L’Éducation et la culture

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L’ÉDUCATION


ET


LA CULTURE




Il y a beaucoup de mots qui n’ont pas de définition exacte, qui, souvent, sont pris l’un pour l’autre, mais qui, en même temps, sont nécessaires pour rendre les idées ; tels sont par exemple les mots éducation, culture et, même, enseignement.

Certains pédagogues n’admettent pas de différence entre la culture et l’éducation et, en même temps, ne peuvent exprimer leur pensée qu’en employant les mots culture, éducation, enseignement ou études. Il est évident que diverses conceptions doivent correspondre à ces mots. Peut-être y a-t-il des causes pourquoi, instinctivement, nous ne voulons pas employer ces conceptions dans leur sens vrai et exact, mais ces conceptions existent et ont le droit d’exister séparément l’une de l’autre.

En langue allemande il existe deux conceptions nettement tranchées — Erziehung (l’éducation) et Unterricht (l’enseignement). On admet que l’éducation embrasse l’enseignement, que l’enseignement est l’un des moyens principaux de l’éducation, que chaque enseignement porte en soi l’élément éducateur, erziehliges Element. Et la conception de culture, Bildung, se confond ou avec l’éducation ou avec l’enseignement. La définition allemande la plus générale sera la suivante : L’éducation c’est la formation des meilleurs hommes conformément à l’idéal du perfectionnement humain élaboré à une époque donnée.

L’enseignement, qui apporte le développement moral, est un des moyens, non exclusif, de l’atteindre. Parmi ces moyens, à part l’enseignement, il y a aussi la position de l’élève dans certaines conditions avantageuses pour le but de l’éducation — la discipline et la contrainte, Zucht.

L’esprit humain, disent les Allemands, doit être assoupli comme le corps par la gymnastique. Der Geist muss gezüchtigt werden.

La culture, Bildung, en Allemagne, dans la société et même, parfois, dans la littérature pédagogique, ou se confond avec l’enseignement et l’éducation, ou est considérée comme un phénomène social n’ayant rien de commun avec la pédagogie. Je ne connais pas, en français, le mot qui correspond à la notion vraie du mot russe Obrazovanïé[1] : éducation, instruction, civilisation sont des conceptions tout autres. De même, dans la langue anglaise, il n’y a pas de mot correspondant à cette conception.

Parfois même les pédagogues praticiens allemands n’admettent pas du tout cette division en éducation et culture. L’une et l’autre se confondent en un tout indivisible. Un jour, dans une conversation avec le célèbre Disterveg, je l’amenai à la question de la culture, de l’éducation et de l’enseignement. Disterveg parlait avec une ironie amère des hommes qui les séparent. Pour lui elles se confondaient ; et, en même temps, nous avons parlé de l’éducation, de la culture et de l’enseignement et nous nous sommes très bien compris. Il a dit lui-même que la culture porte en soi l’élément éducation, qui est renfermé dans chaque enseignement.

Que signifient donc ces mots ? Comment sont-ils compris et comment doivent-ils l’être ?

Je ne répéterai pas les discussions et les conversations que j’ai eues à ce sujet avec les divers pédagogues. Je ne citerai pas les livres qui contiennent les opinions contradictoires et qui sont nombreux dans cette littérature spéciale, ce serait trop long, et chacun, après avoir lu le premier article pédagogique, peut croire en la véracité de mes paroles, mais je tâcherai d’expliquer ici l’origine de ces conceptions, leurs différences et les causes de leur compréhension vague.

Dans l’esprit des pédagogues l’éducation comporte l’enseignement. La science dite pédagogique ne s’occupe que de l’éducation et envisage l’homme qui s’instruit comme un être tout à fait soumis au maître. Ce n’est que par son intermédiaire que celui qui s’instruit reçoit les impressions instructives ou éducatrices quelles qu’elles soient : les livres, les récits, les exercices de mémoire, les exercices artistiques ou physiques. Tout le monde extérieur peut influencer l’élève, seulement à mesure que le maître le juge bon.

L’éducateur tâche d’entourer son élève d’un mur impénétrable pour le soustraire à l’influence du monde, et il ne laisse passer à travers l’écran scolaire que ce qu’il juge utile pour lui. Je ne parle pas de ce qui s’est fait ou se fait chez les gens dits arriérés, je ne fais pas la guerre aux moulins, je parle de la façon dont on comprend et applique l’éducation chez les maîtres réputés les meilleurs et les plus avancés.

Partout l’influence de la vie est écartée des soins du pédagogue. Partout l’école est entourée du mur chinois de la sagesse des livres, à travers lequel mur on laisse passer l’influence éducatrice de la vie dans la mesure seulement qu’il plaît aux éducateurs. On n’admet pas l’influence de la vie. C’est ainsi que la science pédagogique envisage les choses parce qu’elle se reconnaît le droit de savoir ce qui est nécessaire pour la formation des meilleurs hommes et croit possible d’écarter de l’élève toute influence non scolaire. Ainsi agit en pratique l’éducation.

En se basant sur cette opinion, naturellement on confond la culture et l’éducation, car on reconnaît que, sans cette dernière, il n’y aurait pas de culture. Ces derniers temps, depuis qu’on a commencé à reconnaître vaguement le besoin de la liberté de l’instruction, les meilleurs pédagogues sont arrivés à la conviction que l’enseignement est l’unique moyen de l’éducation, mais qu’il doit être obligatoire, et c’est pourquoi ils confondent les trois conceptions : éducation, culture et enseignement.

D’après les pédagogues théoriciens, l’éducation c’est l’action d’un homme sur un autre ; elle comprend trois actions différentes :

1o L’influence morale ou par contrainte de l’éducateur, — sa façon de vivre, les punitions ;

2o L’instruction et l’enseignement ;

3o La réglementation des influences de la vie sur l’élève. L’erreur et la confusion des conceptions, selon nous, provient de ce que la pédagogie a pour objet l’éducation et non la culture et ne voit pas l’impossibilité pour l’éducation de pouvoir mesurer et définir toutes les influences de la vie. Chaque pédagogue pense que la vie a son influence avant l’école et après l’école et qu’elle dure, malgré tous les soins qu’on met à l’écarter, pendant toute la période scolaire. Cette influence est si forte que, dans la plupart des cas, toute l’influence de l’éducation scolaire s’anéantit. Mais le pédagogue ne voit dans ce phénomène que l’insuffisance du développement de la science et de l’art de la pédagogie et, malgré tout, il lui reconnaît pour but l’éducation des hommes d’après un certain modèle, et non la culture, c’est-à-dire l’étude des moyens par lesquels les hommes s’instruisent, se forment, et l’aide à apporter à ce libre développement. Je suis d’accord que Unterricht, l’étude, l’enseignement, est une partie de Erziehung, l’éducation. Mais la culture comprend l’un et l’autre.

L’éducation n’est pas un objet de pédagogie, mais un des phénomènes que le pédagogue ne peut négliger, et l’objet de la pédagogie ne doit et ne peut être que la culture. La culture, au sens large, c’est, selon nous, la totalité de toutes les influences qui développent l’homme et lui donnent une contemplation du monde plus large et des idées toutes nouvelles. Les jeux, les contraintes, les punitions infligées par les parents, les livres, le travail, l’étude obligatoire et libre, les arts, les sciences, la vie, tout cela instruit, cultive.

En général, la culture se comprend ou comme le résultat de toutes les influences que la vie a sur l’homme (au sens de culture de l’homme nous disons l’homme cultivé), ou comme l’influence elle-même, de toutes les conditions de la vie sur l’homme, (au sens de : la culture d’un Allemand, d’un moujik, d’un seigneur, nous disons : l’homme est ou n’est pas cultivé, etc.). C’est dans cette dernière conception que nous avons à envisager la culture. L’éducation, c’est l’influence d’un homme sur un autre avec le but de forcer l’élève à s’assimiler certaines habitudes morales. (Nous disons : ils en ont fait un hypocrite, un brigand ou un brave homme. Les Spartiates formaient des hommes courageux ; les Français élèvent des jeunes gens d’esprit étroit et prétentieux.)

L’enseignement, c’est la transmission du savoir d’un homme à un autre. (On peut enseigner le jeu d’échecs, l’histoire, la cordonnerie.) L’étude, c’est une nuance de l’enseignement, c’est l’influence d’un homme sur un autre, afin de forcer l’élève à adopter certaines habitudes physiques. (Apprendre à chanter, à raboter, à danser, à ramer, à déclamer.) L’enseignement et l’étude sont des moyens d’instruction quand ils sont libres et des moyens d’éducation quand l’étude est forcée et quand l’enseignement est exclusif, c’est-à-dire quand on n’enseigne que les objets que le maître croit nécessaires. La vérité se dévoile clairement et instantanément à chacun. Nous avons beau tâcher de confondre ce qui est séparable et de diviser l’inséparable, de dissimuler l’idée sous l’apparence des choses extérieures, la vérité est évidente.

L’éducation est une influence obligatoire, forcée, d’une personne sur une autre dans le but de former un homme tel qu’il lui semblera bon, et la culture, c’est le rapport libre entre les hommes, rapport dont la base est, d’une part, le besoin d’acquérir des connaissances, d’autre part, celui de transmettre ce que l’on a acquis. L’enseignement, Unterricht, c’est un moyen propre à la culture et à l’éducation. La différence entre l’éducation et la culture n’est que dans la violence que l’éducation admet comme un droit. L’éducation, c’est la culture par force ; la culture, c’est la liberté.

L’éducation, en français éducation, en anglais education, en allemand Erziehung, est une conception européenne, et la culture, c’est une conception qui n’existe qu’en Russie et peut-être en Allemagne où il y a un mot presque correspondant : Bildung. En France et en Angleterre, cette conception et ce mot n’existent pas. Civilisation, c’est plutôt développement ; instruction, c’est la conception européenne intraduisible en russe qui signifie l’abondance des sciences enseignées à l’école ou leur transmission, mais ce n’est pas la culture qui embrasse la science, les arts et le développement physique.

J’ai parlé dans mon premier article du droit à la contrainte dans l’instruction et j’ai tâché de prouver :

1o Que la contrainte est impossible ;

2o Qu’elle ne donne aucun résultat ou un résultat fâcheux ;

3o Que cette contrainte ne peut avoir d’autre base que l’arbitraire. (Le Circassien enseigne à voler, le Musulman à tuer l’infidèle.)

L’éducation, comme objet de science, n’existe pas. L’éducation, c’est la tendance au despotisme moral érigé en principe. L’éducation est, je ne dirai pas l’expression du mauvais côté de la nature humaine, mais c’est un phénomène qui prouve l’arriéré de la pensée humaine et qui, par là, ne peut être posé comme base de l’activité raisonnable de l’homme.

