L’Éducation en Angleterre/Chapitre XIII
LES ÉCOLES CATHOLIQUES
Les Jésuites possèdent en Angleterre plusieurs établissements, dont les deux principaux sont Beaumont, situé dans la forêt de Windsor, non loin de l’endroit fameux où fut signée la grande charte, et Stonyhurst, près de Blackburn (Lancashire). Ma première visite à Beaumont date de loin (juillet 1883), et la vue de ce beau château commença de faire évaporer les préjugés anglophobes que j’avais nourris jusque-là. J’allais voir un ami d’enfance qui y achevait son éducation : il vint me trouver dans un salon en rotonde, où m’avait introduit le plus correct des maîtres d’hôtel ; un père lui remit un trousseau de clefs, en lui recommandant de me montrer toute la maison et « de faire faire du thé à quatre heures ». Un élève des Jésuites qui commande du thé : cela me comblait d’étonnement… Le collège en contient 190, mais on vient d’y ajouter un bâtiment destiné aux 60 plus jeunes, ce qui fera de la place pour autant de nouveaux : le prix de la pension, tout compris, est entre 2 000 et 2 500 francs par an.
Stonyhurst est beaucoup plus grand et d′aspect plus majestueux avec ses cours et ses cloîtres, sa façade solennelle et sa chapelle se mirant dans les étangs ; bref, au point de vue matériel, l′organisation de ces deux collèges ne laisse rien à désirer ; mais ce qu’il est surtout intéressant d’analyser, c’est l’atmosphère morale, ce sont les concessions qu’ont faites les Jésuites anglais à l’esprit de liberté et d’individualité, si contraire aux principes de leur ordre. Ces concessions sont grandes ; pour s’en rendre compte il suffit d’ouvrir le Stonyhurst magazine, car Stonyhurst a aussi sa revue mensuelle ; j’en tiens un exemplaire qui est très instructif à cet égard : il contient la statistique des confessions la veille d’une fête (sans les noms, bien entendu) et la liste des congréganistes nouvellement admis : mais à côté des congrégations de la Sainte-Vierge il y a la debating Society, les succès remportés par les Onze contre les Cricketers du voisinage et l’annonce d’un prix de 25 schellings (environ 30 francs) offert au meilleur nageur par la Société des anciens élèves. — Cette Société enfin donne un grand banquet au Holborn restaurant, à Londres, et une douzaine de pères Jésuites s’y viennent mêler aux convives : de ces menus faits et de beaucoup d’autres, que je ne cite pas, il faut conclure que les Jésuites n’ont pas, en Angleterre, la même rigidité de principes qu’en France et ailleurs, et qu’en entrant dans la Compagnie ils n’ont nullement renoncé à leur qualité d’Anglais ; aussi, quand on les compare à ceux des autres pays, on voit qu’ils constituent pour ainsi dire un ordre à part ; ils vivent isolés de leurs frères étrangers, avec lesquels ils se déclarent en parfaite communauté d’idées, ce qui en réalité n’est rien moins que véritable. Mais si l’éducation qu’ils donnent est très anglaise par un certain côté, elle diffère essentiellement par d’autres de ce que l’on observe dans les public schools et aussi chez les Oratoriens, qui, si j’ose m’exprimer de la sorte, forment avec les Jésuites un angle presque droit, en sorte que ces deux célèbres congrégations représentent pour les catholiques anglais deux courants pédagogiques très divergents l’un de l’autre. Les Jésuites en effet, tout en admettant une assez forte dose de liberté dans l’éducation, en écartent la responsabilité. Dans leur système, la discipline préventive occupe une grande place, et, en ce qui concerne la surveillance, ils se flattent « de tenir le juste milieu entre l’excès par lequel on pèche en France et le laisser-aller complet des public schools ». Le mot m’a été dit ; il n’est pas juste en ce que la surveillance des public schools, pour être d’une nature toute différente, n’en existe pas moins ; et, pour ma part, je la crois bien autrement efficace justement parce qu’elle n’est pas limitée à certaines personnes, mais qu’elle est exercée un peu par tout le monde. Autant que j’ai pu m’en convaincre, la surveillance exercée à Beaumont et à Stonyhurst n’est pas aussi effective que les maîtres le disent, et cela se comprend : elle cesse aux murs de la maison ; les enfants passent continuellement d’un système à l’autre ; on leur met un harnais dedans et on l’ôte dehors. Ce serait peut-être plus habile de le leur laisser toujours en l’allégeant. Quelques Français ont été élevés à Stonyhurst et à Beaumont et ils en ont recueilli un grand bénéfice. Ce n’est pas sans danger qu’on les eût exposés à l’atmosphère des public schools qui les aurait grisés : et il est certain que, si quelques réformes peuvent être introduites dans le système français, c’est par les jeux qu’elles pénétreront. Mais, pour des Anglais, je crois qu’il y a tout avantage à leur donner l’éducation véritablement libre dont les résultats dans ce siècle-ci semblent avoir été si probants et si dignes d’admiration.
