu est une condition pour le bien servir ; se faire une santé vigoureuse est une nécessité pour avoir une existence bien remplie, car on perd du temps à être malade, et le temps, c’est de l’argent. Quant à la recommandation évangélique de tendre la joue gauche quand on vous frappe la droite, elle est peu pratiquée et remplacée par cet avertissement qui est la devise du Royaume-Uni : « Si vous cognez, je cogne. »

Telles me paraissent être les idées courantes sur le rôle de la force physique en ce monde, et si ces maximes ne sont pas toujours aussi nettement formulées, elles sommeillent au fond du cerveau de tout bon Anglais, qui sait les y retrouver quand il en a besoin. — « Après tout, que serait la vie, si l’on ne se battait pas ? Du berceau à la tombe, le combat est la raison d’être en même temps que le but réel, le but noble et honnête de tout enfant des hommes. Les garçons se querelleront toujours et se battront quelquefois ; le combat avec les poings est la manière usuelle dont les petits Anglais vident leurs querelles ; apprenez donc la boxe : vous n’y perdrez rien, bien au contraire. — Quant au combat, évitez-le le plus possible ; quand viendra le moment, s’il doit venir pour vous, où vous aurez à accepter ou à refuser un défi dites non si vous le pouvez ; seulement faites bien attention de connaître le motif de votre refus, de ne pas vous le dissimuler à vous-même : ce sera très beau si vous le faites par pur sentiment chrétien ; ce sera justifiable si c’est seulement parce que vous n’aimez pas cette besogne-là. Mais n’allez pas refuser par crainte d’être rossé, tout en disant que c’est la crainte de Dieu qui vous inspire, car cela ne serait ni chrétien ni honnête et si vous engagez le combat, poussez-le jusqu’au bout et ne lâchez pas tant qu’il vous restera la force de vous tenir debout[3]. »

C’est encore dans la chapelle de Rugby que nous retrouvons Tom Brown âgé à présent de dix-neuf ans et sur le point de s’installer à Oxford. Il a quitté le collège le mois dernier, le lendemain d’un grand match de cricket qu’il a commandé lui-même et à la suite duquel il a banqueté avec les vainqueurs, qui l’ont, pour finir, porté en triomphe autour de la cour Après avoir achevé ses paquets, fait la tournée des fournisseurs pour acquitter ses dettes et distribué force poignées de main aux amis, il est parti pour l’Écosse, où il va chasser et pêcher. Là, dans un district éloigné et sauvage, un journal déjà ancien de quelques semaines lui apprend par hasard qu’Arnold n’existe plus ! Cette nouvelle l’a terrassé ; jamais il n’avait imaginé que pareille chose pût arriver ! et le voilà qui, obéissant à une impulsion irréfléchie, mais irrésistible aussi, plante là ses compagnons et fait route vers Rugby La pauvre école est déserte : Tom ne rencontre que le jardinier, qui lui remet les clefs de la chapelle en pleurant, et il y pénètre. Assailli de pensées et de souvenirs, il va s’asseoir à la dernière place, celle qu’il a occupée le premier jour qu’il a passé à Rugby. Voilà encore sur le banc le nom de l’élève qui était son voisin. Il se rappelle les commencements de son séjour et son copain, Harry East, qui est à présent officier dans l’armée des Indes. Tous deux avaient donné beaucoup de souci au Docteur, qui, une fois, à la veille des vacances, les fit appeler pour leur dire que « cela ne marchait pas, qu’ils avaient été fouettés plusieurs fois pendant le terme et que, si leur paresse et leur insubordination continuaient, il se verrait forcé très à regret de les renvoyer, parce qu’ils faisaient du tort à leurs camarades. » — Et eux étaient sortis, atterrés à l’idée d’avoir à quitter Rugby.

À la rentrée, le Docteur les avait séparés pour mettre auprès de Tom un petit garçon pâle et nerveux, plus jeune que lui d’une année et nouvellement arrivé. Le Docteur avait invité Tom à prendre le thé chez lui et, en quelques mots, sans avoir l’air de se souvenir du passé, l’avait mis au courant de ce qu’il attendait de lui protéger son petit compagnon et le mettre en état de se protéger lui-même ensuite. Tom trouvait la tâche ennuyeuse et difficile, mais il aurait eu honte de reculer. Il emmena son « bébé », comme disait East en se moquant de lui, et commença de l’initier à tous les jeux, aux longues courses à travers la campagne Bien vite il y prit de l’intérêt et se sentit très fier le jour où son élève put grimper à un arbre convenablement.

Comme il avait été habile, le Docteur, en cette circonstance et en tant d’autres ! Tom s’attend à chaque instant à le voir paraître au-dessus du grand pupitre, comme autrefois, et il croit l’entendre parler ! Mais non ! tout ce qui reste de lui ici-bas gît, immobile et glacé, sous le pavé de marbre, et son clair regard est éteint pour jamais !

Le temps que Tom Brown a passé là, sur cette tombe, a suffi pour consolider en lui toutes ses bonnes résolutions. Il va se lancer à présent dans le monde, armé pour la lutte. Il n’est ni un saint ni un grand génie, mais il sera un brave Anglais, un honnête et actif citoyen, un gentleman et un chrétien… le vœu de son père est accompli.

Le Rugby d’aujourd’hui n’a pas dégénéré de ce qu’il était jadis : il occupe toujours une place honorable parmi les premières écoles d’Angleterre, qui se sont modifiées sous l’influence toute-puissante d’Arnold. L’année dernière, Rugby comptait 400 élèves : 70 faisaient partie de la school house. Six autres maisons se partageaient le reste ; en plus, quelques externes. Il y a un examen d’entrée assez sérieux et trois examens de classement par an. Rugby possède des immeubles à Londres : le revenu est consacré à entretenir des boursiers ainsi qu’aux réparations nécessaires ; le système du fagging, bien qu’adouci, est toujours en vigueur ; les præpostors sont au nombre de 35 et ils ont pour fags les 200 plus jeunes enfants.

Le modern side est désormais organisé ; le Dr Temple, aujourd’hui évêque de Londres, et le Dr Jex-Blake, actuellement head master, ont tour à tour favorisé l’étude des langues vivantes, des mathématiques et des sciences naturelles. Mais il est impossible de ne pas voir un changement s’opérer dans le but que poursuivent les maîtres ici et ailleurs : Arnold avait proclamé la nécessité de faire des « gentlemen » et toute l’Angleterre l’avait admise après lui. Il y a à présent une tendance très neuve, très timide encore, mais redoutable néanmoins, à faire des « good men » plutôt que des « gentlemen ». Cette tendance, on ne l’aperçoit pas tout d’abord, mais pourtant elle existe ; si elle se fortifie, l’instruction prendra le pas sur l’éducation. Malheur à ceux qui contribueront de la sorte à détruire l’œuvre de Thomas Arnold ; cette œuvre est magnifique, parce qu’elle répond exactement au caractère, aux aspirations, à la nature des Anglais ; à la place d’une fabrique d’hommes, on veut mettre une fabrique de savants : ce sera antinational !

  1. Dans d’autres collèges on les appelle præfects ou monitors.
  2. Tom Brown at Oxford.
  3. Tom Brown’s school days.