Le progrès et la définition de l’instruction : réponse à M. Markov

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LE PROGRÈS


ET LA


DÉFINITION DE L’INSTRUCTION




RÉPONSE à M. Markov. (Messager russe, 1862, no 5.)


Les points principaux du désaccord entre M. Markov et nous au sujet de l’instruction sont formulés de la façon suivante :

« 1o Nous reconnaissons à une génération le droit de s’immiscer dans l’éducation de l’autre ;

2o Nous reconnaissons aux classes supérieures le droit de se mêler de l’instruction du peuple ;

3o Nous ne sommes pas d’accord sur la définition de l’instruction donnée dans Iasnaïa-Poliana ;

4o Nous pensons que les écoles ne peuvent ni ne doivent s’écarter des conditions historiques ;

5o Nous pensons que les écoles contemporaines répondent beaucoup plus aux besoins actuels que les écoles du moyen âge ;

6o Nous croyons notre éducation utile et non nuisible ;

7o Nous pensons que la liberté complète de l’éducation, telle que la comprend le comte Tolstoï, est nuisible et impossible ;

8o Nous pensons enfin que l’organisation de l’école de Iasnaïa-Poliana est contraire aux convictions du directeur de la revue Iasnaïa-Poliana. »

Avant de répondre à ces divers points nous essayerons de rechercher la cause principale du désaccord entre notre opinion et celle de M. Markov qui a suscité la sympathie générale du public spécial, enseignant, et de l’autre.

La cause tient à des lacunes dans l’exposé de notre opinion ; nous tâcherons de les combler. La cause en est aussi dans l’inexactitude et l’insuffisance de compréhension de M. Markov et, en général, du public, à l’égard des propositions que nous tâchons d’expliquer. Il est évident que le désaccord provient des différentes manières de comprendre et, par suite, de définir l’instruction. M. Markov dit : « Nous ne sommes pas d’accord sur la définition de l’instruction telle que la donne Iasnaïa-Poliana. » Mais M. Markov ne contredit pas notre définition, il donne la sienne. La question principale est de savoir quelle définition, de la nôtre, ou de celle de M. Markov, est juste. Nous avons dit : L’instruction, au sens le plus général, qui embrasse aussi l’éducation, est, selon nous, cette activité de l’homme qui a pour base le besoin de l’égalité et la loi immuable du progrès de l’instruction, et nous avouons que ces paroles, sur lesquelles M. Markov attire particulièrement l’attention du lecteur, nécessitent, pour M. Markov et la majorité du public, des explications supplémentaires. Mais avant de donner ces explications, nous croyons nécessaire de faire un écart et d’expliquer pourquoi M. Markov, et en général le public, n’ont pas voulu comprendre cette explication et l’ont négligée.

Depuis Hégel et son fameux aphorisme : « Ce qui est historique est raisonnable, » dans les discussions écrites et verbales, surtout chez nous, un élément spirituel, très étrange, domine : c’est l’opinion historique. Vous dites, par exemple, que l’homme a le droit d’être libre, d’être jugé seulement d’après les lois que lui-même reconnaît justes, et l’opinion historique répond que l’histoire élabore un certain moment historique qui dirige la législation historique et un certain rapport historique du peuple envers cette législation. Vous dites que vous croyez en Dieu, l’opinion historique vous répond que l’histoire élabore certaines croyances religieuses et les rapports de l’humanité envers elles. Vous dites que l’Iliade est la plus grande œuvre épique, l’opinion historique vous répond que l’Iliade n’est que l’expression de la conscience historique d’un peuple à un certain moment historique.

Ainsi, non seulement l’opinion historique ne discute pas avec vous si la liberté est nécessaire à l’homme, si Dieu existe ou non, si l’Iliade est ou non une belle œuvre, non seulement elle ne fait rien pour atteindre la liberté que vous désirez, pour vous convaincre de l’existence de Dieu ou de la beauté de l’Iliade, elle vous montre seulement la place qu’occupe dans l’histoire votre besoin intérieur : l’amour du vrai ou du beau. L’opinion historique ne fait que constater et elle ne constate pas par la voie de la conscience, mais par la voie des conclusions historiques. Dites que vous aimez ou croyez en quelque chose, l’opinion historique vous répond : aimez et croyez, votre amour et votre foi trouveront place dans notre opinion historique. Les siècles s’écouleront et on trouvera la place que vous occupez dans l’histoire, mais sachez d’avance que ce que vous aimez n’est pas absolument beau, que ce que vous croyez n’est pas absolument vrai.

Mais amusez-vous, mes enfants, votre amour et la foi trouveront leur place et leur emploi. Il suffit d’appliquer à n’importe quelle conception le mot d’histoire et cette conception perd son importance vitale réelle, elle n’a plus qu’une importance artificielle et stérile dans une contemplation historique artificielle.

M. Markov dit : « Le but final, c’est le résultat de la vie entière, c’est la conclusion définitive de l’ action des forces diverses. On ne peut le voir qu’à la fin et on n’a nul besoin de lui. Alors la pédagogie aussi a le droit de ne pas avoir de but final, a le droit d’aspirer à ces fins temporaires, particulières, qui ont de l’importance pour la vie. » (Messager russe, no 5, page 153). Selon lui il est inutile de chercher l’intérêt de la pédagogie. Il suffit de savoir que nous nous trouvons dans les conditions historiques et tout va bien.

M. Markov s’est approprié complètement l’opinion historique. Comme la majorité des penseurs russes de notre temps, il possède l’art d’ajouter la conception historique à chaque phénomène de la vie. Il sait dire beaucoup de choses savantes et spirituelles dans le sens historique, et pour chaque cas il possède couramment un calembour historique. Nous disions dans notre premier article que l’instruction a pour base le besoin de l’égalité et la loi du progrès. Cette proposition bien qu’exprimée sans preuves explique la cause du phénomène. On peut ne pas être de cet avis et exiger des preuves, mais seule l’opinion historique peut ne pas sentir la nécessité de la recherche des causes d’un phénomène tel que l’instruction. M. Markov dit : « Il est désirable que le lecteur s’arrête sur ces paroles avec une attention toute particulière. Elles me semblent tout simplement inutiles, c’est tiré par les cheveux, cela ne fait qu’obscurcir le sens des choses compréhensibles pour tout le monde. En quoi, ici, le besoin de l’égalité, l’instinct, pourquoi ici tout ce fatum, la loi inconnue du mouvement qui ne permet pas une chose et ordonne de faire une autre ? Qui l’a avoué ou prouvé ? S’il faut nier, comme le fait le comte Tolstoï, l’influence éducatrice de la génération adulte sur la jeune, alors en quoi faut-il voir cette merveilleuse loi ? La mère aime son enfant, elle veut satisfaire ses besoins et, consciemment, sans aucun besoin mystique, elle sent la nécessité de s’adapter à sa raison primitive, de lui parler le langage le plus simple. Non seulement elle n’aspire pas à l’égalité pour son enfant, ce qui serait antinaturel au plus haut degré, au contraire, intentionnellement, elle tâche de lui transmettre tout le superflu de son savoir. C’est dans cette transmission naturelle des acquisitions spirituelles d’une génération à l’autre que consiste le mouvement de l’instruction qui n’a besoin d’aucune nouvelle loi spéciale. Chaque siècle verse son tribut dans le tas commun et, plus nous vivons, plus grandit cette masse et plus nous nous haussons avec elle. Ce fait est banal tant il est connu et je ne vois aucune raison d’aspirer à ébranler une vérité si évidente logiquement et historiquement. »

Voilà le meilleur spécimen de l’opinion historique. Vous cherchez l’explication du phénomène le plus remarquable de la vie, vous supposez que vous avez trouvé la loi générale qui est la base du phénomène, vous croyez que vous avez trouvé l’idéal auquel aspire l’humanité et le critérium de son activité, — on vous répond qu’il y a une masse qui augmente à chaque siècle et que c’est connu jusqu’à la banalité. Est-il bon que cette masse croisse ? Pourquoi croît-elle ? À ces questions point de réponse et l’on va jusqu’à s’étonner que nous cherchions à résoudre de pareilles questions.

Dans un autre passage, paraphrasant nos paroles, M. Markov dit : « Chaque génération empêche la nouvelle de se développer. Plus on va, plus il y a d’oppositions, pire c’est. On se dit : quel étrange progrès ! Si, négligeant l’histoire, nous étions obligés de croire à la théorie de Iasnaïa-Poliana, il faudrait penser que le monde s’affaiblit de plus en plus à cause des résistances de milliers d’années et que sa mort n’est pas loin. » (Page 152.)

« Le bon progrès ! » Non, il est très mauvais, c’est précisément de quoi j’ai parlé. Je ne suis pas un admirateur de la religion du progrès et sauf la foi rien ne prouve la nécessité du progrès. « Est-ce que le monde s’affaiblit de plus en plus ? » C’est précisément ce que j’ai tâché de prouver avec cette différence que ce n’est pas toute l’humanité qui s’affaiblit mais cette partie qui est à la merci de l’activité de cette instruction que défend M. Markov. Mais voici où l’opinion historique de M. Markov paraît dans toute sa splendeur.