L’éducation c’est la tendance chez un homme à faire d’un autre ce qu’il est lui-même. (La tendance d’un pauvre à prendre la richesse d’un riche, le sentiment d’envie du vieillard regardant la jeunesse forte et fraîche, l’envie élevée en principe, en théorie.) Je suis convaincu que l’éducateur ne peut s’occuper avec tant de zèle de l’éducation de l’enfant que poussé par l’envie que lui inspire la pureté de l’enfant et le désir de le faire semblable à lui, c’est-à-dire de le gâter.

Je connais un brocanteur, en même temps aubergiste, qui a l’habitude de gagner des kopeks par des moyens très louches. Chaque fois que je l’exhorte à envoyer son fils, un bon garçon de douze ans, à l’école de Iasnaïa-Poliana, lui, élargissant sa large face en un sourire satisfait, me répond toujours la même chose :

— C’est ça, Votre Excellence, mais avant tout il me faut l’imprégner de mon esprit.

Et il le traîne partout avec lui, et il se vante de ce que son garçon de douze ans sait déjà tromper les paysans qui leur apportent du froment. Qui ne connaît des pères élevés dans les écoles de junkers ou au corps des cadets qui ne jugent bonne que l’éducation imprégnée de ce même esprit dans lequel ils ont été élevés ? Est-ce que les professeurs dans les Universités, les moines dans les séminaires, n’infusent pas de même leur esprit ? Je ne veux pas prouver ce que j’ai prouvé déjà et qui est trop facile, à savoir que l’éducation en tant que formation des hommes d’après certain modèle est inféconde, illégale et impossible. Ici je me bornerai à une seule question. Le droit de donner l’éducation n’existe pas. Je ne le reconnais pas et toute la jeune génération qui s’élève et qui partout et toujours se révolte contre l’éducation forcée ne le reconnaît pas et ne le reconnaîtra jamais. Par quoi prouverez-vous ce droit ? Je ne sais rien, je ne suppose rien, et vous reconnaissez et supposez le nouveau droit d’un homme à faire des autres hommes ce qu’il veut qu’ils soient, droit qui pour nous n’existe pas. Prouvez ce droit, mais non par cela seul que le fait de l’abus du pouvoir existe depuis longtemps déjà. Ce n’est pas vous qui êtes le questionneur mais nous, et vous, vous êtes le répondant. Plusieurs fois déjà, verbalement et dans la presse, on a élevé des objections aux idées exprimées dans mon journal Iasnaïa-Poliana. Mais on m’a fait ces objections comme s’il s’agissait d’apaiser un enfant dissipé. On m’a dit : « Sans doute, élever les enfants comme on les élevait dans les couvents du moyen-âge, ce n’est pas bien, mais les lycées, les universités, c’est tout autre chose. » Et d’autres : « Sans doute, c’est ainsi, mais si l’on prend en considération telle et telle circonstance, il faut avouer qu’on ne peut faire autrement. » De telles objections, il me semble, ne montrent pas le sérieux, mais la faiblesse de la pensée. La question est ainsi posée : Un homme a-t-il ou non le droit d’éduquer les autres ? On ne peut pas répondre : Non ; mais, pourtant… il faut dire oui ou non. Si oui, alors la synagogue juive, une école de sacristain ont le même droit d’exister que toutes nos universités. Si non, alors notre Université, comme établissement d’éducation, est aussi illégale si elle n’est pas parfaite, si tous ne la reconnaissent pour telle.

Je ne vois pas de milieu, non seulement en théorie mais même en pratique.

Pour moi les lycées avec leur enseignement classique et un professeur de l’Université avec son radicalisme ou son matérialisme me révoltent également. Ni le lycéen, ni l’étudiant n’ont la liberté du choix. Selon mes observations, les résultats de tous ces genres d’éducation sont également monstrueux. N’est-il pas évident que les cours de nos établissements supérieurs paraîtront au vingt-et-unième siècle aussi étranges et inutiles que nous paraissent maintenant les écoles du moyen-âge ? Et pourtant, il est si facile d’arriver à cette simple conclusion que si, dans l’histoire des sciences humaines, on ne trouve pas de vérités absolues mais les mêmes fautes remplacées sans cesse par d’autres, alors comment peut-on forcer la jeunesse à acquérir ce savoir qui, assurément, lui paraîtra erroné ? On dit et on dira : « S’il en a toujours été ainsi, que nous importe !… Ce doit être encore. » Je ne vois pas cela. Si les hommes se sont toujours entre-tués, il n’en résulte nullement qu’il en doive être toujours ainsi et qu’il faille ériger le meurtre en principe, surtout si l’on trouve les causes du meurtre et si l’on établit la possibilité de les écarter. Et, principalement, pourquoi vous, qui reconnaissez le droit général, humain, de donner l’éducation, blâmez-vous l’éducation mauvaise ? Le père blâme le lycée où il envoie son fils, le religieux blâme les universités, le gouvernement blâme, la société blâme. Il faut reconnaître ce droit à chacun ou ne le reconnaître à personne. Je ne vois pas de milieu. La science doit décider la question : avons-nous ou non le droit d’éducation ?

Pourquoi ne pas dire la vérité ? L’université n’aime pas l’éducation congréganiste et dit qu’il n’y a rien de pire que les séminaires ; les congréganistes n’aiment pas l’instruction universitaire et disent qu’il n’y a rien de pire que les universités, qu’elles ne sont que des écoles d’orgueil et d’athéisme. Les parents critiquent les universités ; les universités critiquent le corps des cadets ; le gouvernement blâme les universités et inversement. Qui a raison et qui a tort ? Le bon sens du peuple vivant, en présence d’une pareille question, ne peut pas s’amuser à composer de petits tableaux pour l’éducation des enfants, et il lui faut répondre. Et que cela s’appelle pédagogie ou autrement, peu importe, il y a deux réponses : Nous reconnaîtrons ce droit à celui de qui nous sommes le plus proche, ou que nous aimons davantage, ou que nous craignons le plus ; c’est ce que fait la majorité. (Si je suis prêtre, je donnerai la supériorité aux séminaires ; si je suis militaire, je préférerai le corps des cadets ; si je suis étudiant, je ne reconnaîtrai que les universités ; ainsi agissons-nous tous en justifiant nos préférences par des prétextes plus ou moins habiles et sans remarquer que nos adversaires en font autant.) Ou bien, il ne faut reconnaître à personne le droit d’éducation. J’ai pris ce dernier parti et je tâcherai de prouver pourquoi.

Je dis que les universités, non seulement en Russie mais dans toute l’Europe, dès qu’elles ne sont pas absolument libres, n’ont d’autre base que l’arbitraire et sont aussi mauvaises que les écoles monacales. Je supplie mes futurs critiques de ne pas atténuer mes conclusions : ou je mens ou c’est toute la pédagogie qui se trompe ; il n’y a pas de milieu. Ainsi, tant qu’on ne m’aura pas prouvé l’existence du droit d’éducation, je ne le reconnaîtrai pas. Néanmoins, sans reconnaître ce droit, je ne puis méconnaître le phénomène lui-même, le fait de l’éducation et je dois tâcher de l’expliquer. D’où sont venues l’éducation et cette opinion étrange de notre société, cette contradiction inexplicable qui nous fait dire : cette mère est mauvaise, elle n’a pas le droit d’élever sa fille et il faut la lui prendre ; cet établissement est mauvais, il faut le fermer ; celui-ci est bon, il faut le soutenir ? Pourquoi existe l’éducation ?

Si, durant des siècles, un phénomène aussi anormal que l’instruction et l’éducation forcées a pu exister, ses causes doivent être enracinées dans la nature humaine. Ses causes, je les vois :

1o Dans la famille ;

2o Dans la religion ;

3o Dans l’État ;

4o Dans la société (au sens étroit du mot et, en outre, chez nous, dans le cercle des fonctionnaires et de la noblesse).

La première cause consiste en ce que le père et la mère, quels qu’ils soient, désirent faire de leurs enfants ce qu’ils sont eux-mêmes ou au moins ce qu’ils désireraient être. Cette aspiration est si naturelle qu’on ne peut se révolter contre elle ; tant que les parents ne comprendront pas que chaque individu a droit à son libre développement, on ne peut exiger autre chose. En outre, le choix de la carrière du fils dépendra des parents plus que de qui que ce soit, de sorte que leur désir de l’élever à leur manière peut être regardé sinon comme juste du moins comme naturel.

La deuxième cause qui produit le phénomène de l’éducation, c’est la religion. Aussitôt qu’un musulman, ou un juif, ou un chrétien, croit fermement que celui qui n’embrasse pas sa doctrine ne peut être sauvé et perd son âme à jamais, il doit désirer, même par force, convertir un enfant et l’élever dans sa doctrine. Je répète encore une fois que la religion est la seule base légale et raisonnable de l’éducation.

La troisième cause, et la plus essentielle de l’éducation, se trouve dans le besoin qu’éprouve le gouvernement d’élever des hommes qui lui soient nécessaires pour un certain but. Pour répondre à ce besoin sont fondés le corps des cadets, les écoles de droit, les écoles des ingénieurs, etc. S’il n’existait pas de serviteurs du gouvernement, il n’y aurait pas de gouvernement ; s’il n’y avait pas de gouvernement, il n’y aurait pas d’État, alors cette cause aussi a une justification indiscutable. Enfin, la quatrième cause est dans le besoin de la société, de la société au sens étroit du mot, représentée chez nous, par la noblesse, la bureaucratie et une partie du commerce. Cette société a besoin d’aides et de membres.

Un phénomène remarquable : — et je demande au lecteur de prêter une attention particulière à cette circonstance pour comprendre clairement ce qui suit — dans la science et dans la littérature, on rencontre toujours des attaques contre la contrainte de l’éducation de famille. (On dit : les parents dévoient leurs enfants, et il semble pourtant naturel que le père et la mère veuillent faire de leurs enfants ce qu’ils sont eux-mêmes). On en rencontre souvent contre l’éducation religieuse. (Il y a une année, je crois, toute l’Europe a gémi sur un juif élevé par force dans la religion chrétienne, et pourtant il n’y a rien de plus légitime que le désir de donner à n’importe quel enfant les moyens du salut éternel par la croyance religieuse en laquelle on a foi.) On trouve souvent des attaques contre l’éducation des fonctionnaires, des officiers. Et pourquoi le gouvernement, qui est nécessaire pour nous tous, ne formerait-il pas des serviteurs pour lui et pour nous ? Mais on n’a jamais vu d’attaques contre l’éducation sociale. La société privilégiée, avec son université, a toujours raison et bien qu’elle élève dans des idées contraires au peuple toute la masse du peuple, elle n’a de justification que l’orgueil. Pourquoi cela ? Je pense que la cause c’est que nous n’entendons pas la voix de celui qui nous attaque. Nous ne l’entendons pas parce qu’il ne parle ni dans la presse ni dans la chaire : c’est la voix puissante du peuple et il faut aussi l’écouter.

