L’Église romaine et les Négociations du Concordat (1800-1814)/24

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L’Église romaine et les Négociations du Concordat (1800-1814)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 82 (p. 957-1006).
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L’ÉGLISE ROMAINE
ET
LE PREMIER EMPIRE
— 1800 — 1814 —

XXIV.
RÉTRACTATION DU CONCORDAT DE FONTAINEBLEAU. — DÉPART DU PAPE POUR ROME. — CHUTE DE L’EMPIRE.

I. Mémoires du cardinal Consalvi. — II. Œuvres complètes du cardinal Pacca. — III. Correspondance du cardinal Caprara, — IV. Correspondance de Napoléon Ier. — V. Dépêches diplomatiques et documens inédits français et étrangers, etc.


I.

Le concordat une fois signé, Napoléon n’était pas resté plus de trois jours à Fontainebleau[1]. D’autres soins l’avaient en toute hâte appelé à Paris, où ses ordres venaient de réunir les différens corps de troupes nouvellement organisées. Autant la promptitude de l’accord si aisément conclu avec le saint-père lui avait rendu confiance dans ses talens de négociateur, autant la vue des recrues, jeunes, il est vrai, mais nombreuses et pleines de bonne volonté, mises à sa disposition par le docile empressement du sénat, exalta chez lui l’orgueil du capitaine. Dès le 29 janvier 1813, il adressait au prince Eugène des instructions qui ne concordaient guère avec la véritable situation faite au commandant de la « grande armée, » presque dépourvue de soldats ; il lui ordonnait de former à Posen une avant-garde de 40,000 hommes; puis il lui annonçait comme assurés et prochains des succès qui malheureusement ne devaient jamais se réaliser. «J’ai ordonné, lui écrit-il, que mes chevaux de selle et ma maison fussent réunis et réorganisés à Berlin au lieu de Magdebourg, et j’ai recommandé qu’on annonçât ma prochaine arrivée à Berlin. Les vingt-deux régimens composés des quatre-vingt-dix bataillons de cohortes sont superbes….. J’ai en marche un superbe corps de 20,000 hommes tirés des troupes de marine, et dont le moindre soldat a un an de service ; ce sont eux-mêmes qui ont demandé à marcher. Vous devez dire, et vous-même être bien convaincu, que la campagne prochaine je chasserai l’ennemi au-delà du Niémen[2]. » Le coup d’œil exercé de l’empereur s’était-il trompé à ce point sur la valeur des services qu’il pouvait attendre des cohortes et des régimens de marine, ou bien avait-il seulement voulu, par l’étalage de ces fières espérances, ranimer l’ardeur passablement abattue de ses lieutenans, demeurés aux prises avec les rigueurs d’une saison de plus en plus inclémente et les attaques d’un ennemi dont les forces allaient toujours en croissant? Cela serait assez difficile à démêler. Ce qui est trop certain, c’est que l’empereur cédait à une double illusion quand il ordonnait au prince Eugène de lui tenir ses chevaux de selle prêts à Berlin afin de reprendre l’offensive contre la Russie, et quand il engageait en même temps les évêques de France à chanter un Te Deum pour célébrer sa réconciliation avec le saint-siège. Chacun sait combien les choses tournèrent différemment, et comment, au début de la campagne de 1813, Berlin dut être immédiatement évacué, la Prusse, notre alliée de la veille, s’étant rangée tout à coup parmi nos ennemis. On connaît également les phases diverses par où passa la diplomatie de M. de Metternich : presque amicale avant le commencement des opérations militaires, graduellement menaçante à mesure qu’augmentaient nos embarras, enfin décidément hostile. Tous les détails des négociations qui ont précédé, accompagné ou suivi la rupture du congrès de Prague, le rejet des propositions de Francfort et la dissolution des conférences de Châtillon ont été maintes fois portés à la connaissance du public. Une foule de documens historiques et de mémoires personnels ont jeté une abondante lumière sur ces incidens, auxquels ont pris part tant d’hommes d’état français ou étrangers. Les circonstances qui précédèrent la rétractation du concordat de Fontainebleau par Pie VII sont au contraire enveloppées d’une obscurité assez grande. La plupart des historiens de l’empire ont à cet égard gardé le silence. Il semble, si l’on excepte le cardinal Pacca, que les membres du sacré-collège mêlés à cette affaire aient préféré n’en pas souffler mot. Même discrétion chez les évêques français, et l’on chercherait vainement dans les Fragmens historiques de M. de Barrai, archevêque de Tours, un seul mot ayant trait au dernier épisode qui a mis fin aux orageux rapports de l’empereur avec le saint-siège. Nous allons tâcher de combler cette lacune; mais les scènes que nous avons à raconter rappellent parfois celles qui deux ans auparavant s’étaient passées dans le chef-lieu du département de Montenotte.

Ainsi que le constatait la lettre écrite par l’évêque de Nantes, Pie VII était agité, malade, et, suivant les propres expressions de M. Duvoisin, hors d’état de supporter une discussion, quand le chef de l’empire était tout à coup arrivé au palais de Fontainebleau. Pendant les quatre jours que durèrent les conférences, et aussi longtemps que Napoléon demeura près de lui, le saint-père avait réussi à dominer son émotion. A peine l’empereur fut-il parti que Pie VII tomba dans une profonde mélancolie, toute semblable à celle dont M. de Chabrol avait naguère signalé les effrayans symptômes dans les dépêches qui suivirent le départ des évêques députés à Savone. Les conséquences que pouvaient avoir pour l’église les concessions qui venaient de lui être arrachées se présentèrent à sa conscience sous les couleurs les plus noires. « Son âme, écrit le cardinal Pacca, fut brisée de repentir et de douleur[3]. Son désespoir redoubla encore lorsque les cardinaux di Pietro, Gabrielli et Litta, les premiers arrivés à Fontainebleau, vinrent à lui dire qu’on avait agi par surprise à son égard, et qu’en cédant il avait commis une très grande faute. Ces membres du sacré-collège avaient le droit de tenir ce langage, car ils avaient, pendant que le pape était prisonnier à Savone, souffert la séquestration et l’exil afin de rester fidèles aux instructions que Pie VII leur avait lui-même laissées en quittant Rome. Plus versés que le saint-père dans les affaires du siècle, mieux instruits de ce qui se passait en Europe, moins portés que lui à croire au triomphe définitif de l’empereur, ils n’eurent point de peine à lui faire sentir combien la résolution qu’il avait prise était fâcheuse. Il avait assumé une responsabilité immense en opérant de sa propre autorité une révolution aussi considérable dans l’église, en abandonnant le patrimoine de saint Pierre, qui ne lui appartenait point, et cela sans nécessité, lorsque Napoléon était peut-être à la veille de succomber[4]. Si ménagée qu’en fût l’expression, ces reproches que de pieux et zélés serviteurs lui adressaient relativement à l’abandon du pouvoir temporel et des prérogatives du saint-siège, c’étaient ceux-là mêmes que durant tant de nuits sans sommeil Pie VII n’avait cessé de se répéter à lui-même depuis la signature fatale du concordat. Dans l’avis émis par ces trois vaillans champions de la bonne cause, il crut reconnaître le jugement de Dieu même sur sa conduite, et, de plus en plus plongé dans un morne accablement, il alla jusqu’à s’interdire de célébrer désormais le saint sacrifice[5]. Lorsque le cardinal Pacca, le 18 février 1813, arriva au palais de Fontainebleau, son effroi fut extrême en voyant devant lui le malheureux pontife courbé, pâle, amaigri, les yeux enfoncés, presque éteints et immobiles. Un tel aspect émut de pitié l’ancien prisonnier de Fenestrelle, et comme il se précipitait aux pieds de Pie VII et le félicitait du courage avec lequel il avait supporté une si longue captivité, celui-ci reprit avec tristesse : « Cependant nous avons, hélas! fini par nous rouler dans la fange... Ces cardinaux m’ont traîné devant ce bureau et m’ont fait signer[6]... » Au lendemain de cette première audience, qui fut très courte, parce que le pape attendait la visite des évêques français, le cardinal Pacca trouva le saint-père dans un état plus pitoyable encore, et qui donnait à craindre pour ses jours. Après avoir de nouveau gémi sur ce qu’il appelait sa faute, dont il avait, disait-il, conçu la plus profonde horreur, Pie VII avoua à son ancien secrétaire d’état qu’il passait les nuits sans dormir, que le jour il prenait à peine la nourriture nécessaire pour ne pas défaillir. Une pensée affreuse l’obsédait continuellement, c’était la crainte de devenir fou et de finir comme Clément XIV[7]. Pour calmer un peu son maître, Pacca lui représenta qu’il se verrait bientôt entouré de tous les cardinaux, dont quelques-uns lui avaient donné tant de preuves de zèle pour le saint-siège et de dévoûment à sa personne. Aidé de leurs conseils, il pourrait alors remédier au mal qui avait été fait. À ces mots, la physionomie de Pie VII s’était un peu ranimée. « Quoi! vous croyez qu’on y pourrait remédier? — A presque tous les maux, lorsqu’on le veut bien, on trouve un remède[8], » avait repris le confident du saint-père. Cette perspective servit à tranquilliser pour le moment le malheureux pontife, qui attendait le soir même Consalvi à Fontainebleau. On n’a pas oublié quelle confiance de vieille date Pie VII avait dans les lumières de cet ancien secrétaire d’état, dont l’empereur l’avait obligé de se séparer, mais pour lequel il avait conservé la plus vive tendresse. C’était Consalvi qui avait en tout temps exercé sur les déterminations du saint-père l’influence la plus décisive, et c’était sur lui qu’il comptait alors beaucoup plus encore que sur le cardinal Pacca pour le tirer de ces embarras cruels. On devine aisément que depuis la signature du concordat le palais de Fontainebleau avait revêtu une physionomie un peu plus animée. Non-seulement les cardinaux noirs, relâchés de prison, y étaient arrivés de toutes parts, logés, les uns dans le palais, les autres dans la ville, mais les cardinaux rouges n’avaient pas mis moins d’empressement à venir y saluer le chef de leur loi, enfin rendu à la liberté. En dehors des prélats que nous avons déjà nommés, beaucoup d’autres évêques avaient été mandés de France et d’Italie pour se concerter avec le pape sur l’exécution du nouveau concordat. Le plus grand nombre appartenait, avec l’archevêque de Tours et les évêques de Trêves et de Nantes, au groupe qui, pendant le concile national, avait pris parti pour le chef de l’état contre le saint-siège. Plusieurs d’entre eux étaient même d’anciens évêques constitutionnels. M. d’Osmond, ancien évêque de Nancy, archevêque nommé de Florence, M. de Beaumont, évêque de Plaisance, nommé récemment à la métropole de Bourges, et M. Vancamp, curé d’Anvers, nommé au nouvel évêché de Bois-le-Duc, étaient de ceux au sujet desquels s’était élevée la récente querelle de l’institution canonique. Le pape les avait tous accueillis avec la même cordialité, sans distinction de personnes, sans témoigner à aucun d’eux, par l’air de son visage, le moindre mécontentement. Aux hommages des membres du clergé étaient venus se joindre ceux des fidèles. Pie VII ayant consenti à dire la messe dans la grande chapelle du château, celle-ci fut à l’instant envahie par les habitans de Fontainebleau. L’empressement des gens de la campagne n’avait pas été moins grand. On accourait même de Paris, et plus d’une fois cette foule pieuse fut admise à baiser, comme cela est d’usage à Rome, la mule du saint-père. Une certaine pompe n’avait même pas manqué à ces cérémonies, qui rappelaient de loin celles du Vatican, car l’empereur avait de nouveau envoyé à Fontainebleau une partie de sa maison civile et militaire. Le généra! comte de Saint-Sulpice, gouverneur du château, avait reçu l’ordre de s’y rendre et d’en faire personnellement les honneurs à l’hôte de son maître. Le commandant Lagorse lui-même, créé adjudant du palais, avait tout à coup quitté son uniforme de gendarme, et ne se montrait plus aux yeux du saint-père qu’en habit de chambellan.

Malgré ces apparences extérieures, Pie VII et son entourage demeuraient en proie aux plus tristes préoccupations. Que résoudre, et comment se tirer avec honneur d’une pareille situation? A peine les membres du sacré-collège avaient-ils été réunis en nombre suffisant autour de sa personne, que le pape les fit prier, par l’intermédiaire de l’archevêque d’Edesse, de vouloir bien consigner par écrit leur opinion individuelle sur les articles du nouveau concordat, avec invitation de la lui communiquer le plus promptement possible. L’embarras des personnages consultés par le souverain pontife n’était pas moindre que le sien. Il s’agissait pour eux de remettre en question un traité signé sans leur participation. Ils étaient séparés des canonistes expérimentés que le Vatican a coutume de consulter en ces graves matières; ils étaient privés des documens et des mémoires que renferment sur ces questions délicates les archives publiques et particulières de la ville pontificale. Ils se savaient en outre épiés par les créatures de l’empereur, et ne pouvaient guère se réunir, fût-ce en petit nombre, sans se faire soupçonner d’intrigues. Il y a plus : ils n’étaient point d’accord entre eux. Parmi les cardinaux noirs, il ne régnait pas cette uniformité de vues qu’on aurait pu s’attendre à trouver chez des gens qui avaient suivi la même voie, partagé les mêmes souffrances, et subissaient encore le même exil. Plusieurs craignaient de provoquer le retour des rigueurs auxquelles ils venaient à peine d’échapper. Quant aux cardinaux rouges, tout en prodiguant au souverain pontife les témoignages du plus vif attachement, ils tremblaient autant que jamais d’entrer en lutte ouverte contre le chef de l’empire. L’indécision de ces membres du sacré-collège était si grande qu’elle jetait dans de terribles inquiétudes leurs chefs naturels, les deux anciens secrétaires d’état Consalvi et Pacca[9].

Il résulta en effet des réponses recueillies par le saint-père que le sacré-collège était divisé en deux camps. « Les cardinaux qui avaient pris part au concordat de Fontainebleau et quelques-uns des cardinaux noirs, entraînés par l’esprit de cour et par faiblesse de caractère, demandaient le maintien du traité ; mais, pour calmer les clameurs des opposans, ils proposaient de reprendre les négociations, et d’y faire insérer d’autres clauses plus favorables au saint-siège et au pape. Les autres cardinaux exigeaient une rétractation prompte et entière de ce concordat comme le seul moyen de réparer le scandale donné à l’univers catholique, et de conjurer les maux qui menaçaient l’église[10]... Il ne convenait pas, disaient les partisans de la reprise des négociations, à la majesté d’un prince, à la sublime dignité du chef de l’église, de manquer aussi ouvertement à sa parole, de déclarer qu’il se refusait à l’exécution d’un traité fraîchement revêtu de sa signature, et conclu tête à tête avec un puissant monarque auquel il devait le précieux avantage de se voir entouré d’une grande partie des membres du sacré-collège, jusqu’alors dispersés ou emprisonnés. Il était facile d’ailleurs de prévoir quelle serait à cette nouvelle l’exaspération d’un souverain qui regardait la conclusion du concordat comme une de ses plus belles victoires. Ne devait-on pas craindre qu’il ne se rejetât dans la voie de la persécution et de la violence?... Ou les concessions du 25 janvier étaient de peu d’importance, ou elles étaient funestes à l’église et contraires aux principes catholiques. Dans le premier cas, convenait-il que le pape manquât à sa parole, et dans le second comment concilier cette grave erreur et cette chute du souverain pontife avec la doctrine de l’infaillibilité du pape? — Il est inutile, répondaient les défenseurs de l’opinion contraire, de corriger les erreurs d’un traité dont les articles sont essentiellement mauvais, et ne sont point par conséquent susceptibles d’être amendés par de nouvelles clauses. Une rétractation solennelle, franche et entière du nouveau concordat était le seul moyen de remédier au mal qui avait été fait. Le lion sans doute ne se laisserait pas arracher sa proie sans rugir ; mais était-ce une raison pour violer la sainte maxime de la morale chrétienne qui défend de faire le mal, soit pour obtenir un avantage, soit à plus forte raison pour éviter un dommage?... Quant aux concessions faites par Pie VII, elles étaient souverainement préjudiciables au bien de l’église; mais elles n’infirmaient nullement la doctrine de l’infaillibilité. Pie VII avait promis et accordé ce qu’il ne devait ni promettre ni accorder, il n’avait pas enseigné une opinion erronée. Il était tombé dans une faute grave, mais non dans une erreur de foi. Or les plus ardens défenseurs de l’infaillibilité du saint-siège n’avaient jamais soutenu que les papes, qui sont infaillibles dans l’enseignement, le soient aussi dans leur conduite ou dans leurs actions...[11]. »

Tandis que les membres du sacré-collège discutaient si vivement entre eux ces importantes questions, il leur était difficile, quelle que fût leur réserve et de quelque minutieuses précautions qu’ils pussent s’environner, de ne pas exciter les ombrages de Napoléon. Déjà l’éveil lui avait été donné par le refus qu’avait fait Pie VII de recevoir une somme de 300,000 francs, envoyée de Paris comme à-compte sur son traitement de 2 millions. Certaines objections soulevées à Fontainebleau contre la rédaction des bulles d’institution canonique demandées pour des évêques récemment nommés avaient plus tard confirmé les méfiances du chef de l’empire. Habitué pour son compte à plus d’activité, il trouvait singulier que Pie VII ne se pressât pas davantage de mettre à exécution les clauses du nouveau concordat qui le concernaient personnellement. Ces retards lui parurent démontrer surabondamment l’intention arrêtée chez le pape d’en contester prochainement la valeur; c’est pourquoi, mettant sans hésiter les premiers torts de son côté, et dans le dessein évident de lier de plus en plus le malheureux Pie VII, il prit brusquement la résolution de communiquer au sénat, le 14 février 1813, les articles d’un arrangement jusqu’alors resté secret, et qui, d’après les termes mêmes dans lesquels il était conçu, n’avait encore rien de définitif. Surprendre et effrayer ses adversaires, tel avait toujours été le procédé favori de l’empereur. A vrai dire, il n’en connaissait pas d’autre ; mais le temps était venu où la surprise et les menaces allaient cesser d’agir même sur des personnages aussi faciles à émouvoir que le pape et ses conseillers. Napoléon n’avait pas assez réfléchi qu’en divulguant prématurément les concessions arrachées au saint-père il affaiblissait d’autant la situation de cette partie des membres du sacré-collège qui recommandaient avant tout un prudent silence, ou qui avaient mis leurs espérances dans de prochains compromis, et qu’il prêtait au contraire de nouvelles armes aux partisans d’une complète et immédiate rétractation. Consalvi, qui avait hâte de voir dénoncer le concordat de Fontainebleau, était trop habile pour ne pas profiter de la faute de l’empereur. Il s’en servit pour amener à son opinion ses collègues les plus timides, et ce fut lui qui, en qualité d’ami et de confident le plus intime de Pie VII, fut chargé de lui communiquer l’avis auquel s’était maintenant ralliée la majorité des cardinaux. « Quelque amère et pénible que dût paraître cette rétractation, le vertueux pontife, dit le cardinal Pacca, loin de s’en troubler, l’accueillit avec joie et l’approuva entièrement[12]. » Restaient à trouver les moyens d’exécution.