« Iasnaïa-Poliana est gênée de ce fait que les hommes, à diverses époques, enseignent différentes choses et diversement. Les scolastiques enseignaient une chose, Luther une autre ; Rousseau a sa méthode, Pestalozzi la sienne. Elle voit en cela l’impossibilité d’établir le critérium de la pédagogie, et il me semble qu’elle-même a désigné ce critérium nécessaire en citant les expériences précédentes. Le critérium c’est d’enseigner en se conformant aux besoins du temps. Ce critérium est simple et en parfait accord avec l’histoire et la logique. C’est précisément pour cela que Luther pouvait être le maître d’un siècle entier, que lui-même fut le créateur de son siècle, qu’il a pensé sa propre pensée et agi selon sa volonté. Autrement son immense influence serait impossible ou surnaturelle. S’il n’avait pas ressemblé à ses contemporains, il aurait disparu comme un phénomène incompréhensible, inutile, comme un étranger parmi le peuple dont il ne comprenait pas même le langage. »

« Il en va de même de Rousseau et de tout autre».

« Rousseau a formulé, dans ses théories, la haine de son temps pour le formalisme et l’artificiel, la soif de son siècle pour les rapports simples et cordiaux. C’était la réaction inévitable de la vie de Versailles, et si Rousseau seul l’avait senti, le siècle du romantisme ne serait pas, il n’y aurait pas eu ces exigences universelles de transformation de l’humanité, la déclaration des droits de l’homme, les Charles Moore, etc. Reprocher à Luther et à Rousseau qu’en s’armant contre le frein historique ils imposèrent aux hommes leurs théories, c’est reprocher au siècle entier l’illogisme de ses tendances. On ne peut imposer à un siècle entier certaines théories. On ne peut se débarrasser des théories du siècle. Je ne comprends pas ce que le comte Tolstoï voudrait de la pédagogie. Il se soucie tout le temps du but final, du critérium. S’il n’y en a pas, alors, à notre avis, il n’en faut pas. Pourquoi donc ne se rappelle-t-il pas la vie de chaque individu à part, sa propre vie ? Il est probable qu’il ne connaît pas le but final de son existence ? Il ne connaît pas le critérium général, philosophique, de l’activité de toutes les périodes de sa vie. Et cependant il vit et agit, et il vit et agit seulement parce que, dans l’enfance, il avait un but et un critérium, que dans la jeunesse il en eut d’autres, que maintenant encore il en a de nouveaux, etc. Il a été probablement un gamin espiègle — on connaît bien leur critérium — puis un adolescent mystique, un poète libéral, un acteur pratique dans la vie. Chacun de ces états naturels de l’esprit le forçait d’envisager autrement le monde, d’attendre autre chose, de se guider par d’autres espoirs. Dans ces échanges incessants d’opinion consiste principalement la richesse du développement de l’humanité, soit expérimental, philosophique ou vital. Où le comte Tolstoï voit un défaut de l’humanité et de la pédagogie, leur contradiction, je vois la nécessité, la logique et même la qualité. » (Pages 159-169, etc.)

Cela semble spirituel : quelle masse de renseignements, quelle opinion sûre et surtout historique ! On se trouve soi-même sur une cime quelconque, imaginaire, alors qu’au-dessous de soi, quelque part, agissent et Rousseau, et Schiller, et Luther, et la Révolution française. De la hauteur historique on approuve ou l’on blâme leurs actes, on les classe dans les cadres historiques. C’est peu encore : Chaque individu soumis aux lois historiques immuables que nous connaissons, fouille aussi quelque part là-bas, mais chez aucun il n’y a de but final et il n’en peut être parce qu’il n’y a qu’une opinion historique.

Mais ce n’est pas du tout ce que nous demandons : nous tâchons de trouver cette loi générale, spirituelle, sur quoi se guiderait, pour l’instruction, l’activité de l’humanité et qui, par suite, pourrait servir de critérium à la régularité de l’activité humaine dans la voie de l’instruction. Et l’opinion historique, à toutes nos tentatives, répond seulement que Rousseau et Luther étaient les produits de leur temps. Nous cherchons ce principe éternel qui s’exprime en eux et l’on nous parle de la forme sous laquelle ils s’expriment, on les divise en classes et en catégories. On nous dit que le critérium est d’enseigner conformément aux exigences du temps, et l’on dit que c’est très simple. Enseigner conformément aux dogmes de la religion chrétienne ou mahométane, je comprends cela, mais enseigner conformément aux besoins du temps, je ne comprends absolument pas un seul mot de cette phrase. Quels sont ces besoins ? Qui les définira ? Où s’expriment-ils ? C’est peut-être amusant de raisonner tant bien que mal sur les conditions historiques dans lesquelles devra s’exprimer un futur Rousseau. Je comprends pourquoi Rousseau a dénoncé avec colère l’artificiel de la vie, mais je ne comprends absolument pas pourquoi Rousseau a paru et a exprimé de grandes vérités. Je n’ai point affaire à Rousseau et à son entourage, ce ne sont que les idées qu’il a exprimées qui m’occupent et ce n’est que par la pensée et non par des raisonnements sur sa place dans l’histoire que je puis contrôler et comprendre ses idées.

Mon but était d’exprimer et de définir le critérium de la pédagogie. L’opinion historique, ne me suivant pas dans cette voie, répond que Rousseau et Luther étaient à leur place (comme s’ils pouvaient n’y pas être), qu’il existe diverses écoles (comme si nous ne le savions pas), et que chacune apporte une parcelle à ce mystérieux agrégat historique. L’opinion historique peut fournir plusieurs discussions intéressantes quand il n’y a rien à faire, elle peut expliquer ce que tout le monde sait, mais elle ne peut dire un mot sur lequel on puisse tabler la réalité. Si elle se prononce elle ne dit qu’une phrase en ce genre : qu’il faut enseigner conformément aux besoins du temps. Dites-nous donc quels sont ces besoins à Sizragne, à Genève, à Sir-Daria ? Où peut-on trouver l’expression de ces besoins et des besoins du temps ? De quel temps ? Si l’on parle de l’opinion historique, alors dans le présent il n’y a qu’un moment historique. L’un prend pour les exigences du présent les exigences des années 1823, l’autre celles d’août 1862, d’autres tiennent pour les vraies exigences du temps celles du moyen âge. Je le répète, si la phrase : agir conformément aux exigences du temps, qui pour nous n’a aucun sens, si cette phrase est écrite intentionnellement, alors nous vous demandons de nous indiquer ces exigences.

Nous le disons franchement, de toute notre âme, nous désirons connaître ces besoins et nous ne les connaissons pas. Nous pourrions citer encore beaucoup d’exemples de l’opinion historique de M. Markov avec les renvois aux Trivium et Quadrivium de Gassiodore, de Thomas d’Aquin, de Shakespeare et Hamlet et autres conversations pareilles, intéressantes et agréables. Mais tous ces passages non plus ne répondent pas à nos questions, c’est pourquoi nous nous bornons à expliquer les causes de la faillite de l’opinion historique relativement aux questions philosophiques.

Cette cause est la suivante : les partisans de l’opinion historique ont supposé que l’idée abstraite, que pour railler ils aiment à nommer métaphysique, est stérile dès que contraire aux conditions historiques, c’est-à-dire, plus simplement, aux opinions qui ont cours ; que cette pensée est même inutile grâce à la découverte de la loi générale selon laquelle l’humanité avance même sans la participation de l’idée contraire aux convictions dominantes. Cette loi imaginaire de l’humanité s’appelle le progrès. Toute la cause, non seulement de notre désaccord avec M. Markov, mais aussi de la négligence complète dont nos arguments ont été l’objet, consiste en ce que M. Markov croit au progrès et que je n’ai pas cette foi. Qu’est-ce donc que cette idée de progrès, que la foi dans le progrès ?

La définition de l’idée maîtresse du progrès sera la suivante : « L’humanité se modifie sans cesse, survit au passé en tenant de lui les travaux commencés et les traditions. » Au sens figuré, ce changement des rapports humains, nous l’appelons le mouvement. Le changement passé, nous l’appelons en arrière, le changement futur, en avant. En général, au sens figuré, nous disons que l’humanité avance. Cette propriété, bien qu’exprimée peu clairement et au sens figuré, est indiscutable. Mais après cette propriété indiscutable, ceux qui ont foi dans le progrès et le développement historique en créent une autre, non prouvée : l’humanité, soi-disant, jouissait autrefois d’un bien-être moindre ; plus nous regardons en arrière, moins il y avait de bien-être, plus nous avançons, plus le bien-être grandit. On tire de là la conclusion qu’il suffit à l’activité fertile d’agir conformément aux conditions historiques et que, selon la loi du progrès, toute action historique mènera à l’augmentation du bien-être général, c’est-à-dire sera bonne ; que toute tentative en vue d’arrêter ou même de contrarier le mouvement historique est inutile. Cette conclusion est illégitime parce que la seconde proposition sur l’amélioration continue de l’humanité dans la voie du progrès n’est prouvée par rien et n’est pas juste.