Prenez en notre temps et en notre société n’importe quel établissement public, — depuis l’école populaire et l’asile d’enfants pauvres jusqu’aux pensionnats de jeunes filles, lycées et universités — dans tous ces établissements vous trouvez un phénomène incompréhensible mais qui ne saute aux yeux de personne. Les parents, paysans, bourgeois et gentilshommes, se plaignent qu’on élève leurs enfants dans des idées tout à fait étrangères à leur milieu. Les marchands et les gentilshommes du vieux siècle disent : Nous ne voulons pas des lycées et des universités qui feront de nos enfants des athées et des libres penseurs. Les paysans et les artisans ne veulent pas d’écoles, d’asiles, de pensionnats afin qu’on ne fasse pas de leurs enfants des fainéants et des ronds-de-cuir au lieu de laboureurs. En même temps, tous les maîtres, depuis ceux des écoles populaires jusqu’à ceux des écoles supérieures, ne se souviennent que d’une chose : élever les enfants conformément à eux, de façon qu’ils ne soient en rien semblables à leurs parents. Quelques instituteurs l’avouent naïvement, les autres, bien que n’avouant pas, se considèrent comme les modèles de ce que doit être l’homme et regardent les parents comme les modèles de cette grossièreté, de cette ignorance et de ces vices que leurs élèves ne doivent pas avoir. Une institutrice, une créature déformée, gâtée par la vie, qui croit que toute la perfection de la nature humaine consiste en l’art de faire des révérences, de porter des cols et de parler français, nous dit confidentiellement qu’elle est une martyre de ses devoirs, que toute la peine de l’éducation est perdue à cause de l’impossibilité d’éloigner tout à fait les enfants de l’influence de leurs parents, que ces élèves, qui commencent à oublier la langue russe et à parler très mal le français, qui commencent également à oublier la cuisine et à marcher pieds nus, qui, « grâce à Dieu, savaient déjà l’histoire d’Alexandre de Macédoine et la géographie de la Guadeloupe, hélas ! » oublient tout cela au contact de leurs familiers et reprennent de nouveau leurs habitudes vulgaires.

Cette institutrice, sans se gêner, devant ses élèves se moque de leurs mères et, en général, de toutes les femmes qui appartiennent à leur milieu, et elle regarde comme un mérite de changer les opinions et les idées de ses élèves en raillant leur milieu. Je ne parle pas même des circonstances particulières, artificielles, dans lesquelles vivent les élèves et qui doivent changer entièrement leurs idées.

À la maison tous les agréments de la vie — eau, gâteaux, bonne nourriture, dîner bien préparé, propreté et confort du logis — dépendent des travaux et des soins de la mère et de toute la famille : plus de travail et de soins, plus de confort ; moins de travail et de soins, moins de confort. C’est simple, je pense, plus instructif que la langue française et la vie d’Alexandre de Macédoine. Dans l’éducation sociale cette récompense permanente, vitale, du travail est écartée à un tel point que le dîner ne sera ni pire ni meilleur, les taies ni plus propres ni plus sales, les parquets ni mieux ni plus mal cirés, quelques soins que prenne l’élève, mais elle n’aura même pas son petit coin qu’elle puisse arranger à sa façon, elle n’aura pas sous la main de petits morceaux d’étoffes et de rubans pour se faire quelques colifichets. « On ne bat plus celui qui est par terre, diront quelques lecteurs, il n’y a rien à dire du pensionnat etc. » Non, ils ne sont pas à terre, ils sont debout et bien debout dans le système de l’éducation. Les pensionnats ne sont point pires que les lycées et les Universités.

À la base des uns et des autres il y a le même principe : le droit reconnu à un homme ou à un petit groupe d’hommes de faire des autres ce qu’ils voudront.

Les pensionnats ne sont pas à terre, il en existe des milliers et ils existeront parce qu’ils ont le même droit de donner l’instruction que les lycées et les universités. La différence est peut-être en cela que nous ne reconnaissons pas à la famille le droit de donner l’éducation qu’elle voudrait. Nous arrachons l’enfant à la mère indigne et nous le plaçons dans un asile, où une institutrice tout à fait pervertie est chargée de le corriger.

Nous ne reconnaissons pas à la religion le droit d’élever les enfants, nous crions très fort contre les séminaires et les écoles congréganistes, nous n’accordons pas ce droit au gouvernement, nous sommes mécontents du Corps des Cadets, des écoles de droit, etc., mais nous manquons de courage pour nier la légitimité des établissements, pensionnats de jeunes filles et université, auxquels la société — c’est-à-dire non pas le peuple mais les classes supérieures — a reconnu le droit de l’élever à sa guise. Les universités ? Oui, les universités. Je me permettrai d’examiner ce temple de la sagesse. À mon avis, l’université n’est point en progrès sur les pensionnats de jeunes filles, et c’est en elle qu’est la racine du mal : — le despotisme de la société, contre lequel on n’a pas encore levé la main.

De même que le pensionnat a décidé qu’il n’y a pas de salut sans l’instrument qu’on appelle piano et sans la langue française, de même un sage ou un groupe de sages (sous ce nom on peut entendre les représentants de la science européenne, de laquelle, soi-disant, est venue notre organisation des universités, et, malgré cela, cette compagnie de sages sera très peu nombreuse en comparaison de cette masse d’élèves pour lesquels est organisée l’université) ; un sage, dis-je, ou un groupe de sages, ont institué l’université pour l’étude de toutes les sciences abstraites dans leur développement le plus supérieur, et n’oubliez pas qu’ils ont institué des établissements pareils à Moscou, à Pétersbourg, à Kazan, à Kiev, à Dorpath, à Kharkov, de même ils en institueront d’autres à Saratov, à Nikolaiev ; partout où ils voudront apparaîtra un établissement pour étudier toutes les sciences dans leur développement supérieur. Je doute que ces sages inventent l’organisation d’un établissement pareil. Pour l’institutrice, c’est plus facile, elle a un modèle : elle-même, et ici les modèles sont trop variés et trop compliqués. Mais supposons qu’une organisation pareille soit établie ; supposons, ce qui est encore plus inimaginable, que nous ayons des hommes pour de pareils établissements. Examinons leur activité et ses résultats.

J’ai déjà parlé de l’impossibilité de prouver la nécessité du programme de n’importe quel établissement scolaire, il est d’autant moins possible d’établir le programme de l’Université, qui ne sert pas à la préparation d’un autre établissement quelconque mais qui prépare directement à la vie. Je répéterai seulement, — ce que ne peuvent nier tous les gens sans préjugés — qu’il est impossible de prouver la nécessité de la division en facultés.

L’université comme le pensionnat pense que la première condition pour être admis à participer à l’instruction c’est d’être arraché à son milieu primitif. L’Université, en règle générale, ne reçoit que les élèves qui ont passé sept années au lycée et habitent les grandes villes. La petite partie des élèves libres étudie les mêmes cours du lycée avec l’aide de professeurs particuliers.

Avant d’entrer au lycée, l’élève doit passer par l’école communale et par celle du district. J’essayerai, laissant de côté les renvois à l’histoire et les comparaisons profondes sur la situation dans les États européens, j’essayerai de parler tout simplement de ce qui se passe sous nos yeux en Russie.

J’espère que tous seront d’accord que le but de nos établissements scolaires consiste principalement à répandre l’instruction dans toutes les classes et non à maintenir l’instruction exclusivement dans la classe supérieure, c’est-à-dire que nous ne nous soucions pas tant que les enfants d’un richard quelconque ou d’un seigneur soient instruits (ceux-ci peuvent s’instruire sinon dans un établissement russe, au moins dans un établissement européen) mais nous avons à cœur de donner l’instruction au fils d’un portier, d’un marchand de la troisième guilde, d’un bourgeois, d’un prêtre, d’un ancien serf, etc. Je ne parle pas des paysans, ce serait le rêve irréalisable. En un mot, le but de l’université est de répandre l’instruction parmi le plus grand nombre. Prenons par exemple un fils de petit marchand, dans une ville, ou celui d’un petit gentilhomme : on commence par envoyer le garçon apprendre à lire et à écrire. Cette étude, comme on sait, consiste à apprendre par cœur des paroles en vieux-slave, incompréhensibles, et cela pendant trois ou quatre ans. Les connaissances ainsi acquises sont inapplicables à la vie. Les habitudes morales acquises de cette façon consistent à oublier tout respect pour les aînés, pour les maîtres, parfois à voler des livres etc. : c’est surtout l’oisiveté et la paresse.

Il me semble inutile de prouver que l’école où l’on apprend en trois ans ce qui peut s’apprendre en trois mois, est une école d’oisiveté et de paresse. Un enfant qui est obligé de rester immobile six heures durant devant un livre et d’étudier toute une journée ce qu’il peut apprendre en une demi-heure, s’habitue artificiellement à l’oisiveté la plus complète et la plus nuisible.

Au sortir d’une pareille école, les neuf dixièmes des parents, des mères surtout, trouvent leurs enfants un peu gâtés, physiquement affaiblis et éloignés de leur milieu. Mais le besoin d’en faire des hommes qui auront du succès dans le monde, les pousse à les envoyer plus loin, à l’école de la ville. Là, l’oisiveté, le mensonge, l’hypocrisie et l’affaiblissement physique se développent avec une intensité encore plus grande. À l’école du district, on voit encore des visages sains, dans les lycées on en voit rarement, à l’université presque jamais. Les sciences qu’on enseigne dans l’école du district sont encore moins applicables à la vie que celles de l’école de village. Ici, on commence par Alexandre de Macédoine, par la Guadeloupe et par les soi-disant explications des phénomènes de la nature qui ne donnent rien aux élèves sauf un orgueil nuisible et le mépris de leurs parents, en quoi les maîtres les soutiennent. Qui ne connaît de ces élèves pénétrés d’un profond mépris pour tout le peuple simple, illettré, pour avoir entendu dire à leur maître que la terre est ronde et que l’air est composé d’oxygène et d’azote !

Après l’école du district, cette mère sotte que raillent si bien les romanciers, souffre de nouveau et encore davantage à cause de son enfant qui est changé moralement et physiquement. Vient le lycée, avec les mêmes examens et la contrainte qui développe l’hypocrisie, la tromperie et l’oisiveté, et le fils du marchand ou du petit gentilhomme terrien qui ne sait trouver un ouvrier, un employé, apprend déjà par cœur la grammaire française, la grammaire latine, l’histoire de Luther et, dans une langue impropre à lui, il s’habitue à écrire des dissertations sur les avantages du gouvernement représentatif. Outre toute cette sagesse bonne à rien, il apprend déjà à faire des dettes, à arracher, par tromperie, de l’argent à ses parents, la débauche et autres sciences qui reçoivent leur développement définitif à l’université.