Plus que jamais, les précautions devenaient nécessaires, car le duc de Rovigo, qui se doutait de quelque chose, avait inondé le palais de ses agens. Ainsi que nous l’avons raconté, quelques-uns des cardinaux logeaient dans la ville, et parmi eux se trouvait le cardinal Pignatelli. Non-seulement le cardinal Pignatelli était vieux et infirme, mais, frappé d’apoplexie pendant le temps de sa détention à Rethel, il pouvait à peine quitter sa chambre. Par déférence pour sa personne et aussi afin de se dérober à leurs incommodes surveillans, les membres du sacré-collège les plus opposés à l’empereur avaient pris l’habitude de se donner presque tous les jours rendez-vous dans sa maison. Les cardinaux Saluzzo, Ruffo (Scilla), Scotti, Galeffi et Consalvi, s’y trouvant réunis un soir, en vinrent à discuter, toutes portes fermées, les mesures à prendre. « Plusieurs pensaient que le pape devait, par un écrit signé de sa main, déclarer nuls et sans valeur les articles du concordat, communiquer ensuite cette déclaration au sacré-collège, et en faire circuler dans le public des copies manuscrites. Le cardinal Pacca fit observer que ce procédé manquerait de loyauté et de bonne foi... Ne serait-ce pas donner à l’empereur de justes motifs de plainte? Autant vaudrait tirer à son ennemi un coup de pistolet par derrière. — Le cardinal Pacca proposait donc que le pape se rétractât par une lettre directement adressée et remise à l’empereur. Quelques objections s’élevèrent de la part de Pignatelli et Saluzzo; ils craignaient que, prévenu par cette lettre des intentions du saint-père, Napoléon n’employât tous les moyens en son pouvoir pour empêcher cette rétractation d’être portée à la connaissance du monde catholique. Consalvi et Litta ouvrirent l’avis que le pape donnât copie de sa lettre à tous les cardinaux avec invitation de la répandre par tous les moyens possibles. De cette manière, disaient-ils, nous sauvons les convenances, et nous trouverons tôt ou tard les moyens de divulguer la révocation du concordat. Les cardinaux présens approuvèrent cet expédient, et les cardinaux Mattei et di Pietro, qui étaient absens, y adhérèrent[13]. »

Les choses ainsi convenues, tous les obstacles n’étaient pas encore levés. Pour plus de précaution, les évêques tenaient à garder, comme document authentique, la minute de la lettre de sa sainteté. Il fallait que Pie VII écrivît de sa main la copie destinée à l’empereur. Or il était si faible, si abattu, qu’il pouvait à peine tracer quelques lignes par jour. Cependant la surveillance à laquelle le pape était soumis était de telle nature et si peu scrupuleuse qu’un employé de la police venait chaque jour, pendant qu’il célébrait sa messe, visiter sa chambre, ouvrait avec de fausses clés son bureau, ses armoires, et inspectait tous ses papiers. Pie VII, qui s’en était aperçu, ne pouvait donc laisser sans danger aucun écrit dans ses appartemens. Voici comment on se tira d’affaire : chaque matin, au retour de la messe, les cardinaux di Pietro et Consalvi apportaient à Pie VII le papier sur lequel il avait déjà écrit la veille, et le pape y ajoutait quelques lignes. Vers les quatre heures de l’après-midi, le cardinal Pacca entrait dans les appartemens du saint-père, et la même opération se renouvelait. Pacca cachait ensuite la minute et la copie sous ses habits, et les portait dans la maison qu’habitait le cardinal Pignatelli. Plus d’une fois le saint-père fut obligé de recommencer son travail, soit à cause de quelque changement apporté à la minute, soit à cause de quelque accident provenant de son chef. «Je me souviens, ajoute le cardinal Pacca, à qui nous devons ces détails, qu’au moment où je traversais le château muni de ces papiers, et tandis que je passais devant les sentinelles, la crainte d’être fouillé me mettait dans une telle agitation que j’étouffais de chaleur malgré l’air glacial de la saison[14]. » Pendant le temps nécessairement un peu long que mit Pie VII à s’acquitter de sa tâche laborieuse, la position des évêques envoyés par l’empereur pour mettre, de concert avec les cardinaux, la dernière main au concordat, devenait passablement singulière. M. Duvoisin, dont on se cachait d’autant plus qu’on lui connaissait plus d’esprit, et qui était en correspondance réglée avec M. Bigot de Préameneu, sans deviner ce qui se passait, apercevait assez clairement la défiance dont il était l’objet. Avisé comme il l’était, il aurait aimé pouvoir s’aider d’un peu de secours. «Depuis plusieurs jours, nous n’avons pas écrit à votre excellence, mande-t-il au ministre des cultes, parce que nous n’avons rien, absolument rien à lui dire. Bientôt tous les cardinaux seront réunis. Il faudra bien alors s’occuper d’affaires; mais il y a tout lieu de croire que l’on ne nous donnera aucune connaissance des matières qui se traiteront. Il serait extrêmement à désirer pour le service de sa majesté et pour l’intérêt du pape lui-même que M. le cardinal Fesch se trouvât à Fontainebleau lorsqu’il s’agira d’entamer les opérations en exécution du concordat[15]. »

M. Duvoisin n’avait pas tort de souhaiter la présence du cardinal Fesch à Fontainebleau, car, en sa qualité de membre du sacré-collège et de partisan secret des droits du saint-siège, peut-être l’oncle de Napoléon aurait-il été admis à des confidences que le pape et ses conseillers ne trouvaient pas prudent de verser dans l’oreille de l’évêque de Nantes et de ses collègues de Tours et d’Évreux. Quant à l’empereur lui-même, se serait-il soucié de voir son oncle prendre part à la négociation? Il s’en fallait de beaucoup que Fesch fût alors dans ses bonnes grâces. L’ancien président du concile, depuis que celui-ci avait été dissous, s’était maintenu dans une sorte d’attitude de mécontentement qui avait plus d’une fois irrité Napoléon. Après les scènes violentes qu’il s’était attirées par l’énergie de ses remontrances en faveur du saint-père et l’expansion de ses sombres pronostics sur l’avenir, Fesch avait dû se retirer, presque en exil, dans son diocèse de Lyon<ref> « C’était surtout à sa sœur que le prélat ouvrait son cœur. Un jour, il lui dit : Oui, ma sœur, l’empereur se perd, il nous perd tous. Je vois le moment où il sera brisé, anéanti. Tous ceux qui touchent à l’arche sainte éprouvent le même sort... Le prélat fit plus; il eut le courage de tenir le même langage à Napoléon... Lisez l’histoire, s’était-il écrié une fois devant lui, y a-t-il un attentat de ce genre qui soit resté impuni? Des colosses sont tombés!... — Allez, prophète de malheur, avait répondu l’empereur, je n’ai pas besoin de vos leçons. Retournez dans votre diocèse; vous n’en sortirez pas avant que je vous le mande... » (Le cardinal Fesch, par l’abbé Lyonnet, aujourd’hui archevêque d’Albi, t. II, p. 379, 380, 381.) </<ref>. Lorsqu’il avait appris que le pape avait traversé de nuit sa ville archiépiscopale sous l’escorte de quatre gendarmes, il avait bondi d’indignation. S’adressant à sa sœur: « Est-ce ainsi, lui répétait-il fréquemment, que l’on traite le chef de l’église? Voyez si le mal n’est pas à son comble! Au nom de la religion, faites donc entendre un cri de mère[16]. » Prenant lui-même la plume, il avait écrit au saint-père une lettre de condoléance qui avait été saisie à la poste et dont copie avait été mise sous les yeux de l’empereur. Du fond de la Russie, Napoléon furieux avait ordonné à son ministre des cultes d’annoncer à son oncle qu’en cas de récidive il serait conduit à Fenestrelle; mais cette perspective n’avait rien qui effrayât l’imagination montée de l’impétueux cardinal. Il chargea M. Bigot de faire savoir à son neveu que, loin de se repentir de ce qu’il avait fait, il était prêt à recommencer. « Dites-lui, écrivait-il fièrement, qu’il me sera doux de partager le sort de tant d’illustres confesseurs[17]. » Cependant l’empereur avait joint à la menace d’une détention possible à Fenestrelle une mesure immédiate qui toucha plus vivement le cardinal. En décret daté du 12 août 1812 avait supprimé tout à coup les 300,000 livres de rente que son oncle percevait sur l’octroi du Rhin en sa qualité d’ancien coadjuteur de Ratisbonne. Le coup avait été rude au cardinal, car il le frappait au moment où il était obligé de faire face à des dettes criardes contractées pour construire le somptueux hôtel de la rue du Mont-Blanc. Son exaspération avait d’abord été extrême, puis elle s’était peu à peu calmée lorsqu’il avait appris les victoires successivement remportées par son neveu sur les bords de la Vistule, du Dnieper et de l’Oder. Comme tous les évêques de l’empire, il s’était hâté d’adresser des actions de grâces au Dieu tout-puissant, « qui a doué notre monarque, disait-il dans son mandement, d’une âme si grande, d’une sagesse si profonde, qui a inspiré aux Français un courage si soutenu, une valeur si supérieure, et couvert le prince et ses sujets du manteau de sa protection particulière[18]. » Peu de temps après arrivaient à Lyon de tout autres nouvelles, à savoir l’incendie de Moscou, la retraite désastreuse de l’armée française et le brusque retour de Napoléon à Paris. « Le doigt de Dieu est ici manifeste, s’était écrié sans transition le cardinal Fesch. Il n’y a que Dieu qui ait pu abattre le colosse. C’est évidemment un châtiment du ciel; depuis celui de Pharaon, il n’y en a peut-être pas de plus frappant dans les annales du monde. — Que voulez-vous? continua-t-il, s’adressant à l’un de ses aumôniers prodigieusement étonné d’entendre de semblables paroles sortir de sa bouche, que voulez-vous? mon neveu est perdu, mais l’église est sauvée, oui, sauvée, car si l’empereur fût revenu triomphant de Moscou, sait-on jusqu’où il aurait porté ses prétentions[19]? » Plus tard, quand il avait appris la signature du concordat de Fontainebleau, sans d’ailleurs en connaître le texte, Fesch avait témoigné plus de méfiance que de satisfaction, «Il ne faut pas, avait-il dit aux chanoines de son chapitre, se livrer à une joie prématurée. Je crains toujours qu’il n’y ait quelque piège caché. La paix qu’on annonce pourrait bien n’avoir été conclue qu’au détriment de l’église. »

Évidemment un cardinal ainsi disposé n’était pas pour apporter beaucoup d’aide aux évêques qui tenaient le parti de l’empereur. Rien ne prouve que l’archevêque de Lyon, quand il vint à son tour rendre visite au saint-père à Fontainebleau, l’ait personnellement engagé à protester contre le concordat ; mais il est permis de supposer qu’il songea encore moins à le détourner de cette résolution. Les personnes qui composaient sa maison ne se gênaient en aucune façon pour abonder publiquement dans le sens des cardinaux les plus dévoués au saint-siège. On savait que les ecclésiastiques dont il était habituellement entouré, et parmi eux le prélat Isoard et le jeune abbé de Quélen, étaient en correspondance suivie avec le saint-père. Le pieux biographe du cardinal ne semble pas douter qu’ils ne lui servissent d’intermédiaires et de prête-nom. Peut-être le ministre des cultes voulait-il faire allusion à Fesch lorsque, pour rendre compte à l’empereur de ce qui se passait à Fontainebleau, il lui mandait : « Il paraît que plusieurs cardinaux ont fait naître dans l’esprit du saint-père des regrets sur le concordat de Fontainebleau, et qu’on chercherait à le considérer comme de simples préliminaires d’un traité qui resterait à conclure… Il y avait une telle convenance que c’était pour le pape un devoir de venir à Paris saluer votre majesté, ou du moins lui écrire. Je sais bien qu’il lui a été fait, surtout sur ce dernier point, des représentations[20]. »

Cette inaction du saint-père, qui refusait à la fois de le venir voir et de lui écrire, le retard apporté à l’expédition des bulles demandées pour ses évêques, blessaient profondément l’empereur, et, comme il le faisait toujours lorsque la colère le prenait, il se mit à se répandre en menaces, «Toutes ces prétentions des cardinaux sont ridicules, écrit-il le 13 mars à M. Bigot. Vous direz que, si jamais le pape devenait souverain temporel, nous romprions avec lui. Nous ne ferions pas pour cela un schisme : mais nous ne voudrions pas souffrir l’influence d’un souverain dont les intérêts politiques pourraient être différens des nôtres. Puisque le pape ne prend conseil que des gens comme les di Pietro et les Litta, vous lui ferez connaître qu’on verra bientôt de nouveau les suites fâcheuses de l’ineptie de ces gens-là[21]. » Afin de calmer un peu l’irritation de son maître, M. Bigot s’empresse de l’assurer dès le lendemain qu’il n’y a rien à redouter du côté de Fontainebleau. « Tout y est, écrit-il le 14 mars 1813, dans le plus grand calme. Il ne paraît même pas, d’après les rapports que j’ai demandés, qu’on ait l’intention de rien troubler par des correspondances. Les cardinaux sont divisés entre eux. Ceux qui ne logent point dans le palais ne mettent pas d’empressement à faire leur cour au pape. Ils n’y vont guère qu’une demi-heure tous les cinq ou six jours. Ce sont les cardinaux Pacca, Litta et Consalvi qui semblent avoir le plus la confiance du saint-père, qui fait peu de cas des autres et ne le dissimule guère[22]. »

Les menaces de Napoléon ne devaient pas lui servir beaucoup, et les renseignemens de M. Bigot n’étaient pas, on va le voir, très exacts. Peu de jours en effet après l’échange de cette correspondance entre l’empereur et son ministre, le pape faisait demander le commandant Lagorse, et lui remettait, le 24 mars au matin, une lettre bien différente de celle que l’on souhaitait à Paris avec tant d’impatience. La teneur de la rétractation de Pie VII est parfaitement connue. Elle a été maintes fois publiée; mais les termes en sont si touchans, elle fait tellement partie essentielle de cette histoire que nous nous reprocherions de n’en pas reproduire au moins les principaux passages.