Dans toute l’humanité, de temps immémorial, on constate le progrès, dit l’historien qui croit au progrès, et il tâche de prouver cette proposition en comparant, par exemple, l’Angleterre de 1685 à l’Angleterre actuelle. Mais si même on comparait la Russie, la France et l’Italie contemporaines avec la Rome antique, la Grèce, Carthage, si l’on pouait prouver que le bien-être des peuples nouveaux est plus grand que celui des peuples anciens, je n’en serais pas moins frappé de ce phénomène incompréhensible. On tire une loi générale pour toute l’humanité de la comparaison d’une petite partie de l’humanité, en Europe, dans son passé et son présent. Le progrès est la loi générale de l’humanité, disent-ils, seulement cela ne s’applique pas à l’Asie, à l’Afrique, à l’Amérique, à l’Australie, c’est-à-dire pour un milliard d’hommes. Nous avons observé la loi du progrès dans le grand-duché de Hohenzollern Sigmaringen qui a trois mille hommes, nous connaissons la Chine qui a deux cents millions d’hommes et qui nie toute notre théorie du progrès et nous ne doutons pas un moment que le progrès ne soit la loi générale de toute l’humanité et que nous qui croyons au progrès ayons raison, que ceux qui n’y croient pas aient tort, et, avec des canons et des fusils nous allons inculquer aux Chinois l’idée du progrès. Et cependant, le bon sens me dit que si la plus grande partie de l’humanité, tout ce qu’on appelle l’Orient, ne reconnaît pas la loi du progrès mais au contraire la nie, cette loi n’existe pas pour toute l’humanité, seule une partie de l’humanité a foi en elle. Moi, comme tous ceux qui sont affranchis de l’idée du progrès, je ne vois qu’une seule chose : que l’humanité vit, que les souvenirs du passé s’accumulent aussi bien qu’ils disparaissent, que les travaux du passé servent souvent de bases aux travaux du présent et souvent sont un obstacle pour eux, que le bien-être des hommes tantôt augmente dans un endroit, dans une couche et dans un sens, tantôt diminue, que, quelque désirable que ce soit, je ne puis trouver aucune loi générale dans la vie de l’humanité et que subordonner l’histoire à l’idée du progrès c’est aussi facile que de la soumettre à n’importe quelle idée ou fantaisie historique.

Je dirai plus :

Je ne vois aucune nécessité de rechercher les lois générales de l’histoire ; j’ajoute que c’est l’impossible. La loi générale éternelle est écrite en l’âme de chacun. La loi du progrès ou du perfectionnement est écrite dans l’âme de chaque homme et ce n’est que par erreur qu’elle est transportée dans l’histoire. En restant personnelle, cette loi est fertile et accessible à chacun, transportée dans l’histoire elle devient un bavardage oisif, vide, qui conduit à la justification de chaque insanité et du fatalisme. En général, le progrès, dans toute l’humanité, c’est un fait non prouvé et qui n’existe pour aucun des peuples d’Orient. C’est pourquoi il est aussi déraisonnable de dire que le progrès est la loi de l’humanité, que de dire que tous les hommes sont blonds sauf les bruns.

Mais peut-être n’avons-nous pas encore défini le progrès comme plusieurs le comprennent : nous tâchons de lui donner la définition la plus générale et la plus raisonnable. Le progrès est peut-être une loi découverte par les peuples européens, mais une loi si raisonnable que toute l’humanité doit s’y soumettre. Dans ce sens, le progrès c’est la voie où marche une certaine partie de l’humanité, voie qui, elle le reconnaît elle-même, la mène au bien-être. C’est ainsi que Buckle comprend le progrès de la civilisation des peuples européens, en introduisant dans cette conception générale du progrès le progrès social économique, le progrès des sciences, des arts, des métiers, et surtout les inventions de la poudre, de l’imprimerie et des moyens de communication. Une telle définition du progrès est claire et compréhensible. Mais, malgré nous, se posent des questions, dont la première est celle-ci :

Qui a décidé que le progrès mène au bien-être ?

Pour que j’y croie, il ne faut pas que ce soient les personnes exceptionnelles, appartenant aux classes d’exception — historiens, penseurs, journalistes — qui le reconnaissent, mais que toute la masse du peuple qui est soumise à l’effet du progrès reconnaisse que le progrès le mène au bien-être. Or nous voyons toujours la contradiction de ce fait. La deuxième question est la suivante : que faut-il regarder comme étant le bien-être ? Est-ce l’amélioration des voies de communication, l’extension de l’imprimerie, l’éclairage des rues au gaz, l’augmentation des asiles pour les pauvres, etc., ou les richesses naturelles, les forêts, le gibier, le poisson, le grand développement physique, la pureté des mœurs, etc. ? L’humanité vit à la fois par tant de divers côtés de son être qu’il est impossible de définir le degré de son bien-être à une certaine époque, et qu’un certain individu le définisse. L’un ne voit que les progrès de l’art, l’autre ceux de la vertu, l’autre celui des commodités matérielles, l’autre celui de la force physique, l’autre celui de l’ordre social, l’autre celui de la science, l’autre celui de l’amour de la liberté et de l’égalité, l’autre celui de l’éclairage au gaz et des machines à coudre. Et l’homme qui envisage sans parti-pris tous les côtés de la vie de l’humanité trouvera toujours que le progrès d’un côté de la vie est contrebalancé par le retard d’un autre côté. Les hommes politiques les plus consciencieux qui ont crié au progrès de l’égalité et de la liberté ne se sont-ils pas convaincus et ne se convainquent-ils pas chaque jour que dans la Grèce et la Rome antique il y avait plus de liberté et d’égalité que dans l’Angleterre nouvelle avec les guerres chinoise et indienne, et dans la France nouvelle avec les deux Bonaparte et même dans la nouvelle Amérique avec la guerre acharnée pour le droit de l’esclavage ? Les hommes les plus consciencieux qui croient au progrès de l’art ne se sont-ils pas convaincus qu’en notre temps il n’y a pas de Phidias, de Raphaël, d’Homère ? Les progressistes économistes les plus hostiles ne se sont-ils pas convaincus qu’il est nécessaire de défendre aux travailleurs de produire des enfants afin qu’on puisse nourrir la population existante ? Ainsi, en répondant à deux questions que j’ai posées, je dis qu’on ne peut reconnaître que le progrès mène au bien-être :

1o Tant que tout le peuple qui subit les effets du progrès ne les trouvera pas bons et utiles ; or, actuellement, pour les neuf dixièmes de la population qu’on nomme classe ouvrière nous voyons toujours le contraire ;

2° Tant qu’il ne sera pas prouvé que le progrès mène à la perfection de tous les côtés de la vie humaine, ou que toutes ses influences prises ensemble ont des conséquences bonnes et utiles qui surpassent les conséquences mauvaises et inutiles. Le peuple, (c’est-à-dire la masse du peuple, les neuf dixièmes de tous les hommes), est toujours très hostile au progrès et non seulement ne reconnaît pas son utilité mais a la conscience absolue du tort qu’il lui cause. Et quant aux conclusions historiques du genre de celles de Macaulay (celui même que cite M. Markov pour prouver les avantages de l’éducation anglaise), qui croit avoir embrassé toutes les faces de la vie humaine et, se basant sur cette étude, décide que le progrès fait plus de bien que de mal, nous n’y pouvons croire, car elles ne sont basées sur rien. Ces conclusions, pour chaque juge consciencieux et sans parti pris, contrairement au but de l’écrivain prouvent avec évidence que le progrès a fait au peuple plus de mal que de bien, c’est-à-dire a fait plus de mal que de bien à la grande majorité des hommes, sans parler de l’État. Je demande au lecteur sérieux de lire tout le troisième chapitre de la première partie de l’histoire de Macaulay. La conclusion est hardie et ferme, mais sur quoi est-elle fondée ? Pour un homme sensé que n’étourdit pas la foi au progrès, c’est absolument incompréhensible. Les faits importants sont uniquement les suivants :

1o La population augmente et augmente de telle façon que la théorie de Malthus devient nécessaire ;

2o Il n’y avait pas de troupes, maintenant il y en a beaucoup, et c’est la même chose pour la flotte ;

3o Le nombre des petits propriétaires terriens a diminué ;

4o Les villes ont englobé la plus grande partie de la population ;

5o Le sol est déboisé ;

6o Le salaire a augmenté de moitié, les prix ont augmenté de même et les commodités de la vie sont devenues moindres ;

7o L’impôt sur les pauvres a décuplé ; les journaux sont devenus plus nombreux ; l’éclairage des rues est meilleur ; on bat moins les femmes et les enfants ; les dames anglaises écrivent sans fautes d’orthographe. Je demande au lecteur de lire ce troisième chapitre avec beaucoup d’attention et de se rappeler ce simple fait : que l’armée, une fois qu’elle est augmentée, ne peut être diminuée ; que les forêts séculaires une fois détruites ne peuvent être replantées ; que les populations dépravées par le confort ne peuvent retourner à la simplicité et à la modestie premières. Je demande au lecteur qui n’a pas la foi du progrès ou qui, momentanément, y renonce, de lire tout ce qui est écrit pour prouver que le progrès engendre le bien-être, et de se demander, mais en mettant la foi entièrement de côté : Existe-t-il des preuves que le progrès a fait aux hommes plus de bien que de mal ? Pour un homme sans parti pris il n’y a pas de pareilles preuves, et pour un homme de parti pris on peut travestir avec les faits historiques n’importe quel paradoxe, celui du progrès ou quelque autre que ce soit.