Au lycée nous le voyons déjà se détacher complètement de sa maison. Les maîtres éclairés tâchent de le hausser au-dessus de son milieu ; dans ce but, on lui donne à lire Belinsky, Macaulay, Lews, etc., et non parce qu’il avait pour tout cela un penchant particulier, mais pour le développement général, comme ils disent. Et le lycéen, ayant acquis quelques conceptions vagues et les mots qui leur correspondent : progrès, liberté, libéralisme, naturalisme, développement historique, etc., regarde avec mépris son passé déjà loin de lui. Le but des maîtres est atteint, mais les parents, et surtout la mère, regardent avec un étonnement encore plus grand et avec encore plus de tristesse leur Vania fatigué, qui parle en une langue étrangère, pense avec un esprit étranger, fume des cigarettes, boit du vin, mais est satisfait et content de lui-même. « C’est fait, les autres sont pareils, pensent les parents, probablement qu’il le faut ainsi ». Et Vania est envoyé à l’université. Les parents n’osent pas avouer qu’ils se sont trompés.

À l’Université, comme je l’ai déjà dit, on ne voit que rarement des visages sains et frais et on ne voit personne qui regarde avec respect, même sans respect, mais tranquillement, le milieu d’où il sort et où il lui faudra vivre. Il le regarde avec du mépris, du dégoût et une commisération hautaine. Il regarde ainsi les hommes de son milieu, ses parents, et l’activité qui lui convient pour sa position sociale. Trois carrières seules se présentent à lui, dans une auréole : savant, littérateur, fonctionnaire.

Parmi les matières enseignées à l’université, il n’y en a pas une qui soit applicable à la vie et on les enseigne toutes de la même façon qu’on apprend par cœur le psautier et la géographie d’Obodovsky. Je mets à part seulement les sciences expérimentales, chimie, physiologie, anatomie, même l’astronomie pour lesquelles on force les étudiants à travailler ; toutes les autres sciences : philosophie, histoire, droit, philologie s’apprennent seulement par cœur afin d’y répondre à l’examen, à l’examen de fin d’année ou à l’examen de sortie, c’est la même chose. Je vois d’ici le mépris hautain des professeurs qui liront ces lignes, ils ne daigneront pas s’en irriter ni descendre de la hauteur de leur majesté pour prouver au romancier qu’il ne comprend rien à cette œuvre importante et mystérieuse. Je le sais, mais je ne puis nullement, à cause de cela, changer les conclusions de la raison et de l’observation. Je ne puis nullement admettre avec messieurs les professeurs le mystère qu’on fait autour des études, indépendamment de la forme et du contenu des cours des professeurs. Je n’admets pas tout cela de même que je n’admets pas l’influence mystérieuse et inexpliquée de l’éducation classique sur laquelle on ne croit plus même nécessaire de discuter. Quel que soit le nombre de sages reconnus par tout le monde et d’hommes respectables par leur caractère qui affirment que pour le développement de l’homme il est surtout utile d’apprendre la grammaire latine, les vers grecs et latins dans l’original, quand on peut les lire en traduction, je n’y crois pas, de même que je ne crois pas qu’il soit nécessaire au développement d’un homme de rester trois heures durant sur une jambe. Il faut le prouver non par l’expérience seule : par l’expérience seule on peut prouver tout ce qu’on veut. Le chantre prouve par l’expérience que le meilleur moyen d’apprendre à lire et à écrire, c’est de forcer d’apprendre par cœur les psaumes. Le cordonnier dit que le meilleur moyen d’apprendre son métier c’est d’obliger un garçon, pendant deux ans, à porter de l’eau, fendre du bois, etc. ; de cette façon vous prouverez tout ce qu’il vous plaira. Je dis tout cela à seule fin que les défenseurs de l’université ne me parlent pas de l’importance historique, de l’influence éducatrice mystérieuse, lien commun de toutes les institutions scolaires d’État, pour qu’ils ne me citent pas comme exemple les universités d’Oxford et de Heidelberg mais qu’ils me permettent de raisonner d’après le simple bon sens, et qu’ils raisonnent eux-mêmes.

Je sais seulement qu’arrivant à l’université à l’âge de seize à dix-huit ans, par le fait d’entrer à la faculté je suis inscrit, le cercle de mes connaissances est déjà définitivement et arbitrairement borné. Je viens à un cours quelconque parmi ceux qui me sont prescrits et je suis obligé non seulement d’écouter tout ce que me dit le professeur, mais d’apprendre tout, sinon mot à mot, du moins phrase par phrase. Si je n’apprends pas tout cela, le professeur ne me donnera pas le certificat nécessaire, après l’examen de passage ou de fin d’études. Je ne parle pas des abus qui se répètent des centaines de fois : pour obtenir ce certificat je dois flatter les manies du professeur, être toujours assis au premier rang et écrire, ou avoir l’air craintif ou gai, adopter les mêmes opinions que le professeur, ou fréquenter exactement ses soirées (je n’invente pas, c’est l’opinion des étudiants de chaque université qu’on peut consulter.) En suivant les cours, je puis ne pas penser comme le professeur, je puis, fort des lectures relatives aux sujets dont je m’occupe, trouver que les cours des professeurs sont mauvais et, cependant, je dois les écouter ou au moins les apprendre.

Dans les universités il existe un dogme que les professeurs n’expriment pas : c’est le dogme de l’infaillibilité papale du professeur. C’est que l’instruction des étudiants par les professeurs se fait comme chez tous les pontifes, mystérieusement et en exigeant l’admiration des étudiants pour le professeur. Aussitôt que le professeur est nommé, il commence son cours, et, qu’il soit sot par nature, qu’il le devienne davantage durant ses fonctions, qu’il soit tout à fait en retard sur la science qu’il enseigne, qu’il soit indigne par son caractère, tant qu’il vivra il continuera de faire son cours et les étudiants n’auront aucun moyen d’exprimer leur satisfaction ou leur mécontentement. Ce n’est pas tout. Ce que dit le professeur reste un mystère pour tous, sauf pour les étudiants. Cela tient peut-être à mon ignorance, mais je ne connais pas de manuels composés avec les cours des professeurs. S’il y a des cours imprimés, c’est dans la proportion de un pour cent. Que signifie cela ? Le professeur enseigne une science dans un établissement supérieur, par exemple l’histoire du droit russe ou le droit civil ; donc, il faut supposer qu’il connaît cette science dans son développement supérieur. Alors il a su concentrer toutes les opinions diverses relatives à cette science ou choisir l’opinion la plus moderne et la prouver. Pourquoi donc nous prive-t-il tous, et avec nous toute l’Europe, des fruits de son savoir et les donne-t-il seulement aux étudiants qui l’écoutent ? Ne sait-il pas qu’il existe de très bons éditeurs qui paient cher les bons livres ? Qu’il existe peut-être des critiques littéraires qui apprécient les œuvres des écrivains et que, pour les étudiants, il serait beaucoup plus commode de lire son livre à la maison ou au lit que d’écrire son cours ?

Si la science se modifie et se développe d’année en année, alors, pourquoi ne pas donner chaque année un article complémentaire ? La littérature et la société seraient très reconnaissantes. Pourquoi donc ne publient-ils pas leurs cours ?

Je désirerais expliquer cela par l’indifférence à l’endroit du succès littéraire mais, malheureusement, je vois que ces mêmes pontifes de la science ne se refusent pas d’imprimer un petit article politique, qui, parfois, n’a aucun rapport avec leur science. Je crains que le mystère de l’enseignement universitaire ne provienne de ce que, sur cent cours qui seraient imprimés, quatre-vingt-dix ne pourraient supporter même notre critique littéraire si peu développée. Pourquoi faut-il absolument faire son cours et ne pas mettre entre les mains des étudiants un bon livre, de soi ou d’un étranger, un, deux ou dix bons livres ?

Ce fait que le professeur de l’université doit absolument faire son cours tient au dogme de la pratique universitaire auquel je ne crois pas et dont il est impossible de prouver la nécessité.

« La transmission orale se grave mieux dans les esprits », me dira-t-on. Tout cela est inexact. Je connais plusieurs personnes, qui, comme moi, ne font pas une exception mais entrent dans la règle générale, qui ne comprennent rien à la transmission orale et ne comprennent bien qu’en lisant tranquillement un livre à la maison. La transmission verbale n’aurait d’importance que si les étudiants avaient le droit de discuter, si la conférence était une causerie et non une leçon. C’est seulement alors que nous, le public, n’aurions pas le droit d’exiger des professeurs la publication des livres d’après lesquels, durant trente ans, ils instruisent nos enfants et nos frères. Tandis qu’avec l’ordre de choses actuel les cours ne sont qu’une coutume amusante qui n’a aucun sens et qui est surtout amusante par l’importance avec laquelle on la met en pratique.

Je ne cherche pas les moyens de réformer les Universités. Je ne dis pas qu’en donnant aux étudiants le droit de soulever des objections pendant les conférences on pourrait améliorer l’enseignement universitaire. Tels que je connais les professeurs et les élèves, il me semble qu’en ce cas les étudiants se conduiraient comme des écoliers, feraient les libéraux, et que les professeurs ne pourraient pas avec calme, sans faire montre d’autorité, mener la discussion, et le résultat serait encore pis. Mais selon moi, il n’en résulte point que les étudiants doivent être obligés de se taire et que les professeurs aient le droit de dire tout ce qu’ils veulent. Il en résulte seulement que l’organisation de l’université repose sur des bases mauvaises.

On comprend l’université comme une institution qui correspond à son nom et à son idée fondamentale — la réunion d’hommes dans un but d’instruction mutuelle. Telle université qui nous est inconnue existe en divers endroits de la Russie. Dans les universités elles-mêmes, dans les cercles des étudiants, plusieurs d’entre eux se réunissent, lisent, causent et enfin décident de quelle façon il leur faut se réunir et causer entre eux. Voilà la vraie université. Et nos universités, malgré tous les racontars sur le soi-disant libéralisme de leur institution, sont des établissements qui ne se distinguent par rien de l’organisation des pensionnats de jeunes filles et du corps des cadets. De même que le corps des cadets prépare des officiers, l’école spéciale de droit, des fonctionnaires, de même l’université prépare des fonctionnaires et ce qu’on appelle chez nous les hommes à instruction universitaire. (Chacun sait que c’est un certain grade, presque une caste.) Les événements universitaires des derniers temps s’expliquent pour moi de la façon la plus simple : On a permis aux étudiants de porter des cols hauts et de ne pas boutonner leur tunique, on a voulu cesser de les punir pour absences aux cours et, à cause de cela, toute l’institution a failli crouler. Pour réparer la chose il n’y a qu’un moyen : de nouveau les mettre en cellule quand ils manqueront les cours et rétablir les uniformes. Ce serait encore mieux de suivre l’exemple des établissements anglais et de punir les étudiants pour l’insuccès et la mauvaise conduite et, principalement, de réduire le nombre des étudiants au strict nécessaire. Ce serait logique au moins et, ainsi constituée, l’université continuerait à nous donner des hommes comme ceux d’autrefois. Les universités en tant qu’établissements destinés à former certains membres de la société, au sens étroit de haute bureaucratie, sont raisonnables, mais dès qu’on a voulu faire des universités des institutions pour instruire toute la société russe, il s’est trouvé qu’elles ne valaient rien. Je ne comprends pas du tout pourquoi, dans le corps des cadets, les uniformes et la discipline sont reconnus nécessaires et dans les universités, où l’enseignement est juste le même, — l’examen, la contrainte, un programme établi, l’absence du droit de déserter et de ne pas fréquenter les cours, — on parle toujours de liberté et l’on pense se passer des moyens en usage au corps des cadets.