« Sire, disait le pape, quelque pénible que soit à notre cœur l’aveu que nous allons faire à votre majesté, quelque peine que cet aveu puisse lui causer à elle-même, la crainte des jugemens de Dieu, dont notre grand âge et le dépérissement de notre santé nous rapprochent tous les jours davantage, doit nous rendre supérieur à toute considération humaine et nous faire mépriser les terribles angoisses auxquelles nous sommes en proie en ce moment. Commandé par nos devoirs, avec cette sincérité, cette franchise qui convient à notre dignité et à notre caractère, nous déclarons à votre majesté que depuis le 25 janvier, jour où nous apposâmes notre seing aux articles qui devaient servir de base au traité définitif dont il y est fait mention, les plus grands remords et le plus vif repentir n’ont cessé de déchirer notre âme. Nous reconnûmes aussitôt, et une continuelle et profonde méditation nous fait sentir chaque jour davantage l’erreur dans laquelle nous nous sommes laissé entraîner, soit par l’espérance de terminer les différends survenus dans l’église, soit aussi par le désir de complaire à votre majesté. Une seule pensée modérait un peu notre affliction, c’était l’espoir de remédier par l’acte de l’accommodement définitif au mal que nous venions de faire à l’église en souscrivant ces articles; mais quelle ne fut pas notre douleur lorsqu’à notre grande surprise, et malgré ce dont nous étions convenu avec votre majesté, nous vîmes publier, sous le titre de concordat, ces mêmes articles qui n’étaient que la base d’un arrangement futur!... Nous n’avons pas cru pouvoir trouver un moyen plus conciliable avec le respect que nous portons à votre majesté que celui de nous adresser à votre majesté elle-même et de lui écrire cette lettre. C’est en présence de Dieu, auquel nous serons bientôt obligé de rendre compte de l’usage de la puissance à nous conférée, comme vicaire de Jésus-Christ, pour le gouvernement de l’église, que nous déclarons, dans toute la sincérité apostolique, que notre conscience s’oppose invinciblement à l’exécution de divers articles contenus dans l’écrit du 25 janvier,.. Nous adresserons à votre majesté, par rapport à cet écrit signé de notre main, les mêmes paroles que notre prédécesseur Pascal II adressa dans un bref à Henri V, en faveur duquel il avait aussi fait une concession qui excitait à juste titre les remords de sa conscience, et nous vous dirons avec lui : Notre conscience reconnaissant l’écrit mauvais, nous le confessons mauvais, et, avec l’aide du Seigneur, nous désirons qu’il soit cassé tout à fait, afin qu’il n’en résulte aucun dommage pour l’église, ni aucun préjudice pour notre âme... Tout en cédant au cri de notre conscience qui nous ordonne de faire cette déclaration à votre majesté, nous nous empressons de lui faire connaître que nous désirons ardemment d’en venir à un accommodement définitif dont les bases fondamentales soient en harmonie avec nos devoirs... Nous supplions votre majesté, disait en terminant Pie VII, d’accueillir le résultat de nos réflexions avec la même effusion de cœur que nous les lui avons présentées. Nous la prions, par les entrailles de Jésus-Christ, de consoler notre cœur, qui ne désire rien tant que d’en venir à une conciliation qui fut toujours l’objet de nos vœux. Nous la conjurons de considérer quelle serait la gloire qui en rejaillirait sur elle, les précieux avantages que procurerait à ses états la conclusion d’un accommodement définitif, gage d’une véritable paix pour l’église et digne d’être maintenue par nos successeurs. Nous adressons à Dieu les vœux les plus ardens pour qu’il daigne répandre sur votre majesté l’abondance de ses célestes bénédictions[23]. »


Le cardinal Pacca dans ses mémoires assure qu’on lui écrivit de Paris qu’en recevant cette lettre l’empereur aurait proféré les plus furieuses menaces, et qu’il aurait même été jusqu’à s’écrier : « Si je ne fais pas sauter la tête de quelques-uns de ces prêtres de Fontainebleau, les affaires ne s’arrangeront jamais. » Le même correspondant ajoutait qu’un conseiller d’état bien connu par ses principes antireligieux ayant dit à l’empereur qu’il pouvait terminer sur-le-champ toutes ces controverses en se déclarant lui-même chef de la religion dans l’empire français, Napoléon lui aurait répondu : « Non, ce serait casser les vitres[24]. » Nous doutons beaucoup que l’empereur ait tenu le premier de ces deux propos. En tout cas, ces menaces de mort, s’il les laissa échapper de sa bouche, n’étaient pas bien sérieuses, et n’avaient probablement d’autre but que d’effrayer ceux contre lesquels elles étaient dirigées. Grâce à Dieu, nous n’en sommes point réduit aux conjectures pour connaître l’impression réellement produite sur l’empereur par la rétractation du pape et les mesures qu’il songea immédiatement à prendre, car nous avons sous les yeux sa lettre adressée le jour même à M. Bigot de Préameneu. La démarche de Pie VII dérangeait de fond en comble tous les desseins de l’empereur. Il avait espéré laisser derrière lui, au moment d’entrer en campagne contre la Russie, un pontife résigné à son sort, sinon pleinement satisfait de sa nouvelle position. Il avait compté sur le nouveau concordat pour lui ramener au dedans l’affection maintenant décroissante du clergé français et de ses sujets catholiques, pour maintenir et fortifier au dehors l’alliance désormais assez problématique de l’empereur d’Autriche. De ce beau rêve un moment entrevu, il ne restait plus rien. Tout le bénéfice de l’effort tenté à Fontainebleau lui était soudainement enlevé. Voir ses calculs déjoués, reculer devant son adversaire, dévorer un affront, s’avouer vaincu, cela était bien nouveau pour Napoléon. Que faire cependant? — Rompre publiquement avec le pape comme le pape rompait publiquement avec lui, répondre à la lettre pontificale par un message au sénat, l’idée lui en vint certainement. Il avait ainsi agi autrefois lorsque, fier de sa toute-puissance, il se plaisait dans les coups d’éclat; mais un éclat aujourd’hui aurait tout compromis, et ce n’est plus à lui qu’aurait profité l’appel adressé à l’opinion publique. L’empereur le sentait parfaitement sans vouloir se l’avouer à lui-même, et c’est pourquoi il résolut de regarder la protestation du pape comme non avenue. Il fallait en faire un mystère à tout le monde, surtout aux ecclésiastiques de son empire. C’est dans ce sens qu’il écrit à M. Bigot. « Le ministre des cultes gardera le plus grand secret sur la lettre du pape du 24 mars, que je veux, selon les circonstances, pouvoir dire avoir ou n’avoir pas reçue. Il écrira aux évêques que, vu la semaine sainte et les devoirs qu’ils ont à remplir dans leurs diocèses, il est convenable qu’ils s’y rendent, hormis les évêques de Nantes et de Trêves, qui, en leur qualité de conseillers d’état, se rendront à Paris pour le conseil[25]. » Pendant qu’il s’occupe ainsi des évêques de son empire, l’idée lui vient qu’il pourrait utilement les employer à faire des remontrances au saint-père, et tout aussitôt il développe à cet égard un plan fort ingénieux. «C’est dans ce moment où des hommes turbulens et malveillans se sont mis en action pour troubler la conscience du pape, que les évêques doivent mettre le plus grand zèle pour lui démontrer qu’il n’a fait que reconnaître les vrais principes, qui sont aussi les leurs. Sa majesté n’attend pas un grand effet de cette démarche; mais elle peut être, suivant les circonstances, utile à produire. Le concordat est désormais une loi de l’état. Sa majesté le regarde comme un traité plus sacré que tous les autres, ayant été fait par le pape et par lui directement, ayant été signé par eux devant quatre cardinaux, un évêque italien et quatre évêques français[26] » — Son imagination s’échauffant peu à peu sur cette adresse des évêques qu’il avait d’abord jugée inutile, mais qui pouvait, suivant les circonstances, être bonne à produire, il se met incontinent à en dicter lui-même les termes. « Les archevêques et les évêques ne doivent rien savoir de la protestation du pape. On la leur laissera complètement ignorer, mais on leur donnera l’ordre de se rendre le lendemain comme d’eux-mêmes à Fontainebleau; comme d’eux-mêmes aussi, ils remettront leur adresse au pape. Après quoi ils partiront immédiatement pour leurs diocèses... »


« Voici dans quel sens, poursuit l’empereur, pourrait être rédigée l’adresse, — Les soussignés, archevêques et évêques de l’empire et du royaume d’Italie, s’étant rendus aux ordres de sa majesté pour faire à votre sainteté nos félicitations sur un concordat qui doit opérer le rétablissement de la paix de l’église, voient avec peine que votre sainteté n’ait point encore fait d’actes en exécution de ce traité, ce qui donne lieu à des inquiétudes, et ce qui laisse dans l’état de viduité un grand nombre d’églises. Ils se flattent que sa sainteté viendra à leur secours. Le concordat de Fontainebleau a été une inspiration de l’Esprit-Saint au chef de l’église pour faire cesser les maux dont elle est affligée. C’est donc avec peine qu’ils voient que l’on aurait depuis cherché à lui donner quelque inquiétude à ce sujet. En leur qualité d’évêques et de théologiens, ils y donnent leur complet assentiment, et supplient sa sainteté de vouloir bien s’entendre avec le chef de l’état pour donner les institutions canoniques, etc.. Quant aux cardinaux français, il fallait leur écrire de faire leur supplique séparément[27]. »


Certes il y a lieu de s’étonner de l’inconcevable activité de ce chef d’empire qui trouvait ainsi moyen de faire tant de choses par lui-même. Il ne lui suffisait pas d’organiser division par division, compagnie par compagnie, et de passer continuellement en revue les 500,000 conscrits qu’il allait au printemps diriger sur Leipsig et sur Dresde ; il ne lui suffisait pas de dicter chaque jour pour son ministre de la guerre, le duc de Feltre, pour son ministre de la marine, M. Decrès, pour le commandant en chef de la grande armée, le prince Eugène, pour le comte Fontanelli, ministre de la guerre du royaume d’Italie, des instructions où les préparatifs militaires de la prochaine campagne étaient ordonnés avec la dernière précision et jusque dans les moindres détails. Il lui fallait diriger de la même manière les affaires qui relevaient de son ministre des cultes, M. Bigot de Préameneu, et ordonner les démarches de ses évêques auprès du chef de la catholicité, comme il allait commander les manœuvres de ses généraux en face de l’ennemi. Bien plus, il entendait ne leur permettre d’employer pour exprimer leurs sentimens que des termes choisis d’avance, et qu’il prenait pour plus de sûreté la peine de placer lui-même dans leur bouche. Nous laisserons d’autres admirer, si cela leur convient, ces prodiges de volonté exubérante et d’infatuation personnelle. Suivant nous, la conduite de l’empereur péchait en cette occasion par un défaut essentiel : elle manquait surtout de bon sens. A dire toute notre pensée, nous ajouterions que, dans la lutte présentement engagée contre le pape. Napoléon a juste commis les mêmes erreurs qui allaient faire échouer sa prochaine campagne contre l’Europe coalisée.

Sa méprise consistait à ne pas se rendre compte de sa véritable situation, à vouloir obstinément persister dans l’emploi des moyens qui naguère avaient pu lui servir, quand son prestige n’était pas encore entamé, mais qui n’étaient plus de mise depuis que l’issue fatale de l’expédition de Russie avait porté, non-seulement à sa puissance, mais aussi à sa réputation, une si profonde atteinte. Les hommes de guerre compétens reconnaissent que les opérations militaires dont la Saxe fut le théâtre pendant l’été et l’automne de 1813 ne le cédèrent en rien à celles qui avaient si justement immortalisé son nom soit en Italie, soit en Autriche. Ils tombent d’accord que le génie du chef d’armée n’avait nullement baissé, ils proclament que ses conceptions stratégiques furent aussi brillantes que par le passé. Pourquoi donc les résultats furent-ils si différens? Comment les coups les mieux portés restèrent-ils presque toujours sans aucun effet? D’où vint qu’à Lutzen et à Bautzen ses victoires d’un moment lui profitèrent à peine? C’est que, fidèle aux orgueilleuses inspirations de sa jeunesse, il voulut toujours violenter la fortune, lassée maintenant de lui prodiguer ses faveurs. C’est que, habitué à renverser tous les obstacles, il poursuivait encore des projets outrés et chimériques, oubliant qu’ils n’étaient plus de saison, et qu’il avait cessé d’inspirer la même confiance à ses lieutenans et la même terreur à ses adversaires. Sur les champs de bataille comme dans les négociations de cabinet, le succès l’avait trop gâté. Il prétendait tirer des événemens devenus contraires à peu près le même parti qu’il avait fait autrefois des circonstances les plus favorables. De même qu’il entretenait pour son compte les superbes illusions des jours de la prospérité, il s’imaginait que ceux auxquels il avait présentement affaire avaient gardé les faciles complaisances et l’humble docilité d’autrefois. Pareil aveuglement ne pouvait manquer d’amener les plus amères déceptions. À Prague, Napoléon fut la dupe de la conviction légèrement formée que l’empereur d’Autriche et M. de Metternich finiraient par céder, et n’oseraient jamais prendre parti contre lui. La même infatuation l’entraînait dans les mêmes erremens à propos de ses démêlés avec le pape. Si l’empereur avait voulu croire à la sincérité, pourtant si frappante, des déclarations de Pie VII, s’il ne s’était pas exagéré l’ascendant qu’il était en état d’exercer sur les prélats de son empire, il se serait évité un premier déboire auquel beaucoup d’autres allaient bientôt succéder. Moins emporté par la passion, il eût deviné que le pontife qui venait de confesser son erreur avec tant d’ingénuité et de la réparer avec tant de courage n’était pas homme à tomber dans le piège assez grossier qui lui était tendu, et que les évêques français, un peu désenchantés, hésiteraient peut-être à accepter le rôle malséant qu’il leur avait audacieusement assigné. C’est ce qui arriva en effet ; jamais M. Bigot, quels que fussent ses efforts, ne put déterminer les cardinaux et les prélats de l’empire à tenter auprès du saint-père la démarche éclatante qu’avait désirée l’empereur.

Nous nous trompons. Quand un gouvernement incline vers sa chute, il trouve toujours des gens prêts à se compromettre pour lui. Ce sont ceux dont l’existence est étroitement liée avec la sienne, et qui auraient tout à perdre, s’il venait à succomber. Telle était la situation de Maury. Suffisamment endoctriné par Napoléon, l’archevêque de Paris se rendit à Fontainebleau le lundi 29 mars 1813. Il était censé venir de son propre mouvement offrir au pape son opinion sur le concordat. Pie VII lui dit d’abord qu’il arrivait un peu tard. Prenant ensuite le ton de la confidence, il lui remit à la fois l’allocution qu’il avait adressée aux cardinaux italiens le jour même de l’envoi de sa lettre à l’empereur et cette lettre elle-même en lui demandant son avis. Le cardinal Maury, qui ne voulait point avoir l’air de connaître déjà cette pièce, pria le saint-père de vouloir bien lui accorder jusqu’au lendemain afin de s’en mieux pénétrer. Le lendemain dès neuf heures, il était chez le cardinal Doria, où il rencontra les cardinaux Pacca et La Somaglia, et tout de suite il leur exposa ce qu’il allait dire à sa sainteté. Ces messieurs, au dire de Maury, en demeurèrent pétrifiés et ne surent rien répliquer. Peu de temps après, il était admis en présence du saint-père, qui avait mandé chez lui le cardinal di Pietro. Devant ce membre du sacré-collège, Maury se mit à développer de nouveau sa thèse : 1° sur la forme de la lettre; elle n’était pas dans le style d’usage vis-à-vis des souverains de France, ce qui supposait toujours dans l’esprit du pape les mêmes dispositions qui lui avaient dicté l’excommunication;... 2° sur le fond de la lettre; elle n’était pas conforme aux vrais principes de l’église catholique... Après avoir développé ces deux points, Maury termina la conférence en faisant remarquer que le pape paraîtrait aux yeux du monde entier n’avoir pris son parti qu’en raison des circonstances politiques. « C’est ainsi qu’il en avait agi déjà dans le temps de la bataille d’Austerlitz; l’on ne verrait dans toute cette conduite que le regret de la temporalité perdue par de fausses spéculations du même genre; l’on en conclurait qu’il faisait toujours dépendre le sort de l’église de celui de sa souveraineté temporelle. Cependant l’empereur reviendrait triomphant, et toute confiance serait perdue, et le pape aurait fait par sa faute le malheur de l’église[28]. » Ces choses et de plus fortes encore avaient été nombre de fois et sur tous les tons répétées à Pie VII par le comte de Chabrol et par tous les messagers de Napoléon, Quelle que fût l’éloquence naturelle de Maury, il n’obtint pas d’autre succès que de se faire congédier avec des paroles assez sévères.

Cette dernière tentative avortée, il ne restait plus à Napoléon qu’à mettre définitivement à exécution les mesures que dans sa colère il tenait déjà toutes prêtes, et à sévir contre les personnes. Il ne s’en fit pas faute. Le 2 avril, il écrivait à son ministre des cultes :


« Je désire que vous envoyiez à l’adjudant Lagorse le Bulletin des lois qui a publié le concordat comme loi de l’état, celui qui contient le décret sur le serment et celui qui contiendra les mesures ordonnées pour l’exécution du concordat. Il faudra que successivement il laisse tomber ces Bulletins entre les mains des cardinaux pour qu’ils les voient... J’ai ordonné qu’on n’admît plus personne à la messe du pape, si ce n’est les cardinaux. J’ai donné ordre que le cardinal di Pietro fût enlevé secrètement la nuit et transporté à 40 lieues, dans une petite ville où il restera en surveillance. Enfin les ordres seront donnés pour qu’on ne laisse plus venir personne à Fontainebleau. Notre principe étant que les grâces de l’église ne peuvent parvenir aux fidèles que par le canal de l’évêque, tous ceux qui se présenteront seront renvoyés à leur évêque. Présentez-moi un projet de circulaire aux évêques en ce sens, et alors on enverrait auprès du pape un agent par lequel la correspondance serait transmise. J’ai fait signifier aux cardinaux qu’ils n’aient à se mêler de rien, et puisqu’ils ne veulent pas arranger les affaires de l’église, que du moins ils ne troublent pas celles de l’état[29]. »

Quelques jours après cette lettre, le général comte de Saint-Sulpice, gouverneur du château, et les évêques français étaient en effet rappelés de Fontainebleau à Paris. Dans la nuit du 5 avril, un agent du duc de Rovigo entrait dans la chambre du cardinal di Pietro, et, sans lui permettre de revêtir aucun des insignes de sa dignité, l’obligeait à partir immédiatement pour Auxonne, où il resta déporté jusqu’à la chute de l’empire. Le commandant Lagorse, quittant son habit de chambellan pour reprendre son uniforme de gendarme, signifia au cardinal Pacca et aux autres membres du sacré-collège que l’empereur était mécontent d’eux, « parce qu’ils avaient retenu le pape dans l’inaction depuis leur arrivée à Fontainebleau. S’ils désiraient rester dans cette ville, ils devaient s’abstenir d’entretenir le pape d’affaires, n’écrire aucune lettre soit en France, soit en Italie, se tenir dans l’inaction la plus complète et se borner à faire au pape des visites de pure convenance. S’ils agissaient autrement, ils compromettraient leur liberté[30]. »

Cette communication un peu contradictoire du commandant Lagorse avait évidemment pour but, en effrayant les cardinaux, de les empêcher de donner la moindre publicité à la protestation du saint-père. Afin de mieux établir qu’il considérait la lettre de Pie VII comme non avenue, et le concordat de Fontainebleau comme désormais en pleine vigueur, l’empereur fit publier un décret qui le rendait obligatoire pour les archevêques, les évêques et les chapitres. Il manda en même temps par M. Daru à M. Bigot de Préameneu d’avoir à lui apporter en conseil un état des sièges épiscopaux alors vacans et une liste de présentation[31]. Douze évêques soigneusement choisis sur cette liste furent sur-le-champ désignés par l’empereur, et parmi les diocèses ainsi pourvus de nouveaux titulaires se trouvaient ceux de Gand, de Troyes et de Tournai. Un autre décret rendu à la même époque, et qui d’ailleurs ne reçut jamais d’exécution, statuait qu’à l’avenir les appels comme d’abus, au lieu d’être déférés au conseil d’état, seraient jugés par les cours impériales; enfin, par une dernière disposition, conforme à la lettre du traité, mais qui resta illusoire comme la précédente, il se donna le mérite apparent d’accorder grâce entière « aux individus des départemens de Rome et de Trasimène qui avaient encouru les peines portées par les lois pour avoir refusé les sermens exigés d’eux. » Aucun d’eux ne profita en fait de cette soi-disant amnistie, et le sort de quelques-uns d’entre eux fut au contraire considérablement empiré. Les portes des prisons d’état s’ouvrirent pour un très petit nombre d’ecclésiastiques. L’évêque de Gregorio, le père Fontana, l’abbé d’Astros, l’abbé Hamon, l’abbé Duvivier, continuèrent à être traités avec la même rigueur; Fenestrelle, Pignerol, Campiano et la Corse recelèrent, comme par le passé, ceux dont le zèle pour la cause du saint-siège avait déplu à l’empereur. Toutes les mesures que nous venons d’énumérer étaient datées des premiers jours d’avril 1813, et le 15 de ce même mois Napoléon, ayant ainsi pourvu à sa manière à l’expédition des affaires religieuses de l’empire, partait pour Mayence afin d’y aller prendre le commandement de son armée d’Allemagne.