Quel phénomène étrange et incompréhensible ! La loi générale de la marche en avant de l’humanité n’existe pas, comme nous le prouvent les peuples stationnaires d’Orient. Il est impossible de prouver que les peuples européens progressent toujours vers l’amélioration du bien-être, et personne ne l’a encore prouvé. Et enfin, chose plus remarquable, les neuf dixièmes de ce même peuple européen qui, soi-disant, se trouve en progrès, haïssent le progrès et tâchent par tous les moyens possibles de s’y opposer. Et nous reconnaissons le progrès de la civilisation comme un bien indiscutable ! Ce phénomène nous semble incompréhensible, mais il s’explique pour nous si nous l’examinons sans prévention.

Une petite partie de la société croit seule au progrès, le propage et s’efforce de prouver ses bienfaits. L’autre partie, la plus grande, contredit le progrès et nie ses bienfaits. J’en conclus que pour la petite partie de la société le progrès est un bien, tandis que pour la grande partie c’est un mal. Je tire cette conclusion parce que tous les hommes, consciemment ou inconsciemment, aspirent au bien et s’éloignent du mal. Cette conclusion tirée, je la contrôle par les faits. Quelle est cette petite partie qui croit au progrès ? C’est celle qu’on appelle la société instruite, selon l’expression de Buckle, les classes oisives. Quelle est cette grande partie qui ne croit pas au progrès ? C’est celle qu’on appelle le peuple, les classes travailleuses. Les intérêts de la société et du peuple sont toujours opposés. Plus une chose est avantageuse pour l’une, plus elle est désavantageuse pour l’autre. Pour le progrès ma proposition se confirme, et j’en conclus que le progrès est d’autant plus avantageux pour la société qu’il est désavantageux pour le peuple. En outre, cette conclusion m’explique parfaitement ce phénomène étrange que, malgré que le progrès ne soit pas la loi générale de l’humanité, qu’il ne conduise pas à l’amélioration du bien-être de toute l’humanité européenne, que les neuf dixièmes du peuple soient opposés au progrès, il continue d’être glorifié et se répand de plus en plus.

Ceux qui croient au progrès y croient franchement parce que cette religion est avantageuse pour eux, et c’est pourquoi ils la propagent avec opiniâtreté et cruauté. Involontairement je me rappelle la guerre chinoise pendant laquelle trois puissances, avec franchise et cruauté, par la poudre et les obus, introduisirent en Chine la foi au progrès. Mais est-ce que je ne me trompe pas ? Voyons en quoi le progrès peut recéler l’avantage de la société et le désavantage du peuple. Ici, en parlant des faits, je sens la nécessité de laisser de côté l’Europe, et de ne parler que de la Russie que je connais très bien.

Qui, chez nous, est croyant, qui ne l’est pas ? Ceux qui croient au progrès sont : la noblesse éclairée, les commerçants et les fonctionnaires éclairés, les classes oisives selon l’expression de Buckle. Ceux qui ne croient pas au progrès, les ennemis du progrès sont : les artisans, les ouvriers de fabriques, les paysans, les agriculteurs, et, en général, les hommes occupés de travaux physiques, les classes travailleuses. Prenant en considération cette différence, nous trouvons que plus l’homme travaille, plus il est conservateur, que moins il travaille, plus il est progressiste. Il n’y a pas de progressistes plus convaincus que les adjudicataires, les écrivains, les gentilshommes, les étudiants, les fonctionnaires et les employés sans place. Il n’y a pas de moins progressistes que les paysans agriculteurs.

« L’homme accapare les forces de la nature ; la pensée vole d’un bout du monde à l’autre ; le temps est vaincu ! » Tout cela est très bien, très sentimental, mais voyons pour qui c’est avantageux. Nous parlons du progrès du télégraphe électrique. Il est évident que l’avantage de l’emploi du télégraphe n’est utile que pour la classe supérieure dite instruite ; et le peuple, les neuf dixièmes, entend seulement les vibrations des fils et n’est que gêné par la sévère loi relative à la détérioration des lignes télégraphiques.

Par le fil vole cette pensée : la demande de tel ou tel objet de commerce a-t-elle augmenté et de combien faut-il, en conséquence, hausser le prix de cet objet ? Ou celle-ci, je suppose être une propriétaire russe résidant à Florence : « Grâce à Dieu, mes nerfs vont mieux, j’embrasse mon époux bien-aimé, et lui demande de m’envoyer au plus tôt quarante mille francs. » Sans faire la statistique détaillée des dépêches, on peut absolument convenir que toutes appartiennent à ce genre de correspondance dont j’ai cité les modèles. Mais un paysan de Iasnaïa-Poliana, de la province de Toula, ou n’importe quel autre paysan russe (il ne faut pas oublier que ces paysans forment la masse du peuple, à qui le progrès pense assurer le bien-être) n’a jamais envoyé ni reçu de télégramme, et, de longtemps encore, il n’en enverra pas et n’en recevra pas. Toutes les dépêches qui passent au-dessus de sa tête ne peuvent ajouter une once à son bien-être, parce que tout ce qu’il lui faut, il le tire de son champ, de son bois, et il est également indifférent au bon marché ou à la cherté du sucre ou du coton, au renversement du roi Othon, aux discours prononcés par Palmerston et Napoléon III, aux sentiments de la dame qui écrit de Florence. Toutes ces idées qui, avec la rapidité de la foudre, parcourent le monde, n’augmentent pas la productivité de son champ, n’affaiblissent pas la surveillance, dans les forêts des propriétaires et du Trésor, n’apportent aucun stimulant au travail pour lui et sa famille, ne lui donnent pas un seul ouvrier de plus. Toutes ces grandes idées ne peuvent que diminuer son bien-être, et non l’affermir ou l’améliorer, et elles ne peuvent l’intéresser que d’une façon négative. Et quant à ceux qui ont le culte du progrès, les fils télégraphiques leur ont rapporté et leur rapportent d’énormes avantages.

Je ne discute pas les avantages, je tâche seulement de prouver qu’il ne faut pas penser ni essayer de convaincre les autres que ce qui est avantageux pour moi l’est pour tout le monde. Il faut le prouver ou au moins attendre que tous les hommes reconnaissent pour le bien ce qui est avantageux pour nous. Mais nous ne le voyons pas absolument dans ce qu’on appelle l’asservissement du temps et de l’espace par l’électricité. Nous voyons, au contraire, que les partisans du progrès, sous ce rapport, discutent tout à fait comme les vieux propriétaires qui affirment que pour les paysans, pour l’État et pour toute l’humanité, il n’y a rien de plus avantageux que le servage et la corvée. La différence est seulement en ceci, que la religion des propriétaires est vieille et démodée, tandis que la religion du progrès est encore fraîche et dominante.

L’imprimerie est un autre sujet favori des progressistes ; son extension, et, grâce à cela, celle de la lecture et de l’écriture est toujours considérée comme un bien indiscutable pour tous les peuples. Pourquoi cela ? L’imprimerie, la littérature et ce que nous appelons le progrès sont des superstitions de la religion du progrès et c’est pourquoi, dans cette affaire, je prie le lecteur de mettre franchement toute religion de côté, et de se demander loyalement pourquoi il en est ainsi et pourquoi cette instruction que nous, la minorité, considérons pour nous comme le bien, et par suite cette imprimerie et cet art de lire et d’écrire que nous désirons répandre, pourquoi seront-ils aussi un bien pour la majorité, pour le peuple ? Nous avons déjà dit, dans plusieurs articles, pourquoi l’instruction que nous possédons, par son essence, ne peut être un bien pour le peuple. Maintenant, nous parlerons exclusivement de l’imprimerie. Il est évident pour moi que la multiplicité des revues et des livres, les progrès continus et énormes de l’imprimerie sont avantageux pour les écrivains, les directeurs de revues, les éditeurs, les correcteurs et les imprimeurs. Des sommes considérables, par des voies indirectes, sont passées du peuple aux mains de ces gens. L’imprimerie est si avantageuse pour eux que, pour augmenter le nombre des lecteurs, on invente tous les moyens possibles : des vers, des nouvelles, des scandales, des potins, des polémiques, des cadeaux, des primes, des sociétés de propagation de la lecture et de l’écriture, la diffusion des livres, des écoles pour augmenter le nombre des lettrés. Aucun travail ne se rémunère aussi facilement que le travail littéraire. Aucun taux n’est si élevé. Le nombre des ouvrages littéraires croît chaque jour. La faiblesse et la nullité de la littérature augmentent avec la multiplicité de ses produits.