C’est aussi ce qu’on pense à l’Oratoire de Birmingham, avec quelques petites restrictions qu’inspire la jalousie, laquelle est développée en Angleterre de collège à collège, à un point véritablement extraordinaire. L’Oratoire, appelé aussi Edgbaston, du nom du faubourg où il est situé, a été fondé assez récemment par le cardinal Newman, qui en a fait sa résidence. Était-ce pour y appliquer une nouvelle méthode ? — Non ; le système ne diffère pas de celui d’Oscott, collège voisin de Birmingham où le cardinal a résidé longtemps : c’était plutôt pour en pouvoir diriger l’esprit tout à sa guise ; l’esprit qui règne dans un collège est chose si délicate, si indéfinissable ! Edgbaston contient 60 élèves, pas davantage ; je lui reproche surtout d’être enfermé dans le faubourg urbain d’une cité comme Birmingham, si pleine d’ateliers et de manufactures. — Quelle différence avec Oscott, situé dans la campagne, à quelques milles de là ! Au milieu d’un grand parc, sur le penchant d’une colline, assis sur une vaste terrasse coupée de parterres, s’élève un grand château gothique à tour centrale. En face la vue s’étend sur de lointains horizons jusqu’à Birmingham, dont les fumées tracent une bande noirâtre dans le ciel. Sitôt qu’il a franchi le seuil, le visiteur se trouve dans un cloître qui entoure la cour intérieure ; aux fenêtres, des vitraux coloriés avec les armoiries, les devises, les monogrammes des anciens élèves, dont chacun a tenu à placer là en s’en allant un souvenir de son passage. Les galeries sont remplies de peintures, de statues de marbre, de vieux meubles flamands, de bronzes antiques, de christs espagnols en ivoire… et ce n’est rien encore à côté du musée, où sont entassées de véritables merveilles, des ornements d’Église des xiiie et xive siècles, des missels, des autographes de prix ; tout cela a été laissé par lord Schrewsbury, le bienfaiteur d’Oscott, celui qui l’a doté aussi de toutes les terres qui l’entourent. Sont-ils heureux, ces grands seigneurs anglais, de pouvoir attacher leurs noms à de pareilles fondations !
Le collège célébrera l’an prochain son jubilé de 50 ans ; il a été le foyer naissant de ce mouvement catholique qui, au début du règne de Victoria, a brillé d’un si vif éclat. Malheureusement il y a trop de collèges catholiques en Angleterre : l’union fait la force et ils gagneraient à se fondre ; ici ils ne sont que 80 élèves et il y a place pour plus de 120. La bibliothèque est bien fournie ; beaucoup de livres sérieux, mais des « novels » aussi. « Pourquoi ne liraient-ils pas Walter Scott, ces enfants ? » me dit le Réverend S… Pour sa part il n’y voit point d’inconvénient. Nous parcourons plusieurs salles de billards tout à fait confortables avec leurs divans de cuir : on se croirait dans un club de Londres ; puis des salles de bains et d’autres, pour jouer quand il pleut, et enfin le hall, où se donnent les séances solennelles et qui sert d’étude dans l’habitude de la vie.
Les plus jeunes ont des dortoirs à cases séparées, où ils sont comme chez eux ; tous les grands ont des chambres spacieuses, dont ils complètent à leur guise le mobilier ; plusieurs ont des pianos ; on devine des goûts déjà décidés et très manlike ; rien d’enfantin.