II.

« Lorsque l’empereur est absent, son ministre se tait, c’est la règle, » écrivait l’archevêque de Tours en 1811. Depuis lors, les choses n’étaient point changées. Napoléon, qui ne devait plus revoir Pie VII, allait seulement faire cette fois une plus longue absence. Absorbé pendant le reste de l’année 1813 par les opérations militaires de la campagne d’Allemagne et dans les premiers mois de 1814 par la défense du territoire national, il n’était plus destiné à donner aux affaires religieuses de son empire qu’une attention assez distraite. Quant à son ministre des cultes, s’il eût osé parler, nul doute qu’il n’eût adressé à son maître de sages remontrances, et qu’il ne lui eût recommandé avant tout beaucoup de modération et les plus grands ménagemens à l’égard du clergé. Malheureusement M. Bigot de Préameneu n’était pas libre d’agir suivant son propre mouvement, et les instructions qui lui avaient été laissées ne lui permettaient point de demeurer dans l’inaction. Elles étaient au contraire aussi précises qu’impératives, et le crédit dont il jouissait n’était plus tel qu’il pût prendre sur lui soit d’en ajourner l’exécution, soit d’en adoucir la rigueur. Parmi les fâcheuses mesures dont Napoléon avait en partant légué le soin à son ministre figurait l’obligation de faire à tout prix reconnaître et instituer les évêques récemment nommés aux sièges de Troyes, de Tournai et de Gand. C’était mettre de gaîté de cœur le feu à ces trois diocèses.

Il est de règle en effet dans l’église qu’un siège épiscopal n’est point vacant aussi longtemps que la démission du titulaire n’a pas été acceptée par le souverain pontife. Ainsi que nous l’avons précédemment expliqué, aucun désordre sérieux n’avait éclaté dans les anciens diocèses de MM. Hirn, de Boulogne et de Broglie, parce que les chapitres avaient trouvé moyen d’élire pour administrateurs provisoires des vicaires déjà munis de pouvoirs par les prélats détenus, et que la difficulté canonique avait été ainsi tacitement éludée. La nomination malencontreuse des nouveaux titulaires la faisait imprudemment renaître avec une déplorable vivacité. Averti par le ministre des cultes d’avoir à donner sur-le-champ des pouvoirs à M. de Cussy, nommé à l’évêché de Troyes, le chapitre de cette cathédrale avait d’abord fait quelques objections, puis avait consenti, mais s’était finalement rétracté, ayant reçu, par l’intermédiaire d’un curé qui avait fait exprès le voyage de Fontainebleau, l’avis qu’aux yeux du pape M. de Boulogne était le seul évêque légitime, et que sa sainteté ne connaissait point l’abbé de Cussy, sinon comme un intrus et un schismatique[32]. Quand de pareilles difficultés surgissaient, c’était, on le sait, l’habitude du ministre de la police d’entrer aussitôt en scène. Le duc de Rovigo envoya donc au préfet du Calvados une nouvelle formule de déclaration que M. de Boulogne, détenu à Falaise, devait immédiatement souscrire « sous peine de se constituer en rébellion ouverte contre le gouvernement.» M. de Boulogne s’y refusa, proposant de renouveler purement et simplement sa démission précédente. Cela se passait le 1er septembre 1813. Deux mois après, sur des ordres venus de Dresde, un officier de gendarmerie arrivait à Falaise pour arrêter l’évêque et saisir tous ses papiers. A peine lui laissa-t-on le temps qu’il demanda pour écrire son testament, et quarante-huit heures après il était derechef enfermé dans le donjon de Vincennes, dont le régime était devenu de plus en plus sévère : les promenades y étaient désormais interdites, et les moindres nouvelles politiques soigneusement cachées à tous les détenus.

Les choses se passèrent plus doucement en ce qui regardait M. Hirn, car il signa sans grande difficulté la nouvelle formule de déclaration qui lui avait été envoyée en même temps qu’à M. de Boulogne. Ce fut le chapitre de Tournai qui résista. Quelques-uns de ses membres allèrent même jusqu’à donner leur démission. Les supérieurs du séminaire de cette ville, inquiets de l’orage qui se formait et ne voulant point reconnaître les pouvoirs du nouveau titulaire, avaient pris le parti de licencier avant les vacances tous leurs élèves. L’agitation était extrême dans ce diocèse, dont les habitans, fort catholiques, voyaient d’assez mauvais œil la domination française, et ne dissimulaient en aucune façon leur sympathie pour la cause du saint-père. Quand l’empereur reçut à Dresde ces contrariantes nouvelles, il en fut plus importuné qu’effrayé; comme il venait de battre à Lutzen les armées ennemies, il jugea l’occasion excellente pour mettre à la raison par quelque mesure rigoureuse tous les ecclésiastiques opposans de la Belgique.


« Je donne ordre au ministre de la police, écrit-il le 14 août à M. Bigot de Préameneu, de faire arrêter tous les chanoines de Tournai et de les faire mettre dans un séminaire, d’envoyer les séminaristes qui ont moins de dix-huit ans dans les séminaires de l’ancienne France, et ceux qui ont plus de dix-huit ans à Magdebourg, de faire prêter aux professeurs des séminaires le serment d’enseigner les quatre propositions de l’église gallicane, comme cela se faisait avant la révolution, ou, sur leur refus, de les faire arrêter. Vous ferez suspendre sur-le-champ les bourses du séminaire. Je viens de prendre un décret à ce sujet. Vous ferez connaître par le canal du préfet aux principaux prêtres du diocèse que, si j’apprends encore de leur part la moindre rébellion, je supprimerai l’évêché, et priverai la ville de Tournai du privilège d’avoir un évêque. Je la réunirai à un autre diocèse, ou je transporterai le siège dans une ville voisine de l’ancienne France[33]. »


Ces menaces n’étaient que le prélude d’autres violences beaucoup plus grandes qui allaient produire dans le diocèse de Gand une confusion inexprimable.

La faible santé de M. de Broglie n’avait pu supporter longtemps le climat des îles Sainte-Marguerite. Le manque d’air et d’exercice avait épuisé ses dernières forces, lorsque l’ordre vint tout à coup de le reconduire à Beaune, « moins par un mouvement d’humanité, dit ce prélat dans une relation adressée plus tard au saint-père, qu’afin de lui tendre de nouveaux pièges[34]. » C’était en effet le moment où, dans la ville de Gand, comme à Troyes, comme à Tournai, la nomination d’un nouvel évêque avait jeté les fidèles, particulièrement les ecclésiastiques, dans un état d’effervescence extrême. Le préfet de la Côte-d’Or, M. de Cossé-Brissac, avait reçu ordre de faire venir M. de Broglie à Dijon et de lui présenter à signer la formule de déclaration qu’avait repoussée M. de Boulogne, mais à laquelle avait adhéré M. Hirn. À peine remis de maladie, encore placé entre la vie et la mort, terrifié par la menace d’être de nouveau traité en criminel d’état et renvoyé aux îles Sainte-Marguerite, M. de Broglie eut un moment de faiblesse ; il consentit à mettre son nom au bas d’un écrit rédigé en termes assez obscurs, et par lequel il confirmait, en tant que besoin était, sa démission antérieure. De la part du courageux prélat, cet acte de condescendance momentanée aux volontés impériales parut si singulier que la plupart des chanoines de Gand, quoiqu’ils reconnussent son écriture, ne voulurent pas d’abord y croire. Il y eut scission dans le chapitre ; mais le pape, consulté à Fontainebleau, ayant fait savoir par l’intermédiaire du cardinal Gabrielli qu’il approuvait la conduite de ceux qui tenaient pour leur ancien évêque, le nouveau titulaire de Gand, M. de La Bruce, ne put réunir autour de lui que trente prêtres à peine sur les douze cents que l’on comptait alors en Flandre[35].

Cependant une circonstance malheureuse avait ajouté à l’agitation des esprits. C’est l’usage à la cathédrale de Gand que le supérieur du séminaire assiste à l’office avec un certain nombre d’élèves en théologie. Les vicaires partisans de M. de La Bruce avaient exigé pour le dimanche 25 juillet 1813 l’accomplissement de cette formalité. Ce jour-là, le chœur se trouva vide ; ni professeurs ni élèves ne voulurent s’y présenter. Dès le soir même, le vicaire-général de M. de La Bruce sommait les jeunes gens du séminaire de se ranger à leur devoir ou d’avoir à quitter l’établissement. « Nous partons tous, s’étaient-ils écriés, et nous serons plutôt bons soldats que prêtres schismatiques. » Il aurait été sage de ne pas pousser les choses plus loin. Le préfet jugea au contraire à propos d’ordonner l’arrestation du supérieur du séminaire, et de placer les professeurs sous la surveillance de la police. Quant aux élèves qui persistaient à méconnaître l’autorité de M. de La Bruce, une trentaine furent désignés pour entrer dans la garde impériale de Paris, les autres incorporés dans la garde départementale de Bruges. Chose incroyable, Napoléon, qui avait reçu aux environs de Dresde un rapport détaillé sur cette échauffourée des séminaristes de Gand, ne trouva pas encore assez sévère le châtiment qui leur avait été infligé. C’était les traiter avec trop d’indulgence que de les admettre dans des corps d’élite ou de les laisser séjourner dans leur pays. Il ordonna qu’ils fussent tous immédiatement enrégimentés dans une brigade d’artillerie et dirigés sur Wesel, où bientôt une cinquantaine d’entre eux périrent victimes des maladies contagieuses qui décimaient dans ces contrées les garnisons fournies par les jeunes recrues de l’armée française. Les séminaristes que des infirmités corporelles rendaient impropres au service des armes n’échappèrent point pour cela à la vengeance du chef de l’empire ; ils furent conduits à Paris par des gendarmes et enfermés à Sainte-Pélagie. « Enfin, sans s’apercevoir qu’on flétrissait le nom de la garde d’honneur, dit le chanoine de Smet, en condamnant des jeunes gens qu’on traitait de rebelles à revêtir malgré eux cet uniforme, on faisait entrer dans ce corps deux jeunes séminaristes qui appartenaient à de riches familles de Gand; puis, se ravisant tout à coup, on les mit au secret à Sainte-Pélagie, pour les envoyer définitivement servir comme simples soldats, l’un à Bayonne, l’autre à Perpignan[36]. »

Qu’on se figure le désespoir des familles, et l’effet produit par de semblables mesures sur des populations très attachées à la religion catholique. L’émotion s’étendit bien au-delà des murailles de la ville de Gand. Elle gagna toutes les campagnes des Flandres, étonnées de se voir ainsi traversées par de longues files de voitures qu’accompagnait la gendarmerie et où gisaient entassés, en guise de malfaiteurs, les défenseurs de leur foi. Ces malheureux convois se multipliaient de toutes parts, et prenaient en même temps toutes les directions, car les séminaristes de Gand n’avaient pas seuls été frappés. Tandis que ces jeunes gens allaient expier dans les dangereuses garnisons du nord de l’Allemagne le tort d’avoir bravé Napoléon, nombre de prêtres vieux et infirmes, la plupart curés de paroisse ou professeurs de théologie, étaient en même temps acheminés vers les prisons de France, pour avoir encouragé par leurs discours et par leurs exemples une si coupable rébellion. Les plus dévoués fonctionnaires de l’empire blâmaient tacitement, sans oser toutefois s’y soustraire, ces ordres inhumains qui suivirent de si près les victoires de Lutzen et de Bautzen[37].

Était-il généreux, était-il raisonnable, était-il seulement prudent, au lendemain de succès éphémères, d’aviver par des mesures d’une violence aussi inqualifiable la querelle pendante avec le saint-siège? était-il même de l’intérêt de l’empereur de prolonger encore, si peu que ce fût, la captivité du pape ? Telle était la question que se posait en ce moment, sur son lit de mort, celui des prélats qui avait soutenu avec le zèle le plus chaleureux et le plus constant la cause de l’empereur. Surpris à Nantes, dans les premiers jours de juillet 1813, par les atteintes d’un mal presque subit, M. Duvoisin avait ramassé toutes ses forces pour adresser au souverain qu’il avait trop gâté par ses complaisances antérieures de sages, mais tardifs conseils. « Je vous supplie, lui écrivait-il quelques heures avant d’expirer, je vous supplie de rendre la liberté au saint-père. Sa captivité trouble les derniers instans de ma vie. J’ai eu l’honneur de vous dire plusieurs fois combien cette captivité affligeait toute la chrétienté, et combien il y avait de l’inconvénient à la prolonger. Le retour de sa sainteté à Rome serait, je crois, nécessaire à votre bonheur[38]. » Cette lettre arrivait à Dresde à peu près en même temps que la nouvelle de la mort de M. Duvoisin, vers le milieu de juillet. Napoléon se rendait alors à Mayence, où il avait mandé l’impératrice. Enflé de ses récens succès, plein de l’espoir que l’armistice, qu’il s’efforçait alors de prolonger, lui donnerait les moyens de courir bientôt à de nouvelles victoires, il ne dédaigna point d’accorder un témoignage public d’estime à la mémoire de cet évêque en ordonnant qu’un mausolée lui fut élevé dans la cathédrale de Nantes[39]; mais, quant à l’avis donné avec tant d’autorité par le prélat moribond dont le dévoûment ne lui avait jamais fait défaut, il ne lui convint point d’en tenir compte. Que signifiaient pour lui l’opinion de la chrétienté, les vœux des évêques de son empire, dont on prenait si mal son temps pour le vouloir entretenir? Battre ses ennemis et revenir triomphant à Paris, voilà ce qui importait en ce moment. Il saurait bien obliger la chrétienté et les évêques de France à en passer par tout ce qu’il lui conviendrait de prescrire, quand il aurait vaincu les perfides Prussiens et rejeté de l’autre côté du Niémen les hordes sauvages de la Russie. Telles étaient les espérances qui exaltaient en juillet 1813 l’orgueil du vainqueur de Lutzen et de Bautzen, alors qu’il rêvait de nouvelles batailles à livrer et de nouveaux sacrifices à exiger de ses ennemis; mais, hélas! quatre mois après, c’étaient les Prussiens et les Russes qui s’avançaient en vainqueurs sur les bords du Rhin, et c’était lui qui, de nouveau vaincu, rentrait presque en fugitif dans sa capitale, laissant au loin derrière lui les débris désorganisés de cette armée naguère si péniblement réunie.

Il n’y avait plus d’illusion à se faire, le moment fatal était venu où il s’agissait pour Napoléon de faire un suprême effort et de lutter, non plus pour la domination, mais pour le salut. M. Thiers a merveilleusement raconté dans son dix-septième volume comment le chef de l’empire redoubla d’énergie pour tâcher de grouper autour de lui tout ce qu’il lui restait de soldats disponibles et se mettre à leur tête contre l’invasion étrangère. Il nous a non moins vivement dépeint les hésitations, les craintes, le sourd mécontentement de notre malheureux pays, tenu pendant si longtemps à l’écart de ses affaires, jusque-là si peu consulté, si ouvertement dédaigné, endormi, il y avait une année à peine, dans des rêves de gloire et de conquêtes, et tout à coup sommé par l’unique auteur de tant de grandeurs passées et de tant de ruines maintenant imminentes, d’avoir à lui livrer, sans discussion et sans retard, son dernier homme et son dernier écu. Les mémoires des contemporains sont pleins de détails sur la façon dont les corps de l’état répondirent à ce cri d’alarme jeté par le grand capitaine en détresse. Il n’entre pas dans notre sujet de redire après tant d’autres comment le sénat conservateur, en votant silencieusement la conscription anticipée de 600,000 soldats imberbes, n’apporta à l’empire chancelant qu’un secours matériel bien précaire, tandis que le corps législatif lui porta moralement un coup mortel en réclamant des explications peut-être intempestives sur l’avortement des négociations de Prague; mais il nous appartenait de rechercher si, dans l’instant solennel où ses ardens efforts provoquaient toutes les classes de la nation à lui venir en aide, Napoléon n’avait pas aussi songé à s’adresser aux membres du clergé. Oui, cette idée lui était en effet venue, et il avait chargé son ministre des cultes d’écrire une circulaire aux évêques de l’empire et du royaume d’Italie, afin de leur demander leurs prières pour sa personne et les inviter à invoquer l’assistance du ciel en faveur de l’armée prodigieusement réduite qui allait avoir à défendre contre tant d’ennemis les frontières menacées de la patrie. Cette circulaire, qui devait comme d’habitude servir de texte aux mandemens des évêques, était embarrassante à rédiger. Il était difficile de ne leur point parler des revers éprouvés et surtout de leur dissimuler tous les périls de la situation. Afin de mieux exciter le zèle des prélats, M. Bigot de Préameneu en avait tracé le plus sombre tableau. Lorsqu’il eut pris connaissance de cet appel désespéré adressé au patriotisme du clergé de son empire, Napoléon, plus calme et plus avisé que son ministre, se demanda s’il était bien prudent de tenir un langage aussi clair. N’était-il pas à craindre que la perspective du triomphe des armées étrangères ne fût envisagée autrement qu’avec tristesse par la majorité des ecclésiastiques français? Se rappelant sans doute ses rigoureux décrets datés de Dresde et le silencieux dédain qu’il avait naguère gardé à l’égard de la dernière supplique de l’évêque de Nantes, il demeura convaincu, non sans raison à notre avis, que ce clergé, dont M. Duvoisin lui avait révélé les véritables sentimens, n’attendait plus désormais la fin de la captivité de Pie VII et sa propre délivrance que de la chute du régime impérial. C’est pourquoi il jeta de côté comme inutile et fâcheuse la circulaire de M. Bigot de Préameneu. Aussi bien les événemens allaient prononcer. Puisqu’il ne devait plus compter sur la sympathie de ceux qui, aux jours de la prospérité, lui avaient prodigué tant de flatteries, il lui semblait et plus digne et plus sûr de n’en point faire les confidens publics de sa mauvaise fortune. « J’ai reçu aujourd’hui votre projet de lettre, écrivait l’empereur à son ministre des cultes. Il y aurait trop d’inconvénient à écrire cette dépêche aux évêques, qui la publieraient partout. Il vaut mieux ne pas l’écrire, ou seulement cinq ou six lignes, disant que dans les circonstances actuelles on compte sur leur zèle pour la patrie et sur leur attachement pour ma personne[40]. »

Tandis que Napoléon adressait à M. Bigot cette communication passablement découragée, où se révèle une si sûre intelligence de la manière dont les évêques de son empire allaient apprécier les événemens en voie de s’accomplir, il était non moins intéressant pour lui de se rendre compte de l’effet que la nouvelle de ses revers avait produit sur le souverain pontife, toujours détenu à Fontainebleau.