« Mais si le nombre des livres et des revues augmente, si la littérature est si bien payée, alors elle est nécessaire », me diront les gens naïfs. « Alors les monopoles sont nécessaires puisqu’ils rapportent beaucoup ? » répondrai-je. Le succès de la littérature démontrerait la satisfaction des besoins du peuple si seulement tout le peuple y contribuait, mais cela n’est pas, de même que cela n’était pas au temps des monopoles. La littérature, comme les monopoles, n’est qu’une exploitation habile, avantageuse seulement pour ses participants et désavantageuse pour le peuple. Il y a Le Contemporain, La Parole contemporaine, Les Annales contemporaines ; il y a La Parole russe, Le Monde russe, Le Messager russe, Le Temps ; il y a Notre Temps ; il y a l’Aigle, l’Étoile, La Guirlande, Le Lettré, Les Lectures populaires, La Lecture du Peuple ; il y a de certaines paroles en de certaines combinaisons comme titres de revues et de journaux, et toutes ces revues croient fermement qu’elles propagent des idées et des opinions quelconques. Il y a des œuvres de Pouschkine, de Gogol, de Tourgueneff, de Derjavine, et toutes ces revues et ces œuvres, malgré de longues années d’existence, sont inconnues du peuple, ne lui sont pas nécessaires et ne lui rapportent absolument rien. J’ai déjà parlé des expériences que je tentai pour faire pénétrer dans le peuple notre littérature. Je me suis convaincu, — de quoi chacun peut se convaincre, — que pour qu’un Russe se complaise à la lecture de Boris Godounov de Pouschkine ou à l’histoire de Solovief, il doit cesser d’être ce qu’il est, c’est-à-dire l’homme indépendant qui satisfait à tous ses besoins humains.

Notre littérature ne pénètre pas et ne pénétrera pas dans le peuple. J’espère que ceux qui connaissent le peuple et la littérature n’en douteront pas. Quel bien reçoit donc le peuple de la littérature ? Jusqu’ici le peuple n’a pas de bibles et de psautiers à bon marché et les autres livres qu’il a entre les mains lui montrent seulement la stupidité et la nullité de leurs auteurs. Son argent et son travail se dépensent tandis que les avantages de l’imprimerie pour le peuple, — et cependant elle est déjà assez vieille, — ne nous apparaissent nullement. Le peuple n’apprend pas et n’a pas appris dans les livres ni à labourer, ni à préparer le kvass, ni à tresser les lapti, ni à couper le bois, ni à chanter des chansons, ni même à prier. Tout homme sincère, que ne hante pas la foi au progrès, avouera que le peuple n’a tiré aucun avantage de l’imprimerie, tandis que ses désavantages sont sensibles pour plusieurs.

M. Dalle, l’observateur consciencieux, a publié ses observations sur l’influence de l’imprimerie sur le peuple. Il a déclaré que l’imprimerie déprave les gens du peuple. Tous les fervents du progrès clamèrent contre l’observateur : on décida que l’art de la lecture et de l’écriture est nuisible quand il est l’exception et que son mauvais côté disparaîtra quand il deviendra général.

Cette supposition est peut-être spirituelle, mais ce n’est qu’une supposition. Et le fait reste le fait que mes propres observations confirment et que confirment tous les hommes qui ont des rapports directs avec le peuple, avec les marchands, les bourgeois, les policiers, les prêtres et même les paysans. Mais on me dira peut-être, en reconnaissant la justesse de mes raisons, que le progrès de l’imprimerie, sans apporter d’avantages directs au peuple, contribue à son bien-être parce qu’il adoucit les mœurs de la société, que la solution de la question du servage, par exemple, n’est que l’eftet du progrès de l’imprimerie. À cela je répondrai que l’adoucissement des mœurs de la société est encore à prouver, que moi, personnellement, ne le vois pas et ne trouve pas obligatoire d’y croire sur parole. Je ne trouve pas, par exemple, que les rapports de l’industriel envers l’ouvrier soient plus humains que ceux du propriétaire terrien envers son serf. Mais c’est mon opinion personnelle qui ne peut servir de preuve. Le principal que j’aie à dire contre un pareil argument c’est qu’en prenant, par exemple, l’émancipation, je ne vois pas que l’imprimerie ait aidé à sa solution progressive. Si le gouvernement n’avait dit en cette affaire le mot décisif, alors l’imprimerie, sans doute, la résoudrait tout à fait autrement. Nous aurions vu la plupart des organes exiger la libération sans la terre et citer des raisons paraissant solides, spirituelles ou sarcastiques. Le progrès de l’imprimerie, comme le progrès de la télégraphie électrique, c’est le monopole d’une certaine classe de la société, avantageux seulement pour les gens de cette classe qui, sous le mot progrès, comprennent leurs avantages personnels, si bien que, grâce à cela, le progrès est toujours opposé à l’avantage du peuple. J’ai du plaisir à lire des livres, des revues, par oisiveté ; je m’intéresse même à Othon roi de Grèce, j’ai du plaisir à écrire ou éditer un article et à recevoir pour cela et de l’argent et de la notoriété ; il m’est agréable de recevoir par télégramme des nouvelles de la santé de ma sœur et de connaître exactement quel prix je dois attendre de mon blé. Dans tous ces cas il n’y a rien de fâcheux au plaisir que j’en éprouve et à mon désir que les commodités de ce plaisir augmentent.

Mais il serait tout à fait inexact de penser que nos plaisirs concordent avec l’augmentation du bien-être de toute l’humanité. Il est aussi injuste de penser cela que de penser, comme un monopoleur ou un propriétaire terrien, qu’en recevant sans travail un gros revenu il rend heureuse l’humanité parce qu’il encourage l’art et, par son luxe, donne du travail à plusieurs hommes. Je prie le lecteur de remarquer qu’Homère, Socrate, Aristote, les contes et les chansons allemandes et les poèmes russes n’ont pas eu besoin de l’imprimerie pour rester éternels.

Et la vapeur, et les chemins de fer, et les fameux bateaux à vapeur, les locomotives et, en général, les machines ! — nous ne parlons pas de ce que peuvent être dans l’avenir les résultats de ces inventions selon les diverses théories de l’économie politique, contradictoires l’une à l’autre, mais nous examinons tout simplement les avantages qu’a apportés la vapeur à la masse du peuple. Je vois un paysan de Toula que je connais très bien et qui n’a point besoin d’aller et retour rapide de Toula à Moscou ou sur le Rhin, ou à Paris ; la possibilité d’un voyage aussi rapide n’ajoute rien à son bien-être. Il satisfait à tous ses besoins par son propre travail, et depuis la nourriture jusqu’au vêtement, il fait tout par lui-même, l’argent ne représente pour lui aucune richesse. Cela est vrai à un tel point que quand il a de l’argent il le cache dans le sol et n’en trouve pas l’emploi. C’est pourquoi il reste indifférent à la grande facilité de se procurer des objets manufacturés, que donne le chemin de fer. Il n’a besoin ni de tricot, ni de soie, ni de montre, ni de vin français, ni de sardines. Tout ce qu’il lui faut et tout ce qui, à ses yeux, fait la richesse et améliore son bien-être, il l’acquiert par son travail sur sa propre terre.

Macaulay dit que la meilleure mesure du bien-être du peuple ouvrier c’est le salaire. Faut-il que nous, Russes, nous ayons si peu le désir de savoir et que nous connaissions si peu la situation de notre peuple pour répéter une proposition si insensée et si fausse ? N’est-il pas évident pour chaque Russe que le salaire est un hasard pour le paysan russe, un luxe sur lequel on ne peut rien fonder ? Tout le peuple, tous les Russes sans exception, considèrent indiscutablement comme riche un paysan des steppes qui a un dépôt de vieux blé dans sa grange et n’a jamais eu de salaire, et ils considèrent comme pauvre un paysan des environs de Moscou, en chemise d’indienne, qui reçoit toujours un salaire assez élevé. Non seulement il est impossible, en Russie, de définir la richesse par le salaire, mais on peut affirmer qu’en Russie le salaire est l’indice de la diminution de la richesse et du bien-être. Cette règle, nous les Russes qui étudions notre peuple, nous pouvons la contrôler dans toute la Russie, et c’est pourquoi, sans discuter la richesse des États et celle de toute l’Europe, nous pouvons et devons dire que pour la Russie, c’est-à-dire pour la grande majorité du peuple russe, non seulement le salaire ne donne pas la mesure du bien-être, mais que l’apparition du salaire indique à elle seule la disparition du bien-être du peuple. Il est évident qu’il nous faut chercher d’autres bases que celles qui existent en Europe, et cependant l’économie politique européenne veut nous prescrire ses lois. Pour la plus grande partie du peuple russe, l’argent ne fait pas la richesse et la diminution du prix des objets fabriqués n’augmente pas le bien-être. Ainsi donc, les chemins de fer n’apportent à la grande majorité de la population aucun avantage. (Je prie de remarquer que je parle des avantages selon la conception du peuple lui-même et non de ces avantages que le progrès de la civilisation veut imposer par force.)