Jusqu’à 14 ans la pension est de 60 guinées 1 560 francs ; après, elle monte à 1 820 francs. Il faut ajouter :
Pour
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le blanchissage |
50
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francs
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les jeux |
25
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le gymnase |
12
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une chambre à part |
200
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l’imprévu, frais accessoires, etc., environ |
500
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au total : de 2000 à 2700 francs suivant les cas ; la pension est donc moins cher que dans bien des public schools. Quant à la liberté, elle n’est pas moindre. Les garçons montent leurs vélocipèdes et filent jusqu’à Coventry. « Quel mal y a-t-il ? se demande mon aimable interlocuteur : je sais bien ce qu’ils y font ; ils descendent à l’hôtel, se payent un comfortable dinner et reviennent. Eh bien ! c’est leur droit, s’ils ont de quoi. — Et qui vous prouve, dis-je, qu’ils n’ont pas été ailleurs ? » Je vois encore son regard assuré et j’entends sa parole franche quand il me répond : « Je le verrais dans leurs yeux. Vous ne savez pas, continue-t-il, ce qu’est la physionomie de jeunes gens élevés ainsi : on y lit à livre ouvert. Je les dresse à ne jamais dire un mensonge. Un mensonge ne saurait sortir de leurs lèvres sans que je m’en aperçoive à l’instant ; et pour cela, point de pitié. D’ailleurs vous croyez trop que le mal doit se glisser fatalement en eux ; ils ne le connaissent pas, parce qu’à cet âge il n’y a que l’ennui et l’anémie qui puissent l’engendrer, et ils n’ont ni l’un ni l’autre ; » et ce mot si typique, qui m’a été dit dans une autre circonstance, mais qui résume la même doctrine : « Nous les faisons larges d’épaules comme d’idées (broad views and shoulders). »
Tous les jeux sont en honneur à Oscott ; mais il y en a un particulièrement passionnant, paraît-il : c’est le Bandy, qui ressemble au Hurling, le jeu populaire des Irlandais. Ce qui me surprend, c’est l’absence de præpostors ; il en faudrait si les élèves étaient plus nombreux ; actuellement il n’y a comme autorité constituée que le capitaine, qui est toujours « the head of the house », le premier en force physique et intellectuelle (cela va plus souvent ensemble qu’on ne le pense) ; généralement un de ces jeunes hommes auxquels il ne manque plus que de longues moustaches, et qui embarrassent au premier abord ; car on hésite toujours s’il faut leur demander comment ils aiment le latin ou combien ils ont d’enfants ?
Dans les corridors, je rencontre : 1o une maid, qui fait le service, ce qui me paraît un comble ; 2o au second étage, une odeur de tabac qui filtre à travers une porte. Il est vrai que c’est la porte d’un « philosophe ». « Et puis, dit le père, on ne peut guère empêcher les très grands de fumer une cigarette de temps en temps ; et, quant aux plus petits, la première qu’ils fument les rend malades ; j’aime autant qu’ils en fassent l’essai. »
Il y a ici un séminaire annexé à l’école ; il y a aussi une douzaine de « philosophes », mais je doute que l’institution produise de meilleurs résultats qu’à Stonyhurst, où les philosophes ne s’entendent guère qu’à chasser à courre et à faire du punch. Franchement ils seraient mieux à l’Université : je sais bien qu’ils n’y trouveraient pas abondance de ressources au point de vue de la pratique du culte catholique ; mais d’autre part, s’ils y étaient plus nombreux, ces moyens existeraient. C’est un cercle vicieux. Cette question sans cesse débattue, l’évêque de Birmingham, auquel je rends visite, la reprend en détail. Il ne regrette pas que le projet de fondation d’un collège catholique à Oxford ait échoué, car il ne croit pas aux services qu’aurait pu rendre un semblable établissement ; le pape s’y est opposé et en général n’aime pas qu’on laisse les élèves aller à l’Université : il redoute l’esprit de scepticisme qui, sous l’influence de la philosophie allemande, aurait envahi les sphères académiques. Il y eut bien un mouvement dans ce sens, mais je le crois arrêté aujourd’hui ; le rationalisme pratique qui domine dans certains collèges est-il bien dangereux d’ailleurs ? Et enfin pourquoi ne songe-t-on qu’à Oxford ? Il y a Cambridge qui, pour ma part, ne m’a pas laissé de meilleurs souvenirs qu’Oxford (c’est impossible !), mais dont certes meilleure opinion au point de vue du sérieux, du travail. J’y ai connu des catholiques qui y vivaient en parfaite intelligence avec leurs camarades et cependant n’avaient rien perdu de leur foi. »
En fait de liberté, les catholiques d’Oscott n’ont donc rien à envier aux élèves des public schools ; lord Petre, dans un collège qu’il avait fondé et qui n’existe plus depuis quelques années, avait encore exagéré le système. Il m’a été impossible de me procurer en temps voulu des renseignements sur cette curieuse école : d’après ce que j’en ai entendu dire, c’était une sorte de République que les enfants administraient eux-mêmes ; l’idée en était sans doute originale, mais il n’y a pas lieu de s’étonner qu’elle ait conduit à des mécomptes.
Au nord de l’Écosse, dans un vallon solitaire où le Canal calédonien vient déboucher dans le lac Ness, s’élève Fort-Augustus, ancien monastère de bénédictins transformé par eux en école ; les élèves sont en très petit nombre. Le pays est sauvage et inhabité : des bruyères, des rochers et des bois sur la pente des montagnes, pas de chemins de fer ; il faut venir en bateau, soit d’Oban par le canal, soit d’Inverness par le lac. En somme, Fort-Augustus n’est pas bien important, mais y entrer est le rêve de bien des petits Anglais, parce que la vie qu’on y mène est tout à fait incivilisée. Je demandais à quoi l’on passait son temps. « On court dans la montagne, me répondit un des jeunes habitants. — Et pendant la mauvaise saison ? — On se boxe. »