III.

Est-il besoin d’expliquer à nos lecteurs comment, malgré les ordres de l’empereur, la séquestration à laquelle le pape fut soumis à Fontainebleau après sa lettre du 25 mars 1813 n’avait pu être aussi sévère que celle dont il avait à Savone supporté avec tant de patience les rudes épreuves? L’enlèvement du cardinal di Pietro avait douloureusement affecté Pie VII, car il aimait beaucoup ce membre du sacré-collège et faisait le plus grand cas de ses connaissances doctrinales. C’était à lui qu’il s’en remettait le plus volontiers de la solution des graves difficultés qui tourmentaient sa conscience pontificale; mais depuis sa récente rétractation le saint-père, « soulagé, suivant ses propres expressions, du poids énorme qui l’avait oppressé jour et nuit, » n’avait plus le même besoin de faire appel à la science de son théologien préféré. La société habituelle de ses dévoués partisans les anciens cardinaux noirs, la possibilité de recourir aux avis de Consalvi et de Pacca, ses anciens secrétaires d’état et ses conseillers politiques les plus écoutés, suffisaient à lui procurer une sorte de tranquillité d’esprit relative. Quant à l’absence des prélats français attachés à la cause impériale, elle était plutôt pour lui une délivrance. Il ne faut pas d’ailleurs oublier qu’une partie des cardinaux logeaient en dehors du palais. Par leur intermédiaire, Pie VII avait pu, en dépit de la jalouse surveillance de M. de Rovigo, communiquer presque régulièrement avec la plupart des diocèses de France et d’Italie. C’est ainsi qu’il avait trouvé moyen, non-seulement de faire connaître à toute la chrétienté le désaveu dont il avait frappé le concordat de Fontainebleau, mais d’envoyer de secrètes instructions aux chapitres troublés où s’agitait, comme à Gand, à Tournai et à Troyes, l’orageuse querelle de l’administration des vicaires capitulaires. Il s’en fallait aussi de beaucoup que, pour l’exactitude des renseignemens et la justesse des observations, la correspondance du commandant de gendarmerie Lagorse valût celle que l’habile préfet de Montenotte avait jadis entretenue avec le ministre des cultes. M. Lagorse n’était point d’ailleurs un méchant homme. Il se piquait d’esprit; il n’en eût même pas manqué, s’il n’avait eu le tort de s’exagérer un peu l’importance de ses fonctions. Habitué à garder des prisonniers plus dangereux que ceux qui étaient présentement confiés à sa garde, il était disposé, les trouvant si tranquilles, à les croire tout à fait inactifs, et à s’attribuer à lui-même le mérite de leur sagesse. Voici, sur ce sujet, les curieux passages d’une lettre qu’il adressait le 5 mai 1813 à M. Bigot de Préameneu :


« ...Lorsqu’à Savone et à Fontainebleau mes fonctions près du pape avaient une espèce de forme diplomatique, je m’en félicitais. J’étais un médiateur commun, un agent plus essentiel que brillant, par la voie duquel les communications, sans avoir un caractère officiel, n’en étaient pas moins sûres et moins promptes, et je n’ai jamais rien écrit ni rien dit qui n’eût pour objet la satisfaction des deux souverains et un rapprochement que je désirais avec une sorte de partialité pour l’empereur, partialité qui, vu mon caractère, ma façon de penser et mon état, est et sera toujours invariable. Vous savez sûrement aussi bien que moi quels nuages ont troublé le jour serein dont nous nous étions tous si franchement félicités. Vous en avez conclu avec raison que des ordres nouveaux m’imposent de nouveaux devoirs; mais je crains que vous ne vous soyez exagéré mes relations avec le ministre de la police. Je lui écris à peine tous les quinze jours, et l’une de mes grandes jouissances serait qu’on publiât toute ma correspondance avec lui. Je ne balance pas d’ailleurs un instant à vous initier à des secrets dont vous serez, par mon canal, l’unique dépositaire. L’empereur a voulu en partant que les cardinaux sussent qu’il ne les laisse à Fontainebleau qu’à la condition expresse de ne rien publier ni écrire, et d’être de la plus grande réserve et discrétion. J’ai été chargé de leur faire cette déclaration, et je l’ai faite. Leur intérêt les porte à s’y conformer, et ils écouteront leur intérêt tant que des ordres plus impérieux ne seront pas prescrits à leur conscience et à leur pieuse fidélité. On eût prévenu une pareille inquiétude en les éloignant, et c’était mon avis. J’ai lieu de croire toutefois que le pape n’a aucun projet hostile, et qu’il ne se déterminera à aucun acte qui puisse alarmer les consciences ou troubler la tranquillité de l’état. S’il se mettait en pareilles dispositions et que je les entrevisse, je ne les souffrirais pas. Ma qualité de Français et ma fidélité de sujet sont un double garant de mon empressement à prévenir tout acte d’hostilité. Je ne ferais pas une guerre sourde, qui a toujours été loin de mes principes et de mon caractère. Je me mettrais dans les rangs à découvert, et nul ne prétendrait cause d’ignorance de ma volonté et de mes actions. Commentez ce que je viens de vous dire, monseigneur, et vous aurez une idée de mes conversations avec les cardinaux et des termes où j’en suis avec eux. Ce qu’ils disent et font chez eux ne m’occupe pas et ne m’a jamais occupé. Je ne veux savoir de leur conduite et de leurs relations que les choses qui peuvent, dans les circonstances impérieuses où nous sommes, être en rapport avec la tranquillité publique. L’extrême franchise de mes discours et de mes opinions est en harmonie avec la publicité de mon caractère. Au surplus, je n’ai aucun motif d’alarme. Jamais nonnain de quatre-vingts ans, bien cagotte et bien caillette, ne se fit dans sa cellule des occupations plus mystiques et plus minutieuses que celles du pape dans le salon où il est confiné[41], »


Le commandant Lagorse, qui d’ailleurs se fait honneur en constatant qu’il avait refusé de se constituer l’espion de Pie VII et des membres du sacré-collège, s’est évidemment trompé en écrivant sur le ton badin les dernières lignes que nous venons de citer. Le pape, qu’il suppose livré à de puériles occupations, était, à l’instant même où cette lettre partait pour Paris, appliqué à rédiger et à transcrire de sa propre main une pièce importante qui, si elle était tombée sous ses yeux, n’aurait pas manqué d’exciter au plus haut point toutes les colères de Napoléon. C’était une allocution nommément adressée aux cardinaux qui habitaient Fontainebleau, mais qui, dans la pensée du souverain pontife, était en réalité destinée à l’église entière. Non-seulement Pie VII y renouvelait la rétractation formelle du concordat signé à Fontainebleau, mais il protestait avec la plus grande force contre le décret du 13 février et celui du 25 mars, insérés tous deux au Bulletin des lois. D’avance il s’élevait aussi avec une vivacité extrême contre la consécration canonique qui pourrait, en vertu de ces décrets, être un jour ou l’autre scandaleusement donnée aux évêques récemment nommés par l’empereur, « déclarant expressément nulle toute institution donnée par les métropolitains, les institués intrus, leurs actes de juridiction nuls, la consécration sacrilège, les institués et les consacrans schismatiques et sous le coup des peines voulues en pareil cas par les canons[42]. »

Cette bulle toute doctrinale était l’œuvre personnelle du saint-père. Juste à la même date, il adressait à l’impératrice Marie-Louise une lettre relative, celle-là, aux circonstances politiques du temps, et dont la teneur avait sans doute été préalablement concertée avec ses anciens secrétaires d’état, Consalvi et Pacca. A peine avait-elle en effet appris le gain de la bataille de Lutzen que, de son propre mouvement ou par suite des ordres de son époux, Marie-Louise s’était empressée d’envoyer un page à Fontainebleau pour annoncer cette victoire à Pie VII comme un événement dont elle était assurée qu’il se réjouirait, « connaissant, c’étaient ses propres expressions, les sentimens d’amitié que sa sainteté nourrissait pour l’empereur. » Les convenances exigeaient, dit Pacca, que le pape répondît poliment à une princesse qui gardait à son égard toutes les apparences de la courtoisie. Cependant il était à craindre que cette réponse ne fut insérée dans les journaux; c’est pourquoi il fallait se bien garder d’y rien mettre qui fut de nature, soit à choquer au dehors les puissances étrangères, soit à faire supposer en France qu’il existait encore des rapports bienveillans entre l’empire et le saint-siège. Afin de parer à ce double inconvénient, Pie VII écrivit à l’impératrice une lettre à la fois paternelle et réservée, dans laquelle, pour plus de sûreté contre toute espèce de publication, il eut soin de glisser des plaintes assez vives au sujet des sévices exercés contre sa personne, et de l’enlèvement du cardinal di Pietro[43].

Bientôt une autre circonstance s’était offerte pour le saint-père de témoigner combien il était loin d’être aussi indifférent à son sort et aussi absorbé par les exercices d’une mesquine dévotion que le commandant Lagorse se l’était gratuitement imaginé. Quand parvint à Fontainebleau, vers le milieu de juillet 1813, la nouvelle de l’armistice conclu entre les parties belligérantes et l’annonce du congrès ouvert à Prague, les cardinaux Consalvi et Pacca conseillèrent à Pie VII de saisir une occasion si favorable pour revendiquer à la face de l’Europe les droits du saint-siège sur les états romains. La démarche était certainement hardie, et, si Napoléon demeurait vainqueur, pouvait même devenir périlleuse. Pie VII n’hésita point. Il écrivit de sa main à l’empereur François une lettre dans laquelle il déclarait solennellement n’avoir jamais renoncé à sa souveraineté temporelle, et réclamait hautement la restitution de ses domaines, « comme fondée sur la justice de sa cause et sur les droits sacrés de la religion, qui exigent que le chef visible de l’église puisse exercer librement et d’une manière impartiale sa puissance spirituelle dans toutes les parties du monde catholique[44]. » Cette dépêche, mise sous le couvert de M. Severoli, nonce apostolique près la cour de Vienne, fut portée à sa destination par le comte Thomas Bernetti, alors attaché à la personne du cardinal Brancadoro, son oncle, et que nous avons depuis connu à Rome secrétaire d’état des papes Léon XII, Pie VIII et Grégoire XVI. On le voit, le pape, s’il était parfaitement tranquille, comme M. Lagorse avait tout à fait raison de le mander au ministre des cultes, s’il était même beaucoup plus calme d’esprit qu’il ne l’avait été après la signature du concordat de Fontainebleau, était cependant bien loin d’attendre dans l’inaction ce qu’allaient décider les événemens. Il les sentait au contraire venir, non-seulement avec placidité, mais avec une certaine confiance. Peut-être pourrait-on même ajouter que, par des qualités bien opposées à celles de l’homme extraordinaire avec lequel il était entré en lutte. Pie VII se trouvait en cet instant mieux préparé que lui à toutes les éventualités que recelait l’avenir. Le triomphe de Napoléon, s’il fût rentré victorieux à Paris, ne l’eût probablement pas abattu outre mesure ; nous doutons que sa défaite lui ait causé une grande joie. Depuis qu’elle avait recouvré sa paix intérieure, cette âme candide, rentrée dans la pleine possession d’elle-même, s’était comme naturellement élevée dans des régions supérieures et sereines où les chances de la bonne ou de la mauvaise fortune n’avaient plus le don de l’émouvoir beaucoup.

Il n’en était point ainsi de l’empereur. Les mêmes motifs ou à peu près qui, avant la guerre d’Allemagne, lui avaient fait si vivement désirer de s’entendre avec le saint-père devaient le porter à substituer, si cela était possible, quelque transaction nouvelle au concordat de Fontainebleau, maintenant hors de cause. Il est notoire que cette pensée traversa plusieurs fois son esprit. Des documens authentiques établissent qu’il agita diverses combinaisons, plus ou moins réalisables, pendant les deux mois, pourtant si occupés, qui furent consacrés à réunir autour de lui à Paris les jeunes recrues et les vieux soldats de toute provenance avec lesquels il allait entreprendre la glorieuse campagne de France. Cependant, si ces plans un peu chimériques aboutirent à quelques commencemens d’exécution, jamais ils ne saisirent très vivement l’imagination de l’empereur, peu habitué à s’éprendre de conceptions dont il ne pouvait attendre un profit immédiat et considérable. Ce n’était pas le cas en ce moment. Il était clair que le saint-père et ses conseillers, sentant tous leurs avantages, se montreraient désormais assez exigeans.

Il s’agissait en effet, non plus de leur rien imposer, mais au contraire de tout leur céder. Jamais personne ne fut pressé d’entrer en négociations pour arriver à de semblables résultats. La seule perspective en était odieuse à l’orgueil de Napoléon ; mais cet orgueil lui disait aussi qu’il serait bientôt réduit à faire la paix avec les puissances coalisées, et déjà il savait par le duc de Vicence qu’elles exigeraient certainement la restitution des états du saint-siège. Mieux valait alors traiter d’avance et directement avec le saint-père, c’est-à-dire avec un souverain qui était encore son prisonnier, et dont il obtiendrait sans doute, en retour d’un bon procédé, quelques avantageuses concessions. Tels étaient les mobiles qui allaient diriger la conduite de Napoléon. Les premières paroles d’ouverture furent portées au cardinal Consalvi par une dame italienne liée avec M. de Talleyrand, et qui occupait une grande situation dans la maison de l’impératrice Marie-Louise. Le choix de l’intermédiaire était heureux, car la marquise de Brignole appartenait à une famille comme par ses sentimens catholiques et par les services qu’elle avait toujours cherché à rendre à la cause pontificale. Le nom de son mari, qui venait d’être nommé préfet du département de Montenotte en remplacement de M. de Chabrol, celui de ses beaux-frères et de presque tous ses parens, Génois comme elle, avaient été trouvés par la police impériale (nos lecteurs s’en souviennent peut-être) sur la liste des fidèles qui s’étaient cotisés pour faire parvenir quelque argent à Pie VII lors des premiers temps de sa captivité à Savone. Cependant Mme de Brignole, malgré ses bonnes intentions, fut doucement éconduite à Fontainebleau. « On lui fit répondre que le temps ni le lieu n’étaient favorables pour négocier un nouveau traité[45]. » À cette dame succéda, vers la fin de décembre, un négociateur plus officiel qui avait reçu ses pouvoirs non pas encore de l’empereur lui-même, mais de son ministre d’état, le duc de Bassano. C’était M. Fallot de Beaumont, ancien évêque de Gand, puis de Plaisance, récemment nommé, après le concordat de Fontainebleau, à l’archevêché de Bourges. M. de Beaumont, prélat honorable et distingué, fut invité à se rendre à Fontainebleau pour offrir ses hommages à Pie VII avec mission de dire, comme de lui-même dans la conversation, qu’il ne serait peut-être pas impossible de lever les obstacles qui s’opposaient au retour du pape à Rome. Si Pie VII accueillait bien cette ouverture, M. de Beaumont était autorisé à lui faire savoir qu’il recevrait immédiatement les pouvoirs nécessaires pour traiter. Le pape écouta l’archevêque nommé de Bourges avec amabilité, mais avec une complète indifférence, se bornant à répéter qu’il avait interdit aux cardinaux de lui parler d’aucune affaire. M. de Beaumont prit alors congé, et les choses en restèrent là pour le moment.

À peine M. de Beaumont avait-il quitté Fontainebleau pour aller rendre compte de sa mission à M. de Bassano, que le commandant Lagorse prenait la plume afin d’écrire de son côté au ministre des cultes. Suivant M. Lagorse, « un médiateur comme l’archevêque de Bourges, M. de Beaumont, était un personnage trop en évidence. Il n’aurait pas fallu l’exposer aux chances d’un refus dicté par l’apathie ou par la vanité. » C’est pourquoi M. Lagorse n’hésitait pas à s’offrir lui-même.