Selon le peuple russe l’augmentation du bien-être consiste dans l’augmentation des forces de la terre, de l’élevage du bétail, de la quantité de blé et, grâce à cela, dans la diminution de son prix, (veuillez remarquer que pas un seul paysan ne se plaint du bon marché du blé ; seuls les politico-économistes européens le consolent en disant que le blé sera cher et qu’alors il lui sera facile d’acheter des objets manufacturés, lui qui n’en veut pas), dans l’augmentation des forces ouvrières, (jamais un paysan ne se plaint qu’il y a trop de gens dans son village), dans l’augmentation des forêts et des pâturages, dans l’absence des plaisirs de la ville. Parmi ces biens, quels sont ceux que les chemins de fer apportent aux paysans ? Par eux les plaisirs augmentent, les forêts se détruisent, les ouvriers chôment, le prix du blé hausse. Peut-être me suis-je trompé en parlant des causes pour lesquelles le peuple est toujours malveillant envers les chemins de fer, peut-être en ai-je omis quelques-unes, mais le fait indiscutable de la mauvaise disposition d’esprit du peuple envers les chemins de fer existe dans toute sa force. Le peuple se réconciliera avec les chemins de fer dans la mesure où il en profitera. Le vrai peuple, c’est-à-dire le peuple qui travaille et vit du produit de ses travaux, le peuple par excellence, l’agriculteur, les neuf-dixièmes de tout le peuple sans qui aucun progrès ne serait possible, est toujours hostile aux chemins de fer. Ainsi, ceux qui croient au progrès, une petite partie de la société, disent que les chemins de fer sont l’indice de l’augmentation du bien-être du peuple ; la plus grande partie de la population dit que c’est la preuve de sa diminution.

Nous pourrions contrôler et expliquer dans chaque manifestation du progrès cette opposition que lui fait le peuple, mais nous nous bornerons aux exemples cités et nous tâcherons de répondre à la question qui se pose naturellement : Faut-il croire à cette opposition du peuple ? On nous objectera : « Vous dites que les paysans cultivateurs qui passent toute leur vie vêtus de bure dans l’isba ou derrière la charrue, qui se fabriquent eux-mêmes des lapti d’écorce tressée et se tissent des chemises, qui n’ont jamais lu un seul livre, qui changent de chemise tous les quinze jours et l’ôtent pleine d’insectes, qui connaissent le temps d’après le soleil et le chant du coq, et n’ont pas d’autres besoins que de fournir un travail de cheval, de dormir, de manger et de s’enivrer, vous dites que ces paysans sont mécontents des chemins de fer ? Ce ne sont pas des hommes mais des animaux, penseront et diront les progressistes, c’est pourquoi nous nous croyons le droit de ne pas tenir compte de leur opinion et de faire pour eux ce que nous trouverons bon pour nous. » Si cette opinion n’est pas exprimée, elle est toujours au fond des discussions des progressistes. Mais je crois que ces hommes qu’on traite de sauvages, et des générations entières de ces sauvages, sont juste les mêmes hommes et la même humanité que les Palmerston, les Othon, les Bonaparte ; je crois que des générations d’ouvriers portent en elles juste les mêmes qualités humaines, — et surtout celle de chercher le mieux, comme le poisson cherche la profondeur, — que les générations des lords, des barons, des professeurs, des banquiers, etc. Dans cette idée je suis encore affermi par ma conviction personnelle — évidemment c’est peu — qui consiste en ce que, chez la majorité des générations ouvrières, il y a plus de force et plus de conscience de la vérité et du bien que chez celles des barons, des banquiers, des professeurs, etc. Une simple observation me confirme encore dans cette idée : l’ouvrier, avec les mêmes sarcasmes et le même esprit, se moque du maître qui ne sait pas ce que c’est qu’un araire, le sarrasin, le genêt, qui ne sait pas quand il faut ensemencer l’avoine, le sarrasin, qui ne sait pas reconnaître si une vache est pleine ou non, qui passe toute sa vie à ne rien faire, de même que le maître se moque de l’ouvrier parce qu’il parle mal, parce que, un jour de fête, il s’enivre comme une brute et ne peut indiquer le chemin. La même observation me frappe, quand deux hommes, dès qu’ils se sont querellés, se traitent tout franchement d’imbéciles et de canailles.

Cette observation me frappe encore plus dans le choc des peuples d’Orient avec les Européens. Les Indous regardent les Anglais comme des barbares et des brigands, les Anglais jugent de la même façon les Indous ; les Japonais pensent la même chose des Européens et les Européens des Japonais ; même le peuple le plus progressiste, les Français, trouve que les Allemands sont lourds, les Allemands trouvent que les Français sont écervelés. De toutes ces observations je conclus que les progressistes jugent que le peuple n’a pas le droit d’avoir d’opinion sur son bien-être, et que le peuple regarde les progressistes comme des gens soucieux de leurs propres avantages. De sorte que, de ces opinions contradictoires, on ne peut décider qui des deux a raison, c’est pourquoi je dois pencher du côté du peuple, parce que :

1o Le peuple étant plus nombreux que la société, il faut supposer que la plus grande somme de vérité est du côté du peuple ;

2o Et principalement, parce que le peuple pourrait vivre sans les progressistes et satisfaire à tous ses besoins humains : travailler, se réjouir, aimer, penser, créer des œuvres d’art (l’Iliade, les Bilines russes), et que les progressistes ne pourraient exister sans le peuple.

Nous avons lu, il n’y a pas longtemps, l’Histoire de la civilisation anglaise, de Buckle. Ce livre a obtenu un très grand succès en Europe (c’est très naturel) et dans les sphères littéraires et savantes en Russie. Pour nous il est incompréhensible. Buckle analyse les lois de la civilisation et il le fait d’une façon très intéressante, mais pour moi tout l’intérêt est perdu et il me semble qu’il en est de même pour nous, Russes, qui n’avons aucune raison de croire que les Russes doivent suivre la même loi du mouvement de la civilisation que les peuples européens, ni que le mouvement en avant de la civilisation est le bien. Pour nous, Russes, il faut avant tout prouver l’une et l’autre chose. Nous, personnellement, par exemple, nous regardons le progrès de la civilisation comme un des plus grands maux auxquels une certaine partie de l’humanité est soumise et ce mouvement même nous ne le trouvons pas inévitable. L’auteur, qui s’élève si violemment contre les propositions, sans preuves, ne nous prouve pas lui-même pourquoi tout l’intérêt de l’histoire est renfermé, pour lui, dans le progrès de la civilisation — et pour moi, l’intérêt est dans le progrès du bien-être général, et le progrès du bien-être, selon nos convictions, non seulement ne découle pas du progrès de la civilisation, mais, le plus souvent, lui est contraire. S’il y a des gens qui croient le contraire, il faut le prouver. Et ces preuves nous ne les trouvons ni dans l’observation directe des phénomènes de la vie, ni dans les pages des historiens, des philosophes et des publicistes. Nous voyons, au contraire, que ces personnes et M. Markov, dans leurs raisonnements contre nous, sans aucun fondement, reconnaissent comme résolue la question de l’identité du bien-être général et de la civilisation.

Nous avons fait un long détour qui peut-être a paru inutile, à seule fin de dire que nous ne croyons pas au progrès qui augmente le bien-être de l’humanité. Nous n’avons aucune raison d’y croire et nous cherchons et avons cherché dans notre premier article d’autres mesures de ce qui est bon et de ce qui est mauvais que cette affirmation : tout ce qui est le progrès est bon et tout ce qui n’est pas le progrès est mauvais. Après avoir expliqué ce point principal, caché, de notre désaccord avec M. Markov, nous pensons, avec la majorité du public dit intellectuel, que la réponse à l’article du Messager russe sera facile et simple.

1o L’article du Messager russe reconnaît à une génération le droit de s’immiscer dans l’éducation d’une autre par cette raison que c’est naturel et que chaque génération apporte son contingent à l’édifice du progrès. Nous n’avons pas reconnu et ne reconnaissons pas ce droit parce que, ne tenant pas le progrès pour un bien indiscutable, nous cherchons d’autres raisons à un bien pareil et nous pensons les avoir trouvées. Si même il était prouvé que nos raisons sont fausses, nous ne pourrions trouver suffisante la raison de la foi au progrès, de la foi en Mahomet ou Dalaï-Lama.

2o L’article du Messager russe reconnaît aux classes supérieures le droit de s’immiscer dans l’instruction du peuple. Nous croyons que dans les pages précédentes il est suffisamment expliqué pourquoi l’immixtion des fervents du progrès dans l’éducation du peuple est injuste, mais avantageuse pour les classes supérieures, et pourquoi cette illégitimité leur paraît un droit, comme le servage en paraissait un.