Que l’exemple des universités allemandes ne nous gêne pas. Nous ne pouvons rien prendre aux Allemands. Pour eux chaque coutume, chaque loi est sacrée, et pour nous, heureusement ou malheureusement, c’est le contraire. Tout le malheur de l’instruction universitaire, et de l’instruction en général, provient principalement des hommes qui ne raisonnent pas mais qui se soumettent aux idées du siècle et supposent par là qu’on peut servir deux maîtres. Ce sont ces mêmes gens qui, aux idées que j’ai exprimées plus haut, répondent : « C’est vrai, l’époque où l’on battait les enfants à l’école, où on les forçait d’apprendre par cœur est passée depuis longtemps, mais avouez que parfois il est impossible de se passer de verges et de ne pas obliger les enfants à apprendre par cœur. Vous avez raison, mais il ne faut pas arriver aux extrêmes, etc. »

Comme ces gens raisonnent bien, semble-t-il, et ce sont eux, précisément, qui sont devenus les ennemis de la vérité et de la liberté. Ils paraissent être d’accord avec vous, précisément pour accaparer votre idée et la déformer et la mutiler à leur guise. Ils ne sont pas du tout d’accord que la liberté est nécessaire, ils le disent seulement parce qu’ils ont peur de ne pas s’incliner devant l’idole de notre siècle. Ils sont semblables aux fonctionnaires qui flattent le gouverneur au pouvoir. Combien de milliers de fois je préfère mon ami, un prêtre, qui dit tout simplement qu’il n’y a pas à discuter et que, les hommes pouvant mourir malheureux s’ils ne sont pas instruits dans la religion, il est nécessaire de l’inculquer à l’enfant, de le sauver par n’importe quel moyen. Il dit que la contrainte est nécessaire, que l’étude est l’étude et non un amusement. Avec lui on peut raisonner, mais avec les messieurs qui servent en même temps le despotisme et la liberté, on ne peut le faire. Ce sont ces messieurs qui créent cet état particulier des universités qui existe maintenant et où une diplomatie quelconque est nécessaire, où, selon l’expression de Figaro : on ne sait qui est trompé et par qui. Les élèves trompent parents et professeurs ; les professeurs trompent parents, élèves et gouvernement, etc., dans toutes les combinaisons possibles. Et on nous dit qu’il en doit être ainsi. On nous dit : « Vous, les profanes, ne mettez pas votre nez dans nos affaires où il faut un art et un savoir particuliers. C’est le développement historique. » Et pourtant l’affaire est claire : les uns veulent enseigner, les autres veulent apprendre. Qu’ils enseignent comme ils savent, qu’ils apprennent tant qu’ils veulent.

Je me rappelle qu’au beau milieu de la discussion du projet de Kostomarov à propos des universités, je défendis ce projet devant un professeur. Avec quel sérieux, profond, inimitable, il m’a chuchoté confidentiellement : « Mais savez-vous ce que c’est que ce projet ? Ce n’est pas le projet d’une nouvelle université, mais le projet de l’anéantissement des universités. » Et il me regarda avec horreur. — « Eh bien, quoi ! ce serait très bien puisque les universités sont mauvaises, » répondis-je. Le professeur ne voulut pas discuter avec moi ; néanmoins il ne pouvait me prouver que les universités sont bonnes, pas plus que personne ne peut le prouver.

Tous sont des hommes, même les professeurs. Pas un seul ouvrier ne dira qu’il faut anéantir la fabrique où il trouve son morceau de pain, et non par calcul, mais instinctivement. Les messieurs qui se soucient de la grande liberté des universités sont semblables à l’homme qui élèverait dans la chambre un jeune rossignol et qui, s’étant convaincu que le rossignol a besoin de liberté, ouvrirait la cage, tâcherait de lui donner la liberté, tout en le retenant par une ficelle et qui, ensuite, s’étonnerait que le rossignol ne sorte pas avec la ficelle attachée à sa patte et se démette seulement la patte, puis enfin crève.

Personne ne songea jamais à établir l’université en prenant pour base les besoins du peuple. Ce serait impossible parce que les besoins du peuple étaient et restent inconnus. Mais les universités ont été instituées et pour les besoins du gouvernement et pour ceux des classes supérieures, et c’est pour les universités qu’on établit maintenant toute l’échelle des institutions scolaires qui préparent l’accès de l’université mais n’ont rien de commun avec les besoins du peuple. Le gouvernement avait besoin de fonctionnaires, de médecins, de juristes, de professeurs, et pour préparer tous ces gens-là on a fondé des universités. Maintenant les classes supérieures ont besoin de libéraux d’un certain modèle et les universités les préparent. L’erreur c’est que le peuple n’a pas besoin de libéraux pareils. On dit ordinairement que les défauts des universités proviennent de ceux des établissements inférieurs. Moi, j’affirme le contraire. Les défauts des écoles de village, et surtout des écoles de district, proviennent principalement de ce que les desiderata des universités sont faux.

Regardons la vie pratique des universités. Des cinquante étudiants qui composent l’auditoire, dix qui sont assis sur les deux premiers bancs ont des cahiers et écrivent. Parmi ces dix, six le font pour plaire aux professeurs, par un sentiment de servilité acquis par l’école et par le lycée. Quatre écrivent avec le désir très sincère de noter tout le cours, mais après la quatrième conférence ils l’abandonnent et c’est beaucoup si deux ou trois d’entre eux, c’est-à-dire un sur quinze ou sur vingt, inscrivent tout le cours. Il est très difficile de ne pas manquer une conférence. Dans les sciences mathématiques ou autres, si l’on manque une conférence, alors le lien est rompu. L’étudiant prend un manuel et, naturellement, une idée bien simple lui vient en tête : ne pas faire le travail inutile de la rédaction du cours quand on peut étudier la même matière d’après les manuels et les notes des autres. À la faculté des mathématiques comme à toute autre chaque professeur doit le savoir — il n’y a pas un élève qui puisse suivre toujours les conclusions et les démonstrations du professeur, si claires et si convaincantes soient-elles. Très souvent, pour l’élève il arrive un moment d’obscurcissement ou de distraction, il doit demander : comment, pourquoi, qu’y avait-il auparavant ? Le lien est rompu, et le professeur va plus loin. Le soin principal des étudiants (et je ne parle que des meilleurs), c’est de se procurer des notes ou des manuels avec lesquels ils puissent préparer leur examen. La majorité fréquente les cours soit parce qu’il n’y a rien à faire, soit parce que c’est encore nouveau et pas encore ennuyeux, soit pour flatter les professeurs, et, dans des cas très rares, parce que c’est la mode, quand un des professeurs, — un pour cent, — est devenu populaire et que les étudiants jugent très bien posé de fréquenter ses cours. Presque toujours, au point de vue même des étudiants, les cours ne sont qu’une simple formalité, nécessaire seulement en vue des examens. La plupart des étudiants, pendant la durée des études ne s’occupent pas des cours mais de choses tout à fait étrangères au programme et définies par le cercle où ils se retrouvent. En général, on envisage les cours comme les soldats envisagent les exercices, et l’examen comme la revue, comme une triste nécessité. Le programme formé par le cercle, dans ces derniers temps, est très peu varié, puisque généralement c’est celui-ci : lecture et explication des anciens articles de Belinsky et des articles nouveaux de Tchernichevsky, Antonovitch, Pisarev, etc. ; en outre lecture des livres récents qui ont un grand succès en Europe, sans aucun lien ni rapport avec l’objet des études : Lews, Buckle, etc. Mais l’occupation principale c’est la lecture et la copie des livres défendus, Feuerbach, Molechott, Büchner et surtout Herzen, Ogarev. On copie tout non d’après la qualité mais suivant le degré de prohibition de l’ouvrage. J’ai vu chez les étudiants des quantités de livres recopiés, beaucoup plus volumineux que ne le seraient tous les cours pendant quatre années, et parmi ces cahiers j’ai vu de gros cahiers remplis des poèmes pornographiques de Pouschkine et même des vers les plus prosaïques et les plus faibles de Ryléïev. Des causeries et réunions sur des sujets très variés et très importants, par exemple sur le rétablissement de l’indépendance de la Petite-Russie, sur le développement de la lecture et de l’écriture parmi le peuple, sur la nécessité de jouer en commun un tour au professeur ou à l’inspecteur, ce qu’on appelle exiger des explications, sur l’union des deux cercles aristocratique et plébéien, font aussi un objet d’occupation.

Tout cela parfois est ridicule, mais souvent très touchant, charmant et poétique comme le paraît généralement la jeunesse. Mais il importe que de telles occupations échoient au fils d’un petit gentilhomme terrien ou d’un marchand de la troisième guilde à qui le père donne de l’instruction dans l’espoir d’avoir un aide pour améliorer le petit domaine ou pour faire mieux et plus avantageusement le commerce. Dans les cercles d’étudiants, à propos des professeurs, les opinions suivantes font foi : l’un est tout à fait sot mais travailleur, un autre n’est pas au courant de la science bien que capable, un autre est malhonnête et n’est bienveillant que pour ceux qui remplissent telle et telle de ses exigences, un autre est la risée du genre humain : depuis dix ans il lit ses conférences écrites en charabia ; enfin, heureuse est l’université où sur les cinquante professeurs un seul est respecté et aimé des étudiants.