« L’application, disait-il, que j’ai mise à étudier les habitudes et le caractère du pape m’a convaincu d’une vérité qui probablement a été constatée par M. de Beaumont peu de temps après qu’il l’avait déjà entendue de ma bouche. Sans rien préjuger du but de sa visite, je lui disais : Vinssiez-vous offrir Rome et les états de l’église moins restreints qu’ils ne l’étaient avant le traité de Tolentino, je doute que des propositions aussi séduisantes tirassent le pape de sa paisible et trop chère indolence... Persuadé, continuait M. Lagorse, que la perfidie de nos ennemis est l’effet d’un miracle dû à la ferveur de ses prières, Pie VII se borne à ce genre de guerre qui sert la passion de son cœur sans déranger ses occupations domestiques, n’exige aucun calcul politique, n’entraîne à sa suite aucune affaire, et donne un air de prévoyance et de finesse à la plus oisive incapacité. Probablement il vous dira qu’il ne veut traiter que lorsqu’il sera à Rome. Dites-lui de partir, et vous multiplierez ses embarras, et vous vous apercevrez qu’il tient beaucoup plus à conquérir la réputation d’un martyr que celle d’un grand prince, parce qu’il est bien plus facile de faire des prières que des traités... On préfère dire : Non, non, je ne veux pas parler des affaires publiques; laissons faire la Providence. — Eh bien! soit, laissons faire; mais, pour espérer un lot, encore faut-il placer une mise à la loterie[46], »


Après avoir exposé ces considérations de haute politique, M. Lagorse se demandait si ce ne serait pas un trait de dangereuse magnanimité que d’envoyer le pape en Italie sur sa bonne foi, et s’il conviendrait à la dignité de l’empereur d’avoir une explication préalable avec lui. Il ne le pensait pas. C’est pourquoi il proposait de tâter lui-même le terrain adroitement et par des paroles qui auraient l’air de lui échapper. « Si l’on voulait entamer quelque chose, il serait bon d’arriver au but par des causes très minces : répandre par exemple le bruit qu’on se propose de nous changer de place, appeler l’archevêque d’Édesse à Paris, enfin déranger quelques habitudes. Il n’en faudrait pas davantage pour rompre la glace et sortir de la léthargie. » Pendant que M. Lagorse envoyait à Paris ces propos de caserne, les deux anciens secrétaires da Pie VII, les cardinaux Pacca et Consalvi, faisaient demander M. de Beaumont, et lui expliquaient en termes graves et mesurés les véritables raisons pour lesquelles Pie VII ne voulait pour le moment se prêter à aucun traité.


« Nous avons, lui disaient-ils, communiqué à sa sainteté notre conversation avec vous. Elle a été méditée, soumise à une longue et mûre délibération. Voici ce que, dans l’état actuel de l’Europe, nos lumières nous suggèrent. — Par les regrets que le bref de Savone et le concordat de Fontainebleau ont causés au pape et par les résultats qu’ils ont produits, il est facile de voir que des arrangemens sur les affaires spirituelles ne seront immuables que lorsqu’ils seront débattus et terminés dans un état de complète indépendance. Le traité que nous ferions aujourd’hui, si avantageux qu’il fût, n’aurait pas ce caractère ; il serait pour les autres puissances un prétexte de chicane et provoquerait leurs prétentions. Il vaut mieux l’ajourner à une époque plus favorable. L’empereur alors sera satisfait de la justice et de la modération de la cour de Rome[47]. »


Il semble qu’après ces deux rapports envoyés de Fontainebleau, l’un par un officier de gendarmerie au ministre des cultes, l’autre par un archevêque au ministre d’état, toute idée de négociations avec le pape devait être indéfiniment ajournée. Il n’en fut rien cependant. Le 18 janvier, c’est-à-dire quinze jours après la réception des pièces qu’on vient de lire, M. le duc de Bassano mandait tout à coup chez lui M. de Beaumont; puis, à la suite d’une assez longue conférence, il lui remettait un projet de traité et la minute d’une lettre qui devait servir à l’accréditer en qualité de négociateur auprès de Pie VII. Par ce projet de traité, malgré ce qu’en a écrit le cardinal Pacca, dont les souvenirs ne sont pas sur ce point fort exacts, tous les états du saint-père lui étaient intégralement rendus, et cela sans aucune espèce de conditions[48]. Que s’était-il donc passé dans un si court intervalle? Deux faits considérables étaient survenus, et aggravaient de plus en plus la situation de l’empereur. Le Rhin avait été franchi, le 1er janvier 1814, sur trois points différens, et le roi Murat, après avoir traité avec nos ennemis, venait de s’emparer de la plus grande partie des états romains. Aucune intention généreuse n’avait donc dicté cette démarche inattendue de Napoléon. Elle lui était uniquement inspirée, comme l’explique très bien M. Thiers, par le désir de se venger de son beau-frère et d’opposer à ses projets ambitieux un insurmontable obstacle. Telle était si bien sa pensée qu’il ne prit même point la peine de la dissimuler. La lettre que, d’après ses ordres, M. de Bassano avait dictée à M. de Beaumont pour être remise à sa sainteté, s’exprimait à ce sujet sans aucun ambage. En voici les propres termes :


« Très saint père, je me suis rendu auprès de votre sainteté pour lui faire connaître que, le roi de Naples ayant conclu avec la coalition une alliance dont il paraît qu’un des objets est la réunion éventuelle de Rome à ses états, sa majesté l’empereur et roi a jugé conforme à la véritable politique de son empire et aux intérêts du peuple de Rome de remettre les états romains à votre sainteté. Elle préfère les voir entre ses mains plutôt qu’entre celles de tout autre souverain, quel qu’il soit. Je suis en conséquence autorisé à signer un traité par lequel la paix serait rétablie entre l’empereur et le pape. Votre sainteté serait reconnue dans sa souveraineté temporelle, et les états romains, tels qu’ils ont été réunis à l’empire français, seraient remis, ainsi que les forteresses, entre les mains de votre sainteté ou de ses agens; cette convention ne saurait être relative qu’aux objets temporels, et au pape comme souverain de Rome[49]. »


La lettre qu’on vient de lire était remise le 20 janvier 1814 à Pie VII. Quel accueil allait-elle recevoir? Chose vraiment étrange, c’était l’empereur qui, de lui-même, offrait au pape, non pas seulement la liberté, non pas seulement la restitution d’une partie de ses états, mais la plénitude intégrale de sa souveraineté temporelle, telle qu’elle avait existé avant toutes les guerres qui depuis la révolution avaient bouleversé la carte entière de l’Europe. Chose plus prodigieuse encore, bizarre interversion des rôles qui avait presque l’apparence du châtiment, c’était maintenant Napoléon qui, après avoir arraché par la violence tant de sacrifices au saint-père, en était réduit à se demander si le pape accepterait ce présent de sa main. Il avait raison d’en douter, car Pie VII le refusa. Ce refus, est-il besoin de le dire? allait être accompagné des plus grands ménagemens. S’il avait eu naguère à se reprocher quelques momens de faiblesse pendant les terribles épreuves de l’adversité, le pape était en effet résolu à ne montrer ni entêtement ni orgueil quand la Providence, tant de fois implorée, venait enfin à son secours. C’est pourquoi il reçut M. de Beaumont avec sa bienveillance accoutumée; mais il lui dit aussi expressément « qu’il ne pouvait se prêter à aucune négociation, parce que la restitution de ses états, étant un acte de justice, ne pouvait devenir l’objet d’aucun traité, et que d’ailleurs tout ce qu’il ferait hors de ses états semblerait l’effet de la violence, et serait une occasion de scandale pour le monde catholique[50]. » Durant le cours de l’entretien, le saint-père ajouta qu’il ne demandait qu’à retourner à Rome le plus tôt possible; il n’avait besoin de rien, et la Providence l’y reconduirait toute seule; puis, avec une humilité touchante, il laissa tomber ces paroles singulières, qui restèrent toujours gravées dans la mémoire de son interlocuteur : « Il est possible que mes péchés me rendent indigne de revoir Rome; mais soyez sûr que mes successeurs recouvreront tous les états qui leur appartiennent. » Enfin, comme s’il craignait, en congédiant M. de Beaumont sans lui avoir parlé de Napoléon, de paraître garder un ressentiment qui était bien loin de son cœur, il ajouta en donnant sa bénédiction au prélat : « Assurez bien l’empereur que je ne suis pas son ennemi. La religion ne me le permettrait pas. J’aime la France, et lorsque je serai à Rome, on verra que je ferai tout ce qui sera convenable[51]. »

M. de Beaumont, après s’être ainsi acquitté de sa commission, quitta Fontainebleau le 22 janvier 1814 au matin. Tandis qu’il traversait la ville pour s’en retourner à Paris, il aperçut trois voitures qui se dirigeaient vers le château, et bientôt il apprit qu’elles étaient destinées à emmener le saint-père. Voici ce qui s’était passé. Les armées ennemies avaient occupé Dijon. Leurs coureurs d’avant-garde et quelques bandes de cosaques avaient apparu aux environs de Montereau. Napoléon, qui allait partir dans quarante-huit heures pour Châlons (il quitta Paris le 24 janvier 1814 au soir) afin de commencer sur les flancs des armées alliées, entre la Seine et la Marne, ces admirables manœuvres qui ne l’ont point sauvé, ni la France avec lui, mais qui ont arraché les éloges de tous les militaires, ne se souciait pas de laisser le saint-père à portée d’un coup de main de ses adversaires. Il y aurait eu cependant une mesure facile à prendre pour éviter ce péril, mesure simple autant que généreuse : c’était de rendre effectivement au saint-père cette liberté qu’on venait de lui offrir, de lui laisser, comme il le demandait avec tant d’insistance, reprendre seul le chemin de ses états. Napoléon n’y songea pas un instant. Il était de l’avis de son commandant de gendarmerie Lagorse; il jugeait qu’il y aurait une dangereuse magnanimité à s’en remettre à la bonne foi de Pie VII, quelque manque de dignité de sa part à entrer en explication avec son prisonnier sur ses véritables desseins. Ses desseins d’ailleurs, quels étaient-ils? Ne pouvaient-ils pas être à tout moment modifiés? Pourquoi se hâter? Pie VII avait refusé ses offres, était-il bien sûr de n’avoir pas à s’en repentir? Si la fortune venait à favoriser les manœuvres qu’il roulait dans sa tête, si elle lui rendait la victoire, si les ennemis étaient définitivement repoussés hors de France, tout ne serait-il pas remis en question? Et quel avantage d’avoir alors le pape sous la main! Voilà les plans que dans son incorrigible orgueil Napoléon agitait encore le 24 janvier 1814, et c’était dans ce sens qu’étaient rédigées les instructions remises à M. Lagorse. Celui-ci devait se présenter au saint-père comme chargé de le ramener à Rome. En réalité, il avait ordre de le promener à petites étapes à travers toute la France, de le conduire lentement, par les chemins les plus détournés, vers la ville de Savone, où d’avance un crédit avait été ouvert au receveur-général du département de Montenotte, afin de pourvoir à l’entretien du souverain pontife sur le pied de 12,000 fr. par mois. Quant aux cardinaux, M. Lagorse devait leur enjoindre d’avoir à quitter Fontainebleau dans quatre jours. Ils partiraient par groupes, à des heures différentes, sous la conduite d’un officier de gendarmerie, pour des destinations qui leur seraient plus tard indiquées; ils paieraient eux-mêmes leurs frais de route et d’escorte, car le gouvernement impérial, qui prenait à la veille de sa chute de si rigoureuses mesures, n’avait même plus à ce moment l’argent nécessaire pour faire les frais de sa police[52].

Il était difficile de mettre plus de mauvaise humeur dans l’accomplissement d’un acte qu’aux yeux du public, surtout du clergé français, on aurait aimé à donner pour l’équivalent de la mise en liberté du pape. A Fontainebleau, Pie VII et les membres du sacré-collège ne s’y trompèrent pas un instant. Ils comprirent qu’il s’agissait uniquement de les transporter dans quelque résidence éloignée du théâtre de la guerre, afin de les y garder avec une plus complète sûreté. Lorsque le commandant Lagorse vint s’acquitter de sa commission. Pie VII demanda vainement d’emmener avec lui deux ou trois des membres du sacré-collège. M. Lagorse répondit que ses instructions s’y opposaient expressément. « Le pape aurait dans sa voiture M. Bertalozzi, et lui-même le suivrait avec les deux valets de chambre de sa sainteté. » Le pape n’insista point. Le lendemain matin, après avoir entendu sa messe, il fit appeler près de lui tous les cardinaux présens à Fontainebleau. Sa physionomie était sereine, le sourire était sur ses lèvres; cependant de graves pensées l’occupaient visiblement. Craignant de ne pouvoir plus faire entendre sa voix aux membres du sacré-collège, il leur adressa ces paroles :


« Sur le point d’être séparé de vous, sans connaître le lieu de notre destination, sans savoir même si nous aurons la consolation de vous voir une seconde fois réunis autour de nous, nous avons voulu vous rassembler ici pour vous manifester nos sentimens et nos intentions. Nous avons la ferme persuasion, — et pourrions-nous penser autrement? — que votre conduite, soit que vous restiez réunis, soit que vous soyez de nouveau frappés de dispersion, sera conforme à votre dignité et à votre caractère. Toutefois nous vous recommandons, quelque part que vous soyez transférés, de faire en sorte que votre attitude, que toutes vos actions expriment la juste douleur que vous causent les maux de l’église et la captivité de son chef. Nous laissons au cardinal-doyen du sacré-collège, pour vous être communiquées, des instructions écrites de notre main qui vous serviront de règles dans les circonstances où vous vous trouverez. Nous ne doutons pas que vous ne demeuriez fidèles au serment que vous avez prêté au moment de votre exaltation au cardinalat, et que vous ne montriez le plus grand zèle à défendre les droits sacrés de l’église. Nous vous commandons expressément de fermer l’oreille à toute proposition relative à un traité sur les affaires spirituelles ou temporelles, car telle est notre absolue et ferme volonté[53]. »


Les membres du sacré-collège étaient vivement émus; plusieurs versèrent des larmes, et tous lui promirent fidélité et obéissance. Quelques instans après, s’étant rendu à la tribune de la chapelle, Pie VII y fit une courte prière, puis descendit dans la cour par le grand escalier du château. Le commandant Lagorse l’attendait respectueusement au dernier degré. Aidé de son bras, le pape monta dans la voiture qui allait l’emporter vers une destination inconnue avec cette même attitude tranquille et résignée qu’il avait déjà si bien su garder lorsque, dans des conditions toutes semblables, il lui avait fallu jadis partir de Rome pour Savone et de Savone pour Fontainebleau. Les cardinaux désolés entouraient la voiture; quelques rares spectateurs qui avaient pénétré à travers les grilles du château s’étaient joints à eux, retenant avec peine l’expression de leur indignation et de leur stupeur. Alors, étendant son bras hors de la portière, Pie VII donna sa bénédiction à ce petit nombre de fidèles qui se demandaient avec anxiété à quel sort il était encore réservé.

Le sort du pape, comme celui de tant d’autres souverains, comme celui de toutes les nations de l’Europe, comme celui de la France elle-même, allait se décider maintenant dans les plaines de la Champagne. Trois jours après son départ, la guerre était en effet reprise; le canon retentissait, non plus, hélas! comme autrefois au-delà de nos frontières, loin, bien loin de nos foyers, et sous les murs des capitales ennemies; il se faisait entendre aux portes mêmes de Paris, à quelques lieues de cette résidence impériale tout à l’heure habitée par le saint-père, et dont il avait fallu par précaution enlever en toute hâte les meubles les plus précieux[54].

Au début, la fortune était pourtant venue, comme par un reste d’habitude, se ranger sous les drapeaux de son ancien favori. Pendant un rapide et trop fugitif instant, il avait dépendu de Napoléon, vainqueur à Montmirail et à Montereau, de faire preuve de sagesse à la fois et de générosité, de sagesse à l’égard de ses ennemis coalisés en acceptant les propositions de Francfort, de générosité envers son ancien prisonnier en lui rendant sans condition la liberté; mais le succès, nous l’avons déjà trop souvent remarqué, ne rendait Napoléon ni sage ni généreux. Peut-être même faudrait-il ajouter que pour ce joueur effréné il était presque devenu un piège fatal, car il lui ôtait tout d’abord la possession de lui-même et cette merveilleuse clairvoyance qui avait été l’un des attributs de son génie. Les brillantes, mais éphémères victoires remportées dans les derniers jours de février et les premiers jours de mars 1814, si elles ajoutèrent beaucoup à la gloire du capitaine, ne devaient point profiter à la réputation du politique. C’était à coup sûr en tirer un triste avantage et fort peu d’honneur que de s’en prévaloir pour écrire contre tout bon sens, d’un côté au duc de Vicence, afin qu’il se montrât plus exigeant aux conférences de Châtillon, et de l’autre au commandant Lagorse, pour qu’il éloignât encore un peu plus le pape des chemins qui le rapprochaient de l’Italie. Que pouvaient contre le cours des événemens tant d’orgueil insensé, tant de fol entêtement, tant de calculs impuissans et presque puérils, si l’on osait se servir de ce mot quand il s’agit de Napoléon? Dans la seconde quinzaine de mars, la fortune avait de nouveau changé; elle était retournée du côté des alliés, et les négociations entamées à Châtillon étaient rompues définitivement. Chose singulière, et qui n’a peut-être pas été assez remarquée, la dernière pièce émanée de ce congrès avorté avait justement pour but de s’occuper des affaires du saint-père. Une note signée par le comte de Stadion, le comte de Razoumowsky, MM. Cathcart, Humboldt, Charles Stuart et lord Aberdeen, c’est-à-dire par les ministres plénipotentiaires des puissances coalisées, dont la plupart ne professaient pas la religion catholique, avait été remise le 19 mars 1814 au duc de Vicence. Elle était ainsi conçue :