3o L’article du Messager russe affirme que les écoles ne peuvent ni ne doivent être exemptes des conditions historiques. Nous pensons que ces mots n’ont pas de sens, premièrement, parce que rien ne peut être exempté des conditions historiques ni en réalité ni en pensée, et, deuxièmement, parce que si la découverte des lois sur lesquelles était bâtie et doit se bâtir l’école équivaut, selon l’opinion de M. Markov, à l’exemption des conditions historiques, alors nous croyons que notre pensée qui a découvert certaines lois agit aussi dans les conditions historiques, mais qu’il faut réfuter la pensée même par la voie de la réflexion pour l’expliquer et non répondre par cette vérité : que nous vivons dans des conditions historiques.

4o L’article du Messager russe pense que les écoles modernes répondent plus aux besoins du temps que les écoles du moyen âge. Nous regrettons d’avoir donné à M. Markov le prétexte de nous le prouver et nous reconnaissons volontiers qu’en tâchant de prouver le contraire nous étions entraînés par l’habitude de faire concorder les faits historiques avec l’idée préconçue. M. Markov a fait la même chose peut-être avec plus de succès et plus de mots que nous. Nous ne voulons point discuter cela et nous avouons franchement notre faute. Mais sur ce terrain on peut parler beaucoup sans convaincre personne !…

5o L’article du Messager russe considère que notre éducation n’est pas nuisible, mais utile, par cela seul qu’elle prépare les hommes en vue du progrès auquel l’auteur a foi. Nous ne croyons pas au progrès, c’est pourquoi nous continuons de trouver notre éducation nuisible.

6o L’article du Messager russe affirme que la liberté absolue de l’éducation est nuisible et impossible : elle est nuisible parce que ce sont des hommes de progrès qui sont nos adversaires et non tout simplement des hommes, et elle est impossible parce que nous avons des programmes tout prêts pour l’éducation d’hommes de progrès, et pas de programmes pour celle des hommes tout simplement.

7o L’auteur pense que la création de l’école de Iasnaïa-Poliana contredit la conviction de l’écrivain. En cela, comme affaire personnelle, nous sommes d’accord, d’autant plus que l’auteur lui-même sait combien est forte l’influence des conditions historiques, c’est pourquoi il doit savoir que l’école de Iasnaïa-Poliana est influencée par deux forces — la conviction, tout à fait extrême selon l’opinion de l’auteur, et les conditions historiques, c’est-à-dire l’éducation des maîtres, les procédés, etc. Et malgré cela, l’école n’a pu atteindre qu’un très petit degré de liberté et, par cette liberté, quelques avantages sur les autres écoles. Que serait-ce donc si ces convictions n’étaient pas extrêmes comme elles le paraissent à l’auteur ? L’auteur dit que le succès de l’école dépend de l’amour. Mais l’amour n’est pas une chose de hasard, l’amour n’est possible qu’avec la liberté. Dans toutes les écoles fondées avec les tendances de l’école de Iasnaïa-Poliana, le même phénomène s’est répété, le maître doit être épris de son école, et moi je sais que le même maître, en admettant le plus d’idéal possible, ne peut pas s’éprendre de l’école où l’on est assis sur des bancs, où l’on marche d’après la sonnette et où l’on punit chaque samedi.

8o Enfin l’auteur n’est pas d’accord avec la définition de l’instruction de Iasnaïa-Poliana. Voilà où nous sommes obligés d’exprimer ce que nous n’avons pas achevé. Il me semblerait beaucoup plus juste de la part de l’auteur, au lieu d’entrer dans l’examen ultérieur, de se donner la peine de contredire notre définition. Mais il ne l’a pas fait, il ne s’y est même pas arrêté, il l’a déclarée tirée par les cheveux et a donné sa définition : le progrès, et à cause du progrès il faut enseigner conformément aux besoins du temps. Tout ce que nous avons écrit sur le progrès n’a pour but que de provoquer des objections. On ne discute pas avec nous, on nous dit : Pourquoi l’instruction, pourquoi le besoin de l’égalité et toutes ces paroles vaines quand l’édifice grandit ?

Mais nous ne croyons pas au progrès, c’est pourquoi nous ne pouvons nous contenter de l’édifice. Si nous croyions, nous dirions : Bon, le but, c’est d’instruire conformément aux besoins du temps, d’agrandir l’édifice, nous admettrions que la mère instruise son enfant en tâchant de lui transmettre le savoir, comme dit M. Markov. « Mais pourquoi ? » demandè-je. Et j’aurais le droit d’attendre la réponse. L’homme respire. Je demande : « Mais pourquoi ? » et on ne me répond pas qu’il respire parce qu’il respire, on me répond qu’il respire pour absorber l’oxygène qui lui est nécessaire et rejeter les gaz nuisibles. Et de nouveau je demande : « Pourquoi l’oxygène ? » Et un physiologiste voit le sens de cette question et répond : « Pour engendrer la chaleur. » Je demande : « Pourquoi la chaleur ? » Alors il répond ou tâche de répondre, il cherche et il sait que plus la solution de pareille question sera générale, plus elle sera riche en conclusions. Nous demandons : « Pourquoi l’un instruit-il l’autre ? » Il me semble qu’aucune autre question n’est plus chère au pédagogue. Et nous répondons peut-être mal, sans preuves, mais la réponse et la question sont catégoriques. M. Markov (je n’attaque pas M. Markov, quiconque croit au progrès répondra comme lui) non seulement ne répond pas à notre question, mais il ne peut même l’entrevoir. Pour lui cette question n’existe pas, c’est une simple observation à laquelle, pour s’amuser, il demande au lecteur de prêter une attention particulière, tandis que dans cette question et dans la réponse à cette question réside toute l’essence de ce que j’ai dit, écrit et pensé sur la pédagogie.

M. Markov, et le public qui est d’accord avec lui, sont des gens instruits, intelligents, habitués à raisonner, pourquoi donc, tout d’un coup, une pareille lacune dans l’intelligence ? Le progrès ! On dit le mot : le progrès, et la sottise paraît claire. Je n’admettrai pas le bonheur inhérent au progrès avant qu’on ne me le prouve, et c’est pourquoi, en observant le phénomène de l’instruction, j’ai besoin de la définition de l’instruction, et, de nouveau, je répète et explique ce que j’ai dit : l’instruction est l’activité de l’homme qui a pour hase le besoin de l’égalité et la loi immuable du mouvement en avant de l’instruction.

Comme nous l’avons déjà dit, pour étudier les lois de l’instruction, nous n’employons pas la méthode métaphysique mais la méthode des conclusions, de l’observation. Nous observons les phénomènes de l’instruction dans le sens le plus général qui inclut l’éducation. Dans chaque phénomène de l’instruction nous voyons deux acteurs : celui qui instruit, celui qui s’instruit ; le maître et l’élève. Pour étudier le phénomène de l’instruction comme nous le comprenons, pour trouver sa définition et son sens, il est nécessaire d’étudier l’une et l’autre activité et de trouver la cause qui unit ces deux activités en un phénomène qu’on appelle l’instruction ou l’éducation. Examinons d’abord l’activité de celui qui s’instruit et ses causes. L’activité de celui qui s’instruit, quoi qu’il apprenne, en quelque endroit et de quelque façon que ce soit (même s’il lit seul un livre), se réduit toujours à s’approprier l’image, la forme ou le contenu de la pensée de celui ou de ceux qu’il regarde comme au-dessus de lui. Aussitôt que par son savoir il s’égale au maître, aussitôt qu’il ne trouve plus le maître supérieur à lui par le savoir, alors l’activité de l’instruction de la part de celui qui s’instruit cesse et il n’y a aucun moyen de le forcer à continuer.

Un homme ne peut instruire un homme quand celui qui s’instruit en sait autant que celui qui instruit. Le maître d’arithmétique qui ne connaît pas l’algèbre, malgré lui cesse son cours d’arithmétique dès que son élève s’est assimilé toute la science arithmétique. Il semble inutile de prouver qu’aussitôt que le savoir de l’élève égale celui du maître, alors l’activité de l’enseignement, dans le sens général, cesse absolument entre cet élève et ce maître et une nouvelle activité commence, qui consiste en ce que le nouveau maître donne à son élève la nouvelle perspective des connaissances de telle ou telle branche des sciences qu’il possède et qui est inconnue à l’élève. Et l’instruction continue tant que l’élève n’a pas égalé le maître. Ou, étant devenu l’égal de son maître dans les connaissances de l’arithmétique, l’élève abandonne le maître et prend un livre d’après lequel il apprend l’algèbre. Dans ce cas, le livre, ou l’auteur du livre, est un nouveau maître et l’activité de l’instruction continue jusqu’à ce que l’élève sache tout le livre, se soit égalisé avec son auteur. Et de nouveau l’ activité de l’instruction cesse immédiatement. Il semble inutile de prouver cette vérité qui peut être contrôlée dans de nombreux cas de l’instruction.

De ces observations et considérations nous concluons que l’activité de l’instruction, examinée seulement du côté de celui qui s’instruit, a pour base l’aspiration de l’élève à égaliser ses connaissances avec celles de son maître. Cette vérité est prouvée par cette simple observation qu’aussitôt l’égalité atteinte, immédiatement cesse l’activité elle-même, et par cette autre observation plus simple, que dans toute instruction l’on remarque cette atteinte du degré plus ou moins grand de l’égalité. L’instruction bonne ou mauvaise, toujours et partout, dans tout le genre humain, ne se définit que par la rapidité ou la lenteur de l’élève à atteindre le niveau du maître.