Toutefois, quand il y avait des examens de passage, chaque année on se livrait sinon à l’étude d’une science, du moins, avant l’examen, on apprenait les cours par cœur. Maintenant cela ne se fait plus que deux fois : au passage de la deuxième année à la troisième et à la sortie de l’université. Le même sort qu’on jetait quatre fois pendant le cycle des études ne se présente plus maintenant que deux fois. L’existence des examens dans leurs conditions actuelles, — examens de passage ou de sortie, c’est la même chose — entraîne aussi l’existence des cours appris par cœur, la loterie, la disposition personnelle, l’abus du professeur, la tromperie de la part des étudiants. Je ne sais pas comment les fondateurs des universités ont fait leurs examens, mais comme le bon sens me le montre, comme je l’ai éprouvé plus d’une fois, et beaucoup en sont d’accord avec moi, les examens ne peuvent être la mesure du savoir, et ne peuvent que servir de terrain aux abus de la part des professeurs et aux tromperies grossières de la part des étudiants. Dans ma vie j’ai passé trois examens : la première année, le professeur d’histoire russe m’a fait refuser parce qu’il s’était querellé avec ma famille, et cependant je n’avais négligé aucune conférence et je connaissais très bien l’histoire russe. En outre, le même professeur m’a donné la note 1 en allemand, et je savais l’allemand incomparablement mieux que tous les autres étudiants de notre cours. L’année suivante j’obtins la note 5 en histoire russe, parce que, ayant eu une discussion avec un de mes camarades pour décider qui de nous avait une meilleure mémoire, nous avions appris par cœur chacun une question et qu’à l’examen, j’ai tiré juste cette question. Je me souviens que c’était la biographie de Mazeppa. C’était en 1845. En 1848, j’ai passé l’examen de la licence à l’université de Pétersbourg. Je ne savais rien et j’ai commencé à me préparer une semaine avant l’examen, sans dormir de la nuit, et j’ai reçu toutes les notes suffisantes pour la licence de droit civil et criminel sans avoir étudié chaque sujet plus d’une semaine. Et je sais qu’en l’année 1862, les étudiants de quatrième année ont fabriqué de faux billets et qu’un professeur a donné à un étudiant la note 3 au lieu de 5 parce qu’il s’était permis de sourire. Le professeur lui fit cette remarque : C’est moi qui peux sourire et non vous. Et il lui mit trois.

J’espère que personne ne croira que les cas cités sont des exceptions. Quiconque connaît les universités sait que ces cas sont la règle et non l’exception et qu’il n’en peut être autrement. Et si quelqu’un en doute, nous pouvons citer des milliers de faits. Nous trouverons pour l’attester même des noms connus au ministère de l’Instruction publique, comme cela eut lieu aux ministères de l’Intérieur et de la Justice. Ce qui s’est passé en 48 s’est reproduit en 62 et ce sera pareil en 72, tant que l’organisation restera la même.

La suppression des uniformes et des examens de passage n’aidera en rien à l’œuvre de la liberté : ce sont des pièces neuves sur les vieux habits qui ne font que déchirer le vieil habit. On ne met pas le vin nouveau dans une vieille outre. Je me flatte que même les défenseurs des universités diront : « Oui, c’est vrai, » ou peut-être : « Il y a une part de vérité, mais vous oubliez qu’il y a des étudiants qui suivent avec amour les cours et pour qui les examens ne sont pas du tout l’essentiel, et ce que vous oubliez surtout, c’est l’influence instructive des universités. » Non, je n’oublie ni l’un ni l’autre. À propos des étudiants qui travaillent d’eux-mêmes, je dirai que les universités, avec leur organisation, ne leur sont pas nécessaires. Ils ont besoin seulement d’aides, de bibliothèques, non de cours qu’ils doivent écouter, mais de causeries avec les professeurs. Mais il est douteux que même à cette minorité les universités donnent des connaissances conformes à leur milieu, si toutefois ils ne veulent être littérateurs et professeurs. Et le principal est que la majorité se soumet à cette influence qu’on appelle éducatrice et que moi j’appelle dépravatrice.

Quant à la deuxième objection relative à l’influence éducatrice des universités, elle appartient à la catégorie de celles qui sont basées sur la foi et avant tout doivent être prouvées. Qui a prouvé, et de quelle façon, que les universités ont cette mystérieuse influence éducatrice ? Il n’y a pas communion avec les professeurs, alors il n’y a ni la confiance ni l’affection qui en dérivent. Dans la plupart des cas, il y a la crainte et la méfiance. Ce qu’ils ne peuvent apprendre par les livres, ils ne l’apprennent pas par les professeurs. Alors l’influence éducatrice réside en l’association de jeunes gens occupés du même objet ? Sans doute, mais dans la plupart des cas ils ne sont pas du tout occupés de sciences, mais de préparer les examens, de tromper les professeurs, de faire du libéralisme et tout ce qui s’introduit ordinairement chez les hommes détachés de leur milieu, de leur famille, et liés ensemble artificiellement par l’esprit de camaraderie élevé en principe et exalté jusqu’à la satisfaction et la glorification de soi-même. Je ne parle pas des exceptions — des étudiants qui vivent dans leur famille, — ils sont moins soumis à l’influence éducatrice, c’est-à-dire pernicieuse de la société des étudiants. Je ne parle pas non plus de ces exceptions rares de gens voués à la science dès la jeunesse et qui, à cause d’un travail continu, ne se soumettent pas aussi complètement à cette influence. Et, en effet, les hommes se préparent à la vie, au travail. Chaque travail exige — outre l’habitude — l’ordre, la régularité et, principalement l’art de vivre et se bien conduire avec les autres.

Regardez comment un fils de paysan s’habitue à être maître de maison, le fils du sacristain, en lisant dans le chœur, à être chantre, le fils d’un éleveur kirghiz à être éleveur ; dès leur bas âge, ils se mettent en rapport direct avec la vie, la nature et les hommes. Dès la jeunesse ils apprennent en travaillant et garantis du côté matériel de la vie, c’est-à-dire sûrs du morceau de pain, du vêtement et du gîte. Et regardez un étudiant détaché de la maison, de la famille, abandonné dans une ville étrangère, remplie de tentations pour son âge, sans moyens d’existence (parce que les parents donnent de l’argent seulement pour le nécessaire et que cet argent est dépensé pour le plaisir), dans le cercle des camarades dont la société ne fait qu’augmenter ses défauts, sans guide, sans but, détaché du milieu ancien, sans s’incorporer au milieu nouveau. Voilà, à de rares exceptions, quelle est la situation des étudiants. De ce milieu sortent ou des fonctionnaires bons seulement pour le gouvernement, ou des professeurs-fonctionnaires, ou des littérateurs-fonctionnaires inutiles à la société, ou des hommes arrachés sans aucun but à leur ancien milieu, leur jeunesse gâtée et qui ne trouvent pas de place dans la vie, ce qu’on appelle chez nous les hommes à l’instruction universitaire, les hommes développés, c’est-à-dire des libéraux irritables, maladifs. L’université est notre premier et principal établissement d’éducation. Elle s’approprie en premier lieu les droits d’éducation et la première, d’après les résultats qu’elle atteint, prouve l’illégitimité et l’impossibilité de l’éducation. Ce n’est qu’au point de vue social qu’on peut justifier les résultats de l’éducation universitaire. L’université prépare non des hommes dont l’humanité a besoin mais des hommes dont a besoin la société dépravée.

Le cours est terminé. Je suppose que mon élève imaginaire est le meilleur sous tous les rapports. Il arrive dans sa famille ; tous, père, mère, parents, lui sont étrangers. Il n’a pas la même foi, il n’a pas leurs aspirations, il ne prie pas leur Dieu mais d’autres idoles. Le père et la mère sont déçus ; souvent aussi le fils désire se confondre avec eux, dans la même famille, mais souvent il ne le peut déjà plus. Ce que je dis n’est pas une phrase ni une invention, je connais plusieurs étudiants qui, revenus sous le toit paternel, étaient blessés des croyances de leurs parents et qui, éloignés d’eux par leurs idées sur le mariage, l’honnêteté, le commerce, se séparaient de leur famille. Mais l’affaire est faite et les parents se consolent de l’idée que c’est le siècle qui veut cela, que l’instruction d’aujourd’hui est telle, qu’elle ne cadre pas avec leur milieu, mais que leur fils, de son côté, fera sa carrière, gagnera de quoi vivre, même les aidera et, suivant ses idées, sera heureux. Malheureusement neuf fois sur dix les parents se trompent. Après avoir terminé ses études, l’étudiant ne sait que faire. Chose étrange ! les connaissances qu’il a acquises ne sont nécessaires à personne et personne n’en donne rien. Leur seule application est dans la littérature et la pédagogie, c’est-à-dire dans la science de former de nouveaux jeunes gens inutiles pareils aux précédents. Chose étrange, en Russie l’instruction est très rare, alors elle devrait être très appréciée, mais en réalité, c’est le contraire qui a lieu. Nous avons besoin de mécaniciens et nous en avons très peu, nous faisons venir d’Europe des machines que nous payons très cher. Pourquoi donc les gens qui ont reçu l’instruction universitaire (en général, il y a chez nous peu de gens instruits) disent-ils qu’ils sont nécessaires, alors que non seulement nous ne les apprécions pas, mais qu’ils ne trouvent pas d’emploi ? Pourquoi l’homme qui a fait son apprentissage chez un charpentier, un tailleur de pierre, un maçon, reçoit-il immédiatement et partout quinze ou seize roubles, s’il est ouvrier, et vingt-cinq roubles par mois s’il est contremaître, tandis que l’étudiant est très content s’il reçoit dix roubles (j’exclus les littérateurs et les fonctionnaires, je parle de ce que peut recevoir un étudiant dans son activité pratique) ? Pourquoi les propriétaires terriens qui ont des terres à faire valoir paient-ils trois cents ou cinq cents roubles à un paysan pour faire valoir leur propriété et ne paient-ils pas deux cents roubles à un étudiant es-sciences camérales ou naturelles ? Pourquoi, au chemin de fer, les paysans contremaîtres dirigent-ils des milliers d’ouvriers et pourquoi les étudiants ne le font-ils pas ? Pourquoi l’étudiant, s’il reçoit une place bien appointée, la reçoit-il non pour le savoir acquis à l’Université mais pour les connaissances acquises ensuite ? Pourquoi les étudiants en droit deviennent-ils officiers et les étudiants ès mathématiques et ès sciences, fonctionnaires ? Pourquoi un laboureur, après avoir vécu toute l’année dans l’aisance, rapporte-t-il à la maison cinquante ou soixante roubles, tandis qu’un étudiant, après une année, laisse cent roubles de dettes ? Pourquoi le peuple paie-t-il au maître d’école huit, neuf, dix roubles par mois, qu’il soit sacristain ou étudiant ? Pourquoi un marchand ne prend-il pas pour employé un étudiant, pourquoi ne lui donne-t-il pas sa fille en mariage, pourquoi ne le reçoit-il pas chez lui alors qu’il fait tout cela pour un fils de paysans ? C’est, me dira-t-on, parce que la société ne sait pas encore apprécier l’instruction, car le patron-étudiant ne trompera pas les ouvriers, ne les ruinera pas en prenant des arrhes ; le marchand-étudiant ne vendra pas à faux poids ; parce que les résultats ne sont pas si sensibles que ceux de la routine et de l’ignorance. C’est très possible, répondrai-je, bien que l’observation me montre le contraire. Un étudiant, ou ne sait pas du tout faire les affaires ni honnêtement ni malhonnêtement, ou, s’il le sait, il ne les mène que conformément à sa nature, conformément à toute cette somme d’habitudes morales que la vie a élaborées en lui, indépendamment de l’école. Je connais autant d’étudiants honnêtes que d’hommes honnêtes des autres classes et réciproquement. Mais supposons même que l’instruction universitaire développe en l’homme le sentiment de l’équité et que, grâce à cela, les ignorants préfèrent les ignorants aux étudiants et les apprécient davantage ; supposons qu’il en soit ainsi. Pourquoi alors nous, les gens instruits et aisés, les gentilshommes, les littérateurs, les professeurs, ne pouvons-nous employer les étudiants autre part qu’au service d’État ? Je ne parle pas de ce service parce que les appointements qu’on reçoit ne sont point proportionnés au mérite et au savoir. Chacun sait qu’un étudiant, un officier en retraite, un propriétaire terrien ruiné, un étranger et les autres, aussitôt qu’ils ont besoin de gagner leur vie, viennent dans la capitale et, selon leurs protections et leurs exigences, reçoivent un emploi dans l’administration, et, en cas de refus, se jugent offensés. C’est pourquoi je ne parle pas des appointements qu’on reçoit au service, mais je demande pourquoi ce même professeur, qui a fait des cours aux étudiants, paie quinze roubles par mois au portier ou vingt roubles à un charpentier, et, à un étudiant qui vient chez lui demander un emploi, il dit qu’il regrette beaucoup, qu’il ne peut pas lui procurer d’emploi, que peut-être il pourra faire des démarches chez un fonctionnaire, où il lui offrira dix roubles pour un emploi de copiste ou de correcteur, emploi où ne sont appliquées que les connaissances acquises dans les écoles inférieures : savoir lire et écrire ! Et il n’y a pas, il ne peut être d’emploi où soient applicables l’histoire du droit romain, la littérature grecque, le calcul intégral.