« En insistant sur l’indépendance de l’Italie, les cours alliées avaient l’intention de replacer le saint-père dans son ancienne capitale. Le gouvernement français a montré les mêmes dispositions dans le contre-projet présenté par M. le plénipotentiaire de France : il serait malheureux qu’un dessein aussi naturel, sur lequel se réunissaient les deux parties, restât sans effet par des raisons qui n’appartiennent nullement aux fonctions que le chef de l’église catholique s’est religieusement astreint d’observer. La religion que professe une grande partie des nations en guerre actuellement, la justice et l’équité générale, l’humanité enfin, s’intéressent également à ce que sa sainteté soit mise en liberté, et les soussignés sont persuadés qu’ils n’ont qu’à témoigner ce vœu, et qu’à demander au nom de leurs cours cet acte de justice au gouvernement français, pour l’engager à mettre le saint-père à même de pourvoir, en jouissant d’une entière liberté, aux besoins de l’église catholique[55]. »


Cette démarche de ses adversaires ne prit point toutefois l’empereur au dépourvu. Il connaissait déjà par les dépêches du duc de Vicence cette disposition favorable des cours alliées à l’égard du saint-père. Maintenant qu’il était à peu près perdu, devenant tout à coup sage et généreux, quand il n’y avait plus de mérite à l’être. Napoléon s’efforça de devancer les événemens en publiant le 10 mars un décret par lequel il annonçait rétablir le pape dans la possession de ses états. Le même jour, il mandait au duc de Rovigo :


« Écrivez à l’officier de gendarmerie qui est auprès du pape de le conduire, par la route d’Asti, de Tortone et de Plaisance à Parme, d’où il le remettra aux avant-postes napolitains. L’officier de gendarmerie dira au saint-père que, sur la demande qu’il a faite de retourner à son siège, j’y ai consenti, et que j’ai donné ordre qu’on le transportât aux avant-postes napolitains[56]. »


Le temps avait marché, et le cortège du pape, si lente qu’eût été sa façon de voyager, avait fini par se rapprocher un peu de l’Italie. L’ordre envoyé par l’empereur trouva donc Pie II rendu à Savone, où il était arrivé vers la fin de février, le commandant Lagorse ayant eu soin, au lieu de prendre la route directe, de le faire passer par Brives, Limoges, Montauban, Carcassonne, Castelnaudary et Montpellier. Ses instructions lui avaient expressément recommandé d’éviter autant que possible le séjour des grandes villes, afin d’épargner au saint-père la fatigue des visites à recevoir, en réalité pour empêcher qu’il ne devînt l’objet d’un accueil trop empressé de la part des populations. M. Lagorse, qui ne paraît pas avoir jamais manqué d’égards pour le pape pendant ce long trajet, commença par le faire arrêter dans une petite propriété qui lui appartenait dans le Limousin, et lui présenta à bénir tous les membres de sa famille. Peu à peu, à mesure que les nouvelles du théâtre de la guerre étaient devenues plus fâcheuses pour Napoléon, le commandant Lagorse s’était relâché chaque jour davantage de la sévérité de ses premières instructions. Les ovations s’étaient en même temps multipliées sur le passage du saint-père. Les villes du midi surtout se signalèrent, comme elles l’avaient déjà fait trois années auparavant, par l’ardeur de leur enthousiasme. Dans quelques endroits, les acclamations prodiguées à Pie VII avaient été mêlées d’imprécations contre l’empereur; mais le prudent M. Lagorse fit avec raison semblant de ne point les entendre. A Savone, le pape avait été reçu par le nouveau préfet de Montenotte, le marquis de Brignole, moins en prisonnier qu’en souverain. M. de Brignole, Génois de naissance, n’en était pas, comme nous l’avons déjà dit, à donner ses premières preuves de sympathie à la cause pontificale, et Pie VII, qui se souvenait de M. de Chabrol, l’appelait en plaisantant il mio buon carceriere. Ce fut M. de Brignole qui apporta au pape, le 17 mars, la nouvelle du décret rendu à Paris par l’empereur, et qui eut le plaisir de lui dire le premier : « Votre sainteté est libre, et peut partir dès demain. — Demain, je ne partirai point, répondit Pie VII; c’est la fête de Notre-Dame-de-la-Délivrance, patronne de cette ville, et je veux dire la messe dans votre église métropolitaine. » Le 19 mars. Pie VII quitta Savone. Le 23, c’est-à-dire le jour même où les chefs des armées coalisées prenaient, au château de Dampierre en Champagne, la résolution de marcher sur Paris, il atteignit, près de Plaisance, la petite ville de Firenzuola, qu’occupaient les troupes réunies du roi Murat et de l’empereur d’Autriche. De ce jour-là seulement, le pape fut tout à fait libre. Après avoir attendu dans le nord de l’Italie les cardinaux, qui, toujours retenus par l’empereur, ne furent délivrés qu’après sa chute, après s’être donné le plaisir de séjourner quelque temps dans sa ville natale de Césène et dans son ancien évêché d’Imola, Pie VII s’achemina enfin à petites journées vers Rome.

La captivité du saint-père avait duré à peu près quatre années, pendant lesquelles les états pontificaux avaient été possédés et régis par le gouvernement français. Il suffit de se rappeler les noms du général Miollis et du comte de Tournon pour se convaincre que le régime dont ils avaient été les principaux fonctionnaires n’avait pas dû être inutilement violent ou cruellement vexatoire. Un grand ordre financier, beaucoup de progrès matériels accomplis, avaient mérité à leur sage et honnête administration la reconnaissance d’une assez notable partie de la population; mais, il serait inutile de le dissimuler, le souverain étranger dont ils étaient les agens avait toujours eu contre lui le clergé et les classes inférieures du peuple romain. En Italie comme ailleurs, il s’était peu à peu aliéné la plupart même des hommes qui l’avaient d’abord le plus admiré, et de l’autre côté des monts son joug était devenu graduellement si odieux que l’état de choses antérieur était universellement regretté. On sait quel est en temps de révolution la vivacité de l’explosion des sentimens populaires, et l’on devine ce que durent éprouver en cette occasion les inflammables habitans de la ville éternelle. Est-il besoin de dire qu’ils firent à Pie VII une réception enthousiaste? Au pont Milvio, la foule détela les chevaux de sa voiture, où le pape, par une attention délicate, avait fait monter le doyen du sacré-collège, le cardinal Mattei, et l’ancien prisonnier de Fenestrelle, le cardinal Pacca. Trente jeunes gens des familles les plus distinguées de Rome traînèrent le carrosse pontifical jusqu’à Saint-Pierre. Pie VII versait d’abondantes larmes de joie, dit le membre du sacré-collège à qui nous empruntons ces détails. L’émotion fut extrême sur tout le parcours du cortège; elle parvint à son comble lorsque le vénérable pontife, descendu de voiture, se mit à gravir lentement, d’un air radieux, les degrés de la magnifique basilique de Saint-Pierre. La foule entière des fidèles, qui, avec une furie toute méridionale, poussait vers le ciel mille acclamations frénétiques, éclatait en même temps en sanglots. Cette scène touchante, qui avait pour théâtre la place du Vatican, se passait le 24 mai 1814. Peu de temps auparavant, le 20 avril, la cour de Fontainebleau avait été témoin d’un autre spectacle qui avait eu aussi son émotion et sa grandeur. Elle avait entendu les vieux soldats de la garde impériale saluer de leurs vivat énergiques le glorieux chef auquel ils avaient été fidèles toute leur vie, dont la voix toujours obéie les avait si souvent conduits à la victoire, et qui maintenant, humilié et vaincu, descendait, la figure contractée et d’un pas rapide, les marches du palais où il venait de signer son abdication. Elle avait vu des pleurs mal retenus sillonner les visages de ces héros de tant de champs de bataille, peu habitués à coup sûr à s’attendrir, mais incapables de maîtriser leur douleur alors qu’ils recevaient les adieux de celui qui avait si longtemps personnifié pour eux l’honneur de la patrie et la foi au drapeau.


IV.

Arrivé au terme de cette série d’études, trop longue peut-être, qui a exigé un certain nombre de recherches et nous a coûté quelque labeur, les réflexions se pressent en foule dans notre esprit; nous nous les interdirons toutefois. Ainsi que nous l’avons dit en commençant, nous ne nous sommes point proposé de soutenir, sous couvert du passé, une thèse qui nous soit propre sur cette question des rapports de l’église et de l’état qui agite et qui partage la génération présente. Produire des documens nouveaux, rectifier les erreurs accréditées, suppléer au silence, peut-être intéressé, des principaux acteurs que nous avons essayé de mettre en scène, poursuivre la vérité avec passion, n’émettre au contraire sur les personnes et sur leurs intentions que des jugemens froids et équitables, tel a été le but de nos efforts. Qu’il résulte des événemens racontés dans ce travail des enseignemens qui pourraient être mis à profit pour aider, sinon à la solution théorique, du moins à l’apaisement pratique des querelles du jour, nous le croyons d’autant plus volontiers qu’à notre sens il s’agit moins pour les partis opposés de s’accorder en doctrine, ce à quoi ils n’arriveront jamais, que de se comprendre, s’ils le peuvent, et en tout cas de se supporter les uns les autres. Ce n’est point affaire de discussion, on a suffisamment discuté; ce serait plutôt affaire de conduite et de mesure. Pendant les années qui s’écoulèrent entre la conclusion du concordat et la chute de l’empire, quels excès de conduite de la part de l’état, et de la part de l’église quelle absence de mesure! En si peu de temps, que de contrastes! Au début, quelle intimité! à la fin, quelle scission! Voilà sur quoi feraient bien de méditer dans l’un et l’autre camp les partisans d’une alliance trop intime entre ces deux grands pouvoirs. En mettant sous leurs yeux des scènes plus détaillées et plus précises que ne le comportent les histoires générales, nous avons souhaité les mettre surtout à même de consulter un peu l’expérience, qui est, après tout, de quelque utilité dans les affaires de ce monde; mais nous nous garderons d’aller plus loin, ayant appris par l’usage de la vie qu’il ne convient pas de vouloir rien apprendre aux autres, et que personne n’aime dans ce monde à se voir faire sa part. Les leçons les meilleures seront toujours en effet celles que l’on se donne à soi-même.

Avant de prendre définitivement congé de nos lecteurs, peut-être ne trouveront-ils pas mauvais que nous leur disions quelques mots du sort ultérieur des personnages dont ils ont fait avec nous l’intime connaissance, et pour lesquels nous serions heureux de leur avoir inspiré quelque intérêt. A coup sûr, ils ne seront point surpris d’apprendre que, pendant le reste de leur vie, placés dans des situations toutes nouvelles, en présence de circonstances très différentes, ils restèrent la plupart parfaitement semblables à eux-mêmes, car en somme, et tout bien considéré, il se trouve que le fond du caractère des hommes est beaucoup moins changeant que le cours mobile des événemens. La destinée de M. de Broglie en offre un singulier exemple. En arrivant dans son diocèse le 24 mai 1814, il avait rencontré tout le clergé et la plus grande partie de la population de sa ville épiscopale qui venaient, palmes en main, à sa rencontre. La joie était grande parmi ce troupeau fidèle qui se félicitait de voir son pasteur rentrer enfin de l’exil comme un autre saint Hilaire. L’admiration avait redoublé quand le prélat, au lieu d’agréer tant d’hommages, si mit à confesser publiquement qu’il ne s’en croyait point digne, et qu’il avait eu, lui aussi, ses momens de faiblesse, alors qu’il avait signé sa démission; mais ces momens de triomphe furent de courte durée, et d’autres épreuves attendaient M. de Broglie. De Français, il était devenu Belge, et par conséquent sujet du roi Guillaume de Hollande, la Belgique ayant été cédée ou vendue, comme on voudra, par le catholique empereur d’Autriche au chef protestant de la maison d’Orange. Dès le 8 octobre 1814, l’évêque de Gand avait fait parvenir au congrès de Vienne un mémoire rédigé par ses grands-vicaires sur la situation fâcheuse que cette annexion allait créer pour l’église belge. Le futur roi Guillaume en eut connaissance, et ce fut l’origine de sa haine implacable contre M. de Broglie. Ce prélat, qui n’avait point reculé devant Napoléon pour défendre ce qu’il avait considéré comme les droits de l’église romaine, n’hésita pas davantage à se mettre en avant pour revendiquer contre Guillaume d’Orange ce qu’il appelait la cause de la liberté religieuse en Belgique. Les détails de cette querelle nous mèneraient trop loin. Elle devint bientôt si vive que le 28 novembre 1815 M. de Broglie était cité à comparaître devant le conseil d’état du roi de Hollande par un décret qui le traitait de séditieux. L’évêque de Gand, toujours malade, se rappelant qu’il n’avait pas toujours su résister, sous les verrous, à l’oppression de ses ennemis, rédigea à la hâte une protestation contre toutes les concessions qui pourraient lui être arrachées par la force, et, pour plus de précaution, se réfugia en France. Le 8 novembre 1817, il fut condamné par contumace à la déportation. Par une invention inqualifiable, le gouvernement hollandais trouva opportun de faire dresser un jour de marché, sur la place principale de Gand, un échafaud où figurait, entre deux forçats condamnés au pilori, un énorme poteau où se lisait, imprimée en gros caractères, la sentence portée contre l’évêque de cette ville[57]. Le gouvernement impérial, s’il avait eu trop souvent recours à la violence, avait su du moins éviter l’emploi de ces indignes moyens qui, pour atteindre un adversaire, blessent au cœur les plus légitimes sentimens de toute une population. De Paris, l’évêque de Gand continuait à pourvoir, malgré le décret de bannissement, à l’administration de son diocèse par l’intermédiaire de deux vicaires-généraux qui, sans prendre ce titre, gouvernaient cependant au nom du légitime pasteur. Il n’en était pas à faire l’apprentissage de ce rôle singulier d’un prélat qui dirige spirituellement la conscience des ouailles dont il est matériellement séparé. De plus en plus malade, de plus en plus languissant, mais jamais abattu d’esprit, il mourut, en s’acquittant jusqu’à sa dernière heure de ses fonctions épiscopales, le 21 juillet 1821.

L’évêque de Troyes, M. de Boulogne, ne se mit point dans le cas de souffrir aucune nouvelle persécution. Lorsque, vers la fin de février 1814, l’empereur avait, après la victoire de Montereau, passé quelques jours à Troyes, il avait fait venir les chanoines du chapitre pour les gourmander de leur opposition au nouvel évêque, M. de Cussy. Les chanoines s’étaient excusés sur ce que le siège n’était pas réellement vacant, à quoi l’empereur avait répondu par cette plaisanterie, à coup sûr fort mal placée dans sa bouche : « Eh bien! si je le fais fusiller, votre évêque, le siège ne sera-t-il pas alors vacant? » Là-dessus M. de Boulogne se figura ou à peu près, tant son imagination était vive, qu’il avait été condamné par l’empereur à être fusillé. Son déchaînement contre le régime tombé devint tout de suite égal à l’enthousiasme avec lequel il en avait jadis salué l’avènement. Avec sa facilité merveilleuse de parole, il ne fit que transporter aux princes de la maison restaurée des Bourbons les témoignages de soumission et de docilité qu’il avait prodigués au chef de la dynastie impériale. Le public remarqua surtout un discours prononcé en chaire en 1816, dont le sujet était : la France veut son Dieu, la France veut son roi. « Oui, la France veut son roi! s’était écrié l’orateur sacré, mais son roi légitime, parce que la légitimité est le premier besoin des peuples, et un bienfait d’autant plus inappréciable qu’il peut suppléer à tous les autres, et qu’aucun autre ne peut y suppléer... Non, il n’est pas vrai que le peuple soit souverain, ni que les rois soient ses mandataires. C’est le cri des séditieux, c’est le rêve des indépendans, c’est la chimère immonde de la turbulente démagogie, c’est le mensonge le plus cruel qu’aient pu faire nos vils tyrans pour tromper la multitude... » A ceux qui lui rappelaient qu’il avait naguère professé d’autres doctrines et comblé d’éloges un prince qui avait régné au nom du principe de la souveraineté du peuple : « Hélas ! oui, répondait M. de; Boulogne; mais l’excès de mes louanges n’en prouve que mieux combien était grande son épouvantable tyrannie. »

La situation particulière du cardinal Fesch l’empêcha de donner l’exemple d’une pareille palinodie. Après la chute de l’empereur, il se dirigea, en compagnie de Mme Laetitia, vers l’Italie. Le hasard voulut qu’il arrivât à Césène le jour même où Pie VII faisait son entrée dans sa ville natale. Il demanda s’il pouvait être admis à présenter ses hommages au saint-père, «Qu’il vienne, s’écria Pie VII, qu’il vienne; nous n’avons pas oublié les affectueux services qu’il a toujours cherché à nous rendre. Il nous semble encore voir accourir ses grands-vicaires à Grenoble pour mettre à notre disposition tout ce qu’il avait alors de crédit et de pouvoir. Nos oreilles retentissent toujours de la courageuse prestation de serment qu’il a osé faire à Notre-Dame dans un moment si solennel et si difficile[58]. » Fesch annonça au saint-père l’intention de s’établir à Rome avec sa sœur, «Soyez les bienvenus, dit Pie VII. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous rendre ce séjour agréable. De tout temps, Rome a été la patrie des grands exilés. Elle sera la vôtre à double titre, et comme cardinal et comme oncle de l’empereur. » Deux jours après, Fesch était à Rome, où vinrent successivement s’établir, avec la mère de l’empereur, ses frères Lucien, Jérôme et Louis Bonaparte, qui, de ce lieu d’asile, recevaient fréquemment des nouvelles du prisonnier de l’île d’Elbe. Aux cent-jours, le cardinal retourna pour peu de temps dans sa ville archiépiscopale, puis à Paris; mais il ne s’y occupa nullement de politique. Après Waterloo, il demanda, par une lettre personnellement adressée à Louis XVIII, l’autorisation de continuer à résider dans son diocèse. À cette lettre, remise par M. de Talleyrand, il reçut une réponse qu’avait rédigée Fouché, et qui l’invitait à se retirer soit à Sienne, soit à Rome. Il choisit Rome, et s’y fixa de nouveau. Le gouvernement de la restauration voulut obtenir de lui la démission de son siège de Lyon; le cardinal résista obstinément, comme c’était son droit. En vain Consalvi et Pie VII s’entremirent; il ne leur céda rien. Léon XII, nouvellement intronisé, s’y employa comme eux, mais sans plus de succès. On dit que ce pontife, qui désirait plaire à la France, proposa au cardinal de le nommer au premier siège suburbicaire vacant, «Pardon, saint-père, reprit le cardinal, resté toujours fier dans son adversité, rien ne saurait me dédommager de mon église; après Lyon, je ne vois que la papauté...[59]. » Quand éclata la révolution de 1830, Fesch se flatta de rentrer en France. C’était l’intention du roi Louis-Philippe de l’y rappeler; mais le maintien par la chambre des députés de la loi du 2 janvier 1816 prolongea l’exil du cardinal. « Le nouveau gouvernement, malgré ses sympathies pour les Bonapartes, dit le pieux biographe du cardinal Fesch, n’osa pas séparer leur cause de celle des Bourbons de la branche aînée... Depuis, la conspiration de ses neveux, les enfans de Lucien, à Rome, l’échauffourée de son autre neveu, le prince Louis, à Strasbourg, lui ôtèrent tout espoir de rentrer dans son diocèse, cette dernière affaire surtout ayant justifié aux yeux de la France la mesure qui laissait subsister l’exil des Bonapartes[60]. » Attentivement occupé à entretenir dans des sentimens de piété sa sœur, qu’il perdit en 1837, distrait de temps à autre par les soins qu’il n’avait cessé de donner à sa galerie de tableaux, plus nombreuse que bien choisie, le cardinal Fesch, qui avait également survécu à son neveu l’empereur Napoléon et à son petit-neveu le duc de Reichstadt, s’éteignit doucement à Rome le 13 juillet 1839.