Plus est lente la marche vers cette égalité, plus l’enseignement est mauvais ; plus elle est rapide, meilleur il est.

Cette vérité est si simple et si évidente qu’il n’est point besoin de la prouver. Mais il est nécessaire de prouver pourquoi cette vérité simple ne vient en tête à personne, n’est exprimée par personne, et si elle l’est, ne rencontre que colère. Voici pourquoi :

Outre la base principale de chaque instruction qui découle de l’essence même de l’activité de l’instruction — l’aspiration à l’égalité des connaissances — dans la société laïque se sont formées d’autres causes qui poussent à l’instruction. Ces causes semblent si impérieuses que les pédagogues n’ont qu’elles en vue et oublient la raison principale. En n’examinant, pour le moment, que l’activité de l’élève, nous trouvons beaucoup de raisons apparentes pour l’instruction, sauf cette raison essentielle que nous avons mentionnée. Il est très facile de prouver l’impossibilité d’admettre ces raisons. Ces raisons fausses mais très évidentes sont les suivantes : la première, la plus commune, l’enfant apprend pour ne pas être puni ; deuxièmement, il apprend pour être récompensé ; troisièmement, il apprend pour surpasser les autres ; quatrièmement, — l’enfant, en général les hommes, — apprend afin d’obtenir une situation avantageuse dans le monde. Ces raisons reconnues par tous peuvent être classées en trois groupes principaux :

1o L’étude par obéissance ;

2o L’étude par amour-propre ;

3o L’étude par ambition et avantages personnels.

Et, en effet, en se basant sur ces trois groupes, on a fondé et l’on fonde diverses écoles pédagogiques : des écoles protestantes, sur l’obéissance ; des écoles catholiques, jésuitiques, sur l’amour-propre ; des écoles russes sur les avantages matériels, avantages de service et ambition.

L’inanité de ces arguments est évidente :

1o Par le mécontentement réel, général qu’ éprouve tout le monde à l’égard des établissements scolaires fondés sur de pareilles bases ;

2o Par cette cause que j’ai exprimée une dizaine de fois et que j’exprimerai tant que je n’aurai pas la réponse : que des raisons pareilles (obéissance, amour-propre et avantages matériels) ne peuvent être le critérium de la pédagogie. Les théologiens et les naturalistes, en même temps, jugent leurs écoles infaillibles et toutes les autres absolument nuisibles ;

3o Enfin, parce qu’en prenant pour base de l’activité de l’élève, l’obéissance, l’amour-propre et les avantages matériels, il devient impossible de définir l’instruction. En admettant que l’égalité des savoirs est le but de l’activité de l’élève, je vois qu’avec l’atteinte du but cesse l’activité elle-même. Au contraire, admettant comme but l’obéissance, l’amour-propre et les avantages matériels je vois, que, quelque obéissant que devienne l’élève, bien qu’il dépasse de beaucoup les autres par ses qualités, bien qu’il attende beaucoup d’avantages matériels et de faveurs, son but n’est pas du tout atteint et la possibilité de l’activité de l’instruction ne cesse pas. Je vois en effet que le but de l’instruction, en admettant cette fausse raison ne s’atteint jamais, c’est-à-dire que l’égalité des savoirs ne s’atteint jamais, mais s’acquiert indépendamment de l’instruction, de l’habitude, de l’obéissance, de l’amour-propre et les avantages matériels. Ces bases fausses de l’instruction m’expliquent toutes les fautes de la pédagogie et la non correspondance des résultats de l’instruction avec les besoins de l’homme qui découle de ces fautes.

Examinons maintenant l’activité du maître. De même que dans le premier cas on observait ce phénomène dans la société civile, nous trouvons beaucoup de causes diverses de cette activité. Ces causes, on peut les ranger dans les groupes suivants : premièrement, et principalement, c’est le désir de faire des hommes qui puissent nous être utiles (les seigneurs qui envoient leurs domestiques s’instruire et apprendre la musique ; le gouvernement qui se prépare des officiers, des fonctionnaires et des ingénieurs) ; deuxièmement, l’obéissance et les avantages matériels qui forcent un élève de l’université, moyennant une certaine récompense, d’instruire des enfants d’après un programme déterminé ; troisièmement, l’amour-propre qui pousse l’homme à enseigner pour montrer ses connaissances, et, quatrièmement, le désir de faire des autres hommes les participants de ses intérêts, de leur transmettre ses convictions, et, pour cela, de leur transmettre son savoir. Il me semble que toute l’activité de chaque maître, depuis celle de la mère qui apprend à son enfant à parler et du précepteur, qui, pour un certain prix, enseigne la langue française jusqu’au professeur de l’université et l’écrivain, se place dans ces quatre groupes. En appliquant à ces groupes la même mesure que nous avons appliquée à l’activité de l’élève, nous trouvons :

1o L’activité dont le but est de préparer des hommes utiles pour soi, comme le faisaient les anciens seigneurs et comme le font les gouvernements, ne cesse pas dès que le but est atteint, alors cette activité n’est pas son but final. Le gouvernement et les seigneurs peuvent encore prolonger leur activité enseignante. Très souvent même l’atteinte du but, de l’utilité n’a rien de commun avec l’instruction, de sorte que je ne puis pas reconnaître l’utilité comme la mesure de l’activité du maître ;

2o Si l’on reconnaît, à la base de l’activité d’un professeur de lycée ou d’un gouverneur, l’obéissance à celui qui lui a confié l’instruction et les avantages matériels qu’il acquiert par cette activité, je vois de nouveau qu’avec l’acquisition du plus grand nombre d’avantages matériels, l’activité de l’instruction ne cesse pas. Au contraire, je vois que l’augmentation des avantages matériels payés pour l’instruction est souvent tout à fait indépendante du degré de l’instruction donnée ;

3o Si l’on admet que c’est l’amour-propre et le désir de montrer ses connaissances qui peuvent servir de but à l’instruction, alors je vois de nouveau que l’atteinte des plus grandes louanges pour son cours ou pour son livre ne fait pas cesser l’activité du professeur, car les louanges au maître peuvent être indépendantes du degré de science qu’acquièrent les élèves. Je vois au contraire que les louanges peuvent être faites par des gens qui ne sont pas du tout instruits ;

4o En examinant enfin ce dernier but de l’instruction, je vois que si l’activité du maître est dirigée à égaler au sien le savoir de l’élève, alors son activité cesse dès que ce but est atteint. Et, en effet, en appliquant cette définition à la réalité, je vois que toutes les autres causes ne sont que des phénomènes extérieurs de la vie qui obscurcissent le but fondamental de chaque maître. Le but direct du maître d’arithmétique est de faire acquérir à l’élève la connaissance entière des lois mathématiques qu’il possède lui-même. Le but du maître de français, de chimie, de philosophie est le même, et aussitôt qu’il est atteint l’activité cesse. Partout et dans tous les siècles, le seul enseignement jugé bon fut celui où l’élève devenait l’égal du maître ; et plus il l’égale, mieux cela vaut ; moins il l’égale, pire c’est. Nous remarquons le même phénomène dans la littérature, ce moyen indirect d’instruction. Les seuls livres que nous considérions comme bons sont ceux où l’auteur transmet tout son savoir au lecteur, ou à ses élèves.

Ainsi, en observant le phénomène de l’instruction comme l’activité commune du maître et de l’élève, nous voyons que cette activité a pour base, dans l’un et l’autre cas, l’aspiration de l’homme à l’égalité du savoir.

Dans la définition que nous avons donnée auparavant, nous avons exprimé cette idée sans y ajouter que par égalité nous comprenions l’égalité des connaissances. Nous avons ajouté cependant : l’aspiration vers l’égalité est la loi immuable du progrès de l’instruction. M. Markov n’a compris ni l’un ni l’autre et il s’est beaucoup étonné de voir ici la loi immuable du progrès de l’instruction. La loi immuable du progrès de l’instruction signifie seulement que puisque l’instruction est l’aspiration des hommes vers l’égalité des savoirs, cette égalité ne peut être atteinte au degré inférieur mais au degré supérieur des connaissances, par cette simple cause que l’enfant peut apprendre ce que je sais tandis que je ne puis l’oublier, et encore parce que je puis savoir la façon de penser des générations passées, tandis que les générations passées ne peuvent connaître la mienne. C’est ce que j’appelle la loi immuable du progrès de l’instruction. Ainsi à toutes les objections de M. Markov fais-je cette réponse :

1o On ne peut rien prouver en disant que tout va au mieux, il faut d’abord prouver qu’il en est ainsi ou autrement ;

2o L’instruction est l’activité de l’homme ayant à sa base le besoin de l’égalité et la loi immuable du progrès de l’instruction. J’ai uniquement tâché de tirer M. Markov du terrain des raisonnements historiques inutiles et d’expliquer ce qu’il n’a pas compris.