Ainsi, dans la plupart des cas, le fils qui revient de l’université chez son père ne justifie pas les espérances de ses parents et, afin de ne pas être un fardeau pour sa famille, il doit accepter un emploi où il est seulement nécessaire de savoir écrire : il devient le concurrent de tous les Russes qui savent lire et écrire. Le seul avantage qui reste c’est le grade universitaire et il vaut seulement dans le service où les protections et autres conditions ont une plus grande importance. Un autre avantage, c’est le libéralisme qui n’est applicable à rien. Il me semble que parmi le grand nombre de gens qui ont terminé leurs études universitaires, ceux qui occupent, en dehors des fonctions d’État, des emplois bien appointés sont rares. Des données statistiques exactes sur l’activité des étudiants qui ont terminé leurs études seraient très importantes pour la science de l’instruction, et je suis convaincu qu’elles prouveraient mathématiquement cette vérité que je tâche d’expliquer d’après les suppositions et les données dont je dispose : que les hommes qui ont reçu l’instruction universitaire sont très peu nécessaires et dirigent leur activité principalement dans le domaine de la littérature et de la pédagogie, c’est-à-dire à la répétition du même cercle éternel de la formation de gens inutiles dans la vie. »

Mais je n’ai pas prévu une objection ou plutôt une somme d’objections qui se présentent naturellement chez la majorité de mes lecteurs. Pourquoi cette instruction supérieure qui est si fertile en Europe serait-elle inapplicable chez nous ? Les sociétés européennes sont plus instruites que la société russe, pourquoi donc la société russe ne peut-elle suivre la voie qu’ont suivie les peuples européens ? Cette objection serait irréfutable s’il était prouvé :

1o Que la voie suivie par les peuples européens est la meilleure ;

2o Que toute l’humanité marche par la même voie ;

3o Que notre instruction peut être facilement greffée sur le peuple.

Tout l’Orient s’est instruit et s’instruit par une tout autre voie que le monde européen. S’il était prouvé qu’un jeune animal, — un loup ou un chien, — élevé à la viande est amené ainsi jusqu’à son complet développement, aurais-je le droit de conclure que je ne peux élever un jeune cheval ou un lièvre autrement qu’avec de la viande ? Est-ce que, par ces expériences contradictoires, je pourrais conclure, en élevant un jeune ours, que la viande ou l’avoine lui est nécessaire ? L’expérience pourrait me montrer que l’une et l’autre lui sont nécessaires… Si même il me semble que l’élevage de la chair par la chair est plus naturel et que les expériences précédentes confirment ma supposition, je ne puis continuer à donner de la viande à un poulain s’il la rejette chaque fois et si son organisme ne s’assimile pas cette nourriture. Il en va de même avec l’instruction européenne transportée sur notre terrain dans sa forme et son contenu. Le peuple russe ne l’assimile pas et, en même temps, il doit exister une autre nourriture qui soutienne son organisme, car il vit… Cette nourriture ne nous semble pas convenable comme l’herbe aux carnivores, et cependant le processus historico-physiologique s’accomplit, et cette nourriture que nous n’admettons pas est assimilée par l’organisme du peuple et l’énorme animal croît et se fortifie.

En résumant tout ce qui a été dit, nous arrivons aux propositions suivantes :

1o L’instruction et l’éducation sont deux conceptions tout à fait différentes.

2o La culture est libre, c’est pour cela qu’elle est légitime et juste. L’éducation est forcée c’est pourquoi elle n’est ni légitime ni juste, elle ne peut être justifiée par la raison et ainsi ne peut être l’objet de la pédagogie.

3o L’éducation, comme phénomène, prend ses origines : a) dans la famille, b) dans la religion, c) dans le gouvernement, d) dans la société.

4o Les bases familiales, religieuses et gouvernementales de l’éducation sont naturelles, elles ont pour elles la justification de la nécessité, mais l’éducation sociale n’a pas d’autre base que l’orgueil de la raison humaine, et c’est pourquoi elle donne les résultats les plus nuisibles : telles sont les universités et l’éducation universitaire.

C’est seulement maintenant, après avoir un peu expliqué notre opinion sur la culture et l’éducation et après avoir défini les limites de l’une et de l’autre, que nous pouvons répondre aux questions posées par M. Glebov dans la revue L’Éducation (1862. No 5), questions qui se présentent naturellement dès qu’on étudie sérieusement l’œuvre de l’éducation.

1o Que doit être l’école si elle ne doit s’immiscer dans l’œuvre de l’éducation ?

2o Que signifie la non-immixtion de l’école dans l’éducation ?

3o Est-il possible de séparer l’éducation de l’école, surtout de l’école primaire, quand l’élément éducateur s’introduit dans les jeunes esprits, même dans les écoles supérieures ?

(Nous avons déjà expliqué que l’organisation des établissements scolaires supérieurs dans lesquels on introduit l’élément éducateur n’est nullement pour nous le modèle. Nous condamnons l’organisation des établissements scolaires supérieurs non seulement à l’égal de celle des établissements scolaires inférieurs, mais nous voyons en eux la source de tout le mal.)

Pour répondre aux questions posées, nous les déplacerons seulement :

1o Que signifie la non-immixtion de l’école dans l’œuvre de l’éducation ?

2o Une non-immixtion pareille est-elle possible ?

3o Que doit être l’école avec la non-immixtion dans l’œuvre de l’éducation ?

Pour éviter les malentendus, je dois d’abord expliquer ce que j’entends par le mot école que j’ai employé avec le même sens dans mon premier article. Par le mot école j’entends non la maison où l’on instruit, non les professeurs, non les élèves, non une certaine direction des études, mais j’entends sous ce mot, dans le sens le plus général, l’influence consciente de celui qui instruit sur celui qu’il instruit, c’est-à-dire une partie de la culture, de quelque manière que se manifeste cette activité : l’enseignement du règlement aux recrues, c’est une école ; les conférences, c’est une école ; l’enseignement à l’école mahométane, c’est une école ; l’installation d’un musée ouvert au public, c’est une école.

Je réponds à la première question : la non-immixtion de l’école dans l’œuvre de la culture, cela signifie la non immixtion de l’école dans la formation des croyances, des convictions, du caractère de celui qu’on instruit. Cette non-immixtion s’obtient en laissant à l’élève l’entière liberté d’accepter l’étude qui est conforme à ses exigences, de l’accepter tant qu’elle lui sera nécessaire et tant qu’il le voudra, et de s’en affranchir dès qu’elle ne lui sera plus nécessaire et qu’il ne le voudra plus. Les conférences publiques, les musées sont les meilleurs modèles des écoles sans immixtion dans l’œuvre de l’éducation. Les universités sont les modèles des écoles avec cette immixtion. Dans ces établissements les élèves sont liés par un certain cours, par le programme, par le choix de certaines sciences, par l’exigence des examens et, principalement, par les droits que comportent ces examens, ou, ce qui est encore plus juste, par la privation de certains droits dans le cas d’inobservance des conditions prescrites. (L’étudiant de quatrième année qui passe l’examen est sous la menace d’une punition des plus pénibles : la perte des dix ou douze années de travail au lycée et à l’université, et la privation des avantages en vue desquels il a supporté douze années de contrainte). Dans ces institutions tout est fait de telle façon que l’élève, sous la menace de punition, accepte cet élément éducateur et adopte les croyances, les convictions, le caractère que désire le directeur de l’établissement. L’élément de contrainte de l’éducation, qui consiste dans le choix exclusif d’un certain groupe de sciences et la menace de punition, est aussi fort et évident pour un observateur sérieux que l’étaient les établissements avec punitions corporelles que les observateurs superficiels opposent aux universités. Les conférences publiques dont le nombre croît sans cesse en Europe et en Amérique, non seulement n’enserrent pas les élèves dans un certain cercle de connaissances, non seulement n’exigent pas l’attention sous la menace de punition, mais exigent des élèves certains sacrifices et prouvent par suite, contrairement aux premiers, la liberté complète du choix et des bases sur lesquelles elles sont édifiées.

Voilà ce que signifie l’immixtion et la non-immixtion de l’école dans l’éducation. Si l’on me dit qu’une pareille non-immixtion est possible pour les établissements supérieurs, pour les adultes, et impossible pour les établissements inférieurs et les enfants, parce que nous n’en voyons pas d’exemple — des conférences pour enfants, etc. — je répondrai que si, n’acceptant pas dans un sens trop étroit le mot école, nous l’acceptons dans la définition que nous en avons donnée, pour le degré inférieur du savoir et pour les âges les plus bas nous trouvons plusieurs influences qui instruisent librement sans l’immixtion dans l’éducation et qui correspondent aux établissements supérieurs et aux conférences publiques. Tels sont l’enseignement de la lecture et de l’écriture par les camarades et les frères, les jeux d’enfants (nous avons l’intention d’écrire un article spécial sur l’influence éducatrice des jeux), les divers spectacles publics, les tableaux et les livres, les contes et les chansons, la diversité des occupations, et tels sont enfin les essais de l’école de Iasnaïa-Poliana.

La réponse à la première question donne en même temps la réponse à la deuxième : Une telle non-immixtion est-elle possible ? On ne peut prouver théoriquement cette possibilité. La seule chose qui la puisse confirmer, c’est l’observation qui prouve que les hommes pas du tout éduqués, c’est-à-dire qui n’ont subi que l’influence de la libre éducation, les hommes du peuple, sont plus frais, plus forts, plus puissants, plus indépendants, plus justes, plus humains, et, principalement, plus utiles que les hommes éduqués par n’importe quels moyens. Mais cette proposition, pour plusieurs, demande peut-être à être prouvée ? Pour cela il me faudrait écrire encore beaucoup. Je ne citerai qu’une seule preuve : Pourquoi la génération de ceux qu’on éduque ne s’améliore-t-elle pas zoologiquement ? La race des animaux élevés s’améliore, la race des hommes éduqués périclite et s’affaiblit. Prenez au hasard une centaine d’enfants de quelques générations éduquées et une centaine d’enfants du peuple non éduqués et observez-les sous n’importe quel rapport. Pour la force, l’esprit, l’habileté, la réceptivité des impressions, la moralité même et sous tous les rapports, vous serez frappé d’un grand avantage chez les enfants des générations non éduquées et l’avantage sera d’autant plus grand que l’âge sera moindre. Il est terrible de penser aux conclusions qu’on en peut tirer, mais c’est ainsi. Mais, à ceux dont l’expérience personnelle et le sentiment intérieur ne disent rien au profit de cette opinion on ne peut prouver définitivement cette possibilité de la non-immixtion dans les écoles inférieures que par l’étude consciencieuse des influences libres grâce auxquelles le peuple s’instruit, par la discussion complète de la question et par une longue série d’expériences.

3o Que doit être l’école avec la non-immixtion dans l’œuvre de l’éducation ? L’école, comme nous l’avons dit plus haut, c’est l’influence consciente de celui qui instruit sur celui qu’il instruit. Comment doit-il agir pour ne pas dépasser les limites de l’instruction, c’est-à-dire la liberté ? Je réponds : l’école ne doit avoir qu’un seul but : la transmission de diverses données scientifiques (instruction), en tâchant de ne pas passer dans le domaine moral des convictions, des croyances et du caractère. Son but doit être un : la science, et non le résultat de son influence sur la personne humaine. L’école ne doit pas essayer de prévoir les finalités de la science, mais en la transmettant, elle doit respecter la pleine liberté de son application. L’école ne doit regarder comme nécessaires ni une science ni une série de sciences mais elle doit transmettre les données qu’elle possède en laissant aux élèves le droit de les assimiler ou non. Le règlement et le programme de l’école doivent se baser non sur l’opinion théorique, non sur la conviction de la nécessité de telle ou telle science, mais sur la seule possibilité, c’est-à-dire sur le savoir des maîtres.

J’expliquerai cela par un exemple.

Je désire instituer un établissement scolaire. Je ne fais pas un programme basé sur les opinions théoriques et ce n’est pas d’après elles que je chercherai les maîtres : je proposerai à toutes les personnes qui se sentent une vocation pour communiquer leur savoir de faire les leçons ou les cours qu’elles pourront. Il va sans dire que c’est l’ancienne expérience qui nous guidera dans le choix de ces leçons, c’est-à-dire que nous n’enseignerons plus les sujets qu’on ne suit pas volontiers ; dans les villages russes nous n’enseignerons pas la langue espagnole, l’astrologie ou la géographie, de même que dans un village un marchand n’ouvrira pas une boutique d’instruments de chirurgie ou de crinolines. Nous pouvons prévoir la demande pour notre offre, mais notre juge définitif sera l’expérience et nous ne nous croyons pas le droit d’ouvrir une boutique où nous vendrions du goudron avec l’obligation de prendre chez nous une livre d’ambre ou de pommade par dix livres de goudron. Nous ne nous occupons pas de l’usage que les consommateurs feront de nos marchandises, nous croyons qu’ils savent ce qui leur est bon, et que pour nous, il suffit de deviner leurs besoins et d’y répondre. Il est possible qu’il ne se trouve qu’un maître de zoologie, qu’un professeur d’histoire du moyen âge, un pour la religion et un pour l’art topographique. Si ces professeurs font leurs leçons d’une façon intéressante, elles seront utiles malgré leur insuffisance apparente et le hasard. Je ne crois pas en la possibilité du cycle harmonique des sciences théoriquement inventé, mais je crois que chaque science librement enseignée se conforme harmoniquement au cycle du savoir de chaque homme. On dira peut-être qu’avec un programme aussi aléatoire on peut introduire dans le cours des sciences inutiles et même nuisibles et qu’il sera impossible d’enseigner plusieurs sciences parce que les élèves ne seront pas suffisamment préparés. À cela, je répondrai :

1o Qu’il n’y a pas de sciences nuisibles et inutiles pour qui que ce soit, mais qu’il y a le bon sens et les besoins de l’élève qui, avec la liberté de l’étude, ne permettraient pas l’enseignement des sciences inutiles et nuisibles s’il y en avait de telles ;

2o Que seuls les mauvais professeurs ont besoin d’élèves préparés ; pour un bon professeur il est plus facile de commencer l’algèbre, la géométrie analytique avec un élève qui ne connaît pas l’arithmétique qu’avec un élève qui la connaît mal ; il est plus facile d’enseigner l’histoire du moyen âge aux élèves qui n’ont pas appris par cœur l’histoire ancienne. Je ne crois pas que le professeur qui enseigne à l’Université le calcul différentiel et intégral, ou l’histoire du droit civil russe, et qui ne peut enseigner à l’école primaire l’arithmétique ou l’histoire russe, soit un bon professeur. Je ne crois pas à l’utilité, au mérite et même à la possibilité d’un bon enseignement portant sur une seule partie de la science et, principalement, je suis convaincu que l’offre répondra toujours à une demande, qu’à chaque degré de la science, il y aura un nombre suffisant d’élèves et de professeurs.

Mais comment, me dira-t-on, celui qui instruit ne désirera-t-il pas prendre une certaine influence éducatrice ? Cette aspiration est la plus naturelle pendant la transmission du savoir de celui qui instruit à celui qui est instruit ; elle ne fait qu’apporter de l’énergie dans l’accomplissement du devoir, elle donne le degré d’entraînement nécessaire qu’il exige. Il est impossible de nier cette aspiration, et je n’y ai jamais pensé. Son existence me prouve encore davantage la nécessité de la liberté de l’enseignement. On ne peut pas défendre à un homme qui aime et enseigne l’histoire de tâcher de transmettre à ses élèves ce qu’il pense et croit nécessaire pour le développement intellectuel d’un homme. On ne peut pas défendre, pendant l’étude des mathématiques ou des sciences naturelles, de transmettre les méthodes que le professeur croit les meilleures. Au contraire, cette prévision du but éducateur encourage le professeur. Mais l’élément éducateur de la science ne peut se transmettre par force. Je ne saurais attirer assez l’attention du lecteur sur cette circonstance. L’élément éducateur par excellence dans l’histoire, dans les mathématiques, ne se transmet que quand le professeur aime passionnément son sujet et le connaît bien. Dans ce cas seulement, cette passion se communique aux élèves et agit sur eux d’une façon éducatrice. Dans le cas contraire, c’est-à-dire quand, en certain lieu, il est décidé que telle ou telle science agit d’une façon éducatrice, et que les uns reçoivent la prescription d’enseigner et les autres d’apprendre, l’enseignement atteint des résultats tout à fait contraires, c’est-à-dire qu’il n’instruit pas scientifiquement mais qu’il détourne de la science. On dit que la science porte en soi l’élément éducateur (erziehliges Element). C’est à la fois vrai et faux, et en cette proposition se trouve le défaut essentiel de l’opinion paradoxale qui prévaut en matière d’éducation.

La science est la science et ne porte rien en soi, et l’élément éducateur est dans l’enseignement des sciences, dans l’amour du professeur pour ce qu’il enseigne, dans ses rapports affectueux envers l’élève. Si tu veux par la science élever l’élève, il faut aimer la science et la bien connaître, et les élèves t’aimeront toi et la science, et tu les élèveras. Mais si toi-même ne l’aimes pas, alors par quelque moyen que tu les forces d’apprendre, la science ne portera pas d’influence éducatrice. Et ici, de nouveau, une commune mesure, une seule voie de salut, de nouveau la même liberté pour les élèves d’écouter ou non le professeur, d’accepter ou non son influence éducatrice, c’est-à-dire qu’eux seuls peuvent décider s’il connaît et s’il aime ce qu’il enseigne.

Alors que sera donc l’école avec la non-immixtion dans l’éducation ? Ce sera l’influence active la plus variée, la plus consciente d’un homme sur un autre dans le but de transmettre la science (instruction), sans forcer l’élève ni directement par la force, ni diplomatiquement, à recevoir ce que nous voulons. L’école ne sera peut-être pas l’école comme nous la comprenons maintenant, avec des tables, des bancs, des chaises, ce sera peut-être un théâtre, une bibliothèque, un musée, une conférence ; le cycle des sciences, les programmes seront peut-être tout autres. (Je ne connais que mon expérience : l’école de Iasnaïa-Poliana avec la subdivision des études que j’ai décrite pendant un semestre scolaire, d’une part, sur les demandes des élèves et de leurs parents, d’autre part, à cause de l’insuffisance du savoir des professeurs, pendant ce semestre a changé complètement et a pris un autre aspect.)

« Mais que devons-nous faire ? N’y aura-t-il plus d’écoles dans la ville, pas de lycées, pas de chaires d’histoire du droit romain ? Que deviendra l’humanité ? » objecte-t-on. Oui, cela n’existera pas si les élèves n’en ont pas besoin et si nous ne pouvons le rendre intéressant. « Mais les enfants ne savent pas toujours ce qu’il leur faut, ils se trompent, etc. » Je n’entre pas dans une pareille discussion qui nous amènerait à la question : la nature humaine a-t-elle raison devant le jugement de l’homme ? etc. Je ne le sais pas et ne me place pas sur ce terrain. Je dis seulement que si nous ne pouvons savoir ce qu’il nous faut apprendre, alors ne m’empêchez pas d’apprendre par force aux enfants russes la langue française, la généalogie du moyen âge et l’art de voler. Je prouverai tout comme vous. « Alors il n’y aura pas de lycées, ni de latin ! Que ferons-nous donc ? » entends-je de nouveau.

N’ayez pas peur, il y aura le latin et la rhétorique, ils existeront encore des centaines d’années du fait seul que la potion est achetée et qu’il faut la boire (comme disait un malade). C’est à peine si dans cent ans la pensée que j’exprime maintenant, peut-être d’une façon peu claire, malhabile, peu convaincante, deviendra un lieu commun. C’est à peine si dans cent ans auront vécu les établissements existants : écoles, lycées, universités, cependant qu’apparaîtront les institutions qui se formeront librement et auront pour base la liberté de la génération à instruire.


  1. Ce mot, littéralement signifie la formation d’un homme. Dans tout cet article nous l’avons traduit par le mot : culture. (N. d. T.)