Nous nous reprocherions de paraître oublier, fût-ce un instant, le cardinal Consalvi. Est-il besoin de dire qu’aussitôt remis en possession de sa souveraineté, Pie VII n’eut rien de plus pressé que de rétablir son plus dévoué serviteur et son ami dans son ancien poste de la secrétairerie d’état? Consalvi assista en cette qualité au congrès de Vienne. Son influence y fut considérable. Il avait particulièrement gagné, dans un rapide voyage à Londres, les bonnes grâces du prince régent de la Grande-Bretagne, et le concours de la protestante Angleterre ne lui servit pas médiocrement pour soutenir à Vienne, les intérêts temporels du saint-siège. Une autre singularité de sa carrière politique fut d’avoir à défendre contre le gouvernement de la restauration celles des clauses du concordat qu’il avait jadis signées le plus à contre-cœur. Il se tira de cette embarrassante épreuve avec sa dextérité ordinaire et sans jamais tomber dans aucune flagrante contradiction. Il nous serait agréable de pouvoir ajouter que Consalvi, redevenu tout-puissant à Rome, essaya de mettre un terme aux abus d’une administration dont il a fait lui-même une si triste peinture dans les mémoires rédigés à Reims durant sa captivité. Ses efforts, s’il en tenta, demeurèrent absolument infructueux. Consalvi, malgré sa prodigieuse clairvoyance et son incontestable honnêteté, était avant tout, et beaucoup plus que Pie VII, un homme d’ancien régime. En Italie, non plus que dans le reste de l’Europe, à Rome moins que dans tout le reste de l’Italie, le cours de l’opinion ne portait nullement alors aux réformes; un bien petit nombre d’esprits étaient seuls capables d’en comprendre l’opportunité. Le clergé et les classes inférieures réclamaient au contraire le retour le plus complet vers l’ancien état de choses. Consalvi céda volontiers à l’entrainement général, qui ne le contrariait guère. Il exerça pendant tout le pontificat de Pie VII une autorité modérée, et qui n’ajouta rien à sa réputation. Son existence fut à la fois celle d’un favori et d’un ministre tout-puissant. Malheureusement pour lui, les mérites du ministre n’étaient point de nature à faire taire, si grand que fut resté son désintéressement, les mille jalousies qu’excite partout, à Rome encore plus qu’ailleurs, cette position de favori. Au moment de la mort de Pie VII, Consalvi était tombé dans la disgrâce du public. Peut-être y aurait-il été indifférent, il ne le fut point à la perte du maître qu’il avait aimé et si bien servi; il le suivit de près dans la tombe.

Il ne nous reste plus qu’à parler maintenant de Pie VII et de Napoléon, et à montrer comment se sont exprimés sur le compte l’un de l’autre, leur querelle vidée, ces deux personnages « si singulièrement associés par la destinée, suivant les expressions de M. Thiers, pour se plaire et pour se tourmenter toute leur vie. » Nous ne citerons pas le Mémorial de Sainte-Hélène, il ne serait pas juste de mettre à la charge de l’empereur les paroles que lui prête M. de Las-Cases. Elles peuvent indiquer d’une façon générale la tournure de ses pensées, et par exception les termes mêmes dont il se serait servi ; mais il n’en est à aucun degré responsable. Il l’est au contraire des notes qu’il a dictées en 1819 à l’occasion de l’ouvrage de M. de Pradt. Dans ces notes, non-seulement l’empereur a notoirement travesti certains faits avérés sur lesquels nos lecteurs savent désormais à quoi s’en tenir, par exemple lorsqu’il assure « n’avoir fait arrêter l’abbé de Boulogne, l’abbé de Broglie et l’évêque de Tournai que parce qu’ils étaient entrés dans des intrigues avec les agens du cardinal di Pietro[61]; » mais, chose étrange, il ne regarde pas à maintenir vis-à-vis de son ancien adversaire les imputations les plus fausses, et se plaît, ce qui est non moins choquant, à garder à son égard le ton le plus agressif. De sa part, nul témoignage de sympathie ou de regret. C’est toujours du ton de la plus superbe arrogance qu’il s’explique sur le passé. Parlant de lui-même à la troisième personne, Napoléon s’écrie : « Les discussions qu’il a eues depuis avec Rome proviennent de l’abus que faisait cette cour du mélange du spirituel et du temporel. Cela peut lui avoir causé quelques momens d’impatience, c’était le lion qui se sentait piqué par des mouches... La cour de Rome était en délire... Le saint-père, enfermé au fond de son palais en 1810, avait fait élever des barricades... Les troupes françaises se crurent bravées... L’empereur se proposait de réunir un nouveau concile en 1813... Les choses eussent été menées de manière que le pape eût demandé lui-même à se mettre à sa tête, et, comme il était déjà à Fontainebleau, on lui aurait ainsi fait prendre possession de son palais archiépiscopal de Paris. Tout avait été préparé pour que le palais fût meublé avec plus de magnificence que les Tuileries même. Tout y devait être or, argent, ou tapisserie des Gobelins retraçant des événemens tirés de l’histoire sainte... Le pape comprit parfaitement le piège. Cela n’avait pour but que de faire descendre le saint-siège en le faisant correspondre avec un ministre comme les autres évêques. Il se refusa d’adopter cet expédient, qui empirait sa position; il fit fort bien. Dans l’état de splendeur où était le trône impérial, le pape ne pouvait rien faire rejaillir sur lui, tandis que l’étiquette du palais impérial, les communications directes avec le souverain, distinguaient l’évêque de Rome et maintenaient sa splendeur et son rang... » Tandis que l’empereur dictait à Sainte-Hélène ces notes pleines d’orgueil, et savourait méchamment le plaisir d’énumérer les pièges qu’il avait tendus et les humiliations qu’il avait imposées au pape, que faisait Pie VII? Il pensait, lui aussi, à son ancien adversaire, mais dans un bien autre esprit. Rentré en possession de ses états, Pie VII était demeuré fidèle à l’affection jadis éprouvée pour Napoléon ; il gardait encore toutes ses illusions sur les dispositions héroïques et, suivant lui, sincèrement chrétiennes du grand homme avec lequel il avait signé le concordat. Voici la lettre touchante et trop peu connue que l’ancien captif de Savone écrivait en 1817 au sujet du malheureux prisonnier de Sainte-Hélène :


... « La famille de Napoléon nous a fait connaître par le cardinal Fesch que le rocher de Sainte-Hélène est mortel, et que le pauvre exilé se voit dépérir à chaque minute. Nous avons appris cette nouvelle avec une peine infinie, et vous la partagerez sans aucun doute, car nous devons nous souvenir tous les deux qu’après Dieu c’est à lui principalement qu’est dû le rétablissement de la religion dans ce grand royaume de France. La pieuse et courageuse initiative de 1801 nous a fait oublier et pardonner depuis longtemps les torts subséquens. Savone et Fontainebleau ne sont que des erreurs de l’esprit ou des égaremens de l’ambition humaine. Le concordat fut un acte chrétiennement et héroïquement sauveur. La mère et la famille de Napoléon font appel à notre miséricorde et générosité; nous pensons qu’il est juste d’y répondre. Nous sommes certain d’entrer dans vos intentions en vous chargeant d’écrire de notre part aux souverains alliés et notamment au prince régent. C’est votre cher et bon ami, et nous entendons que vous lui demandiez d’adoucir les souffrances d’un pareil exil. Ce serait pour notre cœur une joie sans pareille que d’avoir contribué à diminuer les tortures de Napoléon. Il ne peut plus être un danger pour quelqu’un, nous désirerions qu’il ne fût un remords pour personne[62]. »


Il nous semble que les paroles de Napoléon que nous venons de citer et la lettre de Pie VII marquent d’un trait vif et saisissant le caractère de chacun d’eux. Du représentant de la puissance civile ou du chef de l’autorité spirituelle, auquel en définitive est demeuré l’avantage? Nos lecteurs sont maintenant ou jamais en état d’en décider, car nous n’avons plus d’autres pièces à leur fournir, et ces documens sont les derniers que nous ayons réussi à nous procurer pour expliquer la véritable nature des rapports qui ont existé entre les deux personnages historiques qui font le principal intérêt de notre récit.


D’HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 1er août.
  2. Lettre de l’empereur au prince Eugène, commandant de la grande armée, à Posen, Paris, 29 janvier 1813. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XXIV, p. 467.
  3. Œuvres complètes du cardinal Pacca, t. Ier, p. 318.
  4. M. Thiers, le Consulat et l’Empire, t. XV, p. 305.
  5. Œuvres complètes du cardinal Pacca, t. Ier, p. 266.
  6. « Ma ci siamo in fine sporcificati (sporcati)... Quei cardinal!... mi strascinarono al tavolino e mi fecero sottoscrivere. » Œuvres complètes du cardinal Pacca, t. Ier, p. 266.
  7. Œuvres complètes du cardinal Pacca, t. Ier, p. 267.
  8. Ibid.
  9. « Le dirai-je enfin? le caractère de mes collègues me ferait craindre avec raison que je ne pusse dire de quelques-uns d’entre eux : Novi pastores in pace leones, in prœlio cervos. » — Œuvres complètes du cardinal Pacca, t. Ier, p. 322.
  10. Œuvres complètes du cardinal Pacca, t. Ier, p. 323.
  11. Œuvres complètes du cardinal Pacca, t. Ier, p. 323, 324.
  12. Œuvres complètes du cardinal Pacca, t. Ier, p. 320.
  13. Œuvres complètes du cardinal Pacca, t. Ier, p. 327.
  14. Ibid.
  15. L’évêque de Nantes à son excellence M. le ministre des cultes, 24 février 1813.
  16. Le cardinal Fesch, par l’abbé Lyonnet, t. II, p. 383.
  17. Ibid., t. Ier p. 417.
  18. Mandement de son éminence le cardinal Fesch après les batailles de Polotsk, de Smolensk et de la Moscowa.
  19. Le cardinal Fesch, par l’abbé Lyonnet, présentement archevêque d’Albi, t. II, 455.
  20. Le ministre des cultes à sa majesté l’empereur Napoléon, 9 mars 1813.
  21. L’empereur au comte Bigot de Préameneu, ministre des cultes, 13 mars 1813.
  22. Le ministre des cultes à l’empereur, 14 mars 1813.
  23. Lettre du pape Pie VII à l’empereur Napoléon, Fontainebleau, 24 mars 1813.
  24. Œuvres complètes du cardinal Pacca, t. Ier, p. 335.
  25. L’empereur au ministre des cultes, 25 mars 1813. (Cette lettre n’est pas insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier .)
  26. L’empereur au ministre des cultes, 25 mars 1813. (Cette lettre n’est pas insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier.)
  27. Lettre de l’empereur au ministre des culte, 25 mars 1813; non insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier.
  28. Conférence du cardinal Maury avec le pape, rapportée par M. Bigot de Préameneu à l’empereur, 1er avril 1813.
  29. Lettre de l’empereur à M. le comte Bigot de Préameneu, ministre des cultes, 2 avril 1813. (Cette lettre n’est pas insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier.)
  30. Œuvres complètes du cardinal Pacca, t. Ier, p. 335, 336.
  31. Le comte Daru à M. Bigot de Préameneu.
  32. Coup d’œil sur l’histoire ecclésiastique, par le chanoine de Smet, p. 318, 319.
  33. Lettre de l’empereur à M. le comte Bigot de Préameneu, Dresde, 14 août 1813. (Cette lettre n’est pas insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier.)
  34. « Aliquando tandem passus est porsecutor me Belnam reduci, sed ut novas mihi insidias strueret. » — Relation latine adressée au saint-père par M. de Broglie, évêque de Gand, et insérée dans le recueil de ses mandemens imprimé à Gand, p. 190.
  35. Notice historique sur M. de Broglie, p. 26, Gand 1843.
  36. Voyez pour plus de détails le Récit de la persécution endurée par les séminaristes de Gand, par M. Vander-More, Gand 1863.
  37. « On ne put empêcher ce coup d’autorité, le plus bizarre, le plus cruel auquel un prince se soit livré depuis que l’Europe est civilisée. » (M. de Pradt.)
  38. Mémoires historiques sur les affaires ecclésiastiques de France (M. Jauffret), t. II, p. 527.
  39. L’empereur au comte Bigot de Préameneu, Dresde, 17 juillet 1813. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XXV, p. 489.
  40. L’empereur à M. le comte Bigot de Préameneu, Saint-Cloud, 20 novembre 1813. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XXVI, p. 450.
  41. M. le commandant de gendarmerie Lagorse à M. Bigot, ministre des cultes, 5 mars 1813.
  42. « A nos vénérables et très chers frères en Jésus-Christ, les cardinaux de la sainte église romaine qui demeurent à Fontainebleau. » — Allocution pontificale citée dans les Œuvres complètes du cardinal Pacca, t. Ier, p. 337.
  43. Lettre de sa sainteté le pape Pie VII à l’impératrice Marie-Louise, citée par le cardinal Pacca, Œuvres complètes, t. Ier p. 415.
  44. Lettre de sa sainteté le pape Pie VII à sa majesté l’empereur d’Autriche. Fontainebleau, 24 juillet 1813. (Citée par le cardinal Pacca, Œuvres complètes, t. Ier, p. 415.)
  45. Œuvres complètes du cardinal Pacca, t. Ier, p. 357.
  46. M. Lagorse au ministre des cultes, 22 décembre 1813.
  47. Note remise au duc de Bassano, le 3 janvier 1814, par M. de Beaumont, archevêque de Bourges.
  48. Nous avons sous les yeux la minute de ce document, qui est longtemps resté entre les mains de M. de Beaumont. Ce qui explique l’erreur du cardinal Pacca, c’est que le pape ne voulut même pas prendre connaissance du projet de traité qui lui était présenté par l’archevêque de Bourges.
  49. Projet de lettre au saint-père, remis le 18 janvier à M. l’évêque de Plaisance, nommé à l’archevêché de Bourges, par M. le duc de Bassano, et contre-signé de la main de ce ministre d’état.
  50. Lettre de M. de Beaumont au ministre des cultes, 23 janvier 1814.
  51. Relation écrite par M. de Beaumont, évêque de Plaisance, nommé à l’archevêché de Bourges, 2 mai 1814. — Cette relation de M. de Beaumont a été écrite, comme on le voit par la date, sous la restauration, pour démentir un récit moins véridique qui avait alors paru dans la Gazette de France. Les faits rapportés par ce prélat n’ont jamais été l’objet d’une contradiction; ils sont d’ailleurs confirmés par les dépêches qu’il avait adressées dans le moment même à M. Bigot de Préameneu, et qui ont passé sous nos yeux. M. de Beaumont est mort à Paris en 1835 à l’âge de plus de quatre-vingt-cinq ans.
  52. Voici le texte de la lettre adressée aux cardinaux. « Monsieur le cardinal, j’ai l’honneur de vous prévenir que son excellence le ministre de la police générale est chargé de vous notifier des ordres dont l’exécution ne peut être différée. Je ne pourrais donc recevoir aucune réclamation, et dès lors il est inutile de demander un délai pour réclamer auprès de moi. Vous donnerez par votre soumission une nouvelle preuve de votre respect pour les ordres de votre souverain. Agréez, etc. Le ministre des cultes, Bigot de Préameneu. » 31 janvier 1814.
  53. Allocution du pape Pie VII aux cardinaux réunis au palais de Fontainebleau, citée par le cardinal Pacca, Œuvres complètes, t. Ier, p. 363.
  54. « Faites ôter de Fontainebleau tout ce qui est meuble précieux et surtout ce qui pourrait servir de trophée. » L’empereur au roi Joseph, Troyes, 6 février 1814. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XXVII, p. 117.
  55. Manuscrit de 1814, par -M. le baron Fain, p. 411.
  56. Lettre de l’empereur au général Savary, duc de Rovigo, Chavignon, 10 mars. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XXVII, p. 300.
  57. M. de Gerlach, Histoire des Pays-Bas, t. Ier, p. 352.
  58. Vie du cardinal Fesch, par l’abbé Lyonnet, t. II, p. 250.
  59. Ibid., t. Ier, p. 688.
  60. Ibid., t. il, p. 689 et 690.
  61. Mémoires de Napoléon, édition de 1830, t. IV, p. 229.
  62. Lettre du pape au cardinal Consalvi, Castel-Gandolfo, octobre 